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Réseaux, organisations, marchés

Numéro 12 Décembre 2009 par Alain Eraly

décembre 2009

À la dif­fé­rence d’une orga­ni­sa­tion, le réseau est un ensemble de liens sociaux infor­mels entre des acteurs qui apportent dans le réseau des res­sources qu’ils tirent de leur appar­te­nance à d’autres champs, y com­pris celles qui pro­viennent de leur posi­tion dans la hié­rar­chie d’une admi­nis­tra­tion ou d’une entre­prise. L’é­change au sein du réseau s’or­ga­nise selon la logique du don, thé­ma­ti­sée par Mar­cel Mauss. Les déci­sions poli­tiques et éco­no­miques reposent donc sur des liens sociaux per­son­na­li­sés, fon­dés sur la confiance et la réputation.

En reliant pou­voir et réseaux sociaux, Luc Van Cam­pen­houdt apporte un éclai­rage indis­pen­sable à qui­conque veut ana­ly­ser l’exercice du pou­voir dans les socié­tés contem­po­raines — en tout cas du pou­voir à haut niveau. La genèse d’une déci­sion poli­tique impor­tante déborde lar­ge­ment l’enceinte du gou­ver­ne­ment pour se déployer le long de réseaux dif­fus qui relient, selon les enjeux et les cir­cons­tances, ministres, pré­si­dents de par­tis, par­le­men­taires, man­da­taires locaux, déci­deurs éco­no­miques, hauts fonc­tion­naires, res­pon­sables syn­di­caux, lea­ders d’opinion, res­pon­sables de groupes de pres­sion ou d’associations. À mesure de la dis­sé­mi­na­tion du pou­voir poli­tique sur des niveaux et des ins­ti­tu­tions mul­tiples, de l’internationalisation de l’économie, de la mon­tée en puis­sance de nou­veaux acteurs (médias, ONG, agences, asso­cia­tions), de l’extension des contre-pou­voirs, en bref à mesure de la com­plexi­fi­ca­tion de nos socié­tés, le pou­voir ne peut s’exercer qu’en court-cir­cui­tant les ins­tances et les struc­tures offi­cielles, en tra­ver­sant l’épaisseur du tis­su ins­ti­tu­tion­nel pour relier entre eux, par sac­cades régu­lières, les acteurs de la déci­sion. Plus fort l’émiettement de l’autorité, plus grand est le rôle de ces réseaux dans la décision.

L’ensemble de ce rai­son­ne­ment est sous-ten­du par une concep­tion spé­ci­fique du pou­voir, com­pris comme une capa­ci­té d’influencer les déci­sions, ces déci­sions elles-mêmes étant conçues comme des flux et non comme des actes iso­lés. Il existe, remar­quons-le, une autre défi­ni­tion, plus res­tric­tive, qui cir­cons­crit le pou­voir à la capa­ci­té de contraindre autrui, de lui impo­ser sa volon­té. Luc Van Cam­pen­houdt, dans la ligne de Fou­cault, pro­pose de dépas­ser cette concep­tion et de regar­der les choses de façon plus struc­tu­relle en réfé­rant le pou­voir des acteurs de peser sur les déci­sions non seule­ment à leur posi­tion dans des réseaux, mais aux pro­prié­tés mêmes de ces réseaux. Ain­si, on pour­rait dire que cette concep­tion pro­cède d’une double déper­son­na­li­sa­tion : le pou­voir cesse d’être la capa­ci­té propre d’un acteur et la déci­sion cesse d’être l’acte posé par cet acteur.

J’aperçois deux inté­rêts majeurs à cette exten­sion du concept. D’abord, cette concep­tion nous pro­tège de la fic­tion du grand déci­deur, donc aus­si de la ten­ta­tion du bouc émis­saire. Ensuite, elle per­met d’inclure dans l’exercice du pou­voir les dif­fé­rentes formes de par­ti­ci­pa­tion à la construc­tion de la réa­li­té. Peser sur une déci­sion, c’est d’abord par­ti­ci­per à la défi­ni­tion du pro­blème, laquelle inclut sa mise en récit, la construc­tion des causes, la mesure de sa gra­vi­té et de son urgence, son ins­crip­tion dans l’agenda, la stra­té­gie de média­ti­sa­tion du pro­blème. Le moment de la déci­sion n’est plus, dès lors, que le moment de la mise en scène de l’autorité, le moment où celle-ci accepte d’endosser la déci­sion et d’assumer le cas échéant son échec. Ain­si, l’exercice du pou­voir en réseau relève d’un triple accom­plis­se­ment : de socia­bi­li­té : il s’agit de créer et d’entretenir des liens sociaux ; de per­sua­sion : il s’agit de peser sur la mise en récit des évé­ne­ments ; d’échange : il s’agit de se rendre utile dans les échanges en appor­tant au réseau une valeur ajou­tée : infor­ma­tion, exper­tise, ser­vices divers.

