Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Retour sur B‑Fast au Népal

Numéro 6 - 2015 par Frédéric Thomas

septembre 2015

Le 4 mai 2015, l’équipe belge de secours et de recherches (les USAR, Urban search and rescue), B‑Fast ren­trait du Népal, après un imbro­glio d’escales et d’attentes, et sans avoir pu appor­ter une véri­table aide concrète aux vic­times du séisme, qui avait frap­pé le pays une dizaine de jours plus tôt. Ce retour pré­ci­pi­té sus­ci­ta la […]

Le Mois

Le 4 mai 2015, l’équipe belge de secours et de recherches (les USAR, Urban search and rescue), B‑Fast ren­trait du Népal, après un imbro­glio d’escales et d’attentes, et sans avoir pu appor­ter une véri­table aide concrète aux vic­times du séisme, qui avait frap­pé le pays une dizaine de jours plus tôt. Ce retour pré­ci­pi­té sus­ci­ta la polé­mique, cata­ly­sée par la média­ti­sa­tion de la frus­tra­tion des Belges, en géné­ral, et des secou­ristes, en par­ti­cu­lier1. À l’heure où le Népal semble être retom­bé dans l’indifférence média­tique, il convient de rééva­luer ce qui s’est pas­sé, en l’inscrivant dans une ten­dance glo­bale et en inter­ro­geant le rap­port entre visi­bi­li­té et effi­ca­ci­té de ces inter­ven­tions. Une autoé­va­lua­tion de B‑Fast est d’ailleurs pré­vue en décembre 2015.

Un mode d’intervention privilégié

Le gou­ver­ne­ment belge a défen­du l’envoi de B‑Fast en affir­mant qu’il répon­dait à la demande ini­tiale faite par l’État népa­lais. Mais ce n’est que par­tiel­le­ment vrai. En réa­li­té, le gou­ver­ne­ment népa­lais s’est tour­né vers l’ONU, dès le 25 avril, pour sol­li­ci­ter l’aide inter­na­tio­nale, en deman­dant, entre autres, des équipes d’USAR. Au bout du compte, 76 équipes, pro­ve­nant de 31 pays, et ras­sem­blant 1872 per­sonnes et 118 chiens, furent actives sur place. C’est beau­coup… et cela s’est même révé­lé trop, au vu des capa­ci­tés de l’aéroport de Kat­man­dou, très vite satu­ré. Ain­si, d’autres avions que celui de B‑Fast (notam­ment un avion fran­çais) ont été retar­dés, et le gou­ver­ne­ment népa­lais a même dû deman­der, le 28 avril, à la Nou­velle-Zélande d’annuler l’envoi de son équipe.

Cet afflux impor­tant confirme la ten­dance géné­rale de ces der­nières années, qui voit le nombre crois­sant d’acteurs d’urgence inter­ve­nir après une catas­trophe au Sud. Pour­quoi est-ce ce type d’aide plu­tôt que d’autres formes qui est lar­ge­ment pri­vi­lé­gié, et alors même que le gou­ver­ne­ment népa­lais avait éga­le­ment deman­dé à la Bel­gique des cou­ver­tures, de la nour­ri­ture, de l’eau, des tentes et des médi­ca­ments (et, à l’ONU, des équipes médi­cales, du maté­riel et des tentes pour les hôpi­taux, des sacs pour les cadavres, des équi­pe­ments lourds pour dépla­cer les décombres, et des héli­co­ptères)? Com­ment expli­quer cette pré­ci­pi­ta­tion, sans coor­di­na­tion, au mépris du risque connu et signa­lé de satu­ra­tion de l’aéroport de Katmandou ?

La phase opé­ra­tion­nelle des USAR dure en géné­ral une dizaine de jours. Ain­si, le 3 mai, le gou­ver­ne­ment népa­lais décla­ra offi­ciel­le­ment sa fin et deman­da aux équipes inter­na­tio­nales d’organiser leur départ. À Haï­ti, les opé­ra­tions de la soixan­taine d’équipes, pro­ve­nant d’une tren­taine de pays avaient ces­sé le 22 jan­vier 2010, soit dix jours après le séisme (et alors que les der­nières qua­rante-huit heures, 16 per­sonnes n’avaient pu être secou­rues). Au Népal, les USAR inter­na­tio­naux ont sor­ti per­sonnes des décombres ; à Haï­ti, 132 per­sonnes ; et, à Bam, en Iran, frap­pé éga­le­ment par un trem­ble­ment de terre en décembre 2003, 22 personnes.

