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Roger Aubert (1914 – 2009)
Il avait fêté ses nonante-cinq ans cette année. Et, peu avant son décès, en hommage à celui qui fut pour eux un maître à penser, ses collègues historiens, amis et disciples, venaient de publier un volumineux recueil consacré à la papauté aux XIXe et XXe siècles. Le sujet était au centre des intérêts intellectuels de Roger Aubert, esprit […]
Il avait fêté ses nonante-cinq ans cette année. Et, peu avant son décès, en hommage à celui qui fut pour eux un maître à penser, ses collègues historiens, amis et disciples, venaient de publier un volumineux recueil consacré à la papauté aux XIXe et XXe siècles. Le sujet était au centre des intérêts intellectuels de Roger Aubert, esprit plus qu’attentif aux relations entre l’histoire religieuse et l’histoire sociopolitique contemporaine. Dès 1952, il avait lui-même publié, dans une veine de recherches qu’il n’abandonna jamais, une importante étude sur Le pontificat de Pie IX. Au travers de son expression toujours mesurée, mais sans fard, la rigueur de ses analyses stimulantes avait contribué à sortir l’historiographie religieuse du souci apologétique qui l’accablait jusqu’alors. À cette époque à Rome, le Saint-Office n’avait pas pris de sanction, mais n’avait pas caché une forte mauvaise humeur à l’égard de ce prêtre et jeune professeur de l’université catholique de Louvain (où il venait d’être nommé) qui avait l’audace de formuler une évaluation négative du pape dans sa gestion de la « question romaine » et la publication du Syllabus contre les libertés modernes. Certains pensent que c’est la raison pour laquelle il ne figura pas parmi les experts qui assistèrent les évêques belges durant le concile Vatican II.
L’épisode ne constitua pas un barrage pour la carrière universitaire de Roger Aubert qui s’acheva normalement en 1984. La qualité de ses travaux historiques, unanimement reconnue, lui conféra rapidement une reconnaissance internationale. C’est ainsi que, à côté de sa charge d’enseignement d’histoire contemporaine et d’histoire de l’Église, il assura la direction de deux importants organes d’expression scientifique : à partir de 1952, celle de la Revue d’histoire ecclésiastique (publiée à Louvain) et, à partir de 1955, celle du Dictionnaire d’histoire et de géographie ecclésiastiques (publié à Paris). Ses propres ouvrages et articles furent très nombreux (plus de six cents) et toujours reçus avec intérêt et curiosité pour la largeur pénétrante de ses vues. Parmi ceux-ci, il faut évidemment mentionner sa contribution dans la monumentale Nouvelle histoire de l’Église (cinq volumes entre 1963 et 1975) dont il assura la direction avec L.-J. Rogier et M. D. Knowles, Vatican I (1964) et 150 ans de vie des Eglises (1980).
Mais Roger Aubert fut également un grand ami et collaborateur de La Revue nouvelle. Dès la fin des années quarante, proche de l’équipe des fondateurs de notre mensuel, il participa aux réunions de son comité de direction. Il y fut invité par son ami Jean Jadot qui voulait le voir reprendre le flambeau de la chronique « L’Église dans le monde ». Depuis 1948, il avait publié plusieurs articles dans la revue, mais repoussait toutefois l’invitation à figurer explicitement dans son comité. Dans un entretien avec J.-L. Jadoulle, il suggère lui-même que c’était sans doute une réserve qu’il gardait en raison de sa charge d’enseignement au séminaire de Malines et de la désapprobation que le cardinal Van Roey avait exprimée au sujet de la position favorable que le comité de direction de la revue avait adoptée juste après la guerre à l’égard de l’UDB (Union démocratique belge). Homme à l’esprit libre, Roger Aubert était cependant souple et consentait à se plier aux circonstances.
En 1953, Jean Delfosse, alors rédacteur en chef de la revue aux côtés d’André Molitor son directeur, emporte néanmoins son adhésion. Il entre donc dans le comité de rédaction où il restera jusqu’en 1979. Lorsqu’il décide de s’en retirer, il fait part à certains de ce qu’à son avis la place occupée par les jeunes générations doit y être respectée et que, en même temps, dit-il, le type de préoccupation pour la chose religieuse parmi eux s’est transformé sans qu’il soit sûr d’encore s’y retrouver pleinement. Mais durant les vingt-cinq années de sa participation, ses contributions n’avaient pas manqué d’une verve prospective qui témoigne de ce qu’il croyait profondément à l’indispensable travail de mise à jour de la réflexion dans le monde chrétien, catholique et au-delà. C’était là une préoccupation centrale des fondateurs de la revue, comme le révèle la composition des sommaires de l’époque : près de 20% des articles publiés entre 1945 et 1965 portent sur des matières religieuses. Roger Aubert lui-même était sensible comme peu le furent au défi que représentait pour le christianisme l’inadaptation de ses formes historiques. Ce souci transparaît fort bien dans l’article de réflexion rétrospective qu’il publia en décembre 1969 à l’occasion de son vingt-cinquième anniversaire et intitulé « La Revue nouvelle et l’aggiornamento dans l’Église ». Bien avant cela, il avait déjà livré quatre longs articles sur « La théologie catholique au milieu du XXe siècle » qui, lorsqu’ils furent rassemblés pour une réédition remaniée, lui valurent quelques difficultés à Rome. Son attachement à la revue et sa conviction que la réflexion qu’elle développait devait absolument être poursuivie se manifestèrent enfin dans le soutien matériel important qu’il lui apporta au moment de la petite tourmente financière qu’elle connut tout à la fin des années soixante, lorsque la maison Casterman décida qu’elle n’assumerait plus l’édition et la diffusion de la publication.
Depuis cette époque, bien des évolutions se sont produites dans le climat intellectuel de notre société qui ont transformé les principaux centres de préoccupation au sein de notre comité de rédaction. Nombre de nos collaborateurs n’entretiennent pas de liens explicites avec la tradition chrétienne et, lorsqu’ils en entretiennent un, la chose religieuse n’est plus envisagée en fonction des bénéfices qui pourraient en découler pour l’institution ecclésiastique. Elle n’est pas délaissée et les racines de la revue continuent d’y nourrir la sensibilité culturelle de plus d’un, mais ce sont plutôt les interactions entre les domaines de la vie collective et des convictions spirituelles et/ou religieuses qui déterminent la place qui lui est dévolue.
Les préoccupations prioritaires ont donc changé au sein de notre publication. Mais le rôle que Roger Aubert y a tenu n’a pas été sans importance dans cette évolution. Cet historien infatigable était certes un homme prudent qui voulait porter un jugement nuancé sur le mouvement des idées et des conduites. Il voulait éviter tout exclusivisme et repoussait la rapidité des pensées d’avant-garde qui souvent débouche dans une rhétorique pseudo-explicative plutôt que dans une réelle connaissance pour l’action. C’était donc un initiateur intellectuel serein qui ne se laissait enfermer dans aucune certitude idéologique ou institutionnelle. On peut penser que la perception acérée que cet esprit libre avait de la permanence des intrications entre les cadres de la vie sociale et ceux des croyances collectives a préparé les esprits de plus d’un parmi nous à comprendre les transformations culturelles en cours et à en assumer les exigences. C’est peut-être grâce à l’influence de personnalités comme la sienne que le comité de rédaction de La Revue nouvelle est parvenu à assurer son renouvellement générationnel et, tout au long de presque soixante-cinq ans d’existence, à garder au mieux l’inspiration d’ouverture intellectuelle des origines. Merci Roger Aubert.