impermanence et absence de formalisme

Sub­siste à mes yeux une dif­fi­cul­té : ces réseaux sociaux, com­ment les com­prendre au juste ? S’il est rela­ti­ve­ment aisé d’étudier la struc­ture d’une admi­nis­tra­tion publique ou d’une grande entre­prise, l’analyse des réseaux de la déci­sion affronte une double dif­fi­cul­té. D’abord, ces réseaux ne sont pas des choses, ce sont des ensembles évo­lu­tifs de liens sociaux poten­tiels qui sont réac­ti­vés épi­so­di­que­ment. Un réseau n’a pas d’existence indé­pen­dante des fonc­tions qu’il rem­plit pour les divers acteurs, il ne se main­tient que pour autant que les par­ti­ci­pants y voient un moyen d’atteindre leurs objec­tifs. Quant à ces objec­tifs, ils sont très variables et ren­voient aux ser­vices de toute nature qui s’échangent dans ces réseaux. Ensuite, ces réseaux sont le plus sou­vent dis­crets, ils s’opèrent dans l’intimité des bureaux, des salles de réunion et des res­tau­rants ; l’informel y est la règle, le for­mel l’exception. Son­geons aux négo­cia­tions qui, dans les cou­lisses, s’opèrent actuel­le­ment en pré­pa­ra­tion du som­met de Copenhague.

Imper­ma­nence et absence de for­ma­lisme : ces deux carac­té­ris­tiques doivent néces­sai­re­ment, me semble-t-il, entrer dans la défi­ni­tion du réseau, comme aus­si cette évi­dence : le réseau active des liens sociaux, c’est-à-dire néces­sai­re­ment des rela­tions entre per­sonnes, c’est-à-dire entre des acteurs qui se recon­naissent les uns les autres.

Il me semble donc que la défi­ni­tion qui sert de point de départ au rai­son­ne­ment de Luc Van Cam­pen­houdt appelle deux amen­de­ments. L’auteur défi­nit le réseau social comme un ensemble de rela­tions entre un ensemble d’individus ou d’organisations — appe­lés pôles du réseau — entre les­quels s’échangent des objets de diverses natures.

À mon sens, un réseau social relie néces­sai­re­ment des acteurs, et non des orga­ni­sa­tions, même s’il est vrai que les acteurs du réseau appar­tiennent à des orga­ni­sa­tions diverses — et plus géné­ra­le­ment à des « champs » — et qu’ils apportent dans le réseau les res­sources éco­no­miques, sociales, cultu­relles ou sym­bo­liques qu’ils tirent de cette appar­te­nance : un ban­quier apporte une exper­tise finan­cière, un ministre la pro­messe d’une sub­ven­tion, un uni­ver­si­taire les résul­tats d’une recherche, un spor­tif son image dans les médias, etc. Ce qui compte, écrit Luc Van Cam­pen­houdt, c’est la valeur d’usage et d’échange des res­sources que les pôles du réseau sont en mesure de mettre en cir­cu­la­tion. Au nombre de ces res­sources, il y a donc celles qu’ils peuvent tirer du pou­voir hié­rar­chique qu’ils exercent au sein de leur orga­ni­sa­tion. D’où il suit que le pou­voir hié­rar­chique (le pou­voir de contraindre) peut deve­nir une res­source mobi­li­sable dans le réseau. Une forme de pou­voir ali­mente une autre forme de pouvoir.

la logique du don

Un réseau, nous est-il dit, est un ensemble de pôles entre les­quels s’échangent des objets de diverses natures. Mais com­ment com­prendre le mot « échange » ? Et qu’est-ce qui s’échange au juste dans un réseau social ? Ce ne peut être des ordres, des ins­truc­tions et des marques de sou­mis­sion sans quoi le réseau ren­ver­rait à un ordre hié­rar­chique et devien­drait syno­nyme — en plus bran­ché — du concept d’organisation. Les réseaux ne sont pas des formes d’organisations, même si les orga­ni­sa­tions sont constam­ment tra­ver­sées par les réseaux.

