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Révolutions ou révoltes ?

Numéro 4 Avril 2011 par Baudouin Dupret

avril 2011

Le Belge Bau­douin Dupret a tra­vaillé huit ans en Égypte et quatre ans en Syrie. Ses domaines de recherche et d’é­cri­ture ont trait à la théo­rie, la socio­lo­gie et l’an­thro­po­lo­gie du droit ain­si qu’à la socio­lo­gie des pra­tiques juri­diques, poli­tiques et média­tiques. Depuis quelques années, il publie éga­le­ment sur les pra­tiques des médias dans le monde arabe . Étant don­né son expé­rience trans­ver­sale, La Revue nou­velle s’est entre­te­nue avec lui afin de recueillir ses pre­mières ana­lyses concer­nant les révoltes qui secouent le sud et l’est de la Médi­ter­ra­née depuis le début 2011. L’en­tre­tien a eu lieu à la mi-février, et le texte a été clô­tu­ré le 14 mars 2011.

Pierre Coop­man : Dans l’introduction du livre La Syrie au pré­sent1, que vous avez coor­don­né avec d’autres cher­cheurs en 2007, on explique au lec­teur « que l’analyse du poli­tique a été lais­sée pour la fin, car il aurait été dom­mage qu’elle impose d’emblée l’ombre du pou­voir à une socié­té qui en est à la fois gor­gée et las­sée ». Cette phrase qui s’appliquait à la Syrie pour­rait-elle conve­nir pour décrire ce qui se passe de manière plus trans­ver­sale : les socié­tés arabes sont-elles gor­gées et las­sées par le pouvoir ?

Bau­douin Dupret : Cette cita­tion s’applique aux autres pays de la région, mais à deux niveaux, elle vaut aus­si bien pour les socié­tés dont il est ques­tion, que pour la recherche sur ces sociétés.

Je vou­drais d’abord com­men­cer par la recherche. De mon point de vue, mal­heu­reu­se­ment, elle est en situa­tion d’échec. Les cher­cheurs m’ont sem­blé bien plus sou­cieux de ren­trer dans la condam­na­tion des régimes, dans la prise de posi­tion affec­tive et émo­tion­nelle, plu­tôt que d’approfondir leur approche ana­ly­tique. La ques­tion n’est pas de savoir si on aime ou pas les dic­ta­teurs et le sys­tème qui les entoure. Je pense qu’il est dif­fi­cile de les aimer. Mais qu’est ce que ça apporte de pro­cla­mer : « À bas Mou­ba­rak, Ben Ali, Kadha­fi, Assad, etc. »? Entre­temps, les cher­cheurs ont de réelles dif­fi­cul­tés à com­prendre les évo­lu­tions des socié­tés arabes. Même si tout le monde est sur­pris par la vitesse des évè­ne­ments, ceux-ci peuvent néan­moins être décryp­tés, quand l’on veut bien se don­ner le temps de l’analyse. Il est par exemple absurde de ten­ter d’expliquer que la socié­té égyp­tienne se trou­ve­rait d’un côté, le régime de l’autre et l’armée au milieu. L’armée est un des piliers de l’État égyp­tien. Dire qu’elle serait une sorte d’intermédiaire n’a ni queue ni tête. En tant que pilier, cette ins­ti­tu­tion joue sa sur­vie poli­tique. Les cher­cheurs en sciences poli­tiques devraient pou­voir rap­pe­ler ce genre de don­nées fon­da­men­tales avant de pous­ser plus loin leurs analyses.

