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Repenser la Belgique ? Des académiques se « ReBel»lent
Ce 30 avril 2009 à la Fondation universitaire, lancement d’une démarche étonnante : des universitaires de tous les horizons du Royaume se réunissent pour « Repenser la Belgique » et sa réforme institutionnelle en appliquant leur méthode de travail habituelle : celle de la probité intellectuelle, garantie par la confrontation rationnelle des points de vue. Le mode de fonctionnement est […]
Ce 30 avril 2009 à la Fondation universitaire, lancement d’une démarche étonnante : des universitaires de tous les horizons du Royaume se réunissent pour « Repenser la Belgique » et sa réforme institutionnelle en appliquant leur méthode de travail habituelle : celle de la probité intellectuelle, garantie par la confrontation rationnelle des points de vue. Le mode de fonctionnement est simple : aucun tabou sur les sujets abordés, ni sur les opinions émises, toute la rigueur possible dans la pensée et son exposé, toute la courtoisie possible dans le propos. Un présupposé : tout le monde, ici comme la plupart du temps ailleurs, est de bonne foi dans sa façon de comprendre et de rechercher le bien commun.
L’initiative « Rethinking Belgium » (ReBel) est née de l’appréciation réciproque entre Paul de Grauwe, professeur d’économie à la KULeuven et Philippe Van Parijs, professeur d’économie et d’éthique sociale à l’UCLouvain. Autour d’eux, six autres professeurs de différentes universités du pays : ils partagent, avec bien d’autres, le souci du bien commun pour tous ceux qui vivent dans notre pays. Ils veulent penser en toute honnêteté intellectuelle, ils croient que cette façon de penser peut apporter une base solide aux débats, ils se « ReBel » lent contre les à‑peu-près passionnels et partisans que les médias doivent bien répercuter en l’absence d’autres sources d’informations. En conséquence, ils invitent tout qui croit à cette façon de faire, qu’il soit académique ou non, à rejoindre le forum « ReBel ».
Une première audace concrète dans ce projet audacieux. On n’y emploie que le « latin » des universitaires d’aujourd’hui : l’anglais. Ainsi, tout le monde est obligé de « le » dire autrement et de mieux soupeser la signification des mots.
Dans son adresse d’ouverture, Steven Vanackere, vice-Premier ministre, en charge des Réformes institutionnelles, a su ciseler en mots bien choisis ce que cette initiative pouvait apporter. « Dans une démocratie, les académiques n’ont pas plus de droits que les autres citoyens, mais ils ont de plus grandes obligations car la société a investi plus en eux. Ils ont aussi le plus grand des pouvoirs, celui de la connaissance et de la capacité à déterminer le discours sociétal, à façonner l’opinion publique. » Votre initiative, continue-t-il en substance, manifeste votre pleine conscience de cette mission sociétale… Vous l’avez prise à ce titre, sans aucun autre mandat de quiconque… et vous n’avez à en rendre compte qu’au public, sans compromis tactique. Profitez de cette liberté pour aborder tous les sujets, en appliquant votre méthodologie de confrontation rationnelle, seule garante d’objectivité finale. L’opinion publique a soif de guidance intellectuelle basée sur la raison.
Plus concrètement, il attend quatre choses : primo, un vocabulaire et un cadre d’analyse commun à toutes les parties pour éviter les incompréhensions de vocabulaire et de sens ; en second lieu, une restitution claire de la complexité des choses, loin des simplifications primaires et partisanes. Reconnaissez aussi pleinement la réalité du fait politique : on ne peut transformer les réflexions en actions politiques qu’en pratiquant la « théorie des jeux » et l’art du compromis. Enfin, le plus attendu, et peut-être le plus difficile pour vous, académiques, « dites haut, clair et partout » ce que vous avez trouvé pour que l’opinion publique soit plus guidée par un savoir clairement fondé que par les partis, les partisans et les passions.
