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Réparer un oubli

Numéro 05/6 Mai-Juin 1998 - Proche et Moyen-orient par Pascal Fenaux

juillet 2008

Au moment de pro­cé­der aux ultimes relec­tures de ce dos­sier, nous rece­vions le der­nier ouvrage de Domi­nique Vidal, Le péché ori­gi­nel d’Is­raël, sous-titré L’ex­pul­sion des Pales­ti­niens revi­si­tée par les « nou­veaux his­to­riens » israé­liens . L’au­teur explique la publi­ca­tion de cet ouvrage par sa volon­té de « répa­rer l’ou­bli ». Cet oubli, c’est l’ab­sence de ver­sions fran-çaises des recherches […]

Au moment de pro­cé­der aux ultimes relec­tures de ce dos­sier, nous rece­vions le der­nier ouvrage de Domi­nique Vidal, Le péché ori­gi­nel d’Is­raël, sous-titré L’ex­pul­sion des Pales­ti­niens revi­si­tée par les « nou­veaux his­to­riens » israé­liens 1. L’au­teur explique la publi­ca­tion de cet ouvrage par sa volon­té de « répa­rer l’ou­bli ». Cet oubli, c’est l’ab­sence de ver­sions fran-çaises des recherches effec­tuées par les « nou­veaux his­to­riens » israé­liens et dont les résul­tats sont acces­sibles depuis de nom­breuses années en anglais, en arabe et, depuis peu, en hébreu.

De fait, le livre de Vidal ne consiste pas tant en un tra­vail de recherche qu’en une com­pi­la­tion thé­ma­tique et détaillée de cinq ouvrages israé­liens, ouvrages par ailleurs exploi­tés dans ce dos­sier de La Revue Nou­velle et dont on lira dans ces mêmes colonnes la contri­bu­tion d’un des auteurs, Ilan Pap­pé. Orga­ni­sée autour de larges extraits tirés des ori­gi­naux parus en anglais, cette com­pi­la­tion, si elle n’ap­porte rien de neuf à l’é­tat de la recherche his­to­rique sur le conflit israé­lo­pa­les­ti­nien, a le mérite de mettre ces infor­ma­tions à la por­tée directe d’un public fran­co­phone et non spécialisé.

Les « nou­veaux his­to­riens » doivent leur sobri­quet à Ben­ny Mor­ris, un his­to­rien ayant enta­mé sa car­rière comme jour­na­liste au Jeru­sa­lem Post, le quo­ti­dien israé­lien anglo­phone de réfé­rence jus­qu’à ce qu’il soit repris, à la fin des années quatre-vingt, par un nou­veau groupe finan­cier et que sa rédac­tion s’en aille fon­der le Jeru­sa­lem Report. Tom Segev, chro­ni­queur du Ha’A­retz, estime que cette appel­la­tion prête à confu­sion. Selon lui, il fau­drait plu­tôt par­ler de « pre­miers his­to­riens », la géné­ra­tion pré­cé­dente n’ayant pas pu ou vou­lu bri­ser l’é­di­fice des repré­sen­ta­tions du nou­vel Etat juif.

Les recherches effec­tuées par Ben­ny Mor­ris, Avi Shlaïm et Ilan Pap­pé portent essen­tiel­le­ment sur la période 1940 – 1960, avant et après la créa­tion de l’E­tat d’Is­raël. Elles rela­ti­visent, voire infirment une série d’é­vi­dences par­ta­gées par une majo­ri­té d’Is­raé-liens et d’Oc­ci­den­taux : Israël était infé­rieur mili­tai­re­ment en 1948, les réfu­giés pales­ti­niens sont par­tis à l’ap­pel de leurs diri­geants et des diri­geants arabes, les Etats arabes ne vou­laient ni la paix ni recon­naitre Israël.

Or les « nou­veaux his­to­riens » démontrent que, si l’on excepte les quinze pre­miers jours de l’in­ter­ven­tion des armées arabes en Pales­tine, les Israé­liens ont en per­ma­nence béné­fi­cié d’un rap­port de forces mili­taire et éco­no­mique extrê­me­ment favo­rable, un rap­port de forces qui explique la rapide défaite des quelques grou­pe­ments armés pales­ti­niens. Ensuite — et cet élé­ment est lar­ge­ment trai­té dans ce dos­sier -, les Pales­ti­niens ne se sont pas enfuis à l’ap­pel de leurs diri­geants, mais très sou­vent au terme de cam­pagnes d’ex­pul­sion directe ou indi­recte menées par les uni­tés d’é­lite israé­liennes emme­nées par Yigal Allon, par exemple dans la région de Loudd (Lod) ou encore en Gali­lée orien­tale, une région allouée à l’E­tat juif par l’O.N.U. mais dont les habi­tants étaient pales­ti­niens dans une pro­por­tion de 75 %. Enfin, autre élé­ment trai­té dans ce dos­sier, les Etats arabes, bien que divi­sés, ont rapi­de­ment envi­sa­gé de nouer des rela­tions diplo­ma­tiques avec Israël, mais à condi­tion que l’E­tat hébreu négo­cie des arran­ge­ments ter­ri­to­riaux et accepte de réin­té­grer une par­tie des réfu­giés pales­ti­niens dans leurs foyers.