Ensuite, il y a évi­dem­ment les situa­tions vécues au sein des socié­tés arabes. Du fait des régimes auto­ri­taires en place depuis des décen­nies, elles ont subi une dépo­li­ti­sa­tion mas­sive qui se tra­duit par leur extrême dif­fi­cul­té à se struc­tu­rer. Ce que l’on a pu obser­ver sur la place Tah­rir, au Caire, est un mou­ve­ment de pro­tes­ta­tion qui n’est pas for­cé­ment capable de pro­duire des pro­po­si­tions poli­tiques et d’intervenir de manière cré­dible dans ce qui risque de deve­nir un face-à-face entre le Par­ti natio­nal démo­crate (PND), c’est-à-dire le regrou­pe­ment des nota­bi­li­tés égyp­tiennes, bien enten­du reloo­ké pour l’occasion, à l’image du FLN en Algé­rie, et les Frères musul­mans. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il faille dia­bo­li­ser les Frères musul­mans. Les pays occi­den­taux sont tom­bés dans ce piège durant des années. En Tuni­sie, Ben Ali a eu les cou­dées franches en exploi­tant la peur occi­den­tale de la mou­vance isla­mique. Mais au nom de quoi avait-on peur, alors que le par­ti tuni­sien An-Nah­da avait don­né tous les gages d’une cer­taine modé­ra­tion ? De nou­veau, que l’on aime ou pas les isla­mistes est un autre pro­blème. Mais il est hon­teux que l’on ait pu affir­mer que An-Nah­da consti­tuait une menace sécu­ri­taire à la fin des années quatre-vingt.

Le régime égyp­tien, depuis très long­temps, a joué la même par­ti­tion en bran­dis­sant la menace des Frères musul­mans. On sait que les Frères musul­mans ne sont pas tous des démo­crates sin­cères. Mais on sait aus­si qu’ils ont renon­cé depuis long­temps à l’utilisation de la lutte armée pour par­ve­nir aux affaires. Aujourd’hui, en Égypte, ils sont la seule force struc­tu­rée hor­mis le pou­voir. Il y aura pro­ba­ble­ment un face-à-face, avec des moments de col­lu­sion et d’opposition, entre les Frères musul­mans et cette forme reloo­kée de la struc­ture poli­tique actuelle. Je suis sûr que le pnd va être relif­té. Il sera, sous une autre forme, l’un des pro­ta­go­nistes prin­ci­paux du jeu poli­tique. C’est nor­mal car il struc­ture l’intégralité du pays. Et même si les pro­tes­ta­taires ont incen­dié des sièges du par­ti, dans le fond, tous les notables poli­tiques ont des rela­tions avec le pnd. La poli­tique égyp­tienne est depuis long­temps clien­té­liste et elle va le res­ter. Il est évident que celui qui a réus­si à struc­tu­rer au mieux ses clien­tèles sera celui qui empor­te­ra la vic­toire au moment des élec­tions, qu’elles soient libres ou tru­quées. Le mou­ve­ment de la place Tah­rir com­mence d’ailleurs à s’en rendre compte et demande, de ce fait, que les élec­tions ne soient pas pré­ci­pi­tées. Quant aux élec­tions pré­si­den­tielles, elles s’orientent vers un face-à-face entre Moha­med El-Bara­dei et Amr Mous­sa, avec un avan­tage évident pour ce der­nier qui est, sans que cela ne puisse être dit trop haut et fort, un héri­tier du régime, un ex-ministre des Affaires étran­gères deve­nu très et trop popu­laire du fait de ses posi­tions moins conci­liantes à l’égard d’Israël et deve­nu secré­taire géné­ral de la Ligue des États arabes sur pro­po­si­tion de Moubarak.

PC : Un ami syrien m’a dit récem­ment : « Si j’étais un citoyen de l’Égypte, avec des enfants à nour­rir, que je dois sur­vivre avec cent dol­lars par mois ou moins et que dans ma tête je sais très bien que celui qui sui­vra ne sera pas plus ver­tueux que celui qui s’en va, j’aurais pro­ba­ble­ment du mal à choi­sir mon camp»… Cet état d’esprit — l’absence de confiance que les pou­voirs qui partent ou qui viennent puissent être rem­pla­cés par quelque chose de meilleur — peut-il chan­ger avec les évè­ne­ments actuels ? En d’autres termes, ces socié­tés, ou une par­tie assez repré­sen­ta­tive de ces socié­tés, croient-elles pou­voir sor­tir de l’autoritarisme ?