Les organisateurs de ReBel avaient trouvé un politique convaincu par la démarche, orateur séduisant de plus, pour se faire confirmer ce qu’ils avaient décidé de faire. Par ailleurs, Éric de Keuleneer (ULB), administrateur délégué de la Fondation universitaire, rappelle qu’accueillir une initiative comme ReBel fait partie de la mission même de la fondation depuis sa création en 1922 : promouvoir la fonction universitaire en Belgique et son rôle dans la société.
Géographie et histoire
Première question de la journée : « Que nous dit la géographie humaine sur ce que devrait être l’évolution des institutions belges ? ». Elle nous dit beaucoup, comme le montrent les cartes d’Isabelle Thomas et de Jacques Thisse (UCL). La répartition de la population par classe d’âge, celle du produit intérieur brut par tranche, la répartition des actifs travaillant dans les centres urbains, principalement Bruxelles, le sens des navettes et des migrations, les différences de coût du logement d’une zone à l’autre, la formation de la population, etc. Quelques observations frappantes : Bruxelles est un centre économique urbain dont l’espace va plus ou moins loin selon les critères ; les fractures qu’analysent les différents paramètres étudiés se moquent pas mal de la frontière linguistique et la recoupent en tous sens. À bien regarder ces cartes, on perçoit une frontière culturelle plutôt que « linguistique », et la nécessité de prendre en compte bien d’autres critères pour gérer l’économique, le social, le fiscal et le culturel d’un pays dense et complexe, dont le centre économique est aussi la capitale de l’Europe.
Dès ce premier exposé, on voit aussi l’avantage de travailler avec des académiques « universel-itaires » : d’un coup de « souris », l’écran emmène plus loin, en France, au Canada… ailleurs. On relève le nez du guidon… on se dit « Tiens, tiens, on n’est pas tout seul ». Ça fait du bien, on s’aère et, sans même s’en rendre compte, on relativise ses problèmes.
Après la géographie, l’histoire. Bruno De Wever (Gent) s’attaque à la question, parallèle à la première, « Que nous dit l’Histoire sur ce que devrait être l’évolution des institutions belges ? ». Les apports de l’Histoire sont aussi riches, quoique plus susceptibles d’interprétation. Jusqu’à présent, la Belgique indépendante n’a pas donné droit de cité aux Flamands parce que, tout du long, l’élite belge francophone en Flandre, en Wallonie et surtout à Bruxelles s’est chaque fois adaptée « trop peu et trop tard ». Le processus de construction de la nation flamande continue sur un mode nouveau, dit-il. Il peut être compatible avec un État belge pour autant que celui-ci, de son côté, soit un lieu de débats ouverts où des identités différentes peuvent s’épanouir et dont les institutions s’adaptent en conséquence.
Luc Huyse (Leuven) relativise les tensions d’aujourd’hui en évoquant d’autres crises déchirantes de l’État unitaire belge : la première question scolaire au XIXe siècle, sa répétition dans les années cinquante du XXe, la question royale, la collaboration et maintenant la question linguistique. À côté des colères et des passions de ces époques, nous serions très civilisés aujourd’hui. Cette promenade dans le temps nous élargit aussi l’horizon et relativise les choses.
La matinée s’achève sur un sol déjà bien ameubli par cette vision académique large où tout n’est ni aussi évident ni aussi dramatique qu’il n’y paraît dans l’actualité.
L’avenir des débats
« Cela a‑t-il du sens de régionaliser les institutions du marché du travail ? Si oui, comment ? » Bart Cockx (Gent) et Bruno van der Linden (Louvain) s’appuient sur leur « E‑Book n°2 » qui part de la déclaration commune de décembre 2008 des ministres Marcourt et Vandenbroucke, chacun responsable de l’Emploi dans sa Région. Leur position est connue : la législation et la politique de l’emploi, le financement de la sécurité sociale sont de la compétence fédérale ; certaines applications et les formations associées relèvent des Régions. L’accord de principe sur cette position est acquis, mais « le diable est dans les détails ». Le débat qui s’ensuivit ce 30 avril a trop glissé, à mon avis, vers des plaidoyers contradictoires sur « ces détails ». Que peut viser et faire une politique de l’emploi ? En quoi peut-elle gagner à être plus ou moins (dé)centralisée ? C’est ce niveau de questionnement, je crois, qu’on attend à « ReBel » sans verser trop vite dans le détail des compromis d’application.
