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Rétablir sa paix, restaurer son âme

Numéro 3 Mars 2011 - prison par Jean-Pierre Malmendier

mars 2011

La perte bru­tale et tra­gique d’un enfant plonge une famille dans une tris­tesse et une dou­leur inima­gi­nables. Jean-Pierre Mal­men­dier a choi­si de s’en­ga­ger sur le che­min de la res­tau­ra­tion après l’as­sas­si­nat de sa fille Corine et témoigne du bien­fon­dé d’une telle démarche qui, autant pour les vic­times que pour les auteurs, conduit ceux qui l’en­tre­prennent vers une cer­taine sérénité.

En juillet 1992, ma fille ainée, Corine, est assas­si­née à l’âge de dix-sept ans ain­si que son ami Marc, âgé, lui, de vingt-et-un ans, par deux déte­nus en cavale (l’un en liber­té condi­tion­nelle, l’autre en congé péni­ten­tiaire) qui se sont livrés à toute une série de délits et de crimes pen­dant un macabre périple de plus d’une semaine. Une semaine pen­dant laquelle je suis res­té confron­té à l’attitude des auto­ri­tés qui ne prirent pas au sérieux mon inquié­tude devant la dis­pa­ri­tion des enfants dont nous étions sans nou­velles depuis le mer­cre­di 15 juillet. Lorsque le lien entre la cavale des deux mal­frats et la voi­ture que condui­sait Marc en com­pa­gnie de Corine fut éta­bli, le ven­dre­di de la même semaine, les enquê­teurs entre­prirent une chasse à l’homme pour arrê­ter les deux délin­quants, mais aucune recherche pour retrou­ver les enfants ne fut entreprise.

Lors de son arres­ta­tion, dans la nuit du same­di au dimanche 19 juillet, le plus âgé (vingt-huit ans) nia toute impli­ca­tion dans la dis­pa­ri­tion des enfants, dont il se dit infor­mé par les médias, pro­fé­rant des menaces à l’adresse des poli­ciers. Le second (vingt ans) fut recon­duit à l’établissement péni­ten­tiaire par ses parents, chez qui il s’était réfu­gié pen­dant la nuit sui­vante, et col­la­bo­ra acti­ve­ment à la recherche des enfants. Il recon­nut qu’ils furent tués de deux balles dans la tête par son com­plice. Dans le cadre de cette col­la­bo­ra­tion, les corps sans vie de ma fille et de son ami seront retrou­vés, le mer­cre­di sui­vant, à l’endroit qu’il décri­vit par un croquis.
Je me suis retrou­vé confron­té pen­dant près d’une semaine à l’inertie des auto­ri­tés par rap­port à ma demande de secours pour retrou­ver nos enfants, au constat que deux dan­ge­reux réci­di­vistes avaient été remis en liber­té et à l’assassinat cra­pu­leux dont au moins un des deux s’était livré sur ma fille et sur son ami.

Colère et compassion

Ma colère s’est expri­mée en pre­mier lieu contre la mise en liber­té des deux cri­mi­nels, dont la dan­ge­ro­si­té ne fai­sait aucun doute : le jour des funé­railles de nos enfants, accu­sant l’État de prendre des paris sur la vie des citoyens, nous avons, les parents de Marc, ma femme et moi-même, dif­fu­sé une péti­tion deman­dant à ce que la légis­la­tion change et empêche ce genre de dérive. Cette péti­tion sera dépo­sée à la Chambre des repré­sen­tants le 4 décembre de la même année, forte du sou­tien de 260.000 cosignataires.

Les infor­ma­tions reçues au fur et à mesure de l’évolution de l’enquête, com­plé­tées par celles reçues par notre entou­rage, nous per­mirent de nous faire une opi­nion concer­nant la per­son­na­li­té des assas­sins et de leur entou­rage fami­lial, dès la semaine qui sui­vit leur iden­ti­fi­ca­tion et leur incarcération.

Habi­tant le même quar­tier que les parents du plus jeune auteur, un couple d’amis nous dres­sa une image très posi­tive de ses parents, tota­le­ment ébran­lés par les der­niers évè­ne­ments, nous décri­vant leur pénible par­cours à la suite de l’adoption de ce fils unique, qui s’était révé­lé un ado­les­cent instable, incon­trô­lable et délin­quant. La gra­vi­té de ses actes pré­cé­dents avait conduit le juge de la jeu­nesse à se des­sai­sir de son dos­sier trois ans aupa­ra­vant. Il sera condam­né à dix années de réclu­sion par une cour d’assises.

Sa coopé­ra­tion à la recherche des corps de Corine et de Marc me don­nait de lui l’image d’un délin­quant dépas­sé par son com­por­te­ment et entrai­né dans sa macabre aven­ture par son com­plice, ce qui n’enlevait rien à sa dan­ge­ro­si­té, hor­mis qu’il s’était mon­tré capable d’assumer sa dérive.

Concer­nant le plus âgé, nos sources nous décri­vaient un entou­rage fami­lial peu enclin à se sou­cier de ses agis­se­ments si ce n’est pour les nier ou, à défaut, les mini­mi­ser. Il posa des pro­blèmes de com­por­te­ment dès l’école pri­maire et fut constam­ment à l’origine de mau­vais coups. Pour le décrire, un de ses anciens édu­ca­teurs dit de lui « qu’il valait mieux ne pas lui tour­ner le dos ». Lui aus­si fut condam­né par un tri­bu­nal cor­rec­tion­nel à dix années de réclu­sion, dont il en pur­gea neuf pour cause de com­por­te­ment violent en cours d’incarcération. Son déni par rap­port aux faits dont il était accu­sé, son agres­si­vi­té extrême après son arres­ta­tion me confir­mèrent sa per­son­na­li­té pro­fon­dé­ment délinquante.

L’attitude très dif­fé­rente des deux mal­frats, le pre­mier col­la­bo­rant à l’enquête et recon­nais­sant sa res­pon­sa­bi­li­té dans les faits, et l’autre se can­ton­nant dans une néga­tion farouche, empreinte de menaces de mort à l’encontre des enquê­teurs, entrai­na une réac­tion très dif­fé­rente de ma part, par­ti­cu­liè­re­ment en ce qui concerne leur famille. Au point de com­pa­tir à la situa­tion des parents du plus jeune et de leur rendre visite, en com­pa­gnie de ma femme, le soir des funé­railles de nos enfants. Notre démarche répon­dait au besoin de leur témoi­gner notre com­pas­sion devant leur détresse d’avoir échoué dans leur pro­jet édu­ca­tif pour ce fils, d’être l’objet d’une vin­dicte popu­laire que nous condam­nions. Nous étions éga­le­ment ani­més par une cer­taine gra­ti­tude du fait qu’ils avaient remis leur fils aux auto­ri­tés, qu’ils l’avaient inci­té à recon­naitre les faits qu’il avait com­mis et à par­ti­ci­per au mieux à la décou­verte des corps des enfants, met­tant fin à une angoisse plus pénible à sup­por­ter que le constat de l’horrible vérité.