BD : C’est une ques­tion à laquelle il est dif­fi­cile de répondre. Demain ne sera pas iden­tique dans les pays du monde arabe. Ben Ali et Mou­ba­rak sont tom­bés, mais les socié­tés vont-elles chan­ger en pro­fon­deur ? Il est encore trop tôt pour se pro­non­cer… Le Monde et Libé­ra­tion n’ont pas ces­sé de par­ler de raz-de-marée. Mais est-ce qu’ils ont seule­ment des chiffres en tête ? Le Caire compte 15 mil­lions d’habitants. La place Tah­rir gor­gée à son maxi­mum peut conte­nir 250.000 per­sonnes. Les mani­fes­ta­tions n’ont jamais ras­sem­blé deux mil­lions de per­sonnes comme a pu le pré­tendre Al-Jazi­ra. Ce média était enga­gé dans le conflit et il a donc avan­cé des chiffres, car la poli­tique du chiffre est aujourd’hui très efficace.

Quand 250.000 per­sonnes mani­festent place Tah­rir, la mobi­li­sa­tion peut être qua­li­fiée de mas­sive. Mais il reste au Caire 14.750.000 per­sonnes. Par­mi celles-ci, 10 mil­lions sont hors cir­cuit de la mobi­li­sa­tion poli­tique parce qu’elles sont trop pauvres, trop jeunes ou trop vieilles. Ceux qui res­tent font par­tie de la classe moyenne, ils n’aiment pas Mou­ba­rak, pour la plu­part, mais ils recon­naissent sou­vent que son régime a pu main­te­nir une cer­taine sta­bi­li­té, qui a même per­mis à de nom­breuses familles de pros­pé­rer, modes­te­ment ou de façon osten­ta­toire et repous­sante. Pour eux, la crois­sance annuelle de l’Égypte se tra­duit par un pro­grès éco­no­mique et social. Ces gens-là ne sont pas allés ris­quer leur vie sur la place Tah­rir. Aujourd’hui, alors que rien n’est sta­bi­li­sé, cette « masse silen­cieuse » est moins que jamais encline à s’engager poli­ti­que­ment. C’est l’attentisme qui pré­vaut, parce que les gens ont des inquié­tudes légi­times sur leur ave­nir et que la donne n’est pas claire. C’est d’ailleurs ce qui me conduit à pen­ser qu’Amr Mous­sa part avec une lon­gueur d’avance : c’est une figure connue de tout le monde, sus­cep­tible d’incarner le renou­veau sans bou­le­ver­se­ment, natio­na­liste bien sûr, sans doute sou­te­nu par l’armée…

PC : Dans un de nos entre­tiens pré­cé­dents2, vous m’avez par­lé de la lame de fond conser­va­trice qui tra­verse les socié­tés arabes. Une situa­tion que vous avez décrite comme étant un phé­no­mène social à part entière. Croyez-vous que ce conser­va­tisme per­du­re­ra au-delà des évè­ne­ments actuels, ou sommes-nous à un moment char­nière qui pour­rait entrai­ner de nou­velles dyna­miques sociales ?

BD : Ce conser­va­tisme de la socié­té est effec­ti­ve­ment trans­ver­sal, une lame de fond, ce que ne sont pas les mani­fes­ta­tions de la place Tah­rir. En Égypte, par­mi les 85 mil­lions d’habitants, il y en a tel­le­ment qui sont sous le seuil de pau­vre­té que leur seule pré­oc­cu­pa­tion est la sur­vie quo­ti­dienne. Ces pauvres, bien sûr, peuvent par­fois prendre part à des mani­fes­ta­tions ou à des contre­ma­ni­fes­ta­tions… Je suis convain­cu que dans le recru­te­ment des contre­ma­ni­fes­tants, cinq dol­lars pour aller lan­cer des pierres sur des pro­tes­ta­taires ont repré­sen­té une aubaine pour toute une série de gens… Cela ne signi­fie pas qu’il ne faille pas espé­rer une démo­cra­ti­sa­tion de l’Égypte, mais force est de consta­ter que celle-ci n’est pas la pré­oc­cu­pa­tion prin­ci­pale de ceux qui luttent pour leur pitance quo­ti­dienne. Pour d’autres, qui forment la masse silen­cieuse que l’on n’a pas vue sur la place Tah­rir, la démo­cra­ti­sa­tion est une option, mais pas à n’importe quel prix.

