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Retour sur la saga de Doel et Tihange

Numéro 10 Octobre 2013 par Marc Molitor

octobre 2013

La situa­tion de crise cau­sée par la décou­verte, en juin 2012, d’indications de défauts dans les cuves des réac­teurs nucléaires Doel 3 et Tihange s’est donc conclue par une auto­ri­sa­tion de redé­mar­rage don­née le 17 mai 2013 par l’AFCN, l’Agence fédé­rale de contrôle nucléaire. Le sou­la­ge­ment fut géné­ral dans la classe poli­tique et dans les milieux […]

La situa­tion de crise cau­sée par la décou­verte, en juin 2012, d’indications de défauts dans les cuves des réac­teurs nucléaires Doel 3 et Tihange s’est donc conclue par une auto­ri­sa­tion de redé­mar­rage don­née le 17 mai 2013 par l’AFCN, l’Agence fédé­rale de contrôle nucléaire. Le sou­la­ge­ment fut géné­ral dans la classe poli­tique et dans les milieux nucléaires. L’arrêt des deux réac­teurs a duré près d’un an, géné­rant à cer­tains moments des craintes quant à l’approvisionnement du pays et donc sur un risque de bref bla­ckout par­tiel, par­ti­cu­liè­re­ment en hiver. Mais elle a sus­ci­té aus­si bien d’autres craintes et conséquences.

Cette crise avait com­men­cé en juin-juillet 20121 lorsque, à l’occasion d’un exa­men pério­dique de la cuve du réac­teur de Doel 3, une ins­pec­tion plus appro­fon­die por­tant sur la tota­li­té de la cuve avait été déci­dée à la suite des ensei­gne­ments tirés d’examens menés en France dans un autre contexte. C’était la pre­mière fois qu’un opé­ra­teur entre­pre­nait ain­si, sur l’ensemble d’une cuve, un exa­men qui le plus sou­vent se limite aux endroits de sou­dure essen­tiels2.

La crise com­mence d’ailleurs par une ano­ma­lie « admi­nis­tra­tive », puisqu’avant d’en être sai­si offi­ciel­le­ment, le patron de l’AFCN Willy De Roo­vere, en est infor­mé par… ses col­lègues de l’ASN, l’Autorité de sureté nucléaire fran­çaise. L’origine de ce court-cir­cuit est l’utilisation — incon­tour­nable vu la rare­té de l’équipement — par Elec­tra­bel d’une machine fran­çaise maniée par une socié­té fran­çaise sous-trai­tante d’Areva et d’EDF. Les pre­mières infor­ma­tions sur ces indi­ca­tions curieuses dans le métal de la cuve sont ain­si pas­sées direc­te­ment par ces socié­tés avant d’arriver à l’ASN qui en a vite par­lé de façon infor­melle à sa col­lègue belge. Entre­temps Bel V, le bras tech­nique de l’AFCN, asso­ciée à l’inspection, n’avait pas encore infor­mé l’Agence, ce qui a sus­ci­té une solide et sonore mise au point en interne.

Les mil­liers d’indications curieuses mises en évi­dence autour du 20 juin ont fait l’objet d’une déci­sion de pro­cé­der à un second exa­men appro­fon­di, pen­dant le mois de juillet. Il a alors mon­tré le nombre, la den­si­té, les empla­ce­ments, de ces « micro­fis­sures » — 8 000 sur l’anneau infé­rieur de la cuve de Doel 3, plus de 1 000 sur le supé­rieur3. Un exa­men ulté­rieur, en sep­tembre, de la cuve de Tihange 2, fabri­quée par la même socié­té, abou­ti­ra à un constat sem­blable, mais avec un nombre infé­rieur d’indications, 2 000 environ.