« Cela a‑t-il un sens de combattre l’émergence de deux opinions publiques ? Si oui, comment ? ». Nenad Stojanovic, chercheur suisse d’origine yougoslave, explique la démocratie plus directe par referendum « à la suisse ». Peu d’enthousiasme chez les autres intervenants mais le « E‑Book » sur cette question est riche en explicitation de bien des points de vue. Le « panel » de ce 30 avril comptait plus de praticiens de l’opinion publique belge que de porteurs d’une réflexion plus fondamentale sur les conditions de l’émergence d’une opinion publique multiple. L’absence d’optimisme sur la possibilité d’y arriver était donc un peu courue d’avance.
Fondamentalement pourtant, en Belgique et dans tous les pays constituant maintenant l’Europe, une certaine opinion publique multiculturelle devra émerger. Alors comment y arriver ? Voilà, me semble-t-il, la question qui se pose à « ReBel ». Des notables des microcosmes médiatiques belges actuels ne sont pas les mieux habilités pour y répondre. La guidance académique attendue faisait défaut dans ce débat.
Après cette journée inaugurale, quel avenir souhaiter à « ReBel » ?
Une première chose, c’est de bien voir que « ReBel » est un lieu nouveau, une « Terra Ignota » pour ses protagonistes. Chacun doit y dépasser les limites de sa propre sphère pour mieux l’arrimer à la réalité, compte tenu des autres sphères et de leurs apports. Le public doit faire effort pour sortir du cadre mental simplificateur, sinon partial, dans lequel l’information courante l’enferme. L’académique, aussi conditionné par cette information, doit en plus de sa pratique d’objectivité, chercher l’utilité à la société, en plus de la qualité et au-delà de la reconnaissance académiques. Le politique doit renoncer au « phagocytage » de la connaissance scientifique pour renforcer sa propre crédibilité et accepter d’être perçu comme un praticien obligé du « second best » aux yeux des scientifiques et du public.
La formule des « E‑Book » de ReBel est remarquable et le premier sur L’interaction entre le principe de subsidiarité et la solidarité interpersonnelle est un chef‑d’œuvre du genre. Jacques Drèze (Louvain) y fait une analyse d’une rigueur intellectuelle impeccable sur la distinction entre solidarité devant le risque du futur et solidarité de justice sociale. Ses commentateurs, et notamment Philippe Van Parijs, font progresser le débat vers des conclusions plus pratiques, tout en exploitant les distinctions rigoureuses et la clarté conceptuelle du professeur Drèze. C’est là, me semble-t-il, le genre de travail qu’on attend de ReBel. On en sort mieux équipé pour distinguer les composantes du problème et communiquer plus efficacement. Les autres E‑Books, construits sur le même schéma, assurent le même service. La formule, et le format, de ces E‑Books sont un trait de génie : ils deviennent le lieu d’un vrai débat et catalysent l’évolution de la pensée ; c’est exactement la guidance académique souhaitée. Puisse ReBel poursuivre dans cette voie !
Comment obtenir lors des débats publics la même qualité intellectuelle que celle atteinte dans les E‑Books ? Sans doute par une gestion attentive des débats centrée sur l’objectif même de Rebel. Mais c’est vite dit !
Avec ReBel, on trouve un chantier qui incarne dans un domaine des plus délicats du « politique belge » ce que La Revue nouvelle espère dans son dossier « Le politique et le savoir : un tournant ? » de juillet-août 2009 : un lieu où l’un des types de savoir, l’académique, s’ouvre aux autres et collabore avec le maître d’œuvre politique pour construire une société plus gratifiante.
La prochaine réunion publique de ReBel sur le district électoral fédéral unique est fixée au 17 décembre prochain et le E‑Book n°4 sur la question est déjà sur le site de ReBel.
À bon entendeur, salut !
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31 juillet 2009