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RTL/TVI : une télévision de proximité qui déménage

Numéro 01/2 Janvier-Février 2006 par Théo Hachez

janvier 2006

C’est déci­dé depuis l’au­tomne : la socié­té édi­trice des trois chaines de télé­vi­sion pri­vées (R.T.L./T.V.I., Club R.T.L. et Plug T.V.) quit­te­ra bien­tôt Bruxelles pour Luxem­bourg. De leur salon, les télé­spec­ta­teurs qui l’au­ront peut-être appris inci­dem­ment n’y ver­ront sans doute d’a­bord que du feu sur leur écran : la socié­té dis­pose éga­le­ment d’une licence luxem­bour­geoise lui per­met­tant d’as­su­rer […]

C’est déci­dé depuis l’au­tomne : la socié­té édi­trice des trois chaines de télé­vi­sion pri­vées (R.T.L./T.V.I., Club R.T.L. et Plug T.V.) quit­te­ra bien­tôt Bruxelles pour Luxem­bourg. De leur salon, les télé­spec­ta­teurs qui l’au­ront peut-être appris inci­dem­ment n’y ver­ront sans doute d’a­bord que du feu sur leur écran : la socié­té dis­pose éga­le­ment d’une licence luxem­bour­geoise lui per­met­tant d’as­su­rer la conti­nui­té de ses bien­faits. Les quelque cinq-cents per­sonnes aux­quelles elle four­nit du tra­vail ne semblent redou­ter aucun désa­gré­ment de ce démé­na­ge­ment appa­rem­ment tout admi­nis­tra­tif. On leur a peut-être même fait miroi­ter la pos­si­bi­li­té de payer un jour moins d’impôts.

Sur les moti­va­tions pro­fondes de cette délo­ca­li­sa­tion, il n’y a semble-t-il aucun mys­tère. « Le jour où nous ne génè­re­rons plus de béné­fices, nous par­ti­rons », avait pré­ve­nu l’ad­mi­nis­tra­teur-délé­gué de la socié­té en mars 2003. Il reste que R.T.L./T.V.I. s’est avé­rée, jus­qu’au­jourd’­hui, une affaire très lar­ge­ment pro­fi­table et qu’il faut donc cher­cher ailleurs les rai­sons de cet exode vir­tuel. On ira donc voir du côté des « contraintes » dont l’au­to­ri­sa­tion d’é­mettre depuis chez nous est assor­tie : une contre­par­tie finan­cière sous forme d’aide à la presse quo­ti­dienne, l’o­bli­ga­tion d’un mini­mum de pro­duc­tions propres et les quelques règles dont le Conseil Supé­rieur de l’Au­dio­vi­suel est garant (déon­to­lo­gie et plu­ra­lisme de l’in­for­ma­tion, signa­lé­tique, etc.). Au petit bonus fis­cal luxem­bour­geois sans doute faut-il ajou­ter encore que le contexte règle­men­taire euro­péen est des­ti­né à évo­luer dans le sens d’une plus grande liber­té… des chaines.

« R.T.L., c’est vous » ?

Ain­si s’a­git-il, tout sim­ple­ment, de se sous­traire aux règles démo­cra­tiques locales pour gagner (encore) plus d’argent avec une entre­prise de télé­vi­sion clas­sique. Un métier dif­fi­cile puisque la réus­site s’ob­tient là par la satis­fac­tion en cas­cade de deux clien­tèles : celle des annon­ceurs publi­ci­taires à qui l’on doit vendre l’as­sis­tance de télé­spec­ta­teurs plus ou moins eupho­riques. La fidé­li­té de ces der­niers dépend évi­dem­ment de l’im­plan­ta­tion de la chaine dans leur pay­sage ima­gi­naire, sachant que la concur­rence étran­gère fran­çaise dis­pose de moyens plus impor­tants de séduc­tion ou, plus sou­vent encore, de raco­lage. C’est ain­si qu’il fau­dra faire du belge dans l’in­for­ma­tion, de la famille royale, du fait divers local. L’i­den­ti­fi­ca­tion du public à sa chaine est un fac­teur de réus­site durable : miroir d’une com­mu­nau­té, la chaine est aus­si une fenêtre sur le monde vu d’i­ci. À l’in­verse, l’ab­sence de médias dédiés à un péri­mètre géo­gra­phique ou cultu­rel est un fac­teur de dis­per­sion politique.

En 1987, la créa­tion de R.T.L./T.V.I., socié­té de droit belge, repré­sen­tait la contre­par­tie ins­ti­tu­tion­nelle de l’im­plan­ta­tion durable d’une chaine qui s’é­tait déjà impo­sée au public fran­co­phone par le câble. En s’ac­quit­tant des condi­tions et obli­ga­tions qui lui étaient faites, l’en­tre­prise luxem­bour­geoise se voyait alors ouvrir l’ac­cès légal à un mar­ché publi­ci­taire encore inex­ploi­té et la recon­nais­sance offi­cielle d’une pré­sence désor­mais label­li­sée. Aux édi­teurs de presse quo­ti­dienne effrayés par l’ir­rup­tion d’une concur­rence drai­nant l’argent des annon­ceurs, les poli­tiques offrirent un tiers des actions de la nou­velle société.