Je peux citer l’exemple d’un ami, un juge, pré­sident de tri­bu­nal. Son sta­tut lui per­met de vivre conve­na­ble­ment, mais pas dans l’opulence. Pour lui, la pro­tes­ta­tion a des effets posi­tifs, des évo­lu­tions inté­res­santes ont eu lieu grâce au mou­ve­ment de la place Tah­rir, mais il est main­te­nant temps de reve­nir à la nor­male, que l’économie puisse se remettre à fonc­tion­ner, que la vie reprenne son cours ordinaire.

PC : Appli­que­riez-vous la même grille d’analyse à la Tunisie ?

BD : Je ne pense pas que le régime tuni­sien ait été de même nature que le régime égyp­tien. Il y a certes eu beau­coup d’affairisme et de cor­rup­tion autour de Mou­ba­rak. Rien n’était sym­pa­thique dans le sys­tème Mou­ba­rak, mais il a struc­tu­ré l’Égypte de part en part. Tout le monde a man­gé à la soupe. En Tuni­sie, les pré­bendes de la clique au pou­voir ont néan­moins été beau­coup plus mar­quées. Ben Ali était sous influence d’une famille qui a pous­sé les niveaux de spo­lia­tion jusqu’à des degrés inéga­lés. On peut dire que le régime de Mou­ba­rak était repous­sant, mais pas à un degré équi­valent de celui de Ben Ali.

PC : La dépo­li­ti­sa­tion de la socié­té est-elle équi­va­lente en Tuni­sie et en Égypte ?

BD : Moi je la pen­sais plus grave en Tuni­sie qu’en Égypte. J’avais l’impression que la Tuni­sie était en passe de deve­nir le pre­mier et le seul régime vrai­ment tota­li­taire dans le monde arabe. Mais il est inté­res­sant de consta­ter que ce pou­voir était tout aus­si fra­gile que celui de l’urss à la fin des années quatre-vingt. Il s’est écrou­lé de lui-même. On peut van­ter les pro­tes­ta­tions, le mou­ve­ment social, mais une dic­ta­ture déter­mi­née à les répri­mer n’aurait eu aucun pro­blème à le faire. Le sys­tème Ben Ali a en fait implo­sé dès sa pre­mière véri­table confron­ta­tion avec une pro­tes­ta­tion populaire.

PC : Com­ment expli­quez-vous la rapi­di­té de cette implosion ?

BD : Je pense que le rap­port de peur s’est inver­sé dès que le régime n’a plus pu ban­der ses muscles et a dou­té de sa capa­ci­té répres­sive. Tout s’est dérou­lé cres­cen­do, très vite, alors qu’il n’y avait aucune menace sur le palais de Car­thage. D’un point de vue sécu­ri­taire, Ben Ali tenait encore les choses en main. Les mani­fes­ta­tions étaient plus ou moins mas­sives, mais la pré­si­dence n’a jamais été mise en péril. Il a suf­fi qu’une pièce du châ­teau de cartes soit reti­rée. Dès que la confiance dans sa propre capa­ci­té répres­sive est ébran­lée, tout se détri­cote rapi­de­ment… Néan­moins, la pro­blé­ma­tique de la rési­lience poli­tique des socié­tés arabes reste énorme. En Tuni­sie, les pre­miers déve­lop­pe­ments ont mon­tré qu’il existe une dif­fi­cul­té à struc­tu­rer un plu­ra­lisme poli­tique et que ce ne sera pas un oppo­sant de longue date qui pren­dra la relève, car cette figure his­to­rique n’existe pas vrai­ment, à l’exception de l’islamiste Ghan­nou­chi qui n’est pas can­di­dat à la présidence.