Dans la panade

Entre­temps, la ministre de l’Intérieur — tutelle de l’AFCN — avait été aler­tée. Rien n’était encore offi­ciel­le­ment com­mu­ni­qué. Un silence radio qui s’est pro­lon­gé jusqu’à ce qu’une fuite — un mail interne —, relayée à l’extérieur par le dépu­té Groen Kris­tof Cal­vo, n’oblige les auto­ri­tés à accé­lé­rer les choses. À tous points de vue l’affaire tom­bait mal, notam­ment parce que le secré­taire d’État à l’Énergie, Mel­chior Wathe­let, avait pré­sen­té fin juin 2012 le nou­veau plan pro­mis par la décla­ra­tion gou­ver­ne­men­tale pour garan­tir la pro­duc­tion élec­trique dans le cadre d’une sor­tie du nucléaire, sor­tie elle-même réamé­na­gée par rap­port au plan ini­tial de 2003. Le plan confir­mait la fer­me­ture de Doel 1 et 2 en 2015, et repor­tait de dix ans la fer­me­ture de Tihange 1. Une fer­me­ture ulté­rieure (et finale du nucléaire) des réac­teurs Doel 3 et 4, et de Tihange 2 et 3, plus récents, inter­vien­drait nor­ma­le­ment en 2025. Bref, c’eût été sans doute plus simple si l’affaire avait concer­né les réac­teurs qui allaient fer­mer de toute façon dans deux ans, mais, pas de chances, c’est tom­bé sur les autres, Doel 3 et Tihange 2, puisqu’on a aus­si, en sep­tembre, trou­vé des indi­ca­tions de micro­fis­sures dans la cuve de Tihange 2, pro­duites par le même fabri­cant. Mel­chior Wathe­let avait été pré­ve­nu du pro­blème appa­ru à Doel après avoir pré­sen­té son plan, ce qui n’était pas très heu­reux non plus.

Drôle de situa­tion, on était sans doute dans la panade. Une panade qui confor­tait plu­tôt les oppo­sants au nucléaire, tels Green­peace, dans leur convic­tion qu’il faut et qu’on peut fer­mer au plus vite plu­sieurs réac­teurs et accé­lé­rer la tran­si­tion éner­gé­tique. Mais à part les par­tis éco­lo­gistes, les autres par­tis poli­tiques ne sont pas par­ti­sans de cette accé­lé­ra­tion, ni même d’ailleurs pour cer­tains d’entre eux, de la renon­cia­tion totale au nucléaire, même à terme.

L’arrêt pro­vi­soire pro­lon­gé des réac­teurs — et même l’hypothèse de leur fer­me­ture défi­ni­tive — plon­geait aus­si Elec­tra­bel — et GDF Suez — dans la tour­mente. Les cen­trales belges, géné­ra­le­ment consi­dé­rées comme fiables et qui ont un taux de dis­po­ni­bi­li­té très éle­vé, sont une source de pro­fit non négli­geable, elles génèrent une rente impor­tante, dont on a beau­coup par­lé. Elles sont aus­si la vitrine nucléaire du numé­ro 2 éner­gé­tique fran­çais, récem­ment entré dans cet uni­vers, la base de son know-how pré­sent et futur en la matière. Même si GDF Suez entre­voit son déve­lop­pe­ment éner­gé­tique plus à l’étranger qu’en Bel­gique, l’expérience accu­mu­lée ici est un atout.

Enfin la pers­pec­tive d’une fer­me­ture com­pro­met­tait, à terme, le finan­ce­ment de l’agence de contrôle, qui repose en grande par­tie sur une coti­sa­tion sur l’activité des cen­trales. Les cen­trales nucléaires contri­buent de façon très impor­tante au bud­get de l’agence, tan­dis que les autres sec­teurs — le médi­cal notam­ment — contri­buent moins que ce que leur impor­tance supposerait.

Une situation inédite

Lors d’une confé­rence de presse fameuse, le 16 aout 2012, où se bous­cu­laient médias belges et inter­na­tio­naux, le direc­teur de l’AFCN avait expri­mé des doutes assez mar­qués sur la pos­si­bi­li­té pour Elec­tra­bel d’apporter la démons­tra­tion que les micro­fis­sures n’étaient pas dan­ge­reuses — car c’est l’exploitant qui a la charge de la preuve, l’autorité de contrôle, elle, doit exa­mi­ner et vali­der les preuves et démons­tra­tions apportées.

C’est qu’on était dans une situa­tion inédite, face à des ques­tions aux­quelles les codes et manuels exis­tants ne per­met­taient pas de répondre. « Nous voi­ci au cœur d’une crise qui tour­ne­ra clai­re­ment autour du prin­cipe de pré­cau­tion », écri­vions-nous il y a un an dans ces pages. Les micro­fis­sures, leurs posi­tions, leurs angles pou­vaient bien n’apparaitre pas très graves au regard de la science métal­lur­gique acquise, il n’empêche que leur nombre et leur proxi­mi­té posaient un pro­blème inédit, et c’est cela qui inquié­tait l’AFCN.

