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Retour sur B‑Fast au Népal
Le 4 mai 2015, l’équipe belge de secours et de recherches (les USAR, Urban search and rescue), B‑Fast rentrait du Népal, après un imbroglio d’escales et d’attentes, et sans avoir pu apporter une véritable aide concrète aux victimes du séisme, qui avait frappé le pays une dizaine de jours plus tôt. Ce retour précipité suscita la […]
Le 4 mai 2015, l’équipe belge de secours et de recherches (les USAR, Urban search and rescue), B‑Fast rentrait du Népal, après un imbroglio d’escales et d’attentes, et sans avoir pu apporter une véritable aide concrète aux victimes du séisme, qui avait frappé le pays une dizaine de jours plus tôt. Ce retour précipité suscita la polémique, catalysée par la médiatisation de la frustration des Belges, en général, et des secouristes, en particulier1. À l’heure où le Népal semble être retombé dans l’indifférence médiatique, il convient de réévaluer ce qui s’est passé, en l’inscrivant dans une tendance globale et en interrogeant le rapport entre visibilité et efficacité de ces interventions. Une autoévaluation de B‑Fast est d’ailleurs prévue en décembre 2015.
Un mode d’intervention privilégié
Le gouvernement belge a défendu l’envoi de B‑Fast en affirmant qu’il répondait à la demande initiale faite par l’État népalais. Mais ce n’est que partiellement vrai. En réalité, le gouvernement népalais s’est tourné vers l’ONU, dès le 25 avril, pour solliciter l’aide internationale, en demandant, entre autres, des équipes d’USAR. Au bout du compte, 76 équipes, provenant de 31 pays, et rassemblant 1872 personnes et 118 chiens, furent actives sur place. C’est beaucoup… et cela s’est même révélé trop, au vu des capacités de l’aéroport de Katmandou, très vite saturé. Ainsi, d’autres avions que celui de B‑Fast (notamment un avion français) ont été retardés, et le gouvernement népalais a même dû demander, le 28 avril, à la Nouvelle-Zélande d’annuler l’envoi de son équipe.
Cet afflux important confirme la tendance générale de ces dernières années, qui voit le nombre croissant d’acteurs d’urgence intervenir après une catastrophe au Sud. Pourquoi est-ce ce type d’aide plutôt que d’autres formes qui est largement privilégié, et alors même que le gouvernement népalais avait également demandé à la Belgique des couvertures, de la nourriture, de l’eau, des tentes et des médicaments (et, à l’ONU, des équipes médicales, du matériel et des tentes pour les hôpitaux, des sacs pour les cadavres, des équipements lourds pour déplacer les décombres, et des hélicoptères)? Comment expliquer cette précipitation, sans coordination, au mépris du risque connu et signalé de saturation de l’aéroport de Katmandou ?
La phase opérationnelle des USAR dure en général une dizaine de jours. Ainsi, le 3 mai, le gouvernement népalais déclara officiellement sa fin et demanda aux équipes internationales d’organiser leur départ. À Haïti, les opérations de la soixantaine d’équipes, provenant d’une trentaine de pays avaient cessé le 22 janvier 2010, soit dix jours après le séisme (et alors que les dernières quarante-huit heures, 16 personnes n’avaient pu être secourues). Au Népal, les USAR internationaux ont sorti personnes des décombres ; à Haïti, 132 personnes ; et, à Bam, en Iran, frappé également par un tremblement de terre en décembre 2003, 22 personnes.
C’est à la suite du séisme de Marmara, en Turquie, en aout 1999, que le plus grand nombre de sauvetages a jamais été effectué — 144 — par les 2700 sauveteurs, issus d’une petite centaine d’équipes de divers pays. En réalité donc, le nombre de vies sauvées par les équipes internationales d’USAR est toujours relativement faible ; particulièrement, au vu, d’une part, des moyens mis en œuvre2 et, d’autre part, de l’ampleur de la catastrophe et du nombre considérable de victimes. De manière générale d’ailleurs, les équipes locales — les premières actives sur place —, malgré leur manque de moyens, sont plus efficaces. L’importance disproportionnée accordée aux interventions des USAR, au détriment d’autres formes d’action moins visibles, est en réalité fonction de leur surmédiatisation et d’enjeux nationaux.
Visibilité contre efficacité
Les problèmes de coordination — notamment du trafic aérien —, de synergie, de l’arrivée massive d’une aide en un laps de temps très court, compliquant encore l’organisation du pays frappé par une catastrophe…, tous ces obstacles ont été repérés dans les documents internes de B‑Fast, à la suite des interventions de 2010 à Haïti et de 2013 aux Philippines. Ils constituent d’ailleurs des éléments connus par l’ensemble des acteurs d’urgence. De même que l’appel répété à une (meilleure) concertation et coordination au niveau européen3. Si cet appel demeure, au mieux, un vœu pieux et qu’il est contredit par le fonctionnement « normal » des acteurs, dont B‑Fast, c’est qu’il contrevient à la logique même de ces interventions.