PC : Vous dites : « la Tuni­sie était en train de deve­nir le seul véri­table pays tota­li­taire du monde arabe ». Vous ne consi­dé­rez pas la Syrie comme un régime totalitaire ?

BD : Je ne dis pas que le régime baa­thiste n’a pas rêvé de l’être et ne s’y est pas appli­qué. Ce régime dic­ta­to­rial a été extrê­me­ment répres­sif, auto­ri­taire et violent, mais il n’a jamais eu les moyens de péné­trer l’intégralité de la socié­té syrienne, par­ti­cu­liè­re­ment ses franges sunnites.

La Syrie baa­thiste n’est pas théo­ri­que­ment un régime eth­nique, mais sa base eth­nique est quand même très forte. Le sys­tème fon­dé sur une prise de pou­voir de la mino­ri­té alaouite n’est, dans une cer­taine mesure, pas absurde. Car une mise en cause de cet équi­libre signi­fie­rait que 20% de la popu­la­tion pren­drait vrai­ment peur pour sa sécu­ri­té et sa sur­vie. Une mino­ri­té repré­sen­tant un cin­quième de la popu­la­tion qui se sent mena­cée, c’est beau­coup : on rentre alors dans des pro­ces­sus de guerre civile, à la liba­naise. Alors que dans le cas égyp­tien, mal­gré la com­po­sante confes­sion­nelle copte-musul­man sun­nite, il n’y a pas de pers­pec­tive d’ethnicisation du conflit. En revanche, on voit que ces cli­vages reli­gieux peuvent faire l’objet de nom­breuses récupérations…

Pour conti­nuer la com­pa­rai­son entre la Tuni­sie et l’Égypte, il convient d’ajouter qu’une des chances de la Tuni­sie, c’est mal­gré tout le très haut niveau d’éducation et de for­ma­tion des classes moyennes. Même si la dépo­li­ti­sa­tion a eu lieu, elle n’empêchera pas, à terme, des struc­tu­ra­tions poli­tiques et des prises de conscience qui devraient débou­cher sur du chan­ge­ment, mais il est trop tôt pour dire lequel.

PC : Nous ne sommes qu’au tout début de nou­velles évo­lu­tions qui vont prendre du temps ?

BD : Sans aucun doute. Je pense que dans les deux cas, en Égypte et en Tuni­sie, le mot révo­lu­tion est impropre. On n’a abso­lu­ment pas affaire à des révo­lu­tions pour l’instant, mais à des mou­ve­ments de pro­tes­ta­tion qui débouchent sur des trans­for­ma­tions et des réformes des régimes en place. Mais bien malin celui qui peut dire jusqu’où la réforme ira. Y aura-t-il une reprise en main du pou­voir d’ici quelques mois ou des chan­ge­ments plus pro­fonds ? Dans un cas comme dans l’autre, je ne m’aventurerai pas à le pré­dire. En Tuni­sie, le pré­sident de la Com­mis­sion en charge de la rédac­tion d’une nou­velle Consti­tu­tion est loin d’être un ancien oppo­sant mus­clé. Ancien membre du conseil consti­tu­tion­nel, dont il avait certes démis­sion­né, il n’est jamais par­ti en exil et, aujourd’hui, ce sont des gens comme lui qui vont réa­li­ser la tran­si­tion. On voit là que le poten­tiel de chan­ge­ment, s’il existe bel et bien, n’est pas révo­lu­tion­naire, mais orien­té vers une réforme interne de l’establishment. Le par­ti de Ben Ali, le Ras­sem­ble­ment consti­tu­tion­nel démo­cra­tique (RCD), est décrié par tout le monde. Il est même dis­sout, aujourd’hui. Mais il ne faut pas oublier que ce par­ti est l’héritier du Des­tour, le par­ti fon­da­teur de l’indépendance (et le nou­veau Pre­mier ministre est issu de cette mou­vance). Des­tour, Neo­des­tour, RCD, voi­là la filia­tion his­to­rique, et cette force, quelle qu’en soit l’appellation, ne dis­pa­rai­tra pas comme par magie, du jour au lendemain.