D’autant plus que la docu­men­ta­tion archi­vée rela­tive aux exa­mens et tests de départ sur la cuve était en par­tie man­quante. La socié­té qui l’avait fabri­quée, la Rot­ter­damsche Droog­dok maat­schap­pij (RDM), avait dis­pa­ru. On avait retrou­vé quelques rap­ports d’inspection signés « bon pour le ser­vice », mais pas de détails. On ne savait donc pas si ces micro­fis­sures avaient été repé­rées dès le départ et jugées abso­lu­ment sans dan­ger pour la résis­tance de l’acier de la cuve, ou bien si sim­ple­ment elles n’avaient pas été repé­rées. Si les tests par ultra­sons exis­taient déjà à l’époque, leur exa­men était manuel et leurs résul­tats n’étaient pas recen­sés, ana­ly­sés et archi­vés avec la puis­sante assis­tance que per­met aujourd’hui l’informatique. Donc, à la ques­tion essen­tielle : « Ces micro­fis­sures étaient-elles là dès le départ et sont donc res­tées stables, ou n’étaient-elles pas là et sont appa­rues avec les années d’opération ? », il était à prio­ri dif­fi­cile de répondre sans réserve.

Devant l’ampleur de la tâche et le carac­tère inédit du pro­blème posé, l’AFCN a mis au point une stra­té­gie en plu­sieurs étapes. D’après les banques de don­nées, la socié­té RDM avait équi­pé vingt-deux réac­teurs dans huit pays de cuves qui pour­raient être sem­blables. Il a donc été déci­dé de les aver­tir et de réunir les repré­sen­tants des régu­la­teurs de ces huit pays. Lors de pre­mières réunions à Bruxelles, Elec­tra­bel et Bel V ont pré­sen­té le pro­blème. Après dis­cus­sion, des tests com­plé­men­taires et une métho­do­lo­gie ont été assi­gnés à Elec­tra­bel. Pour s’entourer du maxi­mum de garan­ties, outre les réunions et avis des régu­la­teurs des vingt-deux pays, deux groupes d’experts ont été créés, par­ti­cu­liè­re­ment com­pé­tents en métal­lur­gie : un groupe d’experts belges et un groupe d’experts inter­na­tio­naux. Ils étaient char­gés d’évaluer les résul­tats des tests futurs pré­sen­tés par Elec­tra­bel, et ensuite les experts de l’agence elle-même éva­lue­raient le tout. En pro­cé­dant ain­si, l’AFCN vou­lait s’entourer d’un maxi­mum de garan­ties face à un pro­blème inédit, et évi­ter les reproches de conflit d’intérêt, le monde des experts belges étant petit.

Technique et politique, tensions et pressions

Devant l’inquiétude ou la per­plexi­té de la popu­la­tion, le gou­ver­ne­ment et ses ministres les plus concer­nés, Joëlle Mil­quet, Mel­chior Wathe­let et Johan Vande Lanotte, pre­naient soin de pré­ci­ser qu’ils atten­daient l’avis de l’AFCN, qu’ils ne négli­ge­raient aucune pré­cau­tion et que, en cas de doute, ils n’autoriseraient pas le redé­mar­rage4. Une petite confu­sion juri­dique puisque c’est l’Agence qui auto­rise le redé­mar­rage5. Cer­tains ministres, tels Johan Vande Lanotte et Mel­chior Wathe­let, étaient fâchés contre les pro­pos tenus par Willy Deroo­vere lors de la confé­rence de presse du 16 aout. Non seule­ment il avait affi­ché un cer­tain scep­ti­cisme sur le redé­mar­rage des réac­teurs, mais en outre il s’était per­mis de se poser des ques­tions sur l’approvisionnement élec­trique de la Bel­gique l’hiver suivant.

Puis les atti­tudes se sont pro­gres­si­ve­ment modi­fiées, et lorsqu’on est arri­vé au bout du pro­ces­sus, en avril 2013, le dis­cours des poli­tiques a été de dire : « C’est l’agence qui décide, nous nous ran­ge­rons à son avis. » L’inquiétude de l’opinion au début a géné­ré de mâles pro­pos poli­tiques, puis après des résul­tats plu­tôt ras­su­rants, mais tout de même mâti­nés d’un zeste d’incertitude, le poli­tique pré­fère faire assu­mer cette incer­ti­tude par l’Agence.

