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Réponse à l’article de Marie Doutrepont

Numéro 6 - 2017 par François Fille

octobre 2017

« La Revue nou­velle cherche à être un outil réflexif qui per­met de prendre dis­tance face aux méfaits de l’endoctrinement et aux risques de l’apathie ». Dans « Dieu est par­ti pour long­temps » (La Revue nou­velle, n° 5, 2017), maitre Dou­tre­pont obère la nuance entre prise de dis­tance et éloi­gne­ment. L’enjeu n’est pas tant la polé­mique que la recherche […]

Le Mois

« La Revue nou­velle cherche à être un outil réflexif qui per­met de prendre dis­tance face aux méfaits de l’endoctrinement et aux risques de l’apathie1 ». Dans « Dieu est par­ti pour long­temps » (La Revue nou­velle, n° 5, 2017), maitre Dou­tre­pont obère la nuance entre prise de dis­tance et éloi­gne­ment. L’enjeu n’est pas tant la polé­mique que la recherche de sens et d’éthique. D’où notre réaction.

Pas­sons les impré­ci­sions qui donnent à pen­ser que rien ne va, comme « l’absence de tout » et en par­ti­cu­lier de ser­vices médi­caux, alors que Méde­cins du Monde (MdM) a dis­pen­sé à Moria plu­sieurs mil­liers de consul­ta­tions médi­cales sans dis­con­ti­nui­té depuis cinq ans. On excu­se­ra aus­si la mécon­nais­sance de la loi grecque 4357/20162 sur laquelle MdM s’appuie pour for­cer l’exercice effec­tif des droits des migrants en réa­li­sant un « exa­men de vul­né­ra­bi­li­té ». Cette men­tion exis­tant, nous l’exploitons pour ouvrir des droits, non pour col­la­bo­rer à la machine écra­sante. L’auteure de l’article ne dit pas que l’examen de la vul­né­ra­bi­li­té est d’abord une consul­ta­tion médi­cale. Et pour MdM c’est une prio­ri­té abso­lue d’identifier les per­sonnes avec des besoins médi­caux spé­ci­fiques, notam­ment et ins­tam­ment les vic­times de vio­lence sexuelles, pour leur prise en charge et leur accompagnement.

J’ai moi-même inter­pe­lé notre équipe médi­cale en sep­tembre 2016 à Moria. Elle sem­blait être tout à fait consciente de la posi­tion déli­cate dans laquelle elle se trouve, à savoir res­ter un pres­ta­taire de soins tout en veillant à ne pas deve­nir l’instrument d’une poli­tique migra­toire : « La loi exerce une pres­sion sup­plé­men­taire sur nous. Les migrants croient que nous sommes là pour appuyer leur demande d’asile. Mais sou­vent on ren­contre des deman­deurs d’asile qui ne com­prennent pas pour­quoi leur sta­tut de vul­né­ra­bi­li­té ne leur a pas été accor­dé (par exemple que telle condi­tion médi­cale n’est pas chro­nique et n’entre pas dans les cri­tères) 3. J’ai alors deman­dé à un membre de cette équipe s’il ne se sen­tait pas débor­dé par ce pou­voir sur les gens. Sa réponse a été sans ambigüi­té : “Non, j’ai de grandes res­pon­sa­bi­li­tés. Je suis la pro­cé­dure d’identification et les cri­tères de vul­né­ra­bi­li­té de sorte à iden­ti­fier ceux qui néces­sitent une atten­tion spé­ciale et des soins médi­caux spécifiques.”»

Cette réponse tranche avec l’image du Grec apa­thique, voire col­la­bo, face à la détresse humaine. En outre, la soli­da­ri­té des habi­tants de Les­bos est recon­nue4 et s’est mani­fes­tée dès les débuts de la crise alors même que l’État pei­nait à ren­for­cer son dis­po­si­tif d’accueil.

Mais si nous com­pre­nons bien l’article de Marie Dou­tre­pont, la morale vou­drait qu’un peuple accu­lé à l’austérité, qui a per­du deux tiers de ses retraites et ses acquis sociaux (2,5 mil­lions de Grecs n’ont plus de cou­ver­ture mala­die) se montre stoïque, digne et soli­daire voire… bilingue grec-swa­hi­li (qui est effec­ti­ve­ment la langue par­lée aux Comores)? Que les habi­tants de Les­bos, ile de plus ou moins 90.000 habi­tants, qui a vécu l’arrivée, en un an, de 530.000 réfu­giés en 2015, soit plus de cinq fois la popu­la­tion, gardent le sou­rire ? Et que le per­son­nel soi­gnant, qui a connu une baisse d’un tiers des dépenses de san­té per capi­ta et le départ de 25.000 de ses effec­tifs, redouble d’efforts, dans la joie et la bonne humeur ?

Tout en par­ta­geant sa honte « d’être euro­péenne » l’auteure donne des leçons de morale aux acteurs de san­té grecs tota­le­ment aban­don­nés dans un sys­tème à la dérive et dont on vou­drait qu’il paie davan­tage une poli­tique migra­toire qui n’est pas la sienne.

La seule morale pos­sible, c’est de se confron­ter aux dilemmes et d’y appor­ter des solu­tions. Dans l’article, on trouve un cata­logue détaillé des maux du camp de Moria sans y trou­ver l’embryon d’une proposition.