En tout cas, je fais le pari d’une cer­taine per­ma­nence des struc­tures, au-delà de la chute des chefs d’État. C’est en ce sens, d’ailleurs, que le terme de « révo­lu­tion » n’est pas adé­quat. On n’observe pas de cham­bou­le­ment com­plet des socié­tés, mais une réno­va­tion de celles-ci : le chan­ge­ment dans la conti­nui­té, en quelque sorte. Ce n’est bien sûr pas du gout de tout le monde, sur­tout de ceux qui vou­draient maxi­mi­ser les avan­tages du mou­ve­ment de révolte, mais les struc­tures fon­da­men­tales de ces pays n’ont pas été bou­le­ver­sées. Que dire alors de pays qui, tel le Maroc, sont enga­gés depuis une à deux décen­nies dans une dyna­mique réfor­ma­trice, avec des hauts et des bas, des moments forts et des coups d’arrêt. Ces pays peuvent trou­ver dans le « Prin­temps arabe » le moyen de relan­cer cette dyna­mique et, dès lors, de ren­for­cer leurs assises.

PC : Quelles sont les influences de la démo­gra­phie et du rajeu­nis­se­ment ? Les oli­gar­chies poli­tiques arabes sont-elles décon­nec­tées des aspi­ra­tions de la jeunesse ?

BD : La jeu­nesse mon­dia­li­sée, c’est celle qui était sur la place Tah­rir. Elle est impor­tante dans un pays de 85 mil­lions d’habitants. Mais la masse échappe com­plè­te­ment aux béné­fices de la mon­dia­li­sa­tion. Quel est le taux de foyers qui ont un accès à inter­net, quel est le nombre d’Égyptiens qui ont un ordi­na­teur per­son­nel ? La mobi­li­sa­tion par les blo­gueurs c’est bien, mais encore faut-il être blo­gueur ! L’Égypte n’a pas réus­si sa tran­si­tion démo­gra­phique. Un pays comme le Maroc a une tran­si­tion démo­gra­phique enté­ri­née à moins de trois enfants par femme. En Égypte, c’est raté… Je pense que la mon­dia­li­sa­tion concerne tous les Égyp­tiens, mais pour une majo­ri­té, elle ne va pas dans le sens d’une poli­ti­sa­tion plus grande, mais plu­tôt vers une vic­ti­mi­sa­tion plus grande. Les prix des pro­duits de base conti­nuent à aug­men­ter, même s’ils sont sub­ven­tion­nés. La plu­part des Égyp­tiens sont confron­tés à une impos­si­bi­li­té accrue d’accéder aux pro­duits de la consom­ma­tion mondialisée.

PC : Peut-on obser­ver une dif­fé­rence de contexte entre les monar­chies et les répu­bliques ? Un pou­voir poli­tique doit s’adapter à sa socié­té. Est-ce que, dans les monar­chies, cette adap­ta­tion est meilleure ?

