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Repenser l’école « par le bas » et « par le haut »

Numéro 05/6 Mai-Juin 2010 par Luc Van Campenhoudt

mai 2010

L’écart semble énorme entre l’importance des défis que le sys­tème sco­laire en Com­mu­nau­té fran­çaise de Bel­gique doit rele­ver et sa capa­ci­té à les rele­ver. Sys­tème com­plexe et hybride, cha­hu­té par une suc­ces­sion de réformes qui déçoivent chaque fois, cou­teux au regard des résul­tats, para­ly­sé par­fois car nul n’est en mesure de le mai­tri­ser mais beau­coup sont […]

L’écart semble énorme entre l’importance des défis que le sys­tème sco­laire en Com­mu­nau­té fran­çaise de Bel­gique doit rele­ver et sa capa­ci­té à les rele­ver. Sys­tème com­plexe et hybride, cha­hu­té par une suc­ces­sion de réformes qui déçoivent chaque fois, cou­teux au regard des résul­tats, para­ly­sé par­fois car nul n’est en mesure de le mai­tri­ser mais beau­coup sont en mesure de le blo­quer, en voie de dégra­da­tion sur le ter­rain dans un contexte de res­tric­tion des moyens… le tableau semble déses­pé­rant. L’impression est qu’il est très dif­fi­cile de faire bou­ger le sys­tème sco­laire à par­tir de ses seules dyna­miques internes. On peut alors ten­ter de chan­ger les termes du débat en sor­tant du cadre où les pro­blèmes sont le plus sou­vent posés (essen­tiel­le­ment celui des rela­tions entre pou­voirs orga­ni­sa­teurs, écoles et ensei­gnants)1 et en for­mu­lant les ques­tions à par­tir non plus de l’«intérieur » même de ce sys­tème mais bien de son « exté­rieur » : les élèves d’abord qui l’alimentent « par le bas » et dont la for­ma­tion et l’éducation consti­tuent la fina­li­té de l’école ; les chan­ge­ments glo­baux ensuite qui influencent l’école « par le haut ». Ce texte est une invi­ta­tion à s’interroger sur les orien­ta­tions que pour­rait prendre une évo­lu­tion du sys­tème sco­laire à par­tir d’une prise en compte, non de ses pos­si­bi­li­tés et contraintes internes, mais à par­tir d’une prise au sérieux de ce qui se joue actuel­le­ment « en bas » et « en haut » du sys­tème scolaire.

Faire évoluer le système scolaire par le bas

L’autonomie des élèves : un malentendu

Le thème de l’autonomie sature aujourd’hui une série de dis­cours nor­ma­tifs dans divers sec­teurs, celui de l’enseignement notam­ment. Lorsqu’on parle de l’autonomie des élèves, on vise géné­ra­le­ment un objec­tif édu­ca­tif par­ti­cu­lier selon lequel les élèves doivent deve­nir, d’abord au sein même de l’école, des « élèves-citoyens » qui s’engagent de manière « active » et « cri­tique » dans leur propre édu­ca­tion. Dans cette concep­tion, l’autonomie se réfère à un appren­tis­sage2 qui com­porte, jusqu’à un cer­tain point, une double capa­ci­té d’agir dans le sys­tème de l’école et sur ce sys­tème3.