L’émotion pen­dant cette ren­contre fut énorme, la mère du jeune se décla­ra cou­pable de tou­jours l’aimer, mal­gré l’horreur de ce qu’il venait de com­mettre. Le père expri­ma sa colère totale, jusqu’à lais­ser explo­ser sa haine pour cet être qui lui avait pour­ri la vie depuis qu’il y était entré. Mani­fes­te­ment, cette adop­tion avait été sou­hai­tée par sa femme et tolé­rée par un mari dému­ni devant le besoin de mater­ni­té de celle-ci. Elle a cru que son amour vain­crait toutes les dif­fi­cul­tés liées à l’éducation d’un enfant qui se révè­le­ra sous l’emprise d’une révolte totale à son ado­les­cence, qui se mit en oppo­si­tion abso­lue aux règles d’une socié­té qui lui avait refu­sé sa véri­table iden­ti­té. Une socié­té contre laquelle il esti­mait légi­time de mener une guerre au nom d’une rébel­lion telle qu’elle excu­sait toute exac­tion à ses yeux.

J’ai ren­con­tré une famille dont la pro­blé­ma­tique affec­tive des uns accen­tuait celle des autres. Com­ment ne pas recon­naitre cette véri­té vécue dans l’aveuglement de la bonne foi de chacun ?

Voi­là, avant la mise en place d’une pro­cé­dure de jus­tice res­tau­ra­trice, le témoi­gnage d’un besoin d’apaisement spon­ta­né­ment mis en œuvre par sa seule dyna­mique et qui fut heu­reu­se­ment possible.

Nous nous sommes quit­tés, sou­la­gés par la recon­nais­sance mutuelle du désastre qui venait de bri­ser nos vies. Je sais que la mère a conti­nué à aimer son fils, que le père a noyé sa haine dans l’alcool jusqu’à en perdre la vie trois ans plus tard. Le fils, tou­jours incar­cé­ré, est res­té un être imma­ture, débous­so­lé par l’horreur de son par­cours dans une socié­té dont je doute qu’il com­prenne un jour la com­plexi­té et dont il conti­nue­ra pro­ba­ble­ment à vou­loir se ven­ger. Son com­por­te­ment lors des deux pro­cès d’assises, ain­si que son par­cours car­cé­ral me confortent dans la déses­pé­rante image que j’ai de lui. Une image, à la limite com­pas­sion­nelle, mais sur­tout exempte de haine et de désir de vengeance.

Il en ira tout autre­ment du plus âgé des deux mal­frats. La néga­tion dans laquelle il se can­ton­nait, sou­te­nue par son entou­rage fami­lial, ren­dait toute ini­tia­tive de ma part impos­sible. La cer­ti­tude qu’il s’agissait là de l’instigateur de la défer­lante cri­mi­nelle à laquelle ce duo infer­nal s’était adon­né pen­dant plus d’une semaine, n’en fut que plus pro­fonde. L’abjecte inac­ces­si­bi­li­té dans laquelle il se can­ton­nait m’animait d’une haine à son égard, sem­blable à l’émotion d’un pre­mier amour d’adolescent : un amour qui sub­merge l’être tout entier lorsqu’il éclot la pre­mière fois. La haine exerce une emprise iden­tique sur l’être qui la découvre. Elle est inex­pri­mable, des­truc­trice, dou­lou­reuse, à l’inverse de l’amour et d’autant plus intense que son objet est hors d’atteinte.

Échapper à la haine

Elle pro­pulse dans l’horreur du désir de ven­geance, génère les fan­tasmes les plus cruels, émerge lors du moindre moment de repos et s’active aux moindres sti­mu­lus. Il me fau­dra mobi­li­ser toute mon éner­gie pour y échap­per en m’engageant dans une fuite en avant : choi­sis­sant de culti­ver le sou­ve­nir de l’amour de mon enfant par des actions posi­tives, à mon sens béné­fiques à ceux auprès des­quels je sou­hai­tais le trans­mettre. Cofon­da­teur, avec le père de Marc, de l’association qui porte le nom de nos enfants : « Marc et Corine », je me suis inves­ti au risque de m’y perdre, tout autant que dans ma haine, dans ma recherche du « Graal sal­va­teur ». Mais ceci est une his­toire dont il fau­dra attendre la fin avant de vou­loir l’écrire.

Quant à l’assassin des enfants, il confor­ta son image sur le banc des accu­sés, pen­dant les deux pro­cès d’assises suc­ces­sifs, trois et quatre ans plus tard, en per­sis­tant dans la néga­tion de sa culpabilité.

La Cour d’assises de Liège condam­na les cou­pables à la peine de mort en novembre 1995. Ce pro­cès fut cas­sé par la Cour de cas­sa­tion, le pré­sident de la Cour d’assises ayant enfreint le prin­cipe d’oralité des débats en dis­tri­buant, aux membres du jury, un mémo­ran­dum des dif­fé­rents chefs d’accusation dont fai­saient l’objet les pré­ve­nus. Lors du deuxième pro­cès d’assises, orga­ni­sé à Arlon, ils furent condam­nés à la réclu­sion à per­pé­tui­té, le pro­non­cé de la peine de mort ayant, entre­temps, été abro­gé de notre légis­la­tion. En ce début d’année 2011, les condam­nés sont tou­jours incarcérés.

L’organisation de ces deux pro­cès engen­dra une série de pro­blèmes maté­riels et psy­cho­lo­giques pour les deux familles des vic­times que nous avons dénoncés.

La médiation extrajudiciaire

Ce ne sera qu’une fois deve­nu acces­sible à la pro­cé­dure de libé­ra­tion condi­tion­nelle que, à son ini­tia­tive ou à celle de son avo­cat, l’ainé des auteurs me contac­ta sur la base du tra­vail par­le­men­taire que mon par­cours per­son­nel me per­met­tait de mener. Je m’inscrivais plei­ne­ment dans la péren­ni­sa­tion du pro­jet pilote qui orga­ni­sait la média­tion extra­ju­di­ciaire entre auteurs et vic­times après condam­na­tion, avec la convic­tion qu’il s’agissait là d’une for­mi­dable chance de rédemp­tion pour toutes les parties.

