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Roger Aubert (1914 – 2009)

Numéro 10 Octobre 2009 par Albert Bastenier

octobre 2009

Il avait fêté ses nonante-cinq ans cette année. Et, peu avant son décès, en hom­mage à celui qui fut pour eux un maître à pen­ser, ses col­lègues his­to­riens, amis et dis­ciples, venaient de publier un volu­mi­neux recueil consa­cré à la papau­té aux XIXe et XXe siècles. Le sujet était au centre des inté­rêts intel­lec­tuels de Roger Aubert, esprit […]

Il avait fêté ses nonante-cinq ans cette année. Et, peu avant son décès, en hom­mage à celui qui fut pour eux un maître à pen­ser, ses col­lègues his­to­riens, amis et dis­ciples, venaient de publier un volu­mi­neux recueil consa­cré à la papau­té aux XIXe et XXe siècles. Le sujet était au centre des inté­rêts intel­lec­tuels de Roger Aubert, esprit plus qu’at­ten­tif aux rela­tions entre l’his­toire reli­gieuse et l’his­toire socio­po­li­tique contem­po­raine. Dès 1952, il avait lui-même publié, dans une veine de recherches qu’il n’a­ban­don­na jamais, une impor­tante étude sur Le pon­ti­fi­cat de Pie IX. Au tra­vers de son expres­sion tou­jours mesu­rée, mais sans fard, la rigueur de ses ana­lyses sti­mu­lantes avait contri­bué à sor­tir l’his­to­rio­gra­phie reli­gieuse du sou­ci apo­lo­gé­tique qui l’ac­ca­blait jus­qu’a­lors. À cette époque à Rome, le Saint-Office n’a­vait pas pris de sanc­tion, mais n’a­vait pas caché une forte mau­vaise humeur à l’é­gard de ce prêtre et jeune pro­fes­seur de l’u­ni­ver­si­té catho­lique de Lou­vain (où il venait d’être nom­mé) qui avait l’au­dace de for­mu­ler une éva­lua­tion néga­tive du pape dans sa ges­tion de la « ques­tion romaine » et la publi­ca­tion du Syl­la­bus contre les liber­tés modernes. Cer­tains pensent que c’est la rai­son pour laquelle il ne figu­ra pas par­mi les experts qui assis­tèrent les évêques belges durant le concile Vati­can II.

L’é­pi­sode ne consti­tua pas un bar­rage pour la car­rière uni­ver­si­taire de Roger Aubert qui s’a­che­va nor­ma­le­ment en 1984. La qua­li­té de ses tra­vaux his­to­riques, una­ni­me­ment recon­nue, lui confé­ra rapi­de­ment une recon­nais­sance inter­na­tio­nale. C’est ain­si que, à côté de sa charge d’en­sei­gne­ment d’his­toire contem­po­raine et d’his­toire de l’É­glise, il assu­ra la direc­tion de deux impor­tants organes d’ex­pres­sion scien­ti­fique : à par­tir de 1952, celle de la Revue d’his­toire ecclé­sias­tique (publiée à Lou­vain) et, à par­tir de 1955, celle du Dic­tion­naire d’his­toire et de géo­gra­phie ecclé­sias­tiques (publié à Paris). Ses propres ouvrages et articles furent très nom­breux (plus de six cents) et tou­jours reçus avec inté­rêt et curio­si­té pour la lar­geur péné­trante de ses vues. Par­mi ceux-ci, il faut évi­dem­ment men­tion­ner sa contri­bu­tion dans la monu­men­tale Nou­velle his­toire de l’É­glise (cinq volumes entre 1963 et 1975) dont il assu­ra la direc­tion avec L.-J. Rogier et M. D. Knowles, Vati­can I (1964) et 150 ans de vie des Eglises (1980).

Mais Roger Aubert fut éga­le­ment un grand ami et col­la­bo­ra­teur de La Revue nou­velle. Dès la fin des années qua­rante, proche de l’é­quipe des fon­da­teurs de notre men­suel, il par­ti­ci­pa aux réunions de son comi­té de direc­tion. Il y fut invi­té par son ami Jean Jadot qui vou­lait le voir reprendre le flam­beau de la chro­nique « L’É­glise dans le monde ». Depuis 1948, il avait publié plu­sieurs articles dans la revue, mais repous­sait tou­te­fois l’in­vi­ta­tion à figu­rer expli­ci­te­ment dans son comi­té. Dans un entre­tien avec J.-L. Jadoulle, il sug­gère lui-même que c’é­tait sans doute une réserve qu’il gar­dait en rai­son de sa charge d’en­sei­gne­ment au sémi­naire de Malines et de la désap­pro­ba­tion que le car­di­nal Van Roey avait expri­mée au sujet de la posi­tion favo­rable que le comi­té de direc­tion de la revue avait adop­tée juste après la guerre à l’é­gard de l’UDB (Union démo­cra­tique belge). Homme à l’es­prit libre, Roger Aubert était cepen­dant souple et consen­tait à se plier aux circonstances.

