Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Répondez @ la question

Numéro 9 Septembre 2009 par Luc Van Campenhoudt

septembre 2009

Déjà, le titre de l’émission sonne comme l’ordre for­mel d’un juge som­mant un pré­ve­nu qui n’a pas inté­rêt à se mon­trer trop récal­ci­trant. Le décor évoque un pré­toire. Ce 3 juin 2009, c’est au tour de Her­man Van Rom­puy d’être devant ses juges. Face à lui en effet, sié­geant der­rière une table impo­sante, Véro­nique Lan­quin (Le Soir), Johanne […]

Déjà, le titre de l’émission sonne comme l’ordre for­mel d’un juge som­mant un pré­ve­nu qui n’a pas inté­rêt à se mon­trer trop récal­ci­trant. Le décor évoque un pré­toire. Ce 3 juin 2009, c’est au tour de Her­man Van Rom­puy d’être devant ses juges. Face à lui en effet, sié­geant der­rière une table impo­sante, Véro­nique Lan­quin (Le Soir), Johanne Mon­tay (RTBF TV) et Ber­trand Henne (RTBF Radio) assistent Fran­çois de Bri­gode, tout à la fois pré­sident de la Cour et pro­cu­reur en chef.

À peine l’émission a‑t-elle com­men­cé qu’un tour­ni­quet bleuâtre occupe la moi­tié de l’écran. À l’intérieur, on dis­tingue le Pre­mier debout, de la tête aux pieds, tour­nant sur lui-même comme sur une broche ver­ti­cale. Le décor est plan­té et le ton est don­né, le pro­cès peut commencer.

Les juges jour­na­listes lancent d’emblée leurs ques­tions. À peine, le Pre­mier a‑t-il com­men­cé d’y répondre, qu’ils le coupent à chaque fois, tel un inqui­si­teur qui veut désta­bi­li­ser l’accusé. « Est-ce que toutes les mesures ont été prises ? », « Qu’est-ce que vous avez fait per­son­nel­le­ment?»… quel que soit le sujet (le sou­tien aux banques, la grippe H1N1…) le pré­ve­nu doit sans cesse se jus­ti­fier et avouer, tan­tôt qu’«il y aura de nou­veaux impôts », tan­tôt que « les expul­sions vont conti­nuer », sur­tout qu’il est « un poli­ti­cien fla­mand qui ne défend pas les inté­rêts des fran­co­phones ». Explique-t-il clai­re­ment que la ques­tion n’a guère de sens pour quelqu’un qui a clai­re­ment endos­sé sa fonc­tion de Pre­mier ministre au fédé­ral et veut la rem­plir avec cohé­rence à ce titre même, on lui oppo­se­ra, en fin d’émission, l’opinion publique télé­vi­suelle : la majo­ri­té des télé­spec­ta­teurs qui ont répon­du au son­dage en est convain­cue : étant fla­mand, Her­man Van Rom­puy ne peut défendre que les Fla­mands, fût-il au fédé­ral. Vox popu­li vox Dei.

Les jour­na­listes sont dif­fé­rem­ment à l’aise dans le rôle qu’on leur assigne. Si Véro­nique Lan­quin et Ber­trand Henne se la jouent dis­crète et semblent un brin mal à l’aise dans ce pro­cès d’exception, Johanne Mon­tay s’y trouve comme un pois­son dans l’eau. Souf­flant le chaud et le froid, elle passe sans tran­si­tion de la gra­vi­té à la légè­re­té, de l’agressivité à l’amabilité, de la concen­tra­tion à la décon­trac­tion. Elle semble se trou­ver elle-même très futée.

Mais rien n’égale l’autoritaire brio du pré­sident de séance. Après avoir, en début d’émission, invi­té Her­man Van Rom­puy à se mettre à table, Fran­çois de Bri­gode pose son propre séant sur ladite table, à quelques cen­ti­mètres du visage du Pre­mier ministre. Du haut de son per­choir, le juge et pro­cu­reur en chef contrôle les opé­ra­tions, se réser­vant le droit de chan­ger de place et de posi­tion. Comme les tables sont sur une sorte d’estrade, lorsqu’il en des­cend, il peut s’y accou­der, comme à un bar. « Cool », fami­lier comme l’avocat de la par­tie civile dans un feuille­ton amé­ri­cain. Un moment, Fran­çois de Bri­gode pren­dra place, bien droit, der­rière un pupitre, à équi­dis­tance entre la table des juges et celle du pré­ve­nu, comme pour mon­trer qu’il arbitre objec­ti­ve­ment et solen­nel­le­ment le débat. Le pupitre ne ser­vi­ra qu’une seule fois, pour ce seul plan sym­bo­lique. Peu après, il pas­se­ra du côté de ses consœurs et confrère. Là, il ne s’assoie pas sur la table, il ne sur­plombe plus, il gère et glisse fur­ti­ve­ment un petit billet à Johanne Mon­tay sur lequel Ber­trand Henne jette vite un coup d’œil. Mais l’animateur revien­dra le plus sou­vent poser sa par­tie char­nue sur la table du Pre­mier, qui sau­ra expli­quer et défendre serei­ne­ment son point de vue sans se lais­ser trou­bler par celui qu’on lui met sous les yeux.