BD : Les monar­chies sont évi­dem­ment très dif­fé­ren­ciées. Le régime maro­cain ne res­semble pas au régime saou­dien. Les contextes sont impor­tants. Le Maroc a amor­cé sa tran­si­tion éco­no­mique et sociale durant les dix der­nières années du règne de Has­san II. Ce sou­ve­rain était un per­son­nage cynique, qui n’a pas hési­té à répri­mer à chaque fois qu’il le pou­vait. C’était sans aucun doute un tyran à sa façon, mais durant les der­nières années de son règne, certes pour des rai­sons de cal­culs poli­tiques, il a opé­ré une véri­table ouver­ture. Il a don­né en héri­tage à son fils une situa­tion qui n’était pas poli­ti­que­ment explo­sive. Ce fils a une fibre sociale. La for­tune que lui a léguée son père est tel­le­ment bien gérée qu’il peut s’engager dans des poli­tiques sociales, à titre indi­vi­duel et au nom de l’État. Moham­med VI a pour l’instant désa­mor­cé l’essentiel de la contes­ta­tion sociale et de la pro­tes­ta­tion poli­tique. Est-ce que ça va durer ? Il est dif­fi­cile de le pré­dire. Étant don­né les évè­ne­ments actuels dans le monde arabe, le roi s’est enga­gé à accen­tuer la prise en main de la ques­tion sociale, à appro­fon­dir la régio­na­li­sa­tion, à ren­for­cer le gou­ver­ne­ment. Depuis long­temps, les mobi­li­sa­tions sont régu­lières au Maroc. Elles sont à chaque fois amor­ties et enté­ri­nées par le régime. Par exemple : les diplô­més chô­meurs mani­festent tous les jours depuis quelques années, de manière paci­fique, enca­drée, sans mobi­li­sa­tion mas­sive des forces de l’ordre, dans une sorte de consen­sus. L’on absorbe régu­liè­re­ment un cer­tain pour­cen­tage de ces diplô­més chô­meurs dans la fonc­tion publique maro­caine. Donc, leur pro­tes­ta­tion peut s’exprimer et elle donne des résul­tats. Ce type de poli­tique per­met au palais royal de gérer la ques­tion sociale.

Il y a une réti­cence, au Maroc, à mettre en cause vio­lem­ment la monar­chie. Il faut se rap­pe­ler qu’il y a eu plu­sieurs atten­tats contre Has­san II et que cer­tains, au début des années sep­tante, ont été à deux doigts de réus­sir. Fon­da­men­ta­le­ment, la monar­chie maro­caine est bien en place et veille à ne pas être contes­tée, grâce à ses enga­ge­ments poli­tiques et sociaux. Ça n’en fait pas un régime modèle, loin de là, mais on sent que le poten­tiel d’opposition radi­cale y est moindre qu’ailleurs, ce qui faci­lite l’adoption d’une dyna­mique réformatrice.

PC : Peut-on dire que la trans­for­ma­tion de cer­taines répu­bliques arabes en dynas­ties répu­bli­caines est par contre très mal vécue par les populations ?

BD : Le début de la fin pour Hos­ni Mou­ba­rak a com­men­cé avec le débat sur sa suc­ces­sion. Je ne sais pas si son fils, Gamal Mou­ba­rak, aurait été la pire des per­sonnes, mais cette éven­tua­li­té a été très mal vécue à l’intérieur même du régime, à com­men­cer par Omar Sulei­man ! Il faut se rap­pe­ler que c’est lui qui était, à prio­ri, pres­sen­ti comme vice-pré­sident au début des années 2000. Pour lais­ser la porte ouverte à son fils, Mou­ba­rak a cepen­dant pré­fé­ré ne pas nom­mer de vice-pré­sident. Je pense que quand un régime entre­tient des fis­sures en son sein, et non pas seule­ment dans ses rela­tions avec l’opposition, il prend des risques énormes. L’autre ins­tant déci­sif se situe lors des élec­tions de 2005. L’Égypte a alors ouvert le jeu élec­to­ral pour le refer­mer sou­dai­ne­ment, en plein milieu de la com­pé­ti­tion. Puis, en 2010, l’on a orga­ni­sé des élec­tions com­plè­te­ment tru­quées, aux­quelles per­sonne ne croyait. C’était une ges­tion poli­tique désas­treuse. Le constat pour­ra paraitre cynique : pour mener une poli­tique auto­ri­taire de manière effi­cace, il faut la mener du début à la fin, sans faillir…

PC : Le début de la fin en Tuni­sie se situe vers 1993 – 1994, au moment où le régime a com­men­cé à répri­mer les par­tis poli­tiques de gauche ?