Outre, les 43 secouristes belges dans l’avion de B‑Fast, il y avait dix journalistes de la presse écrite et parlée. Ceux-ci profitaient du vol pour se rendre vite sur place ; échange de bons procédés. La pratique est commune et se reproduit lors de chaque catastrophe4. De toute façon, journalistes et secouristes tendent à converger dans une forme d’autopromotion, où la « com’ » double l’action elle-même. Le récit médiatique reconfigure les contours de l’intervention, des objectifs et de l’efficacité. Les humanitaires ne sont pas les victimes des journalistes, et la médiatisation ne vient pas après, se greffer ou parasiter l’action ; celle-ci est pensée directement en fonction de la médiatisation et est impensable sans elle. Imagine-t-on des journalistes belges qui, par indépendance et impartialité, suivraient des sauveteurs chinois — voire même des Népalais — plutôt qu’une équipe de « nos » secouristes ; eux-mêmes opérant, sans drapeaux, sans logos ni signes reconnaissables, loin des caméras et sans aucun souci de rendre compte au JT de leurs efforts ? Comment le gouvernement ne serait-il pas tenté de mettre en scène sa générosité, afin de gagner à moindre cout l’appui de l’opinion publique ?
Idéalement, l’intervention des journalistes, des secouristes et des gouvernements du Nord doit converger dans l’histoire de la petite fille ou de la femme5 « sauvée » des décombres. Dans toute cette horreur, une si belle histoire doit tout à la fois nous consoler, justifier notre aide et prouver notre efficacité. La « miraculée » peut mourir tranquille, quelques jours plus tard à l’hôpital6, faute de moyens, de services sociaux de base et de politiques publiques — vague décor de la fatalité ; son sauvetage a bien été enregistré, son histoire est « dans la boite », et secouristes et journalistes sont, de toute façon, déjà rentrés… avant de repartir de plus belle, sur le lieu d’autres catastrophes, sauver d’autres vies comme la sienne.
D’autres actions, comme l’appui aux organisations locales, sauvent pourtant plus de vies à terme. Mais elles n’offrent pas un si beau récit et se prêtent moins à la mise en avant de « notre » aide7. Visibilité contre efficacité… l’un n’empêche pas l’autre dira-t-on. Si, justement. Cette course à la visibilité exacerbe la concurrence entre acteurs, freine toute coordination, poussant chacun à faire valoir sa propre action, en faisant de celle-ci un spectacle de relations publiques. Une intervention réellement efficace impose au contraire de se dégager de cette matrice spectaculaire et de gagner en pudeur ce qu’elle perdrait en démonstration médiatique.
Le refus du spectacle
En janvier 2010, l’équipe USAR suisse, la « chaine de sauvetage », mise en stand by, ne fut finalement pas envoyée à Haïti. Cette décision fut vivement critiquée et déclencha la polémique dans les médias. Jugeant qu’il ne serait pas possible d’arriver sur place dans un délai de trente-six heures, en raison de la fermeture temporaire de l’aéroport de Port-au-Prince et de la forte limitation des mouvements, la Suisse avait estimé que les chances de sauver des vies étaient trop faibles et, en conséquence, avait préféré envoyer du matériel d’assistance. Le chef de l’aide humanitaire du pays, Toni Frisch (par ailleurs, président de l’International search and rescue advisory group), justifia ce choix au nom de l’efficacité contre le spectacle : « Envoyer une centaine de personnes sur place juste pour dire qu’on l’a fait n’a aucun sens, a déclaré Toni Frisch, expliquant que le but n’est pas de faire des actions spectaculaires, mais efficaces. »
L’évaluation postérieure de cette intervention par l’OCDE affirme que la décision suisse a recueilli le soutien quasi unanime de tous les experts interviewés. Ce fut en effet la bonne décision à prendre. Mais force est de constater que son efficacité réelle s’est faite au détriment du jeu de visibilité et à l’encontre d’une opinion publique artificiellement gonflée par l’effet médiatique. Cela supposait un courage politique certain. C’est ce courage que le gouvernement belge n’a pas eu lors du séisme népalais d’avril dernier. Au regard des prochaines catastrophes, qui ne manqueront malheureusement pas de se reproduire, et des invariants de l’aide humanitaire8, l’urgence est aussi et surtout de se donner les moyens de choisir l’efficacité contre le spectacle.
- La « bonne volonté » des secouristes parut être la réponse censée conclure (et arrêter) toute analyse. Il y avait cependant, outre les 43 secouristes belges, près de 28 millions de Népalais, eux aussi remplis de « bonne volonté », sans que cela leur ait pourtant permis d’acquérir plus de légitimité ou, du moins, une écoute auprès des médias belges.
- Le cout de l’opération B‑Fast au Népal n’atteindrait pas 200.000 euros selon le ministre des Affaires étrangères, Didier Reynders.
- Pour ce qui est de cette dernière mission de B‑Fast, lors de la discussion en commission des Relations extérieures, le ministre Didier Reynders a affirmé : « Il y a lieu d’évaluer l’intervention belge, mais, par ailleurs, la coordination internationale et européenne doit être améliorée. La communauté internationale devra tirer les leçons de la crise au Népal. »
- De même, ces avions servent à rapatrier les citoyens belges et européens. Dans ce cas-ci, « 127 passagers, dont 45 Belges et 82 autres citoyens de l’Union européenne ». (C’est d’ailleurs l’un des arguments du gouvernement belge pour avancer que B‑Fast a offert une aide efficace — aux Népalais?)
- Ou, à défaut, un homme, même s’il ne correspond pas à la figure de la victime « idéale ».
- Il n’y a pas de suivi de ce que deviennent les personnes sauvées, et si elles survivent ou non à leurs blessures.
- On perd en héroïsme et romantisme à communiquer sur l’envoi de pelleteuses, de couvertures, de tentes ou de sacs pour les cadavres — pourtant nécessaires et demandés par le gouvernement népalais —, sur les formations et renforcement de capacités, sur le travail de dénonciation de politiques de privatisation, qui accroissent un peu plus la vulnérabilité de ces pays.
- Bernard Duterme, « Les cinq “invariants” de la logique humanitaire », janvier 2011.