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Réseau et pouvoir

Numéro 12 Décembre 2009 par Luc Van Campenhoudt

décembre 2009

Le pou­voir est la capa­ci­té d’in­ter­ve­nir effi­ca­ce­ment sur les déci­sions qui engagent le sort des indi­vi­dus et des col­lec­ti­vi­tés. Ni bon ni mau­vais a prio­ri, il est un fait et une néces­si­té. Sans lui, pas d’en­tre­prise col­lec­tive pos­sible, pas de capa­ci­té de prendre des déci­sions face à la mul­ti­tude des pro­blèmes de la vie com­mune, pas d’ar­bi­trage […]

Le pou­voir est la capa­ci­té d’in­ter­ve­nir effi­ca­ce­ment sur les déci­sions qui engagent le sort des indi­vi­dus et des col­lec­ti­vi­tés. Ni bon ni mau­vais a prio­ri, il est un fait et une néces­si­té. Sans lui, pas d’en­tre­prise col­lec­tive pos­sible, pas de capa­ci­té de prendre des déci­sions face à la mul­ti­tude des pro­blèmes de la vie com­mune, pas d’ar­bi­trage entre les inté­rêts des uns et des autres, pas de paix entre les hommes, pas de socié­té tout sim­ple­ment. Et l’on peut être recon­nais­sant, sou­vent, à l’é­gard de ceux qui acceptent de l’as­su­mer, quand d’autres, qui pour­raient aus­si faire quelque chose, se résignent à se confor­mer aux déci­sions prises ou se replient sur leurs propres soucis.

Ras­su­rant, le pou­voir est aus­si inquié­tant car il n’est effi­cace que s’il contraint, direc­te­ment ou indi­rec­te­ment. Et qui sait où il peut nous ame­ner ? Il divise les hommes : ceux qui l’exercent de ceux sur qui il s’exerce, les concur­rents entre eux qui se le dis­putent avec achar­ne­ment. Il cor­rompt par­fois et peut pous­ser ceux qui le détiennent à le recher­cher pour lui-même, pour la jouis­sance d’être admi­ré ou craint et de plier les autres à leur volon­té. Il encou­rage ceux qui s’y sou­mettent, de gré ou de force, à la flat­te­rie, à la cour­ti­sa­ne­rie et à l’a­ban­don de leur digni­té et de leur liber­té. Parce qu’il les pousse à ruser, à dis­si­mu­ler, à tra­hir, le pou­voir déchire plus encore cha­cun dans son inté­gri­té, entre ce qu’il est et ce qu’il lui faut paraître.

C’est parce que notre sort en dépend que le pou­voir est l’ob­jet cen­tral des sciences poli­tiques et sociales. Mais il est aus­si, sans doute, celui qui résiste le plus à une explo­ra­tion rigou­reuse et sys­té­ma­tique. Non seule­ment parce que ses res­sorts sont com­plexes et qu’il pré­sente de mul­tiples facettes. Mais encore parce que le pou­voir qui aime connaître ses sujets n’aime pas trop que ses sujets le connaissent. Les études sur les gens et sur les agents ins­ti­tu­tion­nels sont bien plus nom­breuses que celles, tou­jours dif­fi­ciles, sur les dirigeants.

Or, aujourd’­hui, avec notam­ment la glo­ba­li­sa­tion de l’é­co­no­mie, la construc­tion euro­péenne et les tech­no­lo­gies de l’in­for­ma­tion et de la com­mu­ni­ca­tion, la nature et les méca­nismes d’exer­cice du pou­voir changent aus­si pro­fon­dé­ment et rapi­de­ment que la socié­té elle-même. Les caté­go­ries d’a­na­lyse liées à l’i­ma­gi­naire de l’É­tat-nation (État, gou­ver­ne­ment, ins­ti­tu­tion, auto­ri­té, hégé­mo­nie, hié­rar­chie, ter­ri­toire, fron­tière…) ne suf­fisent plus et ne sont plus que par­tiel­le­ment adéquates.