Mon vécu me don­nait une par­faite connais­sance des méca­nismes et de l’objectif de la démarche. Il était évident que le défen­seur d’une des par­ties ne peut en aucun cas se posi­tion­ner en tant que média­teur dans le conflit qui occupe les pro­ta­go­nistes. À plus forte rai­son quand l’offre de média­tion est sus­cep­tible de favo­ri­ser une exé­cu­tion de peine plus avan­ta­geuse pour son client. J’ai donc ren­voyé l’avocat aux enjeux de sa mis­sion et lui ai indi­qué que si son client sou­hai­tait entrer en com­mu­ni­ca­tion avec moi, il lui était loi­sible de recou­rir à l’asbl Mediante qui offrait la garan­tie d’impartialité indis­pen­sable à la confiance que je devais pou­voir éprou­ver avant d’envisager l’entreprise.

Cer­tain d’avoir déjoué une manœuvre de plus de la part du « sys­tème de défense » de l’assassin, à l’image de ce que j’avais vécu lors des deux pro­cès, je fus d’autant plus sur­pris lorsque quelques semaines plus tard, le média­teur de Mediante me com­mu­ni­qua la dis­po­ni­bi­li­té, que l’assassin lui avait expri­mée en per­sonne, de répondre à d’éventuelles ques­tions que je me posais.

Mani­fes­te­ment l’enjeu de la libé­ra­tion condi­tion­nelle, bien que nié dans le mes­sage qui m’était com­mu­ni­qué, était bien sous-jacent à la démarche. Un enjeu dont je recon­nais­sais d’ailleurs toute l’importance pour mon enne­mi, même si elle se situait à l’opposé de mon sou­hait. L’occasion de reve­nir sur ma convic­tion intime et d’avoir une ultime chance d’en éta­blir le bien­fon­dé m’était néan­moins don­née. Fort de la garan­tie d’une trans­mis­sion exempte de toute défor­ma­tion des mes­sages échan­gés, je ne pou­vais pas me déro­ber à ce qui s’annonçait pour­tant être, à pre­mière vue, une ten­ta­tive de mani­pu­la­tion de plus. L’occasion de vaincre la per­ver­si­té de l’adversaire valait bien de prendre le risque de ravi­ver une souf­france que la rési­gna­tion avait refou­lée à l’écart des appa­rences de ma vie quotidienne.

Plus fon­da­men­ta­le­ment, la chance d’écarter le prin­ci­pal déni de véri­té (l’absence d’aveux) qui enta­chait la mémoire des enfants, valait bien de négo­cier celui-ci avec l’espoir d’un allè­ge­ment de la peine de leur assassin.

Cet espoir conscient ou latent, mais de toute façon sub­jec­tif, ouvrait une brèche
dans le sys­tème de défense de cet assas­sin, l’exposant à la fai­blesse de son propre
besoin d’humanité. La média­tion « extra­ju­di­ciaire » telle qu’elle est conçue, s’adresse expli­ci­te­ment à l’expression de ce besoin et per­met de che­mi­ner vers son
apai­se­ment. Le préa­lable étant de res­ter dans le bon « registre » : celui de la rencon-
tre des besoins humains des pro­ta­go­nistes, celui des enjeux psy­cho­lo­giques en cause ; l’enjeu maté­riel de l’entreprise, bien que pré­sent, étant de l’accessoire.
Com­prise dans ce sens, la média­tion implique de fac­to l’acceptation de l’existence d’une rela­tion humaine entre les pro­ta­go­nistes et donc de la recon­nais­sance de l’humanité de l’un par rap­port à l’autre. Quelle que soit la « qua­li­té » de cette rela­tion, il s’agit de la nature du lien qui existe, mal­gré eux, entre deux êtres humains et qu’ils sont les seuls à pou­voir inti­me­ment éva­luer. Cela indui­sait que la lucarne de la négo­cia­tion allait être étroite : la sin­cé­ri­té, la clar­té des mes­sages allaient devoir être ciblées par rap­port à ce besoin. La qua­li­té de leur trans­mis­sion allait donc devoir se faire dans une par­faite fidé­li­té et en toute confiance. L’exercice prit envi­ron trois années.

Trois années au terme des­quelles j’ai accep­té de recon­naitre le droit d’exister à l’être humain que je pour­sui­vais de ma haine la plus féroce depuis plus de quinze ans, en échange de la véri­té que je tenais à ce qu’il rende à ma fille et à son ami. Je tenais à ce qu’il dise cette véri­té sous mon regard, afin de lui témoi­gner toute la dou­leur dont il s’était ren­du cou­pable. Je vou­lais lui signi­fier qu’il avait com­mis l’irréparable et que la recon­nais­sance qu’il venait d’en faire pèse­ra sur lui jusqu’à la fin de sa vie. Je lui ai inter­dit d’encore croi­ser mon che­min ou celui d’un des miens, en échange de quoi je le libé­rais du lien de haine dans lequel je le maintenais.

Au béné­fice des miens et de la famille de Marc, j’avais exi­gé que l’entretien soit enre­gis­tré. Je tenais, d’une part, à ce qu’ils puissent éga­le­ment y trou­ver un apai­se­ment, et, d’autre part, à ce que tout doute soit écar­té, quant à ce qui s’était dit, preuve si néces­saire que rien n’avait été tra­hi de la dou­leur de cha­cun et que le sou­ve­nir de Corine et de Marc n’avait en rien été affec­té. Cet enre­gis­tre­ment est dépo­sé chez un notaire avec ins­truc­tion de ne le rendre acces­sible qu’aux deux familles des enfants assas­si­nés, aux proches de l’assassin, ain­si qu’à toute per­sonne étran­gère à cet accord, moyen­nant l’accord de chaque protagoniste.

Un amour particulier

Je ne pré­tends pas être tota­le­ment apai­sé par rap­port à l’avenir de ma rela­tion avec l’assassin de ma fille. C’est pour­quoi je réitère les moda­li­tés conve­nues à cha­cune de ses com­pa­ru­tions devant le tri­bu­nal d’Application des peines. Néan­moins, sous réserve du res­pect des moda­li­tés conve­nues, je peux envi­sa­ger son exis­tence sans le pour­suivre de ma haine, sans sou­hai­ter qu’il ne subisse d’autre châ­ti­ment que celui de vivre avec sa culpa­bi­li­té, sans que rien de ce qui me liait à lui ne me fasse souf­frir encore. Si ce n’est de devoir accep­ter de vivre avec le regret d’être le père d’une enfant avec laquelle je par­tage un amour par­ti­cu­lier. Un amour auquel j’ai réus­si à appor­ter une séré­ni­té des plus appréciables.