Ce beau pro­gramme se réa­lise-t-il dans les faits ? Non. Pour la plu­part, les élèves ne se déve­loppent pas selon le plan de l’école et du sys­tème sco­laire, ne sont pas deman­deurs de ce pro­jet de l’école sur eux-mêmes, même lorsque les valeurs des familles cadrent bien avec le pro­jet de l’école4. Si cela ne marche pas, c’est pour trois rai­sons prin­ci­pa­le­ment. La pre­mière réside dans une contra­dic­tion essen­tielle. L’injonction « Soyez auto­nomes » repré­sente l’exemple clas­sique de ce qu’on connait depuis long­temps dans les sciences humaines sous le nom d’«injonction contra­dic­toire ». On ne peut guère être auto­nome sur com­mande et selon une concep­tion de l’autonomie défi­nie par d’autres, sur­tout lorsqu’on est, comme les jeunes, en posi­tion faible. La seconde rai­son est le fait que, dans une pro­po­si­tion aus­si géné­rale, on ne prend pas en compte les condi­tions de pos­si­bi­li­té et les res­sources res­pec­tives des uns et des autres qui sont néces­saires pour être auto­nome (Mar­quis, 2009), à for­tio­ri dans un contexte où les inéga­li­tés sociales s’aggravent. La troi­sième rai­son est sans doute la plus impor­tante : le dis­cours sur l’autonomie ne prend guère en compte la réa­li­té du par­cours du jeune et, en par­ti­cu­lier, les exi­gences de son entrée dans la vie juvé­nile5. L’une de ces exi­gences, trans­ver­sales aux dif­fé­rentes classes sociales, est la néces­si­té pour le jeune de se confron­ter soi-même à des épreuves exté­rieures à l’école, ce qui se mani­feste dans le suc­cès d’activités comme les stages, les jobs et les voyages notam­ment. Loin d’entrer dans la vision de l’école, pour s’éprouver, les jeunes ins­tru­men­ta­lisent l’école, tant dans les filières les plus pres­ti­gieuses (apprendre à gagner, briller…) que dans les filières les moins pres­ti­gieuses (ne pas échouer, tirer son épingle du jeu…) (Siroux, 2008).

Mais, pour beau­coup d’élèves, l’écart entre le dis­cours de l’école sur l’autonomie et leur propre vision de leur expé­rience sco­laire est plus pro­fond encore. Dans le lieu phy­sique de l’école, les élèves sont pré­sents avec des ima­gi­naires sur eux-mêmes et sur le monde qui n’ont pas grand-chose à voir avec les ima­gi­naires des pro­grammes, des ensei­gnants, de la Com­mu­nau­té fran­çaise, des pou­voirs orga­ni­sa­teurs… Les uns et les autres vivent dans des uni­vers en grande par­tie étran­gers les uns par rap­port aux autres, qui se super­posent plus qu’ils ne s’articulent avec cohé­rence. Dans le meilleur des cas, l’école est un espace social qui rend pos­sibles cer­tains types d’expérience (de soli­da­ri­té ou de conflits entre élèves, de pas­sion amou­reuse, de tra­vail enthou­siaste par­fois dans cer­tains cours, de réflexion et de rêve, et d’une série d’apprentissages variés et sou­vent impré­vi­sibles…), mais elle n’a pas le pou­voir de contrô­ler ces expé­riences. « Le pois­son ne gran­dit pas en eau claire », dit un vieux pro­verbe japonais.

Si l’on se place du point de vue des élèves, sur la ques­tion de l’autonomie, les choses ne se passent donc pas exac­te­ment de la manière dont le sys­tème sco­laire le sou­hai­te­rait et l’imaginerait. Si les élèves apprennent l’autonomie, c’est-à-dire « à res­ter sujet dans la diver­si­té des sol­li­ci­ta­tions et attentes6 », c’est donc moins grâce à l’école que mal­gré l’école et par­fois même contre l’école. Avec les res­sources humaines et maté­rielles pro­cu­rées par l’école (les autres élèves, les ensei­gnants, des espaces de ren­contre, les classes, les cours, le maté­riel…) et dans les contraintes défi­nies par l’école, les élèves ne jouent pas réel­le­ment le jeu de l’école mais bien un autre jeu. À tout le moins, ils le remo­dèlent à leur propre façon, selon leur propre vision des choses, leurs propres aspi­ra­tions et inclinaisons.

