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Réseau et contre-pouvoirs

Numéro 12 Décembre 2009 par Patricia Vendramin

décembre 2009

Pour les nou­veaux mou­ve­ments sociaux, le réseau est au ser­vice d’un contre-pou­voir auquel les nou­velles tech­no­lo­gies de l’in­for­ma­tion donnent une extra­or­di­naire audience. Ce mili­tan­tisme renou­ve­lé, qui est notam­ment le fait des alter­mon­dia­listes et des défen­seurs de tous les « sans », s’ex­prime dans des réseaux souples, peu for­ma­li­sés et éphé­mères qui arti­culent dif­fé­rem­ment les échelles locale, natio­nale et inter­na­tio­nale. Les réseaux infor­ma­tiques assurent la force de ces « liens faibles ». Réseau, pro­jet et sujet sont les élé­ments consti­tu­tifs de ces formes d’en­ga­ge­ment qui peuvent fédé­rer des popu­la­tions exclues du pou­voir qui trouvent ain­si une visi­bi­li­té alors que les réseaux du pou­voir recherchent plu­tôt l’ombre.

Pou­voir et réseau sont deux concepts que l’on asso­cie faci­le­ment, tant dans la pen­sée com­mune que dans les approches scien­ti­fiques. Le réseau est tan­tôt le bras agis­sant d’un pou­voir occulte, tan­tôt la res­source d’un indi­vi­du — son capi­tal social —, tan­tôt le levier d’un contre-pou­voir. Les réseaux arti­culent, d’un côté, les acti­vi­tés domi­nantes des socié­tés (mar­chés finan­ciers mon­diaux, pro­duc­tion glo­ba­li­sée, médias) et, de l’autre, des réac­tions d’autonomie et des mou­ve­ments alter­na­tifs qui uti­lisent les tech­no­lo­gies et inter­net. L’article de Luc Van Cam­pen­houdt s’interroge sur le pou­voir, plus ou moins licite, que per­met le réseau, mais aus­si sur la manière dont le pou­voir est géré à l’intérieur même des réseaux. La piste est inté­res­sante car il serait illu­soire de croire que l’apparente hori­zon­ta­li­té des réseaux en fait des struc­tures vides de hié­rar­chi­sa­tion et de pou­voirs dif­fé­ren­ciés. Cette pers­pec­tive n’épuise cepen­dant pas la com­plexi­té des rela­tions entre réseau et pouvoir.

La notion de réseau dans le champ des sciences humaines, c’est d’abord un mode de struc­tu­ra­tion sociale. Le para­digme du réseau aide à pen­ser la com­plexi­té crois­sante des rela­tions et des inter­ac­tions dans la socié­té. Depuis les années quatre-vingt, pour diverses rai­sons, les tra­vaux sur les réseaux se sont mul­ti­pliés, et le terme de réseau a été récu­pé­ré à la faveur d’une conjonc­tion his­to­rique par­ti­cu­lière, mar­quée notam­ment par le déve­lop­pe­ment des réseaux infor­ma­tiques et par la recherche, dans les sciences sociales, de concepts pou­vant iden­ti­fier des struc­tures fai­ble­ment, voire pas du tout, hié­rar­chiques, souples et non limi­tées par des fron­tières tra­cées a prio­ri. Cas­tells (1998), dans le pre­mier volume de sa tri­lo­gie inti­tu­lée L’ère de l’information, est pro­ba­ble­ment celui qui a don­né le plus d’audience au para­digme du réseau pour com­prendre l’organisation sociale aujourd’hui. Bol­tans­ki et Chia­pel­lo (1999), lorsqu’ils décrivent le monde connexion­niste, portent un regard simi­laire sur les trans­for­ma­tions des struc­tures sociales. Ils s’interrogent éga­le­ment sur le fonc­tion­ne­ment de ce monde en réseau, sur les pro­blé­ma­tiques de l’exclusion, de la cri­tique sociale et de la jus­tice dans un monde fait de réseaux.

La prise en compte des tech­no­lo­gies de l’information et de la com­mu­ni­ca­tion (TIC), et plus spé­ci­fi­que­ment d’Internet, est indis­pen­sable dans une réflexion sur le binôme réseau et pou­voir. Ce sont les TIC qui ont éveillé l’intérêt des cher­cheurs pour l’analyse des réseaux. Si les déve­lop­pe­ments du web 2.0 (le web inter­ac­tif) a lit­té­ra­le­ment fait explo­ser les tra­vaux sur les réseaux sociaux, c’est d’abord dans le champ du contre-pou­voir que réseaux et TIC ont gagné en audience.