Pour bien com­prendre le contexte de ten­sions sur fond duquel la ges­tion du dos­sier Doel Tihange s’est dérou­lée, il ne faut pas oublier non plus qu’un an avant était sur­ve­nue la catas­trophe de Fuku­shi­ma : on sor­tait à peine de sa phase « chaude » et de l’émotion mon­diale qu’elle a pro­vo­quée. On était aus­si occu­pé à fina­li­ser, au niveau euro­péen, la vaste opé­ra­tion des « stress-tests » ima­gi­née en consé­quence de Fuku­shi­ma, cet exer­cice de réflexion sur la sureté des réac­teurs nucléaires euro­péens. Sérieu­se­ment secoué une fois de plus, le « monde nucléaire » repre­nait péni­ble­ment ses esprits à la veille d’un été qui eût pu appor­ter un peu de souffle et de vacances lorsque — pata­tras ! — telle une nou­velle blague belge qu’elle n’était pas, éclate l’information d’un pro­blème très inédit aux cuves d’un et puis deux réacteurs.

Du côté d’Electrabel, on était aus­si ébran­lé. Par Fuku­shi­ma, certes, qui venait cas­ser le léger revi­val enre­gis­tré dans le nucléaire, par les bras de fer suc­ces­sifs avec les gou­ver­ne­ments sur les pré­lè­ve­ments publics sur la rente nucléaire, par des accro­chages vifs avec le gou­ver­ne­ment fla­mand, par la perte conti­nue de clients (mal­gré de nom­breux aver­tis­se­ments, y com­pris en interne, la direc­tion main­te­nait une poli­tique de prix inchan­gée). Avec les inter­ro­ga­tions sur la stra­té­gie de la direc­tion du groupe GDF-Suez, tous ces fac­teurs conver­geaient pour débous­so­ler une par­tie du per­son­nel, des cadres, des ingé­nieurs6. Car en même temps que se gérait l’affaire des deux réac­teurs, Elec­tra­bel n’a tou­jours pas pris de déci­sion sur le réin­ves­tis­se­ment néces­saire à la pro­lon­ga­tion du réac­teur de Tihange 1 telle qu’autorisée par le plan Wathelet.

Au total, ces ten­sions et les craintes sur l’approvisionnement élec­trique du pays pou­vaient sus­ci­ter de fortes pres­sions poli­tiques et éco­no­miques en vue d’un redé­mar­rage. Pour­tant, si la mobi­li­sa­tion des équipes d’Electrabel et de Trac­te­bel, ain­si que des organes de l’agence, Bel V et Vin­çotte nucléaire, a été intense, les cir­cons­tances, c’est-à-dire la crise éco­no­mique, la modé­ra­tion de la consom­ma­tion et de la demande indus­trielle, ain­si que la météo plu­tôt clé­mente (sauf une jour­née pré­cise pen­dant laquelle on a frô­lé un pro­blème), ont déten­du les craintes et per­mis que le tra­vail d’expertise se fasse dans de rela­ti­ve­ment bonnes conditions.

Cela ne veut pas dire sans heurts, ni contes­ta­tion, notam­ment externes. Le par­cours du tra­vail d’expertise a été émaillé de contro­verses. Plu­sieurs anciens res­pon­sables des auto­ri­tés de régu­la­tion amé­ri­caine et alle­mande ont expri­mé de fortes cri­tiques sur un redé­mar­rage pos­sible des deux réac­teurs. Les verts euro­péens ont sol­li­ci­té une experte autri­chienne qui a ren­du un rap­port assez sévère aus­si en ce sens. La com­mu­ni­ca­tion d’Electrabel a par­fois été cri­ti­quée, notam­ment lorsque, ayant remis ses conclu­sions en décembre 2012, la socié­té se décla­rait prête au redé­mar­rage immé­diat sans même attendre une infor­ma­tion de l’AFCN, pour­tant maitre du jeu puisque c’est elle qui doit auto­ri­ser le rechar­ge­ment des réacteurs.