« Ce n’est pas vrai, nous voyons constam­ment des élèves qui jouent sin­cè­re­ment le jeu de l’école et qui se retrouvent bien dans le pro­jet de l’école » diront nombre d’enseignants qui furent sou­vent eux-mêmes jadis de bons élèves plu­tôt dociles. Plu­sieurs leurres trompent en fait le juge­ment des adultes dans le monde sco­laire. Le pre­mier est un phé­no­mène com­mun à toutes les formes de vie col­lec­tive orga­ni­sée bap­ti­sé « réci­pro­ci­té des pers­pec­tives » par Alfred Schutz, pion­nier de la phé­no­mé­no­lo­gie socio­lo­gique. Les par­ties pre­nantes d’une expé­rience col­lec­tive doivent construire une réa­li­té com­mune ou un monde com­mun dans lequel ils peuvent vivre et tra­vailler ensemble bien qu’ils par­ti­cipent à cette expé­rience col­lec­tive pour des rai­sons propres à cha­cun et vivent cette expé­rience de manière éga­le­ment propre à cha­cun. Pour y par­ve­nir, ils font comme s’ils étaient là pour les mêmes rai­sons (en l’occurrence la for­ma­tion sco­laire des élèves) et comme si leurs expé­riences sin­gu­lières étaient ana­logues. Ensuite, ils sup­posent que cha­cun pour­rait aisé­ment se mettre à la place des autres et adop­ter son point de vue. Il ne s’agit en aucune façon de mau­vaise foi ou de men­songe déli­bé­ré vis-à-vis des autres et de soi-même mais d’une sorte d’intelligence col­lec­tive pleine de sous-enten­dus plus ou moins sub­tils sans laquelle la vie com­mune (en l’occurrence dans la classe et dans l’école) serait impos­sible. D’une cer­taine manière, on pour­rait dire qu’une classe, qu’un ménage, qu’une famille, qu’un groupe d’amis ou d’amies ou qu’une équipe de tra­vail… qui marche bien est une sorte de « mal­en­ten­du qui fonc­tionne », for­mule qui n’est évi­dem­ment pas à prendre au pre­mier degré.

Le deuxième leurre est le besoin d’y croire, sans lequel le bou­lot n’a plus de sens, sans lequel il faut alors quit­ter l’école, ce que font d’ailleurs, pro­por­tion­nel­le­ment, davan­tage de jeunes ensei­gnants que d’élèves. Bour­dieu nomme ce pro­ces­sus l’illu­sio, qui n’est pas la même chose que l’illusion car la pre­mière pos­sède une part de conscience déli­bé­rée et parce qu’elle est une néces­si­té sans laquelle, dans quelque orga­ni­sa­tion que ce soit, nous serions inca­pables de « jouer le jeu ».

Le troi­sième leurre est plus sour­nois : c’est l’application des « bons élèves », ceux qui jouent bien leur rôle d’élèves « actifs, cri­tiques et res­pon­sables » mais juste comme il faut, à l’intérieur des bornes qu’ils ont bien per­çues. Car, avec une plus ou moins bonne foi, ceux-là font croire à leurs ensei­gnants et aux res­pon­sables de l’école que l’idéal d’autonomie des élèves, tel que l’école le défi­nit, est cré­dible et réa­liste. Au mieux ce sont les plus malins (pour ne pas dire les plus mani­pu­la­teurs), au pire ce sont les moins auto­nomes. Tout cha­hu­teur qui a fina­le­ment bien réus­si (quitte à pas­ser par des phases sco­laires hasar­deuses) sait qu’il était en réa­li­té bien plus « auto­nome » que le « bon élève » et qu’à tout bien consi­dé­rer, il a peut-être mieux « réus­si » à l’école.

Le pro­blème n’est donc pas de savoir dans quelle mesure les élèves sont auto­nomes dans le sens où l’entend le sys­tème sco­laire mais bien de savoir si, en étant auto­nomes de la façon dont ils sont auto­nomes, ils vont s’en sor­tir dans la vie, y trou­ver bonne place, en faire quelque chose de bien, être heu­reux et aider les autres à l’être également.

