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Robert Castel, lucidité et ténacité sociologiques

Numéro 07/8 Juillet-Août 2013 par Georges Liénard

juillet 2013

Décé­dé le 12 mars 2013, Robert Cas­tel reli­sait encore le 6 mars 2013 — bien qu’atteint par un can­cer — les épreuves de son der­nier entre­tien. Celui-ci était accor­dé au jour­nal L’Humanité. Il rap­pe­lait en quoi consiste la ques­tion sociale d’aujourd’hui : com­ment trans­for­mer le com­pro­mis social des années 1970 afin de stop­per la créa­tion du pré­ca­riat social, de construire une […]

Décé­dé le 12 mars 2013, Robert Cas­tel reli­sait encore le 6 mars 2013 — bien qu’atteint par un can­cer — les épreuves de son der­nier entre­tien1. Celui-ci était accor­dé au jour­nal L’Humanité. Il rap­pe­lait en quoi consiste la ques­tion sociale d’aujourd’hui : com­ment trans­for­mer le com­pro­mis social des années 1970 afin de stop­per la créa­tion du pré­ca­riat social, de construire une nou­velle sécu­ri­sa­tion de l’emploi et un main­tien ain­si qu’une exten­sion de la pro­prié­té sociale. « Le nou­veau régime du capi­ta­lisme se tra­duit par une grande mobi­li­té. Un tra­vailleur ne res­te­ra pas accro­ché à son emploi toute sa vie. Il pas­se­ra par des alter­nances de tra­vail et de non-tra­vail. Il faut une accep­ta­tion et une mai­trise de cette mobi­li­té. Sur­tout ces trans­for­ma­tions ne doivent pas s’accompagner de décla­ra­tion d’inemployabilité, ni conduire à jeter les gens ou à les mettre dans des situa­tions lamen­tables »… « La pro­prié­té sociale, cela signi­fie que le tra­vailleur est pro­prié­taire de droits. Il y a éga­le­ment des pro­prié­taires pri­vés. Un cer­tain nombre de droits sont irré­cu­sables comme la san­té, la retraite, etc. On pour­rait énon­cer six ou sept droits qui fondent un socle assu­rant au tra­vailleur des res­sources de base pour que le tra­vail conti­nue d’être pour­voyeur d’indépendance sociale et éco­no­mique2. » Se trouvent dans cet entre­tien deux constantes du tra­vail socio­lo­gique de R. Cas­tel : les rap­ports de pou­voir entre acteurs ain­si que leurs effets sociaux et la recherche des pos­sibles laté­raux étant don­né la dyna­mique des rap­ports sociaux.

La dureté du social et les possibles latéraux

Robert Cas­tel démontre à la fois, d’une part, com­bien les rap­ports sociaux notam­ment de domi­na­tion sont pré­gnants pour la pro­duc­tion des inéga­li­tés struc­tu­relles et situa­tion­nelles entre les groupes sociaux : « Le monde social n’est pas là pour nous plaire, qu’au com­men­ce­ment était la Contrainte et que la vie sociale est d’abord un jeu avec les contraintes3 ». D’autre part, tout en fai­sant sienne cette posi­tion théo­rique de P. Bour­dieu, R. Cas­tel par l’intermédiaire de sa socio­lo­gie généa­lo­gique est tou­jours à la recherche des pos­sibles laté­raux et notam­ment des rap­ports de pou­voir qui per­mettent de limi­ter — autant que pos­sible selon les moyens des acteurs sociaux — les rap­ports de domi­na­tion. D’où son ana­lyse socio­lo­gique des com­pro­mis : « Mais il faut aus­si com­prendre que le com­pro­mis n’est pas le consen­sus. Un com­pro­mis social, c’est extrê­me­ment conflic­tuel, c’est le résul­tat d’un rap­port de forces entre les par­te­naires sociaux, comme ce qu’on a appe­lé jus­te­ment le “com­pro­mis social” du capi­ta­lisme indus­triel qui s’est noué en Europe occi­den­tale après la Seconde Guerre mon­diale4. » Selon Cas­tel, dans la crise actuelle durable, les rela­tions entre les groupes sociaux, éco­no­miques et poli­tiques sont arri­vées à une bifur­ca­tion qui peut soit désta­bi­li­ser le cœur de la socié­té sala­riale basée sur la pro­prié­té sociale aux prises avec la mobi­li­té et l’internationalisation du capi­tal sous la pré­do­mi­nance du capi­tal finan­cier, soit par­ve­nir à trou­ver de nou­velles façons de domes­ti­quer les groupes qui dominent les marchés.