Pour décryp­ter les évé­ne­ments avec le recul néces­saire, La Revue nou­velle doit en pro­cu­rer les grilles de lec­ture, non sur le mode de la revue scien­ti­fique où les cher­cheurs dis­cutent entre eux de leurs méthodes et de leurs résul­tats, mais sur le mode de la revue de débat dans l’es­pace public, impli­quant intel­lec­tuels (notam­ment cher­cheurs) et acteurs, qui sont par­fois les mêmes per­sonnes. Dans un pre­mier texte d’une dizaine de pages, Luc Van Cam­pen­houdt, socio­logue uni­ver­si­taire, pro­pose une grille d’a­na­lyse théo­rique du pou­voir cen­trée sur la notion de réseau social. Cette approche par­ti­cu­lière est loin d’é­pui­ser la réa­li­té, mul­tiple et com­plexe, du pou­voir. Elle apporte seule­ment un éclai­rage adap­té aux trans­for­ma­tions poli­tiques et sociales actuelles. Pour per­mettre la cri­tique, ce texte est volon­tai­re­ment court, dépour­vu de jar­gon scien­ti­fique non indis­pen­sable et construit à par­tir d’un ensemble d’i­dées bien déli­mi­té et struc­tu­ré autour d’un petit nombre d’hy­po­thèses complémentaires.

Ce texte a ensuite été sou­mis à la cri­tique de dix « lec­teurs » qui ont une expé­rience directe du monde poli­tique et ins­ti­tu­tion­nel et/ou en sont des obser­va­teurs pri­vi­lé­giés. Grâce à leur diver­si­té, les prin­ci­paux domaines du pou­voir sont cou­verts : les ins­ti­tu­tions euro­péennes, les rap­ports entre États, le monde poli­tique, ins­ti­tu­tion­nel et intel­lec­tuel belge, les diri­geants éco­no­miques, le monde asso­cia­tif et les nou­veaux mou­ve­ments sociaux inter­na­tio­naux. Ces lec­teurs1, dont plu­sieurs sont pla­cés plu­tôt du côté de l’ac­tion et de la res­pon­sa­bi­li­té poli­tiques, ins­ti­tu­tion­nelles et asso­cia­tives que de l’a­na­lyse à tête repo­sée, sau­ront-ils entrer, sans com­plai­sance, dans une approche qui n’est pas habi­tuel­le­ment la leur ? La réponse est assu­ré­ment affir­ma­tive et nous devons leur en savoir gré, d’au­tant plus que leur temps est compté.

Aucun d’entre eux ne conteste l’in­té­rêt et la per­ti­nence de prendre en compte la pro­blé­ma­tique des réseaux sociaux pour décryp­ter aujourd’­hui le pou­voir. Pour la plu­part, c’est même indis­pen­sable. Illus­tra­tions à l’ap­pui, plu­sieurs auteurs expliquent bien la jus­tesse des hypo­thèses qui ne sont jamais infir­mées. Leurs cri­tiques et com­men­taires visent plu­tôt à pro­lon­ger la dis­cus­sion quitte à iden­ti­fier les prin­ci­pales lacunes et fai­blesses du modèle en vue de l’a­mé­lio­rer et de le compléter.