Je puis donc témoi­gner, avec une énorme recon­nais­sance, du bien­fon­dé de la média­tion « extra­ju­di­ciaire », trois années après l’avoir expé­ri­men­tée. Il est sou­hai­table que l’assassin de Corine puisse en faire autant, cela ne concerne cepen­dant que lui. Tout comme la rétri­bu­tion qu’il doit à la socié­té et l’évaluation de ses chances de réin­ser­tion appar­tiennent à l’institution judiciaire.

J’espère avoir démon­tré le bien­fon­dé de la média­tion entre la vic­time et l’auteur. Je ne pré­tends pas qu’elle soit tou­jours pra­ti­cable, je pré­tends cepen­dant que la digni­té humaine mérite qu’elle soit mise en œuvre chaque fois que les condi­tions la rendent possible.

La sœur de Corine, Cathy, avait huit ans lorsque le drame fami­lial s’est abat­tu sur son quo­ti­dien de petite fille. Un tel évè­ne­ment n’est pas uni­que­ment une effrac­tion momen­ta­née dans la vie d’une famille, il imprègne l’intimité du pré­sent et la pro­jec­tion dans l’avenir de cha­cun de ses membres par­fois pen­dant toute leur vie. On lira son témoi­gnage ci-après. Aujourd’hui, bien que cer­taines anec­dotes du pas­sé viennent encore de temps en temps émailler nos dis­cus­sions, Cathy me parle de pro­jets, du com­pa­gnon avec lequel elle veut construire un ave­nir heu­reux, du petit Antoine, l’enfant qu’ils ont eu ensemble et qui me pré­ci­pite dans le sta­tut de grand-père : his­toire de nous signa­ler que la vie est repartie.

Bru­no, le grand frère de Cathy, avait dix-huit ans quand sa sœur et grande com­plice lui a été enle­vée. Il ne s’est jamais ouvert de sa souf­france à moi, mais je sais que lui aus­si che­mine dans son laby­rinthe. Il n’a pas sou­hai­té entendre l’enregistrement de ma ren­contre avec l’assassin de sa sœur, mais il sait qu’il est à sa dis­po­si­tion. Il sait que nous nous aimons et qu’il suf­fit que l’un tende la main pour que l’autre la prenne. Il a aus­si ce besoin constant et cette fier­té de me démon­trer que l’un et l’autre, nous sommes des hommes debout en toute indé­pen­dance, res­pon­sables de notre propre par­cours. Quant à sa vision d’avenir, il a accep­té d’être le par­rain d’Antoine. Un signe qui ne trompe pas !

Il serait mal à pro­pos de ne rien dire de la maman de ces trois enfants. Ayant déci­dé de nous sépa­rer peu avant l’assassinat de Corine, nous avons main­te­nu, de com­mun accord, notre choix. Elle a tenu à écou­ter l’enregistrement de mon entre­tien avec l’assassin de notre fille, dans l’intimité et la soli­tude de sa souf­france. Une souf­france qui a gan­gré­né sa vie durant les années qui ont sui­vi notre drame, au point de l’avoir pré­ci­pi­tée dans un com­por­te­ment psy­cho­so­ma­tique qui inva­lide ses acti­vi­tés. J’ignore l’effet qu’a eu son écoute, si ce n’est qu’elle m’a dit sur un ton un peu désa­bu­sé : « Tout ce qu’il veut, c’est sor­tir de pri­son. » Je doute cepen­dant qu’il s’agisse là de sa seule conclu­sion, tout en lui lais­sant la liber­té de celle-ci.
Elle aime énor­mé­ment Bru­no et Cathy qui le lui rendent bien. Elle garde très sou­vent Antoine, pour qui, j’en suis per­sua­dé, elle est une grand-mère en pâte d’amandes.
Par res­pect pour leur par­cours per­son­nel, je ne par­le­rai pas de Fran­çois, le père de Marc, de sa mère, de sa sœur et de son frère. Je tiens cepen­dant à remer­cier Fran­çois et à mettre à l’honneur son sou­tien indé­fec­tible à mon par­cours. La créa­tion et les actions menées par l’asbl « Marc et Corine », que nous avons fon­dée dès 1992 en mémoire de nos enfants, sont tou­jours aujourd’hui une trace indé­lé­bile dans la mémoire des contem­po­rains de notre génération.

Le prix de cette tra­ver­sée du laby­rinthe est exor­bi­tant pour les proches des deux enfants assas­si­nés, sacri­fiés au bon plai­sir de deux êtres dont le com­por­te­ment per­tur­bé et dan­ge­reux a dépas­sé la capa­ci­té de prise en charge de notre socié­té. La défaillance de cette capa­ci­té à ren­con­trer la délin­quance ne rési­de­rait-elle pas dans le manque de recherche de rési­lience pour les vic­times et les auteurs de ces drames ? Cette recherche n’induit-elle pas une for­mi­dable pré­ven­tion à la récidive ?

Je dédie ce témoi­gnage à Anto­nio Buo­na­tes­ta, le média­teur de l’asbl Mediante qui nous a accom­pa­gnés, Cathy et moi, dans la recon­quête de notre sérénité.


Plaidoyer pour une justice restauratrice

La vic­time crée tou­jours un lien psy­chique avec l’auteur des faits qu’elle a subis. Ce lien est, la plu­part du temps, de l’ordre du fan­tasme : la vic­time a subi une intru­sion dans l’intégrité de sa per­son­na­li­té, dans son sen­ti­ment de sécu­ri­té, dans la per­cep­tion de la réa­li­té dans laquelle elle croyait évo­luer. Elle s’est sen­tie ébran­lée dans la concep­tion qu’elle avait d’elle-même et de son envi­ron­ne­ment par l’action vio­lente et inten­tion­nelle d’un inter­ve­nant exté­rieur, qu’il soit proche ou étran­ger. Il peut s’agir d’un sen­ti­ment de peur, de haine, de ven­geance ou, plus grave, d’un trau­ma­tisme psy­chique pro­fond. Selon la per­son­na­li­té de la vic­time, la gra­vi­té, la nature et les cir­cons­tances de cette intru­sion, elle se crée une image du res­pon­sable qui atteint l’image qu’elle avait d’elle-même.