Il faut donc sor­tir intel­lec­tuel­le­ment de l’alternative entre le rap­port conve­nu et confor­miste à l’école du « bon élève » (oppor­tu­niste ou non) et le rap­port dis­tant et super­fi­ciel à l’école, voire de rejet du « mau­vais élève » car ce sont deux formes de rap­port faible à l’école. Le cli­vage qui a du sens est entre ces deux formes de rap­port faible et un rap­port fort à l’école, un rap­port struc­tu­rant à par­tir duquel les élèves peuvent se situer et se construire intel­lec­tuel­le­ment mais aus­si men­ta­le­ment, socia­le­ment et mora­le­ment par confron­ta­tion avec le point de vue, les exi­gences et l’action des ensei­gnants et de l’école, mais sans pour autant épou­ser tel quel ce point de vue. L’autonomie est alors abor­dée non comme une capa­ci­té indi­vi­duelle (voire indi­vi­dua­liste) mais bien comme une dyna­mique rela­tion­nelle, plus exac­te­ment une dyna­mique de coopé­ra­tion conflic­tuelle qui consiste à col­la­bo­rer avec autrui tout en se frot­tant à lui. On use et abuse aujourd’hui du terme de « par­te­naire », les élèves (par­mi d’autres comme les parents) étant conçus comme des par­te­naires de l’école. Avec des termes comme « com­mu­ni­ca­tion », « concer­ta­tion », « gou­ver­nance », « dia­logue », ce terme fait par­tie d’une famille lexi­cale consen­suelle dont les dis­cours ins­ti­tu­tion­nels et péda­go­giques sont aujourd’hui encom­brés, et qui refoule pure­ment et sim­ple­ment la dimen­sion conflic­tuelle des rela­tions humaines et sociales au pro­fit de sa seule dimen­sion coopé­ra­tive. C’est alors, en fait, que les « par­te­naires » ne sont pas recon­nus dans leur « auto­no­mie » puisqu’on les réduit à une moi­tié d’eux-mêmes. Qui, par­mi tous ceux qui ont pas­sé des années de leur jeu­nesse dans le sys­tème sco­laire, s’est jamais sen­ti « par­te­naire » de l’école ?

Repli com­mu­nau­taire, surin­ves­tis­se­ment dans la logique indi­vi­dua­liste et stra­té­gique, repli nar­cis­sique, sur­con­for­misme… peuvent être vus comme des manières patho­lo­giques de construire son rap­port à l’école, per­çue comme un espace quel­conque qui n’est plus inves­ti que superficiellement.

Même si cela conduit à aban­don­ner cer­taines illu­sions, il est plus juste et, somme toute, plus réjouis­sant, de se faire à l’idée qu’il n’y aura jamais cor­res­pon­dance entre les uni­vers et les ima­gi­naires des élèves d’une part et celui de l’institution et de ses pro­fes­sion­nels d’autre part. Loin d’espérer une uni­ci­té de vision, mieux vaut œuvrer pour des visions mutuel­le­ment struc­tu­rantes. Pour impor­tantes qu’elles soient, les condi­tions sociales de l’autonomie telle qu’on la com­prend ici ne sont pas les seules à devoir être prises en compte ; les condi­tions ins­ti­tu­tion­nelles rela­tives au fonc­tion­ne­ment de l’école et du sys­tème sco­laire revêtent éga­le­ment une impor­tance majeure. Or on fait rare­ment ce lien entre auto­no­mie des élèves et condi­tions ins­ti­tu­tion­nelles, comme si l’école elle-même n’était pas en cause.

C’est notam­ment sur le lexique qu’il fau­drait tra­vailler. Lorsqu’il est ques­tion de l’institution, le lexique consen­suel se com­bine à un lexique mana­gé­rial (qua­li­té, effi­ca­ci­té, éva­lua­tion…) pour pro­duire un lan­gage aso­cial et apo­li­tique à tous les étages des rap­ports ins­ti­tu­tion­nels et sociaux. Cette vision contraste avec de nom­breuses ana­lyses du sys­tème sco­laire qui mettent en évi­dence, dans plu­sieurs textes de ce dos­sier7, les concur­rences et la neu­tra­li­sa­tion réci­proque entre struc­tures de concer­ta­tion, l’absence de consen­sus entre les par­ti­sans des régu­la­tions trans­ver­sales et les par­ti­sans de l’autonomie pour les éta­blis­se­ments et les pou­voirs orga­ni­sa­teurs, les ten­sions fortes entre syn­di­cats et pou­voirs orga­ni­sa­teurs comme entre les réseaux, les syn­di­cats et la Com­mu­nau­té française.