Ain­si, Alain Era­ly sou­ligne la néces­si­té de réser­ver le concept de réseau social à un ensemble de rela­tions entre indi­vi­dus et non entre orga­ni­sa­tions. Dans ce sens, il y a une nette dis­tinc­tion à faire entre réseau social et pilier, ce der­nier n’é­tant qu’une forme « bran­chée » d’or­ga­ni­sa­tions. Cette dis­tinc­tion per­met de mettre en lumière le type de lien social créé de part et d’autre. Si dans le cas des orga­ni­sa­tions « bran­chées », la logique qui pré­do­mine est celle du contrat, c’est de don qu’il s’a­git dans les réseaux sociaux, don qui consti­tue une véri­table norme fon­dée sur la confiance. Com­ment pen­ser alors les rela­tions entre les réseaux et les piliers ? La « dépi­la­ri­sa­tion » peut-elle se pen­ser comme pro­ces­sus de tran­si­tion entre une forme d’or­ga­ni­sa­tion de la socié­té civile plus cloi­son­née entre sphères (poli­tiques, cultu­relles, éco­no­miques) et hié­rar­chi­sée et une forme d’or­ga­ni­sa­tion de la socié­té civile plus ouverte et plus struc­tu­rée sur des rap­ports davan­tage hori­zon­taux ? Thier­ry Jacques le pense tout en esti­mant que la ques­tion du pou­voir n’est pas éva­cuée pour autant. Il estime que, pour peser sur la déci­sion, un mou­ve­ment social doit à la fois dis­po­ser de res­sources, notam­ment orga­ni­sa­tion­nelles, mais aus­si avoir une pré­sence active dans dif­fé­rents réseaux qui nour­rissent et pré­parent la prise de déci­sion. Sans doute une bonne par­tie du pou­voir réside dans des per­sonnes qui peuvent à la fois arti­cu­ler dans leur action les logiques propres aux réseaux et les logiques propres aux organisations.

L’ap­port de Michel Moli­tor à la réflexion vient de l’a­na­lyse qu’il pro­pose sur les « milieux », véri­tables matrices à par­tir des­quelles se consti­tuent des réseaux selon des formes tout à fait diver­si­fiées, revues, cercles, groupes plus ou moins for­mels ou plus ou moins stables. Il montre que les réseaux se déve­loppent le plus sou­vent dans des milieux qui leur pré­existent. Selon lui, la notion de milieu est plus adap­tée pour sai­sir la réa­li­té du pou­voir, de sorte qu’il fau­drait ana­ly­ser plus avant pour­quoi et com­ment des milieux pro­duisent, dans cer­taines condi­tions, des réseaux, quels rap­ports ces réseaux nour­rissent-ils avec les orga­ni­sa­tions proches ou pro­duites par les mêmes milieux et com­ment s’o­pèrent les coopé­ra­tions et syner­gies au sein du réseau ou entre les réseaux.

Phi­lippe Pochet par­tage le même sou­ci d’é­lu­ci­der ce qui pro­duit les réseaux et ce qui en fait la force. En adop­tant un autre point de vue que celui de Michel Moli­tor, il montre que les réseaux sont ordon­nés par des pou­voirs for­mels et hié­rar­chiques (États, ins­tances poli­tiques…), ins­ti­tués par le droit et qui sont pré­exis­tants aux réseaux. Il insiste sur les ten­sions et conflits à l’in­té­rieur des réseaux ou entre eux. Agnès Hubert et Véro­nique Degraef montrent éga­le­ment que les grandes ins­ti­tu­tions euro­péennes et les auto­ri­tés poli­tiques peuvent sus­ci­ter de nou­veaux réseaux ou en uti­li­ser d’exis­tants pour mettre en œuvre leur poli­tique, en l’oc­cur­rence celle visant à lut­ter contre les inéga­li­tés entre genres dans un monde où les réseaux sont lar­ge­ment domi­nés par les hommes. Ici est mis en évi­dence l’im­por­tance d’une alliance sous forme contrac­tuelle entre une orga­ni­sa­tion (la Com­mis­sion euro­péenne) et un réseau (de mili­tantes du droit des femmes) pour faire pro­gres­ser l’é­ga­li­té entre les hommes et les femmes sur le plan du droit et de la repré­sen­ta­tion démo­cra­tique. Gérard Deprez montre lui aus­si l’im­por­tance cru­ciale des alliances dans le sys­tème de codé­ci­sion, euro­péen notam­ment. Il insiste aus­si sur le plus grand allié du pou­voir repré­sen­té par l’o­pi­nion publique qui est exté­rieure au réseau. Évo­quant la socio­lo­gie de Cro­zier, il rap­pelle que le pou­voir a une double face : une face noble et une face sombre (les rap­ports de force vio­lents, les coups bas…) que la matrice théo­rique ne fait guère res­sor­tir. Illus­trant prin­ci­pa­le­ment la dimen­sion struc­tu­relle du pou­voir dans le réseau, Davide Car­bo­nai montre, sta­tis­tiques à l’ap­pui, que les diri­geants de grandes entre­prises sont géné­ra­le­ment en connexion étroite et que leur mise en réseau est plus effi­cace que la pure concur­rence. Il en res­sort des formes par­ti­cu­lières de capi­ta­lisme qui ne cor­res­pondent pas aux clas­si­fi­ca­tions tra­di­tion­nelles dis­tin­guant le modèle rhé­nan, le modèle anglo-saxon, le modèle social-démo­crate et le modèle étatique.