Afin de réta­blir l’image ini­tiale qu’elle avait d’elle-même, socle de son équi­libre, il est néces­saire que la vic­time puisse résoudre la rela­tion conflic­tuelle née de cet évè­ne­ment. Tant qu’elle n’a pas réta­bli un équi­libre dans la rela­tion avec celui qui est à l’origine de son « malêtre » elle ne pour­ra faire son deuil.

Sou­vent, elle pui­se­ra dans ses res­sources propres, les « outils pré­cé­dem­ment acquis », qui lui per­met­tront d’interpréter sa réac­tion à l’agression et, à moyen terme, elle réus­si­ra à reprendre le cours de sa vie en inté­grant ce vécu per­tur­bant, pro­cé­dant ain­si à la recon­quête d’un équi­libre psy­chique pra­ti­cable, mais rare­ment serein. Une inter­ven­tion bien­veillante de sou­tien à ce « tra­vail » est cepen­dant sou­hai­table tout au long du pro­ces­sus, dès son début (idéa­le­ment dès les pre­miers ins­tants sui­vant l’évènement perturbateur).

L’échec de ce pro­ces­sus conduit la vic­time, de façon plus ou moins impor­tante, à une recherche obses­sion­nelle de l’équilibre per­du et à un « retour » répé­ti­tif de l’évènement per­tur­ba­teur. Selon la gra­vi­té de son trouble, elle le revit en fonc­tion de cer­taines sti­mu­la­tions dont elle n’a pas le contrôle ou encore lorsque son « état d’esprit » s’y prête. Sou­vent, elle est le sujet de fan­tasmes ou l’objet d’intrusions incons­cientes, actua­li­sant le conflit avec l’auteur de son « malêtre », au point qu’il en devient invalidant.

L’intervention du « gar­dien de la Norme » (le juge) a bien enten­du un effet restruc­tu­rant. Cepen­dant, hor­mis l’indispensable dési­gna­tion de la qua­li­té de cha­cun par rap­port à la norme, la sanc­tion du cou­pable et l’indemnisation du pré­ju­dice occa­sion­né à la vic­time, il se réfère à la géné­ra­li­té dans son action « en réta­blis­sant l’ordre public ». Cette inter­ven­tion, néces­saire et légi­time, est cepen­dant inap­pro­priée, par la nature même de la mis­sion qui est la sienne, pour atteindre l’aspect indi­vi­duel et per­son­nel des protagonistes.

Ce conflit est d’ordre rela­tion­nel et relève du champ émo­tion­nel pro­fon­dé­ment intime. Il néces­site une inter­ven­tion pal­lia­tive de la carence struc­tu­relle de l’action du pou­voir repré­sen­ta­tif de la norme dans notre socié­té de plus en plus individualisée.

Des tech­niques sup­plé­tives peuvent (doivent) être mises en œuvre et se situe­ront néces­sai­re­ment « hors champ » de l’action du juge. Il s’agit de créer un espace de res­tau­ra­tion de la rela­tion per­tur­bée entre les indi­vi­dus qui par­ti­cipent par leur appar­te­nance à la com­mu­nau­té géné­ra­trice de la norme elle-même, à son évo­lu­tion. Cette approche s’adressera aux indi­vi­dus les plus direc­te­ment concer­nés et s’élargira à l’ensemble de la com­mu­nau­té en pro­por­tion de leur degré d’implication dans le besoin de res­tau­ra­tion rela­tion­nel (la vic­time, l’auteur, leur famille, leur entou­rage proche, leur tis­su rela­tion­nel…, l’ensemble des membres de la communauté).

Il s’agira en finale de réta­blir l’équilibre rela­tion­nel le plus satis­fai­sant pos­sible pour toutes les par­ties et, en prio­ri­té, entre les vic­times et les auteurs, prin­ci­paux pro­ta­go­nistes du pré­ju­dice. Enfin, il s’agira d’influencer l’évolution de la norme afin d’en rendre la pra­tique plus heu­reuse et d’investir l’action de son gar­dien d’une mis­sion plus performante.

La part d’humanité

L’analyse de l’évènement per­tur­ba­teur est légi­ti­me­ment axée par rap­port à l’effet qu’il a sur la vic­time. C’est que, en effet, le regard sur la situa­tion de l’auteur est dif­fé­rent : pour lui, l’évènement ne réside pas dans l’intrusion (dans le sens subi par la vic­time) puisqu’il le pro­voque, sou­vent inten­tion­nel­le­ment et avec pré­mé­di­ta­tion. Il n’en est pas moins vrai que l’auteur est sou­vent dépas­sé par l’évènement qu’il pro­voque et qu’il s’en trouve lui-même ébran­lé. Il subit éga­le­ment un trau­ma­tisme du fait même de l’acte qu’il a posé. L’approche du phé­no­mène agres­sif envi­sa­gé sous cet angle lui accorde sa part d’humanité au-delà de l’acte posé. Dans cette pers­pec­tive, l’auteur est main­te­nu dans sa dimen­sion humaine : Le « monstre » n’existe donc pas !

Certes, il s’agit d’un être per­tur­bé, affu­blé d’un com­por­te­ment inadap­té et inac­cep­table, dont l’acte peut répondre à un trau­ma­tisme pré­exis­tant non ren­con­tré qui s’en trouve ren­for­cé et qui appelle une prise en charge coer­ci­tive. À elle seule, celle-ci ne résout cepen­dant en aucun cas le pro­blème com­por­te­men­tal, si elle ne tend pas à réta­blir une capa­ci­té rela­tion­nelle satis­fai­sante avec l’environnement dans lequel son auteur sera tôt ou tard ren­voyé. Fon­da­men­ta­le­ment, sa situa­tion est de même nature que celle de la vic­time, à l’exception d’un auteur atteint par une ano­ma­lie psy­chique ou dont la dérive est telle qu’il est hors d’accès à toute réflexion sur lui-même.

Dans l’état actuel de l’approche du phé­no­mène délin­quant et cri­mi­nel, la puni­tion ne peut être accep­tée par le puni, car la plu­part du temps, il n’est pas en état d’en com­prendre et d’en « res­sen­tir » le sens. Il est pla­cé dans un contexte dans lequel l’émotion est pros­crite, ou pire ins­tru­men­ta­li­sée, voire dévoyée, afin de jus­ti­fier la reven­di­ca­tion de « Jus­tice » des inter­ve­nants (l’accusation et la défense) pen­dant le pro­cès. Le ver­dict pro­non­cé par le juge en confor­mi­té avec l’équité confisque toute authen­ti­ci­té à l’expression de l’émotion. Au point de la décré­di­bi­li­ser, à de rares excep­tions près, d’office : l’auteur étant per­çu comme cher­chant à mini­mi­ser la sanc­tion et la vic­time comme cher­chant à satis­faire sa vengeance.