Se vou­lant décon­trac­té et imper­ti­nent, Fran­çois de Bri­gode peut être grave lorsqu’il le faut : « La ques­tion est : Est-ce qu’il y aura de nou­veaux impôts ? », rap­pelle-t-il à l’accusé qui élude. Comme la réponse ne le satis­fait tou­jours pas, le pré­sident de séance se fait sévère : « J’essaie encore une fois, Mon­sieur le Pre­mier ministre…», et de rap­pe­ler la ques­tion. L’usage for­mel et peu fré­quent du titre n’est pas ici une marque de res­pect ; elle est au contraire une manière de mar­quer sa propre auto­ri­té sur le pré­ve­nu, confé­rée par la solen­ni­té du contexte, du ton et de sa propre posi­tion dominante.

Les télé­spec­ta­teurs consti­tuent la par­tie civile de ce pro­cès. Ce sont leurs inté­rêts qui sont défen­dus et que le pré­ve­nu et sa bande sont sus­cep­tibles de léser. Pour l’essentiel, les ques­tions de fond — si l’on peut dire — portent sur les inquié­tudes de la popu­la­tion : le coût du sou­tien aux banques pour le contri­buable, les mesures prises contre la grippe H1N1, l’augmentation des impôts, la pro­tec­tion de nos navires au large de la Soma­lie… Si l’implication de mili­taires belges en Afgha­nis­tan pose pro­blème, c’est uni­que­ment parce qu’elle pour­rait accroître le risque ter­ro­riste sur notre propre sol. Les jour­na­listes se pré­sentent comme les porte-parole du peuple alar­mé qui réclame des comptes aux déci­deurs poli­tiques sur la manière de veiller à sa protection.

En abor­dant toutes les ques­tions sur le registre de l’inquiétude immé­diate plu­tôt que sur celui des orien­ta­tions poli­tiques et de la manière de les mettre en œuvre, les concep­teurs de l’émission ne sont pas au ser­vice du peuple mais seule­ment de l’audimat, leur sei­gneur et maître abso­lu. Prendre les télé­spec­ta­teurs à témoin, les impli­quer dans un simu­lacre de son­dage, mon­trer les per­son­na­li­tés poli­tiques à leur désa­van­tage dans les bouts de repor­tages qui entre­coupent les dis­cus­sions, culti­ver l’impertinence, ten­ter de divi­ser l’équipe gou­ver­ne­men­tale — « Mon­sieur Reyn­ders a‑t-il bien fait son tra­vail ? », « Mon­sieur Leterme n’est-il pas serein ? » — … tout cela ne s’adresse pas au juge­ment du télé­spec­ta­teur mais bien à ses pen­chants faciles : se don­ner l’impression qu’on a son mot à dire, jouir du plai­sir de remettre les poli­tiques « à leur place », leur don­ner de bons ou de mau­vais points… Bref, une cari­ca­ture de l’espace public démocratique.

Cares­sés dans le sens du poil, les télé­spec­ta­teurs sont aus­si le jury popu­laire de cette comé­die pseu­do-judi­ciaire. Car ce sont eux qui tranchent fina­le­ment en répon­dant à trois ques­tions som­maires. Mais il y aura une jus­tice, mal­gré tout, puisque le Pre­mier ministre sau­ve­ra brillam­ment sa tête et, par le même coup, l’émission. Ce sont seule­ment sa finesse et sa maî­trise qui, de temps en temps, déten­dront l’atmosphère. Sans gloire, les accu­sa­teurs vain­cus dépo­se­ront pro­gres­si­ve­ment leurs armes de plus en plus émoussées.

Res­tent quelques vraies ques­tions, quand même. Quelle image la télé­vi­sion donne-t-elle de la poli­tique ? Com­ment voit-elle sa rela­tion au poli­tique et son propre rôle dans l’espace public ? Jusqu’où est-elle prête à aller pour faire de l’audience ? Pour­quoi les ques­tions des jour­na­listes sont-elles à ce point médiocres ? Quand on pense au ser­vice poli­tique de la RTBF, on a sur­tout envie de dire : « Vive la radio ! »

Luc Van Campenhoudt


Auteur

Docteur en sociologie. Professeur émérite de l’Université Saint-Louis – Bruxelles et de l’Université catholique de Louvain. Principaux enseignements : sociologie générale, sociologie politique et méthodologie. Directeur du Centre d’études sociologiques de l’Université Saint-Louis durant une quinzaine d’années, jusqu’en 2006, il a dirigé ou codirigé une quarantaine de recherches, notamment sur l’enseignement, les effets des politiques sécuritaires, les comportements face au risque de contamination par le VIH et les transformations des frontières de la Justice pénale. Ces travaux ont fait l’objet de plusieurs dizaines d’articles publiés dans des revues scientifiques, de nombreux ouvrages, et de plusieurs invitations et chaires dans des universités belges et étrangères. À travers ces travaux, il s’est intéressé plus particulièrement ces dernières années aux problématiques des relations entre champs (par exemple la justice et la médecine), du pouvoir dans un système d’action dit « en réseau » et du malentendu. Dans le cadre de ces recherches il a notamment développé la « méthode d’analyse en groupe » (MAG) exposée dans son ouvrage La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, coécrit avec J.-M. Chaumont J. et A. Franssen (Paris, Dunod, 2005). Le plus connu de ses ouvrages, traduit en plusieurs langues, est le Manuel de recherche en sciences sociales, avec Jacques Marquet et Raymond Quivy (Paris, Dunod, 2017, 5e édition). De 2007 à 2013, il a été directeur de La Revue Nouvelle.