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Repenser la Belgique ? Des académiques se « ReBel»lent

Numéro 9 Septembre 2009 par Paul Grosjean

septembre 2009

Ce 30 avril 2009 à la Fon­da­tion uni­ver­si­taire, lan­ce­ment d’une démarche éton­nante : des uni­ver­si­taires de tous les hori­zons du Royaume se réunissent pour « Repen­ser la Bel­gique » et sa réforme ins­ti­tu­tion­nelle en appli­quant leur méthode de tra­vail habi­tuelle : celle de la pro­bi­té intel­lec­tuelle, garan­tie par la confron­ta­tion ration­nelle des points de vue. Le mode de fonc­tion­ne­ment est […]

Ce 30 avril 2009 à la Fon­da­tion uni­ver­si­taire, lan­ce­ment d’une démarche éton­nante : des uni­ver­si­taires de tous les hori­zons du Royaume se réunissent pour « Repen­ser la Bel­gique » et sa réforme ins­ti­tu­tion­nelle en appli­quant leur méthode de tra­vail habi­tuelle : celle de la pro­bi­té intel­lec­tuelle, garan­tie par la confron­ta­tion ration­nelle des points de vue. Le mode de fonc­tion­ne­ment est simple : aucun tabou sur les sujets abor­dés, ni sur les opi­nions émises, toute la rigueur pos­sible dans la pen­sée et son expo­sé, toute la cour­toi­sie pos­sible dans le pro­pos. Un pré­sup­po­sé : tout le monde, ici comme la plu­part du temps ailleurs, est de bonne foi dans sa façon de com­prendre et de recher­cher le bien commun.

L’initiative « Rethin­king Bel­gium » (ReBel) est née de l’appréciation réci­proque entre Paul de Grauwe, pro­fes­seur d’économie à la KULeu­ven et Phi­lippe Van Pari­js, pro­fes­seur d’économie et d’éthique sociale à l’UCLouvain. Autour d’eux, six autres pro­fes­seurs de dif­fé­rentes uni­ver­si­tés du pays : ils par­tagent, avec bien d’autres, le sou­ci du bien com­mun pour tous ceux qui vivent dans notre pays. Ils veulent pen­ser en toute hon­nê­te­té intel­lec­tuelle, ils croient que cette façon de pen­ser peut appor­ter une base solide aux débats, ils se « ReBel » lent contre les à‑peu-près pas­sion­nels et par­ti­sans que les médias doivent bien réper­cu­ter en l’absence d’autres sources d’informations. En consé­quence, ils invitent tout qui croit à cette façon de faire, qu’il soit aca­dé­mique ou non, à rejoindre le forum « ReBel ».

Une pre­mière audace concrète dans ce pro­jet auda­cieux. On n’y emploie que le « latin » des uni­ver­si­taires d’aujourd’hui : l’anglais. Ain­si, tout le monde est obli­gé de « le » dire autre­ment et de mieux sou­pe­ser la signi­fi­ca­tion des mots.

Dans son adresse d’ouverture, Ste­ven Vana­ckere, vice-Pre­mier ministre, en charge des Réformes ins­ti­tu­tion­nelles, a su cise­ler en mots bien choi­sis ce que cette ini­tia­tive pou­vait appor­ter. « Dans une démo­cra­tie, les aca­dé­miques n’ont pas plus de droits que les autres citoyens, mais ils ont de plus grandes obli­ga­tions car la socié­té a inves­ti plus en eux. Ils ont aus­si le plus grand des pou­voirs, celui de la connais­sance et de la capa­ci­té à déter­mi­ner le dis­cours socié­tal, à façon­ner l’opinion publique. » Votre ini­tia­tive, conti­nue-t-il en sub­stance, mani­feste votre pleine conscience de cette mis­sion socié­tale… Vous l’avez prise à ce titre, sans aucun autre man­dat de qui­conque… et vous n’avez à en rendre compte qu’au public, sans com­pro­mis tac­tique. Pro­fi­tez de cette liber­té pour abor­der tous les sujets, en appli­quant votre métho­do­lo­gie de confron­ta­tion ration­nelle, seule garante d’objectivité finale. L’opinion publique a soif de gui­dance intel­lec­tuelle basée sur la raison.

