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Réprimez l’ivresse publique, même celle en costume trois-pièces

Numéro 9 Septembre 2013 par Charlotte Maisin

septembre 2013

Gérard ava­la d’une rasade la bou­teille qu’il s’était pro­cu­rée un peu trop tôt dans la jour­née grâce à une petite vieille en pro­me­nade, presque aus­si cabos­sée que lui, qui lui avait sor­ti un billet en se disant que, de toutes les façons, un de ses fils gagnait assez d’argent et l’autre n’avait jamais d’idées pour le […]

Gérard ava­la d’une rasade la bou­teille qu’il s’était pro­cu­rée un peu trop tôt dans la jour­née grâce à une petite vieille en pro­me­nade, presque aus­si cabos­sée que lui, qui lui avait sor­ti un billet en se disant que, de toutes les façons, un de ses fils gagnait assez d’argent et l’autre n’avait jamais d’idées pour le dépen­ser. Il fai­sait beau et Gérard était au sec, c’était un jour de chance.

Alors Gérard buvait, pai­si­ble­ment. Pour­tant, sa douce rêve­rie se ter­mi­ne­rait trop vite. Par nou­velle com­pé­tence com­mu­nale, on répri­mait depuis peu l’ivresse sur la voie publique. Sans doute lui exi­ge­rait-on de payer une amende et comme il ne le pour­rait pas, il serait pris dans le tour­billon d’une arma­da admi­nis­tra­tive à laquelle il igno­rait tout, qu’il gérait mal et jamais comme il le fal­lait. Il était trop hon­nête pour ces sima­grées. Trop sou­vent, on lui deman­dait de men­tir pour qu’enfin, il puisse ren­trer dans la case qui lui per­met­trait d’avoir son sta­tut d’assisté recon­nu par la socié­té, mais, inexo­ra­ble­ment, hon­nête et poète comme il l’était, Gérard répon­dait qu’il pré­fé­rait dis­cu­ter avec les pigeons la jour­née et si pos­sible, avoir un repas chaud et un lit la nuit. Pour le reste, qu’on ne s’occupe pas de lui, ceux qui avaient essayé s’étaient plan­tés, à com­men­cer par son père. Enfin… voi­là, on l’emmènerait, bien trop tôt dans la jour­née. S’ils pou­vaient arri­ver un peu plus tard, à l’heure où il com­mence à faire vrai­ment frais, Gérard serait content. Parce que ce n’est pas qu’ils étaient méchants, les agents com­mu­naux, c’est juste qu’ils por­taient sur leurs épaules un sys­tème sans fin, sans amour et sur­tout sans joie.

Les alcoo­liques n’étaient plus les bien­ve­nus dans la rue, alors Gérard se deman­dait pour­quoi ils étaient tou­jours auto­ri­sés dans les bureaux. Il était sans doute poète, mais de son per­choir urbain, Gérard contem­plait à loi­sir cette faune qui, du matin au soir, cou­rait après l’argent, les femmes et le pou­voir. Et comme la plu­part d’entre eux ne réus­sis­saient pas leurs rêves de gran­deur et se retrou­vaient le nez face à un mur de frus­tra­tion, ils se conso­laient en buvant. Tous ces hommes qui ren­traient chez eux en retard, atta­ché-case à la main, nœud de cra­vate déten­du, ivres, seuls et tristes, qu’allaient-ils faire à leur femme ? Com­ment se com­por­te­raient-ils avec leurs enfants ? L’alcoolisme était-il plus pré­sen­table en cos­tume ? C’est ce que Gérard se deman­dait. Lui, au moins n’essayait pas, par men­songe effron­té, de croire qu’un jour, il serait riche, puis­sant et beau. Non, Gérard se conten­tait de regar­der les jupes des filles et d’imaginer des his­toires éro­tiques avec les demoi­selles de pas­sage, mais, au grand jamais, il se serait levé la nuit pour écu­mer inter­net à la recherche d’images ani­males qui mettent en scène des filles pré­pu­bères à poil. Il n’avait pas ce déses­poir… Gérard était dépen­dant des autres, de la main qu’il ten­dait, des ser­vices sociaux et de la bonne volon­té de cer­tains, mais Gérard avait une idée de ce qu’était le respect.