C’est à la suite du séisme de Mar­ma­ra, en Tur­quie, en aout 1999, que le plus grand nombre de sau­ve­tages a jamais été effec­tué — 144 — par les 2700 sau­ve­teurs, issus d’une petite cen­taine d’équipes de divers pays. En réa­li­té donc, le nombre de vies sau­vées par les équipes inter­na­tio­nales d’USAR est tou­jours rela­ti­ve­ment faible ; par­ti­cu­liè­re­ment, au vu, d’une part, des moyens mis en œuvre2 et, d’autre part, de l’ampleur de la catas­trophe et du nombre consi­dé­rable de vic­times. De manière géné­rale d’ailleurs, les équipes locales — les pre­mières actives sur place —, mal­gré leur manque de moyens, sont plus effi­caces. L’importance dis­pro­por­tion­née accor­dée aux inter­ven­tions des USAR, au détri­ment d’autres formes d’action moins visibles, est en réa­li­té fonc­tion de leur sur­mé­dia­ti­sa­tion et d’enjeux nationaux.

Visibilité contre efficacité

Les pro­blèmes de coor­di­na­tion — notam­ment du tra­fic aérien —, de syner­gie, de l’arrivée mas­sive d’une aide en un laps de temps très court, com­pli­quant encore l’organisation du pays frap­pé par une catas­trophe…, tous ces obs­tacles ont été repé­rés dans les docu­ments internes de B‑Fast, à la suite des inter­ven­tions de 2010 à Haï­ti et de 2013 aux Phi­lip­pines. Ils consti­tuent d’ailleurs des élé­ments connus par l’ensemble des acteurs d’urgence. De même que l’appel répé­té à une (meilleure) concer­ta­tion et coor­di­na­tion au niveau euro­péen3. Si cet appel demeure, au mieux, un vœu pieux et qu’il est contre­dit par le fonc­tion­ne­ment « nor­mal » des acteurs, dont B‑Fast, c’est qu’il contre­vient à la logique même de ces interventions.

Outre, les 43 secou­ristes belges dans l’avion de B‑Fast, il y avait dix jour­na­listes de la presse écrite et par­lée. Ceux-ci pro­fi­taient du vol pour se rendre vite sur place ; échange de bons pro­cé­dés. La pra­tique est com­mune et se repro­duit lors de chaque catas­trophe4. De toute façon, jour­na­listes et secou­ristes tendent à conver­ger dans une forme d’autopromotion, où la « com’ » double l’action elle-même. Le récit média­tique recon­fi­gure les contours de l’intervention, des objec­tifs et de l’efficacité. Les huma­ni­taires ne sont pas les vic­times des jour­na­listes, et la média­ti­sa­tion ne vient pas après, se gref­fer ou para­si­ter l’action ; celle-ci est pen­sée direc­te­ment en fonc­tion de la média­ti­sa­tion et est impen­sable sans elle. Ima­gine-t-on des jour­na­listes belges qui, par indé­pen­dance et impar­tia­li­té, sui­vraient des sau­ve­teurs chi­nois — voire même des Népa­lais — plu­tôt qu’une équipe de « nos » secou­ristes ; eux-mêmes opé­rant, sans dra­peaux, sans logos ni signes recon­nais­sables, loin des camé­ras et sans aucun sou­ci de rendre compte au JT de leurs efforts ? Com­ment le gou­ver­ne­ment ne serait-il pas ten­té de mettre en scène sa géné­ro­si­té, afin de gagner à moindre cout l’appui de l’opinion publique ?

Idéa­le­ment, l’intervention des jour­na­listes, des secou­ristes et des gou­ver­ne­ments du Nord doit conver­ger dans l’histoire de la petite fille ou de la femme5 « sau­vée » des décombres. Dans toute cette hor­reur, une si belle his­toire doit tout à la fois nous conso­ler, jus­ti­fier notre aide et prou­ver notre effi­ca­ci­té. La « mira­cu­lée » peut mou­rir tran­quille, quelques jours plus tard à l’hôpital6, faute de moyens, de ser­vices sociaux de base et de poli­tiques publiques — vague décor de la fata­li­té ; son sau­ve­tage a bien été enre­gis­tré, son his­toire est « dans la boite », et secou­ristes et jour­na­listes sont, de toute façon, déjà ren­trés… avant de repar­tir de plus belle, sur le lieu d’autres catas­trophes, sau­ver d’autres vies comme la sienne.

D’autres actions, comme l’appui aux orga­ni­sa­tions locales, sauvent pour­tant plus de vies à terme. Mais elles n’offrent pas un si beau récit et se prêtent moins à la mise en avant de « notre » aide7. Visi­bi­li­té contre effi­ca­ci­té… l’un n’empêche pas l’autre dira-t-on. Si, jus­te­ment. Cette course à la visi­bi­li­té exa­cerbe la concur­rence entre acteurs, freine toute coor­di­na­tion, pous­sant cha­cun à faire valoir sa propre action, en fai­sant de celle-ci un spec­tacle de rela­tions publiques. Une inter­ven­tion réel­le­ment effi­cace impose au contraire de se déga­ger de cette matrice spec­ta­cu­laire et de gagner en pudeur ce qu’elle per­drait en démons­tra­tion médiatique.