Les conditions de l’autonomie des élèves

Quelles seraient les condi­tions ins­ti­tu­tion­nelles de l’autonomie des élèves telle qu’ici conçue ? Com­ment les pro­fes­sion­nels et les ins­ti­tu­tions du sys­tème sco­laire devraient-ils fonc­tion­ner pour que l’élève puisse être auto­nome d’une manière non pas conforme à ce que l’institution vou­drait faire de lui mais pour qu’il s’en sorte bien dans la vie ? Et com­ment abor­der, dans cette pers­pec­tive, la ques­tion des rap­ports entre les struc­tures du sys­tème sco­laire (éta­blis­se­ments, ins­pec­tion, pou­voirs orga­ni­sa­teurs, syn­di­cats, etc.)?

Pour que l’élève puisse se struc­tu­rer, il faut qu’il ait affaire à des adultes — en l’occurrence sur­tout des ensei­gnants — struc­tu­rants et eux-mêmes struc­tu­rés, c’est-à-dire bien dans leur peau, non para­ly­sés par la peur, qui se sou­tiennent mutuel­le­ment et se sentent sou­te­nus, qui s’y retrouvent dans l’écheveau de normes et de dis­po­si­tifs, qui connaissent la vie et le monde, et s’y sont eux-mêmes confron­tés dans leur tra­jec­toire per­son­nelle, qui savent écou­ter les élèves mais aus­si qui ne craignent pas de leur résis­ter et de défendre leur propre point de vue. Bref des pro­fes­seurs dont les élèves sentent qu’ils veulent et peuvent les ame­ner à quelque chose de bien et de bon.

Le pro­fes­seur ne peut être lui-même struc­tu­ré si la direc­tion de l’école, les ins­pec­teurs, les pro­grammes, les pou­voirs orga­ni­sa­teurs, le gou­ver­ne­ment, bref le sys­tème sco­laire lui-même, ne sont pas struc­tu­rants. Il faut admettre qu’il reste du pro­grès à faire : des couches de normes s’entrecroisent quand elles ne se contre­disent pas (comme entre péda­go­gie par objec­tif et péda­go­gie par com­pé­tence), le flou règne dans ce que le sys­tème attend des élèves, les mul­tiples éva­lua­tions obéissent à des modèles dif­fé­rents, la méfiance réci­proque règne entre les ensei­gnants et les conseillers péda­go­giques. Ce ne sont que des exemples8.

Pour que l’élève puisse se struc­tu­rer, il doit en outre avoir affaire à une ins­ti­tu­tion sco­laire struc­tu­rante, c’est-à-dire qui soit un espace d’apprentissage col­lec­tif où l’on peut vivre des expé­riences et des épreuves qui valo­risent et struc­turent, où l’on prend plai­sir à être ensemble, où cela « vit », qui ne cherche pas (en vain) à trans­for­mer les familles9, mais qui s’occupe de fonc­tion­ner le mieux pos­sible elle-même. Une ins­ti­tu­tion sco­laire qui sait pour­quoi elle existe et est capable de l’expliquer, qui tient un dis­cours clair et cohé­rent par rap­port aux familles « Vos enfants sont ici pour… mer­ci de ne pas sabo­ter…». Et qui s’y tient.

Faire évoluer le système scolaire par le haut

Les chan­ge­ments les plus impor­tants qui touchent le sys­tème sco­laire ne viennent pas de l’intérieur mais bien de l’extérieur. L’impact énorme des « nou­velles tech­no­lo­gies de l’information et de la com­mu­ni­ca­tion » ou des nou­velles pra­tiques d’origine inter­na­tio­nale en matière d’évaluation notam­ment le montrent bien. L’école de la Com­mu­nau­té fran­çaise de Bel­gique s’inscrit dans une socié­té avec ses carac­té­ris­tiques propres et ses tra­di­tions. Limi­tons-nous à deux traits par­ti­cu­liè­re­ment impor­tants de ce contexte.