nouveaux mouvements sociaux et nouvelles technologies

Ceux que l’on nomme les « nou­veaux mou­ve­ments sociaux » ont rapi­de­ment trou­vé dans les TIC un for­mi­dable outil pour ampli­fier leur action. C’est ce qu’ont fait les sala­riés d’Ubisoft, une entre­prise fabri­quant des jeux vidéo, lorsque, fin des années nonante, ils créent ce que l’on a appe­lé le pre­mier syn­di­cat vir­tuel. Pour récla­mer un peu d’ordre et de res­pect dans la ges­tion des res­sources humaines, ils s’emparent d’Internet, construisent un site qui dénonce leurs condi­tions d’emploi et de tra­vail. Grâce aux TIC, ils mobi­lisent les anciens sala­riés, les clients, les sala­riés actuels de l’entreprise implan­tée en France et ceux de filiales implan­tées dans d’autres pays. Ils inter­pel­le­ront éga­le­ment les médias et c’est un article affû­té de Libé­ra­tion qui por­te­ra leur com­bat sur la scène publique et enclen­che­ra une dyna­mique de chan­ge­ment. Une repré­sen­ta­tion du per­son­nel sera orga­ni­sée ; des règles seront for­mu­lées en matière de ges­tion des car­rières et de condi­tions de tra­vail. En même temps, dans ce cas pré­cis, les prin­ci­paux ani­ma­teurs de la mobi­li­sa­tion quit­te­ront volon­tai­re­ment l’entreprise une fois les objec­tifs atteints (Lefebvre, 2000).

Ce cas est exem­pla­tif des formes actuelles d’engagement dans les­quelles le réseau est au ser­vice d’un contre-pou­voir. Il s’agit d’un mode d’action qui cor­res­pond bien à une nou­velle fibre mili­tante. Elle est illus­trée, notam­ment, par les mou­ve­ments alter­mon­dia­listes dont les carac­té­ris­tiques se retrouvent dans de nom­breux domaines : la défense de l’environnement, la soli­da­ri­té avec tous les « sans », la mal­trai­tance des enfants, les vic­times de catas­trophes, les abus contre les droits humains fon­da­men­taux, etc. Des réseaux d’individus se créent et dis­pa­raissent constam­ment. Des indi­vi­dus, sen­sibles à de nom­breuses causes, mais ayant peu d’affiliations for­melles, choi­sissent libre­ment de s’engager pour une cause, un pro­jet pré­cis. Ils pri­vi­lé­gient les actions spon­ta­nées, les réseaux de per­sonnes orga­ni­sés selon un prin­cipe d’action plu­tôt que d’adhésion. La mobi­li­sa­tion est sou­vent éphé­mère autour de pro­jets concrets dont les résul­tats, posi­tifs ou néga­tifs, sont immédiats.

Ces réseaux d’individus, à l’opposé d’organisations tra­di­tion­nelles, ont peu de règles for­melles, peu de fron­tières claires entre l’intérieur (nous) et l’extérieur (ils); l’engagement per­son­nel prime sur la délé­ga­tion de parole. Inter­net offre un sup­port maté­riel puis­sant à la consti­tu­tion de ces formes de contes­ta­tion. Les TIC engendrent de nou­velles pra­tiques rela­tion­nelles et les réseaux intro­duisent une nou­velle arti­cu­la­tion entre les échelles locale, natio­nale et inter­na­tio­nale. Les réseaux infor­ma­tiques assurent la force de ce l’on appelle les « liens faibles ».

Réseau, pro­jet et sujet sont les trois élé­ments consti­tu­tifs de ces formes d’engagement (Ven­dra­min, 2004) et de la nou­velle alchi­mie des contre-pou­voirs. Les carac­té­ris­tiques d’une logique de réseau sont l’absence de réfé­rence à un espace pré­cis, la recon­fi­gu­ra­tion per­ma­nente, le rôle struc­tu­rant de pro­jets, d’intérêts ou d’objectifs, la limi­ta­tion dans le temps des alliances consti­tuées, l’imbrication des réseaux sociaux et tech­niques, la pré­sence et l’absence.

Le pro­jet com­plète de deux manières le réseau ; il le concré­tise et il l’organise. Le pro­jet est concret, il a un début et une fin, il déter­mine des fron­tières dans un réseau. Les pro­jets se suc­cèdent tan­dis que le réseau est illi­mi­té, mou­vant et abs­trait. Le concept de sujet per­met d’analyser l’engagement dans un col­lec­tif à une nou­velle forme de mou­ve­ment social cen­tré sur la défense du sujet plu­tôt que sur la classe sociale ou le groupe d’appartenance.

L’article prin­ci­pal de ce dos­sier s’intéresse au pou­voir des réseaux et au pou­voir dans les réseaux. Il est cen­tré sur une concep­tion dis­si­mu­lée, par­fois inquié­tante, et peu démo­cra­tique des réseaux. La pers­pec­tive du réseau dans le cadre de contre-pou­voirs est une fenêtre d’optimisme par rap­port aux capa­ci­tés d’expression des popu­la­tions les plus éloi­gnées du pou­voir. C’est sans doute pour­quoi le réseau au ser­vice du pou­voir tend à être occulte tan­dis que le réseau au ser­vice d’un contre-pou­voir cherche à se rendre visible.

Patricia Vendramin


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