Pour­quoi a‑t-il fal­lu attendre la fin des années quatre-vingt pour qu’une recherche his­to­rique réflexive puisse voir le jour ? Un pre­mier évè­ne­ment a été la déclas­si­fi­ca­tion pro­gres­sive des archives mili­taires israé­liennes, des archives gou­ver­ne­men­tales, des archives de l’A­gence juive et, sur­tout, de celles du Pal­mah, les troupes de choc de l’aile gauche du sio­nisme tra­vailliste. Deuxième rup­ture, l’ap­pa­ri­tion d’une géné-ration d’Is­raé­liens qui n’a pas vécu les années de l’« État en route », ni celles de la créa­tion de l’É­tat. Cette géné­ra­tion éga­le­ment a été mar­quée par ce qui leur est appa­ru comme la pre­mière guerre d’a­gres­sion israé-lienne, l’in­va­sion du Liban en 1982 et la liqui­da­tion de la maigre infra­struc­ture mili­taire de l’Or­ga­ni­sa­tion de libé­ra­tion de la Pales­tine, sans par­ler des mas­sacres per­pé­trés dans les camps de réfu­giés de Sabra et Cha­ti­la. Autre rup­ture d’am­pleur, le « rapa­trie­ment » du conflit israé­lo-pales­ti­nien vers ses terres et ses codes d’o­ri­gine, rapa­trie­ment sym­bo­li­sé par le déclen­che­ment de l’inti­fa­da et la pro­gres­sive recon­nais­sance du fait palestinien.

Pour autant, les « nou­veaux his­to­riens » sont-ils appa­rus dans un champ his­to­rio­gra­phique vierge ? Assu­ré­ment non, et c’est à juste titre que Joseph Alga­zy, jour­na­liste au Ha’A­retz, consacre sa post­face aux pré­cur­seurs israé-liens et pales­ti­niens de la « nou­velle his­toire ». En Israël, le Par­ti com­mu­niste (judéo-arabe) a très tôt divul­gué des faits peu relui­sants, de même qu’un ancien diri­geant du Mapam (gauche sio­niste), Sim­ha Fla­pan, aujourd’­hui décé­dé, ou Israël Sha­hak. Mais ces infor­ma­tions, ne pro­ve­nant pas du champ uni­ver­si­taire recon­nu, n’ont pas eu beau­coup d’im­pact. II aurait peut-être fal­lu ajou­ter à ces « pré­cur­seurs » des per­son­na­li­tés non consen­suelles et acces­sibles en fran­çais comme Maxime Rodin­son ou Ilan Halé­vi, auteur de deux ouvrages remar­quables et pion­niers en langue fran­çaise, Sous Israël, la Pales­tine,en 1977, et Ques­tion juive : la tri­bu, la loi, l’es­pace, en 1981. Sans même par­ler, en Bel­gique, de Nathan Wein­stock, his­to­rien des mou­ve­ments ouvriers juifs et auteur, dès 1969, du très docu­men­té et nova­teur Le sio­nisme contre Israël. Quant aux his­to­riens pales­ti­niens tels qu’I­bra­him Abou Lou­ghod ou Walid Kha­li­di, leurs recherches, aus­si per­ti­nentes ontelles pu être, ont été lon­gue­ment frap­pées de sus­pi­cion, tant en Israël que chez nous. Sans doute faut-il y voir les effets d’une loi uni­ver­selle qui, comme Élias San­bar l’ex­plique à La Revue nou­velle, veut que l’his­toire soit construite et décons­truite par les vain­queurs, ces der­niers ayant le mono­pole de la confir­ma­tion ou de l’in­fir­ma­tion des faits. C’est pour­quoi Alga­zy conclut sa post­face par un débat en léger dif­fé­ré entre his­to­riens israé­liens et pales­ti­niens, sans omettre le fait que les « nou­veaux his­to­riens » sont tra­ver­sés par nombre de dis­sen­sions politiques.

Une ques­tion à laquelle cet ouvrage ne répond pas — ce n’est pas son pro­pos — est de savoir quoi faire de ce maté­riau his­to­rique redé­cou­vert. Il n’est pas cer­tain que la publi­ci­té accor­dée au débat his­to­rio­gra­phique et aux res­pon­sa­bi­li­tés israé­liennes fera en soi avan­cer l’i­dée d’un règle­ment paci­fique du conflit. Les iden­ti­tés poli­tiques demeurent et, outre la volon­té de se récon­ci­lier, de nom­breux Israé­liens pour­ront trou­ver là une jus­ti­fi­ca­tion à une intran­si­geance d’au­tant plus fon­dée qu’ils ne pour­ront croire que les Pales­ti­niens, s’ils ont réel­le­ment été les vic­times prin­ci­pales du conflit, pour­raient oublier et se résoudre à l’exis­tence d’Is­raël. Autre ques­tion, pour­quoi avons­nous tant de mal à inté­grer dans notre vision du conflit israé­lo­pa­les­ti­nien des élé­ments qui, ailleurs, fonc­tionnent comme des lapa­lis­sades ? Mais c’est là un autre débat, et nous ne pou­vons que conseiller la lec­ture d’un ouvrage qui comble par sa qua­li­té une incom­pré­hen­sible lacune dans l’é­di­tion française.

  1. Domi­nique Vidal (avec Joseph Alga­zy), Le péché ori­gi­nel d’Is­raël. L’ex­pul­sion des Pales­ti­niens revi­si­tée par les « nou­veaux his­to­riens » israé­liens, Édi­tions de l’A­te­lier et E.V.O., Paris, Bruxelles, 1998, 208 p.

Pascal Fenaux


Auteur

Pascal Fenaux est membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle depuis 1992. Sociologue, il a poursuivi des études en langues orientales (arabe et hébreu). Il est spécialiste de la question israélo-palestinienne, ainsi que de la question linguistique et communautaire en Belgique. Journaliste indépendant, il est également «vigie» (veille presse, sélection et traduction) à l’hebdomadaire Courrier international (Paris) depuis 2000. Il y traite et y traduit la presse «régionale» juive (hébréophone et anglophone) et arabe (anglophone), ainsi que la presse «hors-zone» (anglophone, yiddishophone, néerlandophone et afrikaansophone).