La condam­na­tion et la puni­tion du cou­pable dési­gné appa­raissent habi­tuel­le­ment comme une fin en soi et signalent que « jus­tice est ren­due ». Bien sou­vent, la pro­cla­ma­tion du début du deuil que doit faire la vic­time de son pré­ju­dice accom­pagne la clô­ture du pro­cès pénal.

Si on peut s’accorder pour dire qu’il s’agit de la moins mau­vaise façon de régir l’ordre public, dans l’état actuel de nos ins­ti­tu­tions, il n’en est pas moins vrai qu’elle est source d’insatisfaction et peu intel­li­gible pour ceux qui en sont l’objet, qu’il s’agisse de la vic­time ou de l’auteur. Leur expres­sion leur a été confis­quée pour être réin­ter­pré­tée afin de s’inscrire dans une pro­cé­dure qui leur est étran­gère et fina­le­ment peu cathar­tique de leur vécu émo­tion­nel. Or l’humain est avant tout un être d’émotions, l’empathie lui est aus­si néces­saire que l’air qu’il res­pire pour main­te­nir son équilibre.

Pour accé­der à la com­pré­hen­sion du sens que donne le juge à la sanc­tion, il est indis­pen­sable que le sanc­tion­né prenne conscience de la gra­vi­té émo­tion­nelle de la trans­gres­sion de la norme dont il est l’auteur. Dès lors, quoi de plus évident que de lui en faire la démons­tra­tion en le confron­tant à la place qu’il a prise dans la vie de sa vic­time. Pour­quoi ne pas lui per­mettre de s’adresser (voire l’y inci­ter) à la com­po­sante de la norme la plus proche de lui, si pos­sible sa ou ses vic­times directes et indi­rectes. À défaut de pro­mou­voir cette approche par des méthodes de sub­sti­tu­tion. Par exemple par des groupes de dis­cus­sions mixtes, (com­po­sés de vic­times et d’auteurs qui ne sont pas direc­te­ment concer­nés les uns par les autres, mais bien par des faits simi­laires). Ce type de ren­contre peut éga­le­ment avoir lieu entre proches des prin­ci­paux pro­ta­go­nistes, qui peuvent deve­nir des relais entre ceux-ci.

Pour les rai­sons expo­sées plus haut, les vic­times et leur entou­rage éprouvent tout autant le besoin d’humaniser leur vécu et de dépas­ser le dik­tat ins­ti­tu­tion­nel par la recherche d’un nou­vel équi­libre émo­tion­nel, de se libé­rer du « fan­tôme » auquel elles n’arrivent pas à se sous­traire pour avoir accès à l’être humain qui existe au-delà de l’image malé­fique qui fige leur désarroi.

La meilleure image du méca­nisme en cause est celle d’un divorce réus­si par consen­te­ment mutuel, chaque membre du couple s’en va recons­truire un nou­vel épi­sode de sa vie, en ayant dénoué la souf­france rela­tion­nelle qu’il éprou­vait dans sa vie affec­tive nau­fra­gée avec l’autre. Il s’agit là de l’apaisement des émo­tions, des sen­ti­ments néga­tifs, voire de la haine qui s’est déve­lop­pée et qui ren­dait la vie « impos­sible » à l’un et/ou l’autre des partenaires.

Cet aspect va bien au-delà du recours au juge qui n’est com­pé­tent que pour le par­tage du patri­moine com­mun et de la bonne appli­ca­tion de la loi. Mais qui ne pour­ra en aucun cas régir la dété­rio­ra­tion d’un amour, d’une image que l’un et l’autre des par­te­naires avaient d’eux-mêmes et qui s’est bri­sée pour lais­ser place à l’adversité, si ce n’est à la haine qui induit les pires fan­tasmes. Pour preuve, les dif­fi­cul­tés à résoudre les pro­blèmes rela­tion­nels entre par­te­naires d’un divorce non assu­mé. Celui-ci res­te­ra la source de conflits sous dif­fé­rents pré­textes qui échappent à la loi, le plus mal­heu­reux étant l’instrumentalisation des rela­tions avec les enfants com­muns, entrai­nant par­fois les pires accusations.

Dans le cas d’une per­tur­ba­tion pro­fonde des rela­tions et de l’image qu’éprouvent d’eux-mêmes les inter­ve­nants dans une pers­pec­tive de jus­tice res­tau­ra­trice, l’intervention d’un thé­ra­peute spé­cia­li­sé en trau­ma­to­lo­gie psy­chique est indispensable.

Reste que la réso­lu­tion des rela­tions conflic­tuelles consé­cu­tives à une infrac­tion se trouve hors de por­tée de bon nombre de pro­ta­go­nistes, parce que trop peu connue et encore moins pra­ti­quée, notam­ment du fait de son absence dans notre culture. En effet, le jus­ti­ciable (vic­time ou auteur) est abor­dé par rap­port à sa citoyen­ne­té, en prio­ri­té l’auteur, pour y avoir failli.

Pour­tant, après avoir été dénon­cé lors des dra­ma­tiques évè­ne­ments des années nonante, l’archaïsme dans lequel s’est pro­gres­si­ve­ment enli­sée l’institution judi­ciaire appelle tou­jours à une réforme en pro­fon­deur. La reven­di­ca­tion d’une « Jus­tice plus humaine » est ample­ment jus­ti­fiée. L’attente expri­mée n’appelle plus uni­que­ment au réta­blis­se­ment d’une norme sta­tique et figée en rap­port avec le trouble de l’ordre public et à la répa­ra­tion de la per­tur­ba­tion de celle-ci. Elle exige la mise en place des condi­tions de rési­lience néces­saires à la res­tau­ra­tion de la per­son­na­li­té psy­chique des citoyens concer­nés par l’intervention du pou­voir judiciaire.