BD : En effet. Ben Ali était un capo­ral, un agent de la sécu­ri­té, tou­jours mépri­sé d’ailleurs par les classes bour­geoises tuni­siennes. Il est d’extraction modeste et il a fait une car­rière de flic. Mais il avait fait preuve d’une cer­taine intel­li­gence dans les pre­mières années qui ont sui­vi sa prise de pou­voir, dans sa ges­tion du Pacte natio­nal et par le biais d’une cer­taine ouver­ture. Cepen­dant, à un moment don­né, son ata­visme de flic a repris le des­sus. Il a oublié dès lors qu’en lais­sant les démo­crates s’agiter un peu, il se garan­tis­sait une sta­bi­li­té à plus long terme. Il a espé­ré qu’en étant tota­le­ment sécu­ri­taire, il se blin­dait pour l’éternité. En défi­ni­tive, cette para­noïa sécu­ri­taire l’a fragilisé.

PC : Au moment de bou­cler cet article, les révoltes se sont répan­dues comme une trai­née de poudre à l’Algérie, au Yémen et au Bah­rein. Et la Libye a même som­bré dans la guerre. L’effet domi­nos suf­fit-il à expli­quer cette accélération ?

BD : Il n’est pas ration­nel de pen­ser que la contes­ta­tion s’étend de manière méca­nique, au nom du fait que ces pays se res­sem­ble­raient tous, cultu­rel­le­ment, reli­gieu­se­ment et poli­ti­que­ment. Si conta­gion il y a, c’est prin­ci­pa­le­ment du fait des médias, d’une com­mu­nau­té de langue et d’une grande déses­pé­rance sociale. Au-delà, c’est le contexte propre à chaque pays qui s’impose et per­met d’expliquer que la contes­ta­tion s’y déclenche ou pas. En Libye et au Yémen, les cli­vages régio­na­listes, reli­gieux et tri­baux sont assu­ré­ment plus pré­gnants que ne le sont les para­digmes de la démo­cra­tie. Mais que dire de l’Irak, où la démo­cra­tie — si on limite ce mot à l’existence d’élections libres et plu­ra­listes — a été éta­blie à la pointe de la baïon­nette amé­ri­caine ? En Algé­rie, les années de guerre civile sont à coup sûr pré­sentes à l’esprit de tous les pro­ta­go­nistes. Au Bah­reïn, la contes­ta­tion de la com­mu­nau­té chiite majo­ri­taire est aus­si ancienne que l’émirat-royaume. Quant au Qatar, il est étran­ge­ment absent de la cou­ver­ture d’Al-Jazira. Et que dire des monar­chies du Golfe ou, au-delà du « monde arabe » stric­to sen­su, de l’Iran, où la répres­sion est assu­ré­ment féroce, mais où les lea­deurs de la contes­ta­tion sont issus du sérail de la Révo­lu­tion islamique ?

Mal­gré la séquence qui per­met de par­ler d’une conta­gion de la contes­ta­tion dans les pays arabes et musul­mans (mais sont-ce des qua­li­fi­ca­tifs bien per­ti­nents pour dési­gner ces socié­tés plu­rielles?), il faut bien consta­ter que les réa­li­tés poli­tiques, éco­no­miques, sociales, cultu­relles, bref humaines, rendent tous ces pays du sud et de l’est de la Médi­ter­ra­née, et au-delà, extrê­me­ment dif­fé­rents les uns des autres.

Le 14 mars 2011

Pro­pos recueillis par Pierre Coopman

  1. La Syrie au pré­sent, reflets d’une socié­té, sous la direc­tion de Bau­douin Dupret, Zou­hair Ghaz­zal, Yous­sef Cour­bage, Moham­med Al-Dbiyat, Sindbad/Actes Sud & Ifpo, juin 2007.
  2. Pierre Coop­man, « Égypte “affaires” et “scan­dales”», un entre­tien avec Bau­douin Dupret, Défis Sud, n °61, 2004.

Baudouin Dupret


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