Le pre­mier est l’enracinement dans une his­toire natio­nale par­ti­cu­lière, celle de la Bel­gique deve­nue fédé­rale, avec ses Régions et ses Com­mu­nau­tés qui gèrent l’enseignement. Cette ins­crip­tion affecte pro­fon­dé­ment l’organisation même de notre ensei­gne­ment. Comme cha­cun le sait, celui-ci se carac­té­rise en effet par la mul­ti­pli­ca­tion des réseaux (et donc la concur­rence entre eux et entre éta­blis­se­ments qui en relèvent) et, par voie de consé­quence, des normes et des acteurs ins­ti­tu­tion­nels qui ont voix au cha­pitre. Le fonc­tion­ne­ment de ce sys­tème com­plexe obéit à une culture par­ti­cu­lière carac­té­ri­sée, tant que les res­sources finan­cières le per­met­taient, par le fait que cha­cun était maître chez lui et ne se mêlait pas de ce qui se pas­sait chez son voi­sin. Cette « auto­no­mie » des réseaux et des éta­blis­se­ments ne va plus de soi aujourd’hui (Man­gez, 2009); des ins­ti­tu­tions inter­na­tio­nales et com­mu­nau­taires com­parent plus sys­té­ma­ti­que­ment les per­for­mances, le pou­voir com­mu­nau­taire impose des « régu­la­tions » sans être pour autant en mesure de « ratio­na­li­ser » et de réfor­mer struc­tu­rel­le­ment le sys­tème. L’autonomie n’est plus un acquis mais un enjeu et donc un thème de col­loques. Cette ins­crip­tion dans une his­toire sin­gu­lière affecte aus­si l’environnement cultu­rel de l’école, un envi­ron­ne­ment tra­di­tion­nel­le­ment assez stable où l’école était avec la mai­son com­mu­nale et la gare le troi­sième som­met d’un tri­angle orga­ni­sant un espace social et cultu­rel plu­tôt stable et homo­gène. Mais cette ins­crip­tion affecte tout autant le conte­nu même de l’enseignement, en par­ti­cu­lier mais pas uni­que­ment les cours d’histoire et de géo­gra­phie, de lit­té­ra­ture et de langues, d’étude du milieu et, bien enten­du, les cours à por­tée phi­lo­so­phique ou religieuse.

Un second trait de la socié­té dans laquelle s’inscrit l’école et qui saute moins aux yeux est celle de la dif­fé­ren­cia­tion de l’action publique. Avec la ratio­na­li­sa­tion de la vie col­lec­tive, bien mise en évi­dence par Max Weber depuis un bon siècle, les dif­fé­rents sec­teurs de la vie col­lec­tive, comme l’économie, le social, la culture, la science, la reli­gion, les loi­sirs… et l’enseignement, se sont dif­fé­ren­ciés les uns des autres, ont cha­cun défi­ni leurs propres fina­li­tés et éla­bo­ré leurs propres normes et méthodes. L’action publique s’est spé­cia­li­sée avec, pour chaque sec­teur, un minis­tère, une admi­nis­tra­tion et une poli­tique propres — ces trois termes devant bien sûr être mis au plu­riel pour ce qui concerne la Bel­gique. Ce pro­ces­sus de dif­fé­ren­cia­tion s’est éten­du au sein même des dif­fé­rents sec­teurs. Au sein des ins­ti­tu­tions scien­ti­fiques et d’enseignement notam­ment, les dif­fé­rentes dis­ci­plines ont été consti­tuées en domaines par­ti­cu­liers du savoir dont elles se sont par­ta­gé l’immense champ (par exemple l’histoire pour l’étude des socié­tés pas­sées et les sciences sociales pour les socié­tés actuelles). Sur le plan orga­ni­sa­tion­nel même, l’enseignement s’est dif­fé­ren­cié en interne, entre le géné­ral, le tech­nique et le spé­cia­li­sé, et au sein de ces trois ensembles entre des orien­ta­tions par­ti­cu­lières. La pro­gres­sion des élèves a été orga­ni­sée en années d’études de douze mois sépa­rées par de longues vacances d’été, selon des consi­dé­ra­tions d’une socié­té révo­lue basée sur l’agriculture. On pour­rait déve­lop­per bien davan­tage les dimen­sions d’origine his­to­rique qui font que l’école actuelle est ce qu’elle est.

Mais cette adé­qua­tion entre l’école et la socié­té qui pro­vient du pas­sé ne va plus de soi aujourd’hui car le monde a chan­gé bien plus vite que l’école qui conti­nue de fonc­tion­ner, dans une large mesure, selon le modèle héri­té. Puisqu’ils ont tou­jours fonc­tion­né à l’intérieur de ce modèle, les acteurs de l’école l’estiment « nor­mal » et, lorsqu’ils ren­contrent des dif­fi­cul­tés, ils tendent à pen­ser que c’est la socié­té qui ne va plus bien. Certes, ils disent que l’école doit « s’ouvrir » au chan­ge­ment mais sans se remettre elle-même fon­da­men­ta­le­ment en question.