Pre­nant la ques­tion du pou­voir par le bas, Patri­cia Ven­dra­min et Jean Blai­ron montrent l’im­por­tance des réseaux sociaux dans les contre-pou­voirs, com­bien ils sont asso­ciés à des réseaux tech­niques que les mou­ve­ments sociaux inter­na­tio­naux savent exploi­ter plus ouver­te­ment et quel­que­fois plus effi­ca­ce­ment. De leurs capa­ci­tés de mobi­li­sa­tion et de poli­ti­sa­tion des ques­tions dépen­dra le pou­voir d’a­gir face à la crise.

Ces cri­tiques invitent à dis­tin­guer davan­tage les dif­fé­rents types de réseaux d’ac­teurs sociaux, leurs modes de consti­tu­tion et leurs registres d’ac­tion car, dans la matrice théo­rique pré­sen­tée, on en reste à une concep­tion trop géné­rique des réseaux.

La qua­li­té de ces réac­tions prouve la fécon­di­té de l’exer­cice qui consiste à faire débattre plu­sieurs per­sonnes à par­tir d’un même texte qui se veut clair et donc vul­né­rable. Le socio­logue uni­ver­si­taire est-il « ren­voyé à ses chères études » par des per­sonnes, acteurs et obser­va­teurs avi­sés, « à qui on ne la fait pas » ? Au lec­teur de juger. Le fait est que, grâce à cette for­mule de confron­ta­tion intel­lec­tuelle, ce dos­sier repré­sente, selon nous, une pièce pré­cieuse pour décryp­ter cer­tains aspects impor­tants de la réa­li­té du pou­voir aujourd’hui.

  1. Par­mi les res­pon­sables poli­tiques, seule une per­son­na­li­té a accep­té de répondre. Peut-être est-ce dû à la briè­ve­té des délais que nous avons impo­sé aux auteurs.

Luc Van Campenhoudt


Auteur

Docteur en sociologie. Professeur émérite de l’Université Saint-Louis – Bruxelles et de l’Université catholique de Louvain. Principaux enseignements : sociologie générale, sociologie politique et méthodologie. Directeur du Centre d’études sociologiques de l’Université Saint-Louis durant une quinzaine d’années, jusqu’en 2006, il a dirigé ou codirigé une quarantaine de recherches, notamment sur l’enseignement, les effets des politiques sécuritaires, les comportements face au risque de contamination par le VIH et les transformations des frontières de la Justice pénale. Ces travaux ont fait l’objet de plusieurs dizaines d’articles publiés dans des revues scientifiques, de nombreux ouvrages, et de plusieurs invitations et chaires dans des universités belges et étrangères. À travers ces travaux, il s’est intéressé plus particulièrement ces dernières années aux problématiques des relations entre champs (par exemple la justice et la médecine), du pouvoir dans un système d’action dit « en réseau » et du malentendu. Dans le cadre de ces recherches il a notamment développé la « méthode d’analyse en groupe » (MAG) exposée dans son ouvrage La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, coécrit avec J.-M. Chaumont J. et A. Franssen (Paris, Dunod, 2005). Le plus connu de ses ouvrages, traduit en plusieurs langues, est le Manuel de recherche en sciences sociales, avec Jacques Marquet et Raymond Quivy (Paris, Dunod, 2017, 5e édition). De 2007 à 2013, il a été directeur de La Revue Nouvelle.