Le refus du spectacle

En jan­vier 2010, l’équipe USAR suisse, la « chaine de sau­ve­tage », mise en stand by, ne fut fina­le­ment pas envoyée à Haï­ti. Cette déci­sion fut vive­ment cri­ti­quée et déclen­cha la polé­mique dans les médias. Jugeant qu’il ne serait pas pos­sible d’arriver sur place dans un délai de trente-six heures, en rai­son de la fer­me­ture tem­po­raire de l’aéroport de Port-au-Prince et de la forte limi­ta­tion des mou­ve­ments, la Suisse avait esti­mé que les chances de sau­ver des vies étaient trop faibles et, en consé­quence, avait pré­fé­ré envoyer du maté­riel d’assistance. Le chef de l’aide huma­ni­taire du pays, Toni Frisch (par ailleurs, pré­sident de l’International search and rescue advi­so­ry group), jus­ti­fia ce choix au nom de l’efficacité contre le spec­tacle : « Envoyer une cen­taine de per­sonnes sur place juste pour dire qu’on l’a fait n’a aucun sens, a décla­ré Toni Frisch, expli­quant que le but n’est pas de faire des actions spec­ta­cu­laires, mais efficaces. »

L’évaluation pos­té­rieure de cette inter­ven­tion par l’OCDE affirme que la déci­sion suisse a recueilli le sou­tien qua­si una­nime de tous les experts inter­viewés. Ce fut en effet la bonne déci­sion à prendre. Mais force est de consta­ter que son effi­ca­ci­té réelle s’est faite au détri­ment du jeu de visi­bi­li­té et à l’encontre d’une opi­nion publique arti­fi­ciel­le­ment gon­flée par l’effet média­tique. Cela sup­po­sait un cou­rage poli­tique cer­tain. C’est ce cou­rage que le gou­ver­ne­ment belge n’a pas eu lors du séisme népa­lais d’avril der­nier. Au regard des pro­chaines catas­trophes, qui ne man­que­ront mal­heu­reu­se­ment pas de se repro­duire, et des inva­riants de l’aide huma­ni­taire8, l’urgence est aus­si et sur­tout de se don­ner les moyens de choi­sir l’efficacité contre le spectacle.

  1. La « bonne volon­té » des secou­ristes parut être la réponse cen­sée conclure (et arrê­ter) toute ana­lyse. Il y avait cepen­dant, outre les 43 secou­ristes belges, près de 28 mil­lions de Népa­lais, eux aus­si rem­plis de « bonne volon­té », sans que cela leur ait pour­tant per­mis d’acquérir plus de légi­ti­mi­té ou, du moins, une écoute auprès des médias belges.
  2. Le cout de l’opération B‑Fast au Népal n’atteindrait pas 200.000 euros selon le ministre des Affaires étran­gères, Didier Reynders.
  3. Pour ce qui est de cette der­nière mis­sion de B‑Fast, lors de la dis­cus­sion en com­mis­sion des Rela­tions exté­rieures, le ministre Didier Reyn­ders a affir­mé : « Il y a lieu d’évaluer l’intervention belge, mais, par ailleurs, la coor­di­na­tion inter­na­tio­nale et euro­péenne doit être amé­lio­rée. La com­mu­nau­té inter­na­tio­nale devra tirer les leçons de la crise au Népal. »
  4. De même, ces avions servent à rapa­trier les citoyens belges et euro­péens. Dans ce cas-ci, « 127 pas­sa­gers, dont 45 Belges et 82 autres citoyens de l’Union euro­péenne ». (C’est d’ailleurs l’un des argu­ments du gou­ver­ne­ment belge pour avan­cer que B‑Fast a offert une aide effi­cace — aux Népalais?)
  5. Ou, à défaut, un homme, même s’il ne cor­res­pond pas à la figure de la vic­time « idéale ».
  6. Il n’y a pas de sui­vi de ce que deviennent les per­sonnes sau­vées, et si elles sur­vivent ou non à leurs blessures.
  7. On perd en héroïsme et roman­tisme à com­mu­ni­quer sur l’envoi de pel­le­teuses, de cou­ver­tures, de tentes ou de sacs pour les cadavres — pour­tant néces­saires et deman­dés par le gou­ver­ne­ment népa­lais —, sur les for­ma­tions et ren­for­ce­ment de capa­ci­tés, sur le tra­vail de dénon­cia­tion de poli­tiques de pri­va­ti­sa­tion, qui accroissent un peu plus la vul­né­ra­bi­li­té de ces pays.
  8. Ber­nard Duterme, « Les cinq “inva­riants” de la logique huma­ni­taire », jan­vier 2011.

Frédéric Thomas


Auteur