L’hiatus est aujourd’hui évident entre, d’une part, la culture et le mode de fonc­tion­ne­ment du sys­tème sco­laire et, d’autre part, les trans­for­ma­tions de la socié­té par rap­port aux­quelles le sys­tème sco­laire est clai­re­ment sur la défen­sive. Il est inutile de s’étendre lon­gue­ment sur des trans­for­ma­tions que cha­cun connait, peut obser­ver à chaque minute tant dans sa vie publique que pri­vée. Comme on l’a vu, la glo­ba­li­sa­tion a notam­ment pour consé­quence l’organisation de com­pa­rai­sons entre sys­tèmes sco­laires mais aus­si, de plus en plus, la mul­ti­pli­ca­tion d’offres de for­ma­tion sco­laire venant de pays étran­gers. Le mul­ti­cul­tu­ra­lisme et la coexis­tence de groupes eth­niques très inéga­le­ment et diver­se­ment armés sur les plans éco­no­mique et cultu­rel ne feront que s’accroitre sous l’impact de mou­ve­ments migra­toires qui ne ralen­ti­ront pas. Au fur et à mesure de la migra­tion des pauvres, s’intensifiera la mobi­li­té des riches et leur capa­ci­té de se réser­ver des espaces sociaux et sco­laires exclu­sifs. L’intégration des socié­tés est de plus en plus un pro­ces­sus dyna­mique et dis­cur­sif, sans issue stable, qui se déter­mine en avan­çant sans qu’il soit pos­sible d’en détec­ter le sens à l’avance, de sorte que seule une vision construc­ti­viste de la socié­té, de la citoyen­ne­té et de l’identité est sen­sée. Les tech­no­lo­gies de l’information et de la com­mu­ni­ca­tion sont en train de trans­for­mer en pro­fon­deur le rap­port au savoir et la manière d’apprendre, mais plus encore les rap­ports entre ceux qui apprennent et ceux qui sont sup­po­sés leur apprendre des choses. Les épreuves aux­quelles se confrontent les élèves dans leur par­cours de jeune changent de forme. Les inéga­li­tés sociales se creusent et changent de nature : la mobi­li­té non contrainte (Wag­ner, 2007), la capa­ci­té d’exploiter de mul­tiples réseaux, les com­pé­tences tech­no­lo­giques deviennent des moda­li­tés cru­ciales du capi­tal éco­no­mique, social et culturel.

À quoi sert-il d’allonger la liste ? On le voit bien, « le haut » (des trans­for­ma­tions macro­so­ciales et tech­no­lo­giques) et « le bas » (de l’expérience concrète des élèves) se rejoignent sur plu­sieurs points : l’accès au Net, le mul­ti­cul­tu­ra­lisme et les trans­for­ma­tions de la vision du monde notam­ment. Le pro­blème pour l’école n’est pas le fait, en soi, que la socié­té, en par­ti­cu­lier la vie et la culture des élèves, se trans­forme. Le pro­blème de l’école, du sys­tème sco­laire en géné­ral, est qu’il est dépas­sé par ces trans­for­ma­tions, aux­quelles il ne peut actuel­le­ment réagir que de manière défen­sive et sans pro­por­tion avec la puis­sance des forces qui l’affectent à par­tir du bas et du haut. L’école subit et se mar­gi­na­lise comme source de connais­sances et comme espace d’échanges struc­tu­rants et for­ma­tifs. Elle bri­cole, de-ci de-là, quelques ini­tia­tives, sans plus.