Et puis, il y avait ces femmes, celles qui cou­raient dans les pas des hommes, celles qui n’avaient de fémi­nin qu’une enve­loppe char­nelle et qui s’étaient gref­fé le cer­veau de ceux qui les dépas­se­raient tou­jours d’une tête. Ces femmes pen­saient, que pour être les égales de ceux qui les sau­taient comme des for­ce­nés le soir, elles devaient en faire autant. Indif­fé­rentes et pres­sées, elles les imi­taient, elles cou­raient et s’agrippaient à ces hommes qui puaient l’alcool et elles ren­traient chez elles fati­guées, usées. Et elles, com­ment par­laient-elles à leurs enfants en rentrant ?

Si on avait un jour deman­dé à Gérard à quel monde il rêvait, il répon­drait qu’il en avait une idée bien pré­cise : celle d’un monde qui n’oblige pas ses petits gar­çons à être forts et puis­sants, puisque de toutes les façons, ils n’y par­vien­draient que sur inter­net ou dans les vapeurs d’élixirs qui les déta­che­raient de leurs propres rêves, ou encore, une arme à la main ou un trop gros moteur de voi­ture à bout de bras… Il rêvait aus­si d’une socié­té qui ne plan­te­rait pas aus­si fort que des clous dans du béton des fan­tasmes de femmes fatales dans le cer­veau des petites filles. Ces petites filles à qui on ne ferait pas de remarques sur leur manière de s’habiller ou sur leur petit corps, pour qu’elles arrêtent de pen­ser qu’elles ne peuvent exis­ter que dans le regard des autres. En l’occurrence, dans le regard de ces hommes en mal de puissance…

Mais on ne deman­dait pas à Gérard ce qu’il pen­sait, on lui deman­dait de signer des papiers et de cocher des cases… Alors tant pis, Gérard conti­nuait sa ronde, jusqu’au jour où son fidèle foie le lâche­rait pour aller prendre un repos bien méri­té. Cepen­dant, il n’enviait pas plus le foie de ces hommes qui sor­taient du métro et il sou­riait en pen­sant que si on répri­mait réel­le­ment l’ivresse publique, celle qui se cache dans les trois pièces repas­sés, la socié­té devien­drait riche, très riche et elle rem­bour­se­rait sa dette publique en quelques mois… Enfin, jus­tice serait ren­due : ceux, camés au whis­ky et autres sub­stances moins nobles, qui créent à lon­gueur d’heures de bureau les trous des défi­cits public, les rem­bour­se­raient, hap­pés par la police-anti-ivresse sur la place du Luxem­bourg ou à la sor­tie du métro. Haaaa, à n’en pas dou­ter, ce sont les alcoo­liques des rues qui en béné­fi­cie­raient. Pour sûr, on remet­trait des draps propres au foyer et il sou­pe­rait d’une autre mixture…

Gérard rêvait… Répri­mez seule­ment, répri­mez ! Empê­chez ces hommes de ren­trer chez eux et de sau­ter sau­va­ge­ment sur leur femme, de gueu­ler sur leurs enfants. Met­tez-les hors d’état de nuire, assu­rez la paix des ménages et peut-être, se disait Gérard, peut-être qu’un jour, leurs enfants ou leurs petits-enfants vien­dront regar­der ensemble les pigeons, com­plexes de gran­deur enter­rés avec leurs aïeux, pour ne pas finir en alcoo­liques soli­taires en trois-pièces…

Charlotte Maisin


Auteur

Charlotte Maisin est membre de la cellule recherch’action de la Fédération des services sociaux