Contrariétés et rebondissements

L’optimisme de l’exploitant, bien relayé par cer­tains médias, fut cepen­dant dou­ché par la déci­sion de l’AFCN de lui deman­der la réa­li­sa­tion de nou­velles ana­lyses et de nou­veaux tests, condi­tions à rem­plir avant toute déci­sion. Les groupes d’experts belges et inter­na­tio­naux avaient pour­tant vali­dé les réponses appor­tées par Elec­tra­bel qui concluaient que, mal­gré des incer­ti­tudes sub­sis­tantes sur cer­tains points, il exis­tait une marge de sécu­ri­té lar­ge­ment suf­fi­sante pour redé­mar­rer les réac­teurs. Mais deux réac­tions sont venues contre­car­rer cette conclusion.

La pre­mière était un cour­rier envoyé par l’ASN, l’Agence de sécu­ri­té nucléaire fran­çaise, poids lourd évi­dem­ment dans le sec­teur. En résu­mé, elle esti­mait que si ça ne tenait qu’à elle, le redé­mar­rage ne serait pas auto­ri­sé dans l’état des choses à ce moment, sans qu’une série de condi­tions sup­plé­men­taires soient rem­plies. Et, fait assez inha­bi­tuel, l’ASN publiait ce cour­rier sur son site, ce qui n’a pas plu en Bel­gique, bien qu’on y déclare jouer la trans­pa­rence. Cer­tains ont soup­çon­né l’attitude de l’ASN. Fal­lait-il y voir la défense d’intérêts par­ti­cu­liers ? Un relai d’entraves posées par EDF, à son concur­rent GDF Suez ? Un inté­rêt natio­nal puisqu’en cas de pro­blème en Bel­gique, les opé­ra­teurs fran­çais lui vendent leur cou­rant ? Une sévé­ri­té par­ti­cu­lière, géné­rée en France par la catas­trophe de Fuku­shi­ma après laquelle les patrons de la sureté fran­çaise ont com­men­cé à affir­mer qu’un acci­dent nucléaire majeur n’était pas inima­gi­nable dans leur pays et en Europe ? Ou encore, après que l’Europe, au terme des stress-tests, a sou­li­gné la néces­si­té d’importants inves­tis­se­ments de sécu­ri­té dans le parc nucléaire fran­çais, une réac­tion vexée du genre « puisque c’est comme ça, on sera par­ti­cu­liè­re­ment sévère chez les voisins » ?

La seconde réac­tion, sans doute ali­men­tée aus­si par celle de l’ASN, fut celle des experts propres de l’AFCN, c’est-à-dire de son bras tech­nique Bel V et de Vin­çotte nucléaire7. Pour une par­tie des experts (ceux des groupes exté­rieurs, sauf l’ASN), Elec­tra­bel avait appor­té la démons­tra­tion d’une marge de sécu­ri­té suf­fi­sante pour redé­mar­rer les réac­teurs. Il ne res­tait qu’une petite marge d’incertitude à laquelle on devait essayer de répondre par des tests com­plé­men­taires, mais qu’on pou­vait effec­tuer après le redé­mar­rage, notam­ment par des contrôles pério­diques ulté­rieurs. Mais les experts de l’Agence n’étaient pas d’accord avec ce sché­ma. S’ils sou­hai­taient aus­si que des tests et ana­lyses com­plé­men­taires soient réa­li­sés par l’opérateur, ils en ont fait, eux, des condi­tions préa­lables au redé­mar­rage. Ils concer­naient la vali­di­té de la métho­do­lo­gie uti­li­sée pour éva­luer les micro­fis­sures, leurs ori­gines his­to­riques, et la résis­tance d’une cuve poten­tiel­le­ment fra­gi­li­sée par ces micro­fis­sures à une pres­sion aug­men­tée. Un test réel de pres­sion hydrau­lique était ain­si sou­hai­té, au terme duquel on ver­rait si les micro­fis­sures auraient évo­lué ou pas.

Point final ?