En 1953, Jean Del­fosse, alors rédac­teur en chef de la revue aux côtés d’An­dré Moli­tor son direc­teur, emporte néan­moins son adhé­sion. Il entre donc dans le comi­té de rédac­tion où il res­te­ra jus­qu’en 1979. Lors­qu’il décide de s’en reti­rer, il fait part à cer­tains de ce qu’à son avis la place occu­pée par les jeunes géné­ra­tions doit y être res­pec­tée et que, en même temps, dit-il, le type de pré­oc­cu­pa­tion pour la chose reli­gieuse par­mi eux s’est trans­for­mé sans qu’il soit sûr d’en­core s’y retrou­ver plei­ne­ment. Mais durant les vingt-cinq années de sa par­ti­ci­pa­tion, ses contri­bu­tions n’a­vaient pas man­qué d’une verve pros­pec­tive qui témoigne de ce qu’il croyait pro­fon­dé­ment à l’in­dis­pen­sable tra­vail de mise à jour de la réflexion dans le monde chré­tien, catho­lique et au-delà. C’é­tait là une pré­oc­cu­pa­tion cen­trale des fon­da­teurs de la revue, comme le révèle la com­po­si­tion des som­maires de l’é­poque : près de 20% des articles publiés entre 1945 et 1965 portent sur des matières reli­gieuses. Roger Aubert lui-même était sen­sible comme peu le furent au défi que repré­sen­tait pour le chris­tia­nisme l’i­na­dap­ta­tion de ses formes his­to­riques. Ce sou­ci trans­pa­raît fort bien dans l’ar­ticle de réflexion rétros­pec­tive qu’il publia en décembre 1969 à l’oc­ca­sion de son vingt-cin­quième anni­ver­saire et inti­tu­lé « La Revue nou­velle et l’ag­gior­na­men­to dans l’É­glise ». Bien avant cela, il avait déjà livré quatre longs articles sur « La théo­lo­gie catho­lique au milieu du XXe siècle » qui, lors­qu’ils furent ras­sem­blés pour une réédi­tion rema­niée, lui valurent quelques dif­fi­cul­tés à Rome. Son atta­che­ment à la revue et sa convic­tion que la réflexion qu’elle déve­lop­pait devait abso­lu­ment être pour­sui­vie se mani­fes­tèrent enfin dans le sou­tien maté­riel impor­tant qu’il lui appor­ta au moment de la petite tour­mente finan­cière qu’elle connut tout à la fin des années soixante, lorsque la mai­son Cas­ter­man déci­da qu’elle n’as­su­me­rait plus l’é­di­tion et la dif­fu­sion de la publication.

Depuis cette époque, bien des évo­lu­tions se sont pro­duites dans le cli­mat intel­lec­tuel de notre socié­té qui ont trans­for­mé les prin­ci­paux centres de pré­oc­cu­pa­tion au sein de notre comi­té de rédac­tion. Nombre de nos col­la­bo­ra­teurs n’en­tre­tiennent pas de liens expli­cites avec la tra­di­tion chré­tienne et, lors­qu’ils en entre­tiennent un, la chose reli­gieuse n’est plus envi­sa­gée en fonc­tion des béné­fices qui pour­raient en décou­ler pour l’ins­ti­tu­tion ecclé­sias­tique. Elle n’est pas délais­sée et les racines de la revue conti­nuent d’y nour­rir la sen­si­bi­li­té cultu­relle de plus d’un, mais ce sont plu­tôt les inter­ac­tions entre les domaines de la vie col­lec­tive et des convic­tions spi­ri­tuelles et/ou reli­gieuses qui déter­minent la place qui lui est dévolue.

Les pré­oc­cu­pa­tions prio­ri­taires ont donc chan­gé au sein de notre publi­ca­tion. Mais le rôle que Roger Aubert y a tenu n’a pas été sans impor­tance dans cette évo­lu­tion. Cet his­to­rien infa­ti­gable était certes un homme pru­dent qui vou­lait por­ter un juge­ment nuan­cé sur le mou­ve­ment des idées et des conduites. Il vou­lait évi­ter tout exclu­si­visme et repous­sait la rapi­di­té des pen­sées d’a­vant-garde qui sou­vent débouche dans une rhé­to­rique pseu­do-expli­ca­tive plu­tôt que dans une réelle connais­sance pour l’ac­tion. C’é­tait donc un ini­tia­teur intel­lec­tuel serein qui ne se lais­sait enfer­mer dans aucune cer­ti­tude idéo­lo­gique ou ins­ti­tu­tion­nelle. On peut pen­ser que la per­cep­tion acé­rée que cet esprit libre avait de la per­ma­nence des intri­ca­tions entre les cadres de la vie sociale et ceux des croyances col­lec­tives a pré­pa­ré les esprits de plus d’un par­mi nous à com­prendre les trans­for­ma­tions cultu­relles en cours et à en assu­mer les exi­gences. C’est peut-être grâce à l’in­fluence de per­son­na­li­tés comme la sienne que le comi­té de rédac­tion de La Revue nou­velle est par­ve­nu à assu­rer son renou­vel­le­ment géné­ra­tion­nel et, tout au long de presque soixante-cinq ans d’exis­tence, à gar­der au mieux l’ins­pi­ra­tion d’ou­ver­ture intel­lec­tuelle des ori­gines. Mer­ci Roger Aubert.

Albert Bastenier


Auteur

Sociologue. Professeur émérite de l'université catholique de Louvain. Membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle depuis 1967. S'y est exprimé régulièrement sur les questions religieuses, les migrations et l'enseignement.