Plus concrè­te­ment, il attend quatre choses : pri­mo, un voca­bu­laire et un cadre d’analyse com­mun à toutes les par­ties pour évi­ter les incom­pré­hen­sions de voca­bu­laire et de sens ; en second lieu, une res­ti­tu­tion claire de la com­plexi­té des choses, loin des sim­pli­fi­ca­tions pri­maires et par­ti­sanes. Recon­nais­sez aus­si plei­ne­ment la réa­li­té du fait poli­tique : on ne peut trans­for­mer les réflexions en actions poli­tiques qu’en pra­ti­quant la « théo­rie des jeux » et l’art du com­pro­mis. Enfin, le plus atten­du, et peut-être le plus dif­fi­cile pour vous, aca­dé­miques, « dites haut, clair et par­tout » ce que vous avez trou­vé pour que l’opinion publique soit plus gui­dée par un savoir clai­re­ment fon­dé que par les par­tis, les par­ti­sans et les passions.

Les orga­ni­sa­teurs de ReBel avaient trou­vé un poli­tique convain­cu par la démarche, ora­teur sédui­sant de plus, pour se faire confir­mer ce qu’ils avaient déci­dé de faire. Par ailleurs, Éric de Keu­le­neer (ULB), admi­nis­tra­teur délé­gué de la Fon­da­tion uni­ver­si­taire, rap­pelle qu’accueillir une ini­tia­tive comme ReBel fait par­tie de la mis­sion même de la fon­da­tion depuis sa créa­tion en 1922 : pro­mou­voir la fonc­tion uni­ver­si­taire en Bel­gique et son rôle dans la société.

Géographie et histoire

Pre­mière ques­tion de la jour­née : « Que nous dit la géo­gra­phie humaine sur ce que devrait être l’évolution des ins­ti­tu­tions belges ? ». Elle nous dit beau­coup, comme le montrent les cartes d’Isabelle Tho­mas et de Jacques Thisse (UCL). La répar­ti­tion de la popu­la­tion par classe d’âge, celle du pro­duit inté­rieur brut par tranche, la répar­ti­tion des actifs tra­vaillant dans les centres urbains, prin­ci­pa­le­ment Bruxelles, le sens des navettes et des migra­tions, les dif­fé­rences de coût du loge­ment d’une zone à l’autre, la for­ma­tion de la popu­la­tion, etc. Quelques obser­va­tions frap­pantes : Bruxelles est un centre éco­no­mique urbain dont l’espace va plus ou moins loin selon les cri­tères ; les frac­tures qu’analysent les dif­fé­rents para­mètres étu­diés se moquent pas mal de la fron­tière lin­guis­tique et la recoupent en tous sens. À bien regar­der ces cartes, on per­çoit une fron­tière cultu­relle plu­tôt que « lin­guis­tique », et la néces­si­té de prendre en compte bien d’autres cri­tères pour gérer l’économique, le social, le fis­cal et le cultu­rel d’un pays dense et com­plexe, dont le centre éco­no­mique est aus­si la capi­tale de l’Europe.

Dès ce pre­mier expo­sé, on voit aus­si l’avantage de tra­vailler avec des aca­dé­miques « uni­ver­sel-itaires » : d’un coup de « sou­ris », l’écran emmène plus loin, en France, au Cana­da… ailleurs. On relève le nez du gui­don… on se dit « Tiens, tiens, on n’est pas tout seul ». Ça fait du bien, on s’aère et, sans même s’en rendre compte, on rela­ti­vise ses problèmes.