Aujourd’­hui, vingt ans après, le « deal » n’est plus jugé inté­res­sant par les action­naires majo­ri­taires de la socié­té (R.T.L. Group). Et le pari des ges­tion­naires actuels de R.T.L./T.V.I. est de mini­mi­ser le cout sym­bo­lique de ce démé­na­ge­ment à la cloche de bois, tant il va de soi qu’il peut per­tur­ber l’i­den­ti­fi­ca­tion d’une télé­vi­sion popu­laire par son public. C’est ain­si que l’on entend son patron depuis 2002, Phi­lippe Delu­sinne, dis­ser­ter de la « dimen­sion citoyenne » d’une « télé­vi­sion de proxi­mi­té ». Autant de for­mules qui tra­hissent sa double appar­te­nance pro­fes­sion­nelle à l’u­ni­vers de la publi­ci­té (il fut direc­teur de l’a­gence Mac Can Eric­son) et au monde poli­tique (il était encore, en mai 2004, en tant que proche du pré­sident Di Rupo, membre sup­pléant du conseil d’ad­mi­nis­tra­tion de la R.T.B.F., éti­que­té socialiste).

Le juste prix

Vou­loir le beurre belge (l’os­mose avec son public) et l’argent du Luxem­bourg (plus d’argent, donc), telle est l’é­qua­tion rete­nue par R.T.L./T.V.I.. Pour natu­relle, elle n’en est pas moins pro­blé­ma­tique, du moment qu’elle est affi­chée comme telle. Plus éton­nant : ceux qui pour­raient faire obs­tacle à ce mar­ché de dupe s’en abs­tiennent jus­qu’au­jourd’­hui. C’est ce que l’on pour­rait, en effet, attendre tant du monde poli­tique que de celui des médias d’in­for­ma­tion : qu’ils se montrent sen­sibles aux inté­rêts éco­no­miques et démo­cra­tiques d’une com­mu­nau­té que l’on roule dans la farine. Bref, qu’ils méritent la confiance rela­tive qu’on leur fait.

Or la presse écrite quo­ti­dienne, qui dans le chef de son prin­ci­pal repré­sen­tant se pré­tend prompt à « se lever » pour s’in­di­gner de tout y com­pris des nou­velles ima­gi­naires dont il nous intoxique, se montre très réti­cente à déco­der et encore plus à dénon­cer cette délo­ca­li­sa­tion qui abou­tit à sous­traire une entre­prise aux règles démo­cra­tiques de la com­mu­nau­té qu’elle exploite. Cette défaillance au devoir de dire tient tout entière dans un para­doxe : le pou­voir de faire obs­tacle. En effet, dis­po­sant d’une mino­ri­té de blo­cage dans R.T.L./T.V.I., les édi­teurs de presse quo­ti­dienne sont en mesure d’empêcher une opé­ra­tion qui pour­rait s’a­vé­rer juteuse… pour eux. On n’é­gor­ge­ra donc pas la vache à lait avant de l’a­voir ven­due, et la pre­mière page sera refu­sée à une nou­velle relé­guée sans com­men­taire per­ti­nent dans le ventre du journal.

Qu’on le veuille ou non, la poli­tique est aujourd’­hui d’a­bord un spec­tacle télé­vi­sé. Cela place la chaine la plus regar­dée dans une posi­tion pour le moins favo­rable vis-à-vis des élus et de leurs états-majors, dont elle sol­li­cite impli­ci­te­ment une bien­veillance argu­men­tée. Jugeant peu néces­saire de faire valoir son évident pou­voir de nuire, R.T.L./T.V.I. a pré­fé­ré réga­ler la com­pa­gnie d’une tour­née géné­rale. Sous le titre évo­ca­teur du « Grand défi », la chaine a enta­mé une série de quatre émis­sions consa­crées aux pré­si­dents des for­ma­tions démo­cra­tiques. Pro­gram­mée à une heure de grande audience, le 20 jan­vier, la pre­mière d’entre elles a tour­né au pané­gy­rique. Aurait-il été plus rigou­reux, le tra­vail des jour­na­listes aurait été sub­mer­gé par la mise en scène. Et l’ob­sé­quio­si­té a été pous­sée jus­qu’à invi­ter, au J.T. du len­de­main, un « spé­cia­liste en com­mu­ni­ca­tion » cen­sé faire l’a­na­lyse de l’é­mis­sion de la veille : ce n’é­tait rien de moins qu’un autre publi­ci­taire ancien conseiller de l’in­té­res­sé et membre de son parti.

Per­sonne ne semble donc déci­dé, ou en mesure, de faire payer à R.T.L./T.V.I. le juste prix de son démé­na­ge­ment. Le cal­cul est bon, jus­qu’à pré­sent. En regard des grands enjeux de la mon­dia­li­sa­tion, on peut juger déri­soire celui d’une manœuvre bou­ti­quière, qui touche néan­moins à la régu­la­tion d’un rouage essen­tiel pour la démo­cra­tie. Il reste que cela se passe chez nous. Et qu’a­vec un peu de recul, si l’on n’a­vance l’ex­cuse du manque de clair­voyance, les col­lu­sions voire la tra­hi­son des élites qu’on aper­çoit ici laissent un gout de cendre. Que notre dos­sier de sep­tembre 2004, consa­cré aux médias en Com­mu­nau­té fran­çaise, l’ait lais­sé pré­sa­ger ne nous en conso­le­ra pas.

Théo Hachez


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