Cette deuxième phase a duré de jan­vier à avril. Cer­tains tests requis ont posé des pro­blèmes de concep­tion aux ingé­nieurs, qui ont dû ima­gi­ner des pro­cé­dures jamais envi­sa­gées aupa­ra­vant pour une situa­tion inédite. Fin avril, Elec­tra­bel ren­dait sa copie qui, cette fois, était défi­ni­ti­ve­ment vali­dée par l’AFCN qui auto­ri­sait le redé­mar­rage le 17 mai 2013. Cette auto­ri­sa­tion était assor­tie de condi­tions qui avaient d’ailleurs déjà été émises par les autres groupes d’experts au mois de décembre, des condi­tions rela­tives au fonc­tion­ne­ment du réac­teur8, d’une part, ou à des contrôles ulté­rieurs après un an, d’autre part. Il est ain­si pré­vu de refaire une écho­gra­phie sonore com­plète pour véri­fier si les micro­fis­sures ne se sont pas agran­dies. Par ailleurs, les cuves des autres réac­teurs belges seront toutes sou­mises au même exa­men, sauf celles de Doel 1 et 2 qui doivent fer­mer en 2015. Lorsqu’on conclut à une « marge de sécu­ri­té suf­fi­sam­ment conser­va­tive », cela signi­fie que même en cas d’hypothèse d’incident plus grave que celle rete­nue dans les tests, la cuve aurait encore une capa­ci­té de résis­tance suffisante.

Le rap­port final de l’AFCN est donc en prin­cipe assez ras­su­rant. Il reste cepen­dant quelques incer­ti­tudes. La pre­mière reste que l’on n’a pas pu recons­ti­tuer toute la docu­men­ta­tion sur les contrôles de départ. C’est par déduc­tions rétros­pec­tives, basées notam­ment sur des ana­lyses chi­miques, que l’on a esti­mé que les micro­fis­sures étaient de petites bulles d’hydrogène créées au moment du for­geage de la cuve et qu’elles n’ont donc vrai­sem­bla­ble­ment pas évo­lué depuis le départ. La seconde est rela­tive aux effets à long terme de l’irradiation sur le métal, qu’elle peut fati­guer. Les échan­tillons uti­li­sés pour déduire qu’il n’y avait que peu d’effets ne sont pas tout à fait repré­sen­ta­tifs9. C’est ce qui a inci­té l’AFCN à enjoindre de nou­veaux tests dans l’avenir pour véri­fier la non-évo­lu­tion des défauts. Enfin, le test de pres­sion hydrau­lique effec­tué était contro­ver­sé. Il a été fait avec une pres­sion de 10 % plus éle­vée que la pres­sion cou­rante en fonc­tion­ne­ment. Est-ce suf­fi­sant pour simu­ler un pro­blème sérieux ? Mais aller plus loin aurait pu endom­ma­ger une par­tie du cir­cuit pri­maire du réac­teur, c’était un test très com­pli­qué et cou­teux. Les groupes d’experts externes l’avaient même jugé superflu.

C’est notam­ment sur tous ces points que se sont ensuite foca­li­sées les cri­tiques, des verts au niveau poli­tique, ou des asso­cia­tions telles Green­peace, ou encore d’autres experts, exté­rieurs aux groupes consti­tués par l’AFCN. Ils s’interrogeaient aus­si sur les décla­ra­tions des direc­teurs suc­ces­sifs de l’AFCN, Willy Deroo­vere et, à par­tir de jan­vier, Jan Bens, selon les­quels, si une nou­velle cuve pré­sen­tait aujourd’hui, au moment de sa livrai­son, des micro­fis­sures sem­blables à celles de Doel 3 et Tihange 2, on n’accepterait pas sa mise en ser­vice. Évo­lu­tion en trente ans du prin­cipe de pré­cau­tion, disaient-ils, sen­si­bi­li­té plus forte de l’opinion… la pré­cau­tion n’est jamais abso­lue, mais tou­jours déter­mi­née par le contexte his­to­rique. C’est beau­coup plus facile de reje­ter une cuve, un élé­ment de cen­trale avant sa mise en ser­vice, que d’arrêter tout un réac­teur com­plet, ce qui n’est peut-être pas néces­saire si on fait le maxi­mum, comme on l’a fait, pour éva­luer les risques, argumentaient-ils.