Après la géo­gra­phie, l’histoire. Bru­no De Wever (Gent) s’attaque à la ques­tion, paral­lèle à la pre­mière, « Que nous dit l’Histoire sur ce que devrait être l’évolution des ins­ti­tu­tions belges ? ». Les apports de l’Histoire sont aus­si riches, quoique plus sus­cep­tibles d’interprétation. Jusqu’à pré­sent, la Bel­gique indé­pen­dante n’a pas don­né droit de cité aux Fla­mands parce que, tout du long, l’élite belge fran­co­phone en Flandre, en Wal­lo­nie et sur­tout à Bruxelles s’est chaque fois adap­tée « trop peu et trop tard ». Le pro­ces­sus de construc­tion de la nation fla­mande conti­nue sur un mode nou­veau, dit-il. Il peut être com­pa­tible avec un État belge pour autant que celui-ci, de son côté, soit un lieu de débats ouverts où des iden­ti­tés dif­fé­rentes peuvent s’épanouir et dont les ins­ti­tu­tions s’adaptent en conséquence.

Luc Huyse (Leu­ven) rela­ti­vise les ten­sions d’aujourd’hui en évo­quant d’autres crises déchi­rantes de l’État uni­taire belge : la pre­mière ques­tion sco­laire au XIXe siècle, sa répé­ti­tion dans les années cin­quante du XXe, la ques­tion royale, la col­la­bo­ra­tion et main­te­nant la ques­tion lin­guis­tique. À côté des colères et des pas­sions de ces époques, nous serions très civi­li­sés aujourd’hui. Cette pro­me­nade dans le temps nous élar­git aus­si l’horizon et rela­ti­vise les choses.

La mati­née s’achève sur un sol déjà bien ameu­bli par cette vision aca­dé­mique large où tout n’est ni aus­si évident ni aus­si dra­ma­tique qu’il n’y paraît dans l’actualité.

L’avenir des débats

« Cela a‑t-il du sens de régio­na­li­ser les ins­ti­tu­tions du mar­ché du tra­vail ? Si oui, com­ment ? » Bart Cockx (Gent) et Bru­no van der Lin­den (Lou­vain) s’appuient sur leur « E‑Book n°2 » qui part de la décla­ra­tion com­mune de décembre 2008 des ministres Mar­court et Van­den­broucke, cha­cun res­pon­sable de l’Emploi dans sa Région. Leur posi­tion est connue : la légis­la­tion et la poli­tique de l’emploi, le finan­ce­ment de la sécu­ri­té sociale sont de la com­pé­tence fédé­rale ; cer­taines appli­ca­tions et les for­ma­tions asso­ciées relèvent des Régions. L’accord de prin­cipe sur cette posi­tion est acquis, mais « le diable est dans les détails ». Le débat qui s’ensuivit ce 30 avril a trop glis­sé, à mon avis, vers des plai­doyers contra­dic­toires sur « ces détails ». Que peut viser et faire une poli­tique de l’emploi ? En quoi peut-elle gagner à être plus ou moins (dé)centralisée ? C’est ce niveau de ques­tion­ne­ment, je crois, qu’on attend à « ReBel » sans ver­ser trop vite dans le détail des com­pro­mis d’application.

« Cela a‑t-il un sens de com­battre l’émergence de deux opi­nions publiques ? Si oui, com­ment ? ». Nenad Sto­ja­no­vic, cher­cheur suisse d’origine you­go­slave, explique la démo­cra­tie plus directe par refe­ren­dum « à la suisse ». Peu d’enthousiasme chez les autres inter­ve­nants mais le « E‑Book » sur cette ques­tion est riche en expli­ci­ta­tion de bien des points de vue. Le « panel » de ce 30 avril comp­tait plus de pra­ti­ciens de l’opinion publique belge que de por­teurs d’une réflexion plus fon­da­men­tale sur les condi­tions de l’émergence d’une opi­nion publique mul­tiple. L’absence d’optimisme sur la pos­si­bi­li­té d’y arri­ver était donc un peu cou­rue d’avance.