Ceci n’est pas un pro­cès, car nul ne détient de solu­tion simple, mais une invi­ta­tion. Si, au lieu de rai­son­ner en interne sur la ques­tion de l’amélioration du sys­tème sco­laire, on consa­crait son éner­gie, son intel­li­gence et son sens poli­tique à un tout autre exer­cice : repen­ser le sys­tème et ses struc­tures à par­tir d’une prise en compte de ces para­mètres externes, d’en bas et d’en haut ? Si l’on s’efforçait, en quelque sorte, de coin­cer la réflexion entre le bas et le haut ? Cela revien­drait en fait à repen­ser l’école non plus comme une orga­ni­sa­tion, avec un « o » minus­cule, mais comme une Ins­ti­tu­tion, avec un « I » majus­cule. La dif­fé­rence fon­da­men­tale entre une orga­ni­sa­tion et une Ins­ti­tu­tion est que la pre­mière est sa propre fina­li­té tan­dis que la seconde se déter­mine en fonc­tion d’une fina­li­té externe, son propre pro­jet n’étant qu’une consé­quence d’un pro­jet sur la socié­té. Loin de se conten­ter de s’adapter à son envi­ron­ne­ment en mobi­li­sant le mieux pos­sible ses res­sources, elle se pense et s’élabore en fonc­tion d’une res­pon­sa­bi­li­té à l’égard de la socié­té, envers laquelle elle rem­plit une mis­sion essen­tielle qu’elle est seule à pou­voir rem­plir. La marque d’une crise de l’Institution (comme aus­si la Jus­tice ou l’Université ou le Poli­tique) est double : elle est, d’une part, de se lais­ser absor­ber par ses propres pro­blèmes internes et, d’autre part, de ne plus être capable de défi­nir son pro­jet et son lien avec cet « exté­rieur » qui devraient être sa seule rai­son d’être.

Se pen­ser à par­tir de l’extérieur implique de se pen­ser avec l’extérieur, non pour lui sacri­fier sa propre auto­no­mie, mais, au contraire, pour la redé­fi­nir de manière rela­tion­nelle, dans cet esprit de coopé­ra­tion conflic­tuelle évo­qué plus haut. Car le soli­loque sco­laire a démon­tré sa propre impasse.

  1. Voir le texte de Chris­tian Maroy dans ce dossier.
  2. Voir le texte de Vincent de Coore­by­ter dans ce dossier.
  3. Voir le texte de Ber­nard Del­vaux dans ce dossier.
  4. Voir le texte de Danièle Mou­raux dans ce dossier.
  5. Voir le texte de Marie Verhoe­ven dans ce dossier.
  6. Comme l’écrit Fran­çois Dubet cité par Marie Verhoeven.
  7. Voir les textes de Lit­tré, Dupriez et Drae­lants, Del­grange, Van Haecht et de Coore­by­ter dans ce dossier.
  8. Pour se limi­ter à quelques exemples évo­qués par Carette et Dari­mont dans ce dossier.
  9. Voir le texte de Danièle Mou­raux dans ce dossier.

Luc Van Campenhoudt


Auteur

Docteur en sociologie. Professeur émérite de l’Université Saint-Louis – Bruxelles et de l’Université catholique de Louvain. Principaux enseignements : sociologie générale, sociologie politique et méthodologie. Directeur du Centre d’études sociologiques de l’Université Saint-Louis durant une quinzaine d’années, jusqu’en 2006, il a dirigé ou codirigé une quarantaine de recherches, notamment sur l’enseignement, les effets des politiques sécuritaires, les comportements face au risque de contamination par le VIH et les transformations des frontières de la Justice pénale. Ces travaux ont fait l’objet de plusieurs dizaines d’articles publiés dans des revues scientifiques, de nombreux ouvrages, et de plusieurs invitations et chaires dans des universités belges et étrangères. À travers ces travaux, il s’est intéressé plus particulièrement ces dernières années aux problématiques des relations entre champs (par exemple la justice et la médecine), du pouvoir dans un système d’action dit « en réseau » et du malentendu. Dans le cadre de ces recherches il a notamment développé la « méthode d’analyse en groupe » (MAG) exposée dans son ouvrage La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, coécrit avec J.-M. Chaumont J. et A. Franssen (Paris, Dunod, 2005). Le plus connu de ses ouvrages, traduit en plusieurs langues, est le Manuel de recherche en sciences sociales, avec Jacques Marquet et Raymond Quivy (Paris, Dunod, 2017, 5e édition). De 2007 à 2013, il a été directeur de La Revue Nouvelle.