Les victimes, acteurs de justice

La réforme de l’institution judi­ciaire, et plus par­ti­cu­liè­re­ment la jus­tice pénale, passe par une refonte radi­cale de la phi­lo­so­phie avec laquelle elle doit s’inscrire dans la moder­ni­té de notre socié­té. Pour mener son action, elle doit s’entourer, sans pour autant se les appro­prier, de tous les outils et moyens néces­saires. Peu pré­sente avant l’éclosion du mou­ve­ment de contes­ta­tion de 1996, la conscience que la réponse don­née aux attentes des vic­times ne peut plus se conten­ter d’être par­tielle, est bien pré­sente dans les pré­oc­cu­pa­tions poli­tiques actuelles. Preuve en est l’introduction des mesures qui tendent à éla­bo­rer une poli­tique en faveur des vic­times à tous les niveaux de pou­voir. Il ne s’agit cepen­dant que des pré­mices d’un véri­table droit des vic­times, ou plus exac­te­ment des embryons de la recherche qui tend à redé­fi­nir un sta­tut adap­té à la situa­tion de la victime.

Dans ce contexte, il ne s’agit plus pour la vic­time de confier pas­si­ve­ment l’arbitrage de son état et l’amélioration de celui-ci à l’autorité exclu­sive d’intervenants exté­rieurs, mais d’y prendre sa part per­son­nelle. De « sujet de droit », la vic­time doit être recon­nue comme « acteur de Jus­tice », ayant elle-même à agir afin de recon­qué­rir son équi­libre et la pour­suite de son épa­nouis­se­ment dans la socié­té. Une socié­té dont l’image a été per­tur­bée et qui demande à être réac­tua­li­sée, plu­tôt que d’être réta­blie, ce qui serait illusoire.

Dans ce sens, le sou­tien de toutes les ins­ti­tu­tions concer­nées ne consti­tue qu’un ensemble de mesures néces­saires et adap­tées au tra­vail qu’une vic­time doit accom­plir dans la recon­quête de sa séré­ni­té et de la place qui lui revient dans la socié­té. Il est cepen­dant néces­saire que les poli­tiques d’accompagnement à son béné­fice s’opèrent dans le res­pect total de la mai­trise indis­pen­sable qu’elle doit avoir de son pro­ces­sus de reconstruction.

La bien­veillante et par­ti­cu­lière atten­tion que doit por­ter l’institution judi­ciaire à l’action de la vic­time, depuis le dépôt de sa plainte jusqu’à la fin de l’exécution de la peine de l’auteur, est deve­nue incon­tour­nable au regard des récentes évo­lu­tions des droits recon­nus aux vic­times. Celle-ci s’exprime au mieux par la notion de jus­tice res­tau­ra­trice. Elle per­met une impor­tante contri­bu­tion réser­vée à l’action d’apaisement qu’il est sou­hai­table que la vic­time puisse mener dans son inté­rêt per­son­nel et dans celui de la col­lec­ti­vi­té, dès le début de la pro­cé­dure judi­ciaire et à tous les stades de celle-ci. Sa mise en œuvre est tout aus­si sou­hai­table et pré­sente les mêmes avan­tages pour l’auteur de l’acte délictueux.

Incluse dans la pra­tique de la jus­tice res­tau­ra­trice, la média­tion extra­ju­di­ciaire per­met une équi­té dans l’expression de la volon­té de recon­quête de son huma­ni­té à chaque pro­ta­go­niste. Son inté­rêt le plus appré­ciable se situe dans la ges­tion psy­cho­lo­gique du conflit et tend à rendre son évo­lu­tion moins dou­lou­reuse, sans pour autant pré­tendre à un apai­se­ment total, à une récon­ci­lia­tion, voire au par­don. Bien que cette fina­li­té ne soit pas à exclure, il ne s’agit en aucun cas d’en faire un objectif.

Il faut consi­dé­rer que chaque par­tie agit dans l’intérêt de son propre pro­ces­sus de rési­lience et non pas par altruisme : l’initiateur de la demande opère dans l’espoir d’obtenir un avan­tage per­son­nel, qu’il s’agisse de la vic­time ou de l’auteur : chaque par­tie a conscience de l’ambigüité qui peut être conte­nue dans la demande de l’autre. À cha­cune d’évaluer le béné­fice per­son­nel espé­ré à l’entame de la démarche et à sa pour­suite éventuelle.

Un des prin­ci­paux avan­tages qui carac­té­risent la média­tion extra­ju­di­ciaire est de n’avoir aucune influence sur la pro­cé­dure pénale. L’analyse du conflit peut se faire sous un éclai­rage dif­fé­rent et dis­so­cié, per­met­tant le débat rela­tif à des aspects essen­tiels que ni l’enquête ni le pro­cès ne sont en mesure de ren­con­trer de façon satis­fai­sante. L’insatisfaction res­sen­tie par l’énoncé de la véri­té judi­ciaire « éta­blie » peut être par­tiel­le­ment, voir tota­le­ment, ren­con­trée. Des aveux peuvent s’exprimer sans que les enjeux liés à l’action judi­ciaire ne soient pris en compte. Les moda­li­tés d’indemnisations peuvent être mieux défi­nies, les émo­tions peuvent être exté­rio­ri­sées sans autre enjeu que celui de conscien­ti­ser l’autre par­tie de leur ampleur. Les res­pon­sa­bi­li­tés mutuelles peuvent être redis­cu­tées et éven­tuel­le­ment redé­fi­nies. Un modus viven­di peut être négo­cié par rap­port à la pour­suite envi­sa­geable des rela­tions futures et adap­tées à l’exécution de la peine infli­gée à l’auteur, après condam­na­tion ou encore en cours d’exécution de celle-ci, selon les cir­cons­tances. Les béné­fices pos­sibles sont aus­si variés que l’est la nature des rela­tions humaines entre per­son­na­li­tés affir­mées l’une par rap­port à l’autre.

Le béné­fice essen­tiel du recours à la média­tion extra­ju­di­ciaire réside dans l’opportunité de pou­voir reca­drer la rela­tion humaine entre les pro­ta­go­nistes quelle qu’ait été l’ampleur du crime. Peu importe la qua­li­té de cette « actua­li­sa­tion » rela­tion­nelle, l’important est l’acceptation de l’existence et de l’identité de l’autre. Il est alors pos­sible d’affirmer sa propre exis­tence, sa propre iden­ti­té. On peut posi­tion­ner sa per­son­na­li­té par rap­port à son vis-à-vis, tout en lui recon­nais­sant la sienne. En somme, il s’agit de res­tau­rer un équi­libre rela­tion­nel psy­chi­que­ment per­tur­bé, voire de mettre un terme à la rela­tion elle-même.

Ouvrir la voie à la résilience

La réponse à ce besoin, la plu­part du temps latent, consti­tue un pré­cieux « sésame » qui ouvre la voie à la rési­lience, quand elle est pos­sible, que ce soit la rési­lience d’une vic­time par rap­port à son trau­ma­tisme ou de celle d’un délin­quant par rap­port au lien psy­chique qui l’attache à son acte.