Propriété et citoyenneté sociales et citoyenneté politique

Par sa démarche généa­lo­gique en socio­lo­gie, R. Cas­tel fait une his­toire du pré­sent du sala­riat « en sui­vant la série des trans­for­ma­tions qui, aujourd’hui, abou­tissent à un cer­tain point d’équilibre, le pré­sent étant une arti­cu­la­tion d’effets d’héritage et d’effets d’innovation5 ». Cette ana­lyse le conduit au fil de ses tra­vaux6 à éla­bo­rer le concept cen­tral de pro­prié­té sociale comme condi­tion de la citoyen­ne­té sociale qui, elle-même, est le com­plé­ment néces­saire pour une citoyen­ne­té poli­tique com­plète. Sous le capi­ta­lisme indus­triel régu­lé comme résul­tat de longues luttes sociales et poli­tiques, à côté de la pré­do­mi­nance de la pro­prié­té pri­vée, la pro­prié­té sociale est une pro­prié­té col­lec­tive indi­vise des tra­vailleurs et de leurs ayants droit créant des droits indi­vi­duels de sécu­ri­sa­tion de la vie : chô­mage, mala­die, acci­dents du tra­vail, retraite, pré­avis, droit social du tra­vail, etc. Le tra­vail dans l’emploi sala­rié sécu­ri­sé de la période for­diste est l’équivalent socia­li­sé de la pro­prié­té pri­vée car le tra­vail donne « les bases de l’indépendance sociale et éco­no­mique des indi­vi­dus » sur la base de l’action col­lec­tive. La pro­prié­té sociale crée les condi­tions sociales de l’exercice plein et entier de la citoyen­ne­té poli­tique en en élar­gis­sant la por­tée car la démo­cra­tie sociale est por­teuse des actions pour la démo­cra­tie éco­no­mique et pour la jus­tice fis­cale. Mais pour Cas­tel, aujourd’hui, la pro­prié­té sociale doit se réfor­mer en agis­sant pour que celle-ci soit liée à la tra­jec­toire des indi­vi­dus tout au long de la vie et pas seule­ment aux périodes d’emploi.

Le précariat

Le pro­ces­sus de désta­bi­li­sa­tion de la pro­prié­té sociale entre­pris par les « poli­tiques libé­rales de réduc­tion du droit du tra­vail et de la pro­tec­tion sociale » conduit à créer le pré­ca­riat. Ce concept choi­si à la place de celui d’exclusion (dont il se méfiait) est là pour indi­quer que l’analyse doit por­ter sur le cœur du pro­ces­sus : les rap­ports sociaux qui ont per­mis le com­pro­mis conflic­tuel de la période for­diste attaquent le droit social, les pro­tec­tions sociales, d’une part, en rapa­triant sur les indi­vi­dus la « charge d’assumer les risques » et, d’autre part, « en met­tant tout le monde au tra­vail à condi­tion de ne pas être trop regar­dant sur les rétri­bu­tions atta­chées au tra­vail, à la fois en termes de salaires, de droits et de pro­tec­tions sociales »… ain­si se construit la « valeur tra­vail accom­mo­dée à l’idéologie libé­rale » afin de dési­gner les chô­meurs comme des assis­tés per­pé­tuels dotés de la culture de l’assistanat. Bref, l’analyse doit concer­ner les pro­ces­sus, les tra­jec­toires qui dotent les groupes concer­nés des carac­té­ris­tiques des tra­vailleurs pauvres, des chô­meurs de longue durée et des tra­vailleurs alter­nant sans cesse emploi peu ou pas pro­té­gé et chô­mage avec ou sans fin de droits.