Petites fissures, grand débat

L’affaire des micro­fis­sures a notam­ment relan­cé un débat plus large sur Doel. La situa­tion de cette cen­trale pose indu­bi­ta­ble­ment ques­tion : elle est au cœur d’une zone très peu­plée, c’est la cen­trale au pre­mier rang mon­dial pour la den­si­té de popu­la­tion dans un rayon de cent kilo­mètres. Elle est aus­si au cœur d’un nœud de com­mu­ni­ca­tion fer­ro­viaire et rou­tier, au cœur du troi­sième port d’Europe, et au cœur d’une zone indus­trielle avec plu­sieurs entre­prises à risque Seve­so. Enfin la géo­gra­phie d’Anvers rend com­pli­quée l’évacuation de la popu­la­tion en cas de pro­blème. Un des meilleurs experts belges en la matière, Gil­bert Egger­mont, estime ain­si qu‘il faut essayer d’en finir au plus vite avec Doel, en tout cas avec les deux pre­miers réac­teurs, si pas aus­si le troi­sième. Il n’y a pas que les argu­ments uni­que­ment de sureté intrin­sèque de la cen­trale10 qui doivent entrer en ligne de compte dans l’évaluation des risques dit-il, mais aus­si le contexte socioé­co­no­mique — très lourd, on le voit, à Anvers — et même la per­cep­tion de l’opinion publique et des groupes qui la représentent.

L’ex-directeur de l’AFCN a d’ailleurs aus­si expri­mé des doutes à cet égard : nos socié­tés acceptent de plus en plus dif­fi­ci­le­ment ce type de risque, a dit Willy Deroo­vere dans une inter­view au moment où il quit­tait ses fonc­tions. Le nucléaire, dans un tel contexte, a pro­ba­ble­ment de moins en moins d’avenir. Des décla­ra­tions qui n’ont pas plu au sein du monde nucléaire belge. Son suc­ces­seur Jan Bens, peut-être sou­cieux d’allumer un contre­feu, décla­ra peu après dans une inter­view qu’un acci­dent avec une éolienne dans la zone d’Anvers pou­vait bien être plus dan­ge­reux et que le nucléaire était sûr à 104 %… Une entrée en fan­fare pour le nou­veau direc­teur de l’AFCN, qui n’avait visi­ble­ment pas encore choi­si son direc­teur de com­mu­ni­ca­tion. Cette fran­chise a peut-être per­mis de situer les opi­nions du nou­veau res­pon­sable de la sureté nucléaire en Bel­gique, mais a alté­ré l’image de celui qui doit don­ner des gages d’indépendance alors qu’il fut ancien direc­teur de la cen­trale de Doel, et puis secré­taire géné­ral de la WANO, l’association mon­diale des exploi­tants nucléaires. Son pré­dé­ces­seur avait plus réus­si à don­ner, notam­ment à l’occasion de cette crise, l’illustration de l’adage « la fonc­tion fait l’homme », une leçon que Jan Bens n’avait peut-être pas encore intégrée.

En tout cas, il y aura des leçons à tirer de l’affaire des micro­fis­sures. Les Amé­ri­cains ont plu­tôt consi­dé­ré les Belges comme des emmer­deurs et la réac­tion de l’AFCN comme déme­su­rée. En consé­quence, ils n’ont déci­dé d’aucune révi­sion des cuves de leurs réac­teurs sem­blables à celles des réac­teurs belges en ques­tion. Ce n’est pas l’attitude des régu­la­teurs euro­péens. En Europe, la Suède, la Suisse et les Pays-Bas ont effec­tué des ana­lyses sur leurs cuves issues du même construc­teur que les Belges. Rien n’a été déce­lé. Ailleurs, rien n’a été déci­dé ni fait. Le 30 aout, la WENRA, l’association des régu­la­teurs d’Europe de l’Ouest (qui inclut la Suisse) a envoyé une recom­man­da­tion à tous ses membres. Elle sou­haite que tous les réac­teurs euro­péens fassent l’objet d’examens sem­blables à ce qui a été pra­ti­qué pour Doel et Tihange. Réac­tion plus intel­li­gente, qui a cepen­dant la pré­cau­tion de rap­pe­ler que l’initiative d’entreprendre ces exa­mens revient au régu­la­teur natio­nal. En tout cas, ces exa­mens béné­fi­cie­ront de l’expérience engran­gée en Bel­gique et donc de ce retour d’expérience (ce qui a l’avantage de les rendre aus­si moins cou­teux11). Même si les oppo­sants au nucléaire pour­ront tou­jours invo­quer les incer­ti­tudes qui sub­sistent dans ces exa­mens, les exploi­tants nucléaires, eux, invo­que­ront que l’Europe élève ses stan­dards de sécu­ri­té. Tout en priant pour qu‘on ne trouve rien de grave dans ces examens…