Par­le­ra-t-on alors de biens et ser­vices consi­dé­rés comme des valeurs d’échange ? Dans ce cas, quelle dif­fé­rence entre un réseau social et un mar­ché ? Qu’est-ce d’autre qu’un mar­ché sinon un ensemble de rela­tions d’échange de biens et de ser­vices entre des indi­vi­dus ou des orga­ni­sa­tions ? Je pense qu’il faut résis­ter à toute force à ce réduc­tion­nisme : les liens sociaux qui se nouent dans les réseaux ne sont pas de type contrac­tuel, ils n’ont rien à voir avec du don­nant-don­nant, des mar­chan­dages et l’établissement de valeurs d’échange. Ce qui struc­ture les réseaux, ce n’est pas l’offre et la demande de biens et de ser­vices, c’est plu­tôt la logique du don. Mar­cel Mauss1 l’a mon­tré, le lien social est fon­dé sur un triple geste : don­ner, rece­voir, rendre. Le don oblige le rece­veur, il doit s’accompagner d’une récep­tion mani­feste : une for­mule de remer­cie­ment et l’expression d’une gra­ti­tude. Mais au contraire de l’échange éco­no­mique, il ne fait l’objet d’aucun mar­chan­dage, même impli­cite, et n’exprime nulle attente d’un don en retour. Le dona­teur ne dit jamais : je t’offre ceci à condi­tion que tu me donnes cela ; il s’interdit même d’exprimer l’exigence d’une réci­pro­ci­té ; il donne, tout sim­ple­ment, et cet acte n’est créa­teur d’aucune forme de contrat.

Toutes les grandes déci­sions poli­tiques aus­si bien qu’économiques reposent in fine sur la confiance que s’accordent mutuel­le­ment quelques poi­gnées d’acteurs. Sim­ple­ment cette confiance n’a rien d’un saut dans le vide, elle s’est cris­tal­li­sée au fil d’une suite d’échanges dans les­quels cha­cun des acteurs s’est construit une répu­ta­tion. Et plus grands les inté­rêts, plus déci­sif le rôle de la confiance inter­per­son­nelle, rai­son pour laquelle les grands acteurs des réseaux veillent à leur image de sérieux et de cré­di­bi­li­té comme à la pru­nelle de leurs yeux.

Le don pré­sup­pose la confiance ; bien plus : il sert à la mani­fes­ter à l’autre et c’est en cela qu’il entre dans la for­ma­tion du lien social. Assu­ré­ment, l’intérêt bien com­pris peut se cacher der­rière le don, les par­te­naires s’obligeant hypo­cri­te­ment les uns les autres en espé­rant y trou­ver leur compte, il n’est pas ques­tion de nier ce point. Il reste que la norme du don résiste à la simple logique de l’intérêt et qu’elle s’impose aux acteurs les plus cyniques, et cela pour une rai­son simple : la confiance est la condi­tion néces­saire à tout échange intéressé.

Ain­si, je pense que cette grille d’analyse pas­sion­nante que nous pro­pose Luc Van Cam­pen­houdt gagne­rait sans doute à éta­blir une dis­tinc­tion plus nette entre orga­ni­sa­tion, mar­ché et réseau social. Une telle dis­tinc­tion sup­pose de cla­ri­fier la nature des liens sociaux qui se construisent dans la vie en réseau.

  1. Sur cette logique, voir notam­ment : A. Caillé, Anthro­po­lo­gie du don. Le tiers para­digme, Des­clée De Brou­wer, 2000 ; M. Gode­lier, L’énigme du don, Fayard, 1996 ; J. T. God­bout, Le lan­gage du don, éd. Fidès, 1996 ; (en col­lab. avec A. Caillé) L’esprit du don, La Décou­verte & Syros, 2000 ; Le don, la dette et l’identité, La Décou­verte et MAUSS, 2000 ; M. Mauss, « Essai sur le don », dans Socio­lo­gie et anthro­po­lo­gie, PUF, 1950.

Alain Eraly


Auteur

professeur émérite de l’ULB et membre de l’Académie. Il a présidé le Groupe de travail relatif à la gouvernance des établissements scolaires lors de l’élaboration du Pacte pour un enseignement d’excellence. Il participe à différentes formations sur les plans de pilotage à destination des directions d’écoles et de l’administration.