Pour­vu qu’il y ait accès, il ouvre, un espace de « rédemp­tion », ou plus exac­te­ment une ouver­ture à la rési­lience, pour un auteur confron­té à son exclu­sion de notre com­mu­nau­té humaine et main­te­nu, au nom de l’ordre public, dans une image de lui-même qui lui en inter­dit l’accès.

Le témoi­gnage de Jean-Marc Mahy, que l’on lira par ailleurs, fait la démons­tra­tion que la res­tau­ra­tion de son image rend la rési­lience pos­sible : la meilleure pré­ven­tion à la pour­suite de sa dérive initiale.

Mon par­cours per­son­nel et celui de ma fille cadette, Cathy, témoignent du béné­fice pos­sible dans le par­cours de deux vic­times qui l’ont réa­li­sée. Reste que tous les trois nous avons dû l’élaborer en auto­di­dactes et que nous avons eu la chance de trou­ver en nous-même la force pour le réa­li­ser, jusqu’à notre ren­contre avec le ser­vice de média­tion Mediante pour y trou­ver la conclusion.

Sans avoir la pré­ten­tion d’avoir explo­ré toutes les facettes de la jus­tice res­tau­ra­trice, sans affir­mer qu’elle soit tou­jours pra­ti­cable, son exer­cice mérite d’être étu­dié plus avant et appelle à sa mise en œuvre chaque fois que l’opportunité se pré­sente. Il s’agit donc de la pro­mou­voir de façon trans­ver­sale à tous les niveaux concer­nés, par­ti­cu­liè­re­ment de l’opinion publique. Sans oublier, que sa mise en œuvre devrait être accom­pa­gnée par un sou­tien pro­fes­sion­nel com­pé­tent et expé­ri­men­té, dès la sur­ve­nance de l’évènement infractionnel.

Dans ce sens, je sou­mets à la réflexion de celui-ci un pas­sage extrait du récit de Nata­scha Kam­pusch1, cette jeune femme qui fut enle­vée à l’âge de dix ans par un homme qui la séques­tra et la tor­tu­ra, jusqu’à ce qu’elle trouve la force de s’évader de son emprise après huit ans de cal­vaire. Nata­scha relate l’attitude que son intel­li­gence intui­tive lui a ins­pi­rée, dès la pre­mière année de séques­tra­tion, dans l’isolement de son face-à-face avec son ravis­seur : « Si je ne lui avais voué que de la haine, celle-ci m’aurait dévo­rée au point de ne plus avoir la force de sur­vivre. Parce que je pou­vais dis­cer­ner à tout moment, der­rière le masque du cri­mi­nel, le petit homme faible et éga­ré, j’étais en mesure de lui faire face. »

Je plaide donc pour que notre col­lec­ti­vi­té citoyenne recon­naisse et se réfère à l’intelligence d’une petite fille de dix ans.

Notre socié­té doit retrou­ver, en elle-même, la force de sur­vivre ! Elle doit s’ouvrir à ceux, vic­times ou auteurs, qui ont la volon­té de se recons­truire et qui res­sentent la néces­si­té de se préserver.

Voir éga­le­ment l’article de Jean-Pierre Mal­men­dier, « Confor­ter le des­tin cri­mi­nel ou le rompre : un choix pos­sible », La Revue nou­velle, février 2011, p. 9 – 11.

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Le sens des mots

Comme décla­ré dans mon témoi­gnage, le pré­ju­dice subi est irré­pa­rable. Rien ne pour­ra « répa­rer » la vie de Corine, ni « répa­rer » mon vécu de l’absence de celle-ci dans mon présent.

Il en va de même pour toute infrac­tion au psy­chisme de qui­conque, il s’agit d’un pré­sent qui se recons­truit en per­ma­nence en fonc­tion de son héré­di­té, de son vécu et de sa capa­ci­té de pro­jec­tion dans l’avenir.

Il est impos­sible de répa­rer l’hérédité ou le vécu. Répa­rer un psy­chisme est donc illu­soire : il ne retrou­ve­ra jamais son état ini­tial. Son vécu reste ancré en lui en per­ma­nence et conti­nue­ra à impré­gner son pré­sent. Par contre il est pos­sible de res­tau­rer sa capa­ci­té de pro­jec­tion dans l’avenir sur bases d’une ana­lyse plus accep­table des deux autres composantes.

Il est donc pos­sible de res­tau­rer une pers­pec­tive plus heu­reuse à l’évolution d’une per­sonne en l’aidant à accep­ter la part de vécu qui la perturbe.

La vie se trans­met par sa propre dyna­mique et l’être qui en est l’objet vit ! Il est pré­sent dans sa plé­ni­tude dès son émer­gence. Il ne s’agit donc pas de « re-don­ner de la vie ». Mais de res­tau­rer par des moyens adé­quats sa capa­ci­té, per­tur­bée, de pro­jec­tion dans le futur.

Dire à une vic­time qu’on va répa­rer le pré­ju­dice qu’elle a subi (Qui par sa nature est irré­pa­rable) dépasse la séman­tique contem­po­raine et est à un tel point exces­sif et irréa­liste que l’idée lui pose­ra pro­blème. Elle aura d’emblée ten­dance à reje­ter la pro­po­si­tion. Tenir le même lan­gage à un auteur par rap­port à son acte aura le même impact. (Ce qui à mon avis est à la base de l’échec de la pro­cé­dure de « jus­tice répa­ra­trice » mise en place en Belgique.)

Par­ler de répa­rer un meurtre ou un assas­si­nat est une injure à l’intelligence. Par contre pro­mou­voir l’acceptation de l’irréparable d’un acte posé ou subit, per­met d’en faire le deuil et de retrou­ver une qua­li­té de vie restaurée.

Le plus beau vase de Chine bri­sé n’est plus qu’un débris. Il est pos­sible de le recol­ler, mais il n’aura plus jamais la valeur ni l’éclat ini­tial. Reste que des tech­niques de res­tau­ra­tion pour­ront lui rendre une nou­velle pré­sen­ta­bi­li­té et leur qua­li­té lui don­ner une valeur autre : celle de la res­tau­ra­tion elle-même.

20 décembre 2010
Docu­ment de tra­vail Re-Vivre )]

  1. Nata­scha Kam­pusch, 3.096 jours, édi­tions J.- Cl. Lattès.

Jean-Pierre Malmendier


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