  1. Voir La Revue nou­velle d’octobre 2012.
  2. Cet exa­men par écho­gra­phie sonore avait été déci­dé à la suite d’un « retour d’expérience » d’un exa­men fran­çais, mené à la cen­trale de Tri­cas­tin. Il avait mon­tré quelques défauts juste sous le revê­te­ment en inox de la cuve. Mais il n’avait pas été plus loin dans toute l’épaisseur de l’acier de la cuve, qui fait vingt cen­ti­mètres. Cet exa­men, appli­qué à Doel, a mon­tré des indi­ca­tions curieuses au-delà du revê­te­ment, dans l’épaisseur même du métal de la cuve. Les ingé­nieurs d’Electrabel, avec l’aval de Bel V, ont déci­dé alors d’enquêter un peu plus pour com­prendre ce qui se passait.
  3. « Micro­fis­sures » ou « flags » ou « flakes » ou « bul­les ». L’échographie sonore indi­quait des minus­cules rec­tangles sou­vent d’un cen­ti­mètre sur deux, mais pas plus épais qu’une feuille de papier de cigarette.
  4. Voir la décla­ra­tion de la ministre Joelle Mil­quet le 8 aout 2012.
  5. Si le gou­ver­ne­ment s’y oppose, il doit alors adop­ter un nou­vel arrê­té royal reti­rant l’autorisation d’exploitation à l’exploitant (qui n’avait pas été reti­rée, les réac­teurs étant juste pro­vi­soi­re­ment arrê­tés). Mais il doit sérieu­se­ment moti­ver une telle déci­sion qui est sus­cep­tible de recours devant le conseil d’État. On voit dif­fi­ci­le­ment un gou­ver­ne­ment capable d’opposer des motifs puis­sants aux exper­tises vali­dées par sa propre agence. Sauf à invo­quer d’autres argu­ments géné­raux comme Ange­la Mer­kel l’a fait pour arrê­ter 7 réac­teurs nucléaires en Alle­magne. Mais ce n’était pas vrai­ment la ques­tion ici.
  6. À noter que, pen­dant cette année de crise, l’arrêt des deux réac­teurs n’a pas entrai­né de perte d‘emplois. Les tâches de main­te­nance et sur­veillance du réac­teur et des ins­tal­la­tions annexes à l’arrêt, ain­si qu’un redé­ploie­ment éven­tuel sur les autres réac­teurs ou ins­tal­la­tions, ont per­mis cette sta­bi­li­sa­tion du per­son­nel, sauf qu’en aval, la sous-trai­tance a été moins sol­li­ci­tée pen­dant cette période.
  7. Bel V, issu d’une restruc­tu­ra­tion de Vin­çotte, est le bras tech­nique de l’AFCN. Vin­çotte nucléaire est une asso­cia­tion exté­rieure à laquelle l’agence a aus­si recours.
  8. Il s’agit notam­ment de modi­fier la tem­pé­ra­ture de l’eau, soit au moment du redé­mar­rage, soit en cas d’injection d’urgence, de sorte que de l’eau pré­chauf­fée et non pas froide entre dans une cuve très chaude, ce qui limite les sol­li­ci­ta­tions dan­ge­reuses sur le métal (choc thermique).
  9. For­cé­ment, il eût fal­lu pré­le­ver un échan­tillon de la cuve elle-même, ce qui est impos­sible sans la détruire irré­ver­si­ble­ment. On pra­tique donc ce qu’on appelle des tests « non des­truc­tifs », sur d’autres mor­ceaux de métal cen­sés être proches de celui de la cuve.
  10. À Doel, les réac­teurs 3 et 4 sont en prin­cipe plus sûrs en cas de pro­blèmes que le 1 et le 2, car dotés de doubles enceintes plus solides.
  11. À Elec­tra­bel, qui a finan­cé ces exa­mens assez cou­teux — et d’une qua­li­té indé­niable recon­naissent tous les acteurs, y com­pris les oppo­sants —, on se pose la ques­tion de la publi­ca­tion de la tota­li­té de leurs résul­tats et leur ren­ta­bi­li­sa­tion éventuelle…

Marc Molitor


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