Demande sociale, rigueur sociologique, référence sociopolitique

Son ori­gine sociale (fils d’un modeste employé des Ponts et Chaus­sées) et son par­cours sco­laire (CAP d’ajusteur méca­ni­cien, agré­ga­tion de phi­lo­so­phie et puis thèse sous la direc­tion de Ray­mond Aron) et pro­fes­sion­nel (assis­tant d’Éric Weil à Lille, période pen­dant laquelle il ren­contre P. Bour­dieu qui don­nait cours à Lille, mais qui n’était pas encore Bour­dieu ; membre du centre de Socio­lo­gie euro­péenne dont R. Aron était le direc­teur et P. Bour­dieu le secré­taire géné­ral ; ensei­gnant à Vin­cennes avec Jean-Claude Pas­se­ron ; direc­teur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales ; membre et direc­teur du Centre d’étude des mou­ve­ments sociaux) per­mettent de com­prendre sa posi­tion socio­lo­gique affi­chée qui arti­cule le res­pect de la demande sociale faite à la socio­lo­gie, la ri­gueur scien­ti­fique et la recon­nais­sance expli­cite de ses réfé­rences sociales et poli­tiques. Trois phrases résument R. Cas­tel. La pre­mière : « Poli­ti­que­ment, moi aus­si, je pense plus du côté des domi­nés que des domi­nants, et, dans le champ du tra­vail, davan­tage du côté des syn­di­cats de sala­riés que du Medef. Je crois que si on est hon­nête, il faut le dire : il n’y a pas de dis­cours abso­lu sur la socié­té. Mais la contre­par­tie, c’est une exi­gence de rigueur dans le tra­vail d’interprétation des don­nées, et il faut par­tir de diag­nos­tics aus­si pré­cis que pos­sible. » La seconde : « La socio­lo­gie, c’est dom­mage, ne peut pas repo­ser sur une concep­tion héroïque de l’histoire cen­trée sur les moments les plus chauds, les plus effer­ves­cents. Parce que l’histoire, c’est un pro­ces­sus. Le tra­vail d’un socio­logue qui prend l’histoire au sérieux, c’est d’essayer de recons­truire des pro­ces­sus, dans les­quels il y a des sauts qua­li­ta­tifs, de la nou­veau­té et de la liber­té qui passent, mais à tra­vers la per­ma­nence des rap­ports de domi­na­tion »… La troi­sième : « Ceci dit, je ne pense pas que le socio­logue ait à don­ner des leçons de poli­tique. La poli­tique est un métier dif­fi­cile, elle exige des choix, des arbi­trages, qui s’inscrivent dans une logique qui n’est pas celle de la recherche. »

Dans la crise actuelle, l’université, le monde social et poli­tique ont besoin que la socio­lo­gie s’inspire du tra­vail socio­lo­gique et de la leçon de vie que nous donne Robert Castel.

  1. Il s’agit d’énoncer ce que le tra­vail de R. Cas­tel m’a appris et non pas d’une syn­thèse de son œuvre.
  2. L’Humanité.fr (14 mars 2013), Robert Cas­tel : « Je pense que l’individu est un sujet social » dans Huma­ni­té quo­ti­dien, www.humanite.fr/tribunes.
  3. Cas­tel R. (2004), « Entre la contrainte sociale et le volon­ta­risme poli­tique », dans Bou­ve­resse J. et Roche D., La liber­té par la connais­sance. Pierre Bour­dieu (1930 – 2002), Odile Jacob, p. 308.
  4. Cas­tel R., entre­tien réa­li­sé par G. Chan­traine, C. Eff, S. Grelt et V. Patouillard (2007), « Le tra­vail au long cours » dans Vacarme, n° 40, 2007.
  5. Cas­tel R., entre­tien cité. Les pas­sages mis entre guille­mets sans réfé­rence expli­cite pro­viennent de l’entretien dans la revue Vacarme n° 40.
  6. Cas­tel R. (1995), Les méta­mor­phoses de la ques­tion sociale, Fayard ; Cas­tel R., Haroche C. (2001), Pro­prié­té pri­vée, pro­prié­té sociale, pro­prié­té de soi, Fayard.

Georges Liénard


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