Fon­da­men­ta­le­ment pour­tant, en Bel­gique et dans tous les pays consti­tuant main­te­nant l’Europe, une cer­taine opi­nion publique mul­ti­cul­tu­relle devra émer­ger. Alors com­ment y arri­ver ? Voi­là, me semble-t-il, la ques­tion qui se pose à « ReBel ». Des notables des micro­cosmes média­tiques belges actuels ne sont pas les mieux habi­li­tés pour y répondre. La gui­dance aca­dé­mique atten­due fai­sait défaut dans ce débat.

Après cette jour­née inau­gu­rale, quel ave­nir sou­hai­ter à « ReBel » ?

Une pre­mière chose, c’est de bien voir que « ReBel » est un lieu nou­veau, une « Ter­ra Igno­ta » pour ses pro­ta­go­nistes. Cha­cun doit y dépas­ser les limites de sa propre sphère pour mieux l’arrimer à la réa­li­té, compte tenu des autres sphères et de leurs apports. Le public doit faire effort pour sor­tir du cadre men­tal sim­pli­fi­ca­teur, sinon par­tial, dans lequel l’information cou­rante l’enferme. L’académique, aus­si condi­tion­né par cette infor­ma­tion, doit en plus de sa pra­tique d’objectivité, cher­cher l’utilité à la socié­té, en plus de la qua­li­té et au-delà de la recon­nais­sance aca­dé­miques. Le poli­tique doit renon­cer au « pha­go­cy­tage » de la connais­sance scien­ti­fique pour ren­for­cer sa propre cré­di­bi­li­té et accep­ter d’être per­çu comme un pra­ti­cien obli­gé du « second best » aux yeux des scien­ti­fiques et du public.

La for­mule des « E‑Book » de ReBel est remar­quable et le pre­mier sur L’interaction entre le prin­cipe de sub­si­dia­ri­té et la soli­da­ri­té inter­per­son­nelle est un chef‑d’œuvre du genre. Jacques Drèze (Lou­vain) y fait une ana­lyse d’une rigueur intel­lec­tuelle impec­cable sur la dis­tinc­tion entre soli­da­ri­té devant le risque du futur et soli­da­ri­té de jus­tice sociale. Ses com­men­ta­teurs, et notam­ment Phi­lippe Van Pari­js, font pro­gres­ser le débat vers des conclu­sions plus pra­tiques, tout en exploi­tant les dis­tinc­tions rigou­reuses et la clar­té concep­tuelle du pro­fes­seur Drèze. C’est là, me semble-t-il, le genre de tra­vail qu’on attend de ReBel. On en sort mieux équi­pé pour dis­tin­guer les com­po­santes du pro­blème et com­mu­ni­quer plus effi­ca­ce­ment. Les autres E‑Books, construits sur le même sché­ma, assurent le même ser­vice. La for­mule, et le for­mat, de ces E‑Books sont un trait de génie : ils deviennent le lieu d’un vrai débat et cata­lysent l’évolution de la pen­sée ; c’est exac­te­ment la gui­dance aca­dé­mique sou­hai­tée. Puisse ReBel pour­suivre dans cette voie !

Com­ment obte­nir lors des débats publics la même qua­li­té intel­lec­tuelle que celle atteinte dans les E‑Books ? Sans doute par une ges­tion atten­tive des débats cen­trée sur l’objectif même de Rebel. Mais c’est vite dit !

Avec ReBel, on trouve un chan­tier qui incarne dans un domaine des plus déli­cats du « poli­tique belge » ce que La Revue nou­velle espère dans son dos­sier « Le poli­tique et le savoir : un tour­nant ? » de juillet-août 2009 : un lieu où l’un des types de savoir, l’académique, s’ouvre aux autres et col­la­bore avec le maître d’œuvre poli­tique pour construire une socié­té plus gratifiante.

La pro­chaine réunion publique de ReBel sur le dis­trict élec­to­ral fédé­ral unique est fixée au 17 décembre pro­chain et le E‑Book n°4 sur la ques­tion est déjà sur le site de ReBel.

À bon enten­deur, salut ! 

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31 juillet 2009

Paul Grosjean


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