La tâche qui incombe à Méde­cins du Monde à Les­bos est d’apporter de la soli­da­ri­té et sur­tout des soins dans un envi­ron­ne­ment dont la nature est de broyer les hommes et les femmes. Non pas dans « les romans futu­ristes » comme Marie Dou­tre­pont l’imagine, mais dans le monde actuel des camps de réfu­giés tels qu’ils existent par­tout sur terre. Dans ce monde-là, où le dilemme est per­ma­nent, cer­tains partent, d’autres res­tent. MdM avait déci­dé de res­ter actif à l’intérieur du camp de Moria tout en menant une acti­vi­té intense de dénon­cia­tion des condi­tions de vie des réfu­giés et, ce, dans un contexte opé­ra­tion­nel dif­fi­cile. Cela nous a per­mis de témoi­gner en connais­sance de cause5.

Et de quoi avons-nous été les témoins à Moria ? Nous avons soi­gné les infec­tions res­pi­ra­toires, les infec­tions cuta­nées, les troubles gas­triques, les coups et bles­sures, les bru­lures, les gros­sesses com­pli­quées. Nous avons aus­si ren­con­tré le déses­poir des Afghans, l’humiliation des pères de famille ira­quiens, le trau­ma­tisme des Syriens, l’enfermement des enfants non accom­pa­gnés, tous blo­qués et confi­nés dans quelques hec­tares clô­tu­rés de barbelés.

La solu­tion évi­dente serait de sor­tir les migrants de cette bétaillère. Or, le Conseil euro­péen a déci­dé de main­te­nir le dis­po­si­tif des hots­pots en Grèce et les États membres ne mettent en œuvre la poli­tique de relo­ca­li­sa­tion des deman­deurs qu’avec par­ci­mo­nie6 ou car­ré­ment refusent de le faire (comme la Hon­grie, la Pologne et la Slo­va­quie)7. Donc, d’un côté, les deman­deurs d’asile à Les­bos sont inter­dits de joindre le conti­nent avant l’issue de leur demande qui prend du temps et, de l’autre, on les parque dans des condi­tions indignes en atten­dant que les pays euro­péens leur donnent des places au compte-goutte dans un pro­gramme de relo­ca­li­sa­tion ultra-lent. Le motif a maintes et maintes fois été res­sas­sé par les obser­va­teurs, en tout cas ceux qui sont res­tés assez long­temps pour le com­prendre : la fai­blesse d’accueil sou­ligne sans doute le manque de com­pé­tence du gou­ver­ne­ment grec et la len­teur d’un État en crise, mais cache sur­tout une autre réa­li­té : celle d’une poli­tique migra­toire euro­péenne visant à mettre en place un dis­po­si­tif suf­fi­sam­ment répul­sif pour dis­sua­der les can­di­dats à l’asile en Europe.

Les vrais acteurs pré­sents à Les­bos sont pla­cés entre le mar­teau et l’enclume avec l’obligation de déli­vrer des ser­vices, dont on sait bien qu’ils ne seront de toute façon pas conformes aux stan­dards. Pour toute l’ile, il n’y a qu’un psy­chiatre qui parle peu l’anglais et jusqu’à l’an der­nier, un seul pro­cu­reur de la répu­blique, qui, au milieu de son quo­ti­dien d’affaires civiles et pénales, se retrou­vait le tuteur de plus ou moins deux-cent-cin­quante mineurs non accompagnés.

On aurait aimé trou­ver de tels argu­ments dans l’article. Or, un peu à l’image de la famille qui, se retrou­vant au che­vet de son ainé mou­rant aux soins pal­lia­tifs et qu’elle n’avait plus vu depuis de longs mois, se plaint du manque d’attention des infir­mières, de l’indifférence du méde­cin, de la nour­ri­ture, etc., autant de signes qui à l’instar de maitre Dou­tre­pont tra­hissent une mau­vaise conscience et occultent l’empathie et la soli­da­ri­té réelles dont elle fait preuve et aux­quelles nous tenons à rendre sin­cè­re­ment hommage.

  1. La Revue nou­velle, site consul­té le 7 aout 2017.
  2. Voté le 18 mars 2016 et pro­mul­gué le 1er avril, ce texte « Pro­cé­dures com­munes pour l’octroi et le retrait de la pro­tec­tion inter­na­tio­nale » est venu amen­der la loi pré­cé­dente et s’adapter aux direc­tives euro­péennes. La nou­velle loi réor­ga­nise le sys­tème d’asile en Grèce tout en lui per­met­tant de mettre en œuvre cer­tains élé­ments de la « Décla­ra­tion UE-Tur­quie » à savoir la trans­for­ma­tion des hots­pots grecs en centres de détention.
  3. Selon la loi 4357/2016 les cri­tères de vul­né­ra­bi­li­té sont : être un enfant non accom­pa­gné, être une per­sonne âgée, une famille mono­pa­ren­tale, être une femme enceinte, être atteint d’une mala­die chro­nique, être vic­time de la traite, être atteint de troubles de stress post-trau­ma­tique, vic­time d’un nau­frage. Cepen­dant, la loi ne four­nit pas d’éclaircissement sur la façon d’évaluer si une per­sonne cor­res­pond à l’un de ces critères.
  4. Visi­ter notam­ment le site de l’ONG locale Les­bos Soli­da­ri­té.
  5. Entre­temps, le gou­ver­ne­ment grec a déci­dé de reprendre toutes les acti­vi­tés des ONG dans le camp depuis juillet 2017.
  6. Même avec une hausse record cet été, au 26 juillet de cette année, seuls 24.676 deman­deurs d’asile sur les 160.000 pro­mis ont été relo­ca­li­sés. Com­mu­ni­qué de presse du 26 juillet de la Com­mis­sion de l’UE, http://bit.ly/2wu67kj et http://politi.co/1JWHQEe.
  7. « Crise des migrants : l’Europe rejette les recours contre les quo­tas des réfu­giés », Le Soir, édi­tion en ligne, consul­tée le 6 sep­tembre 2017.

François Fille


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