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Rénovation du Parlement européen : une opportunité pour repenser le quartier ?

Numéro 5 - 2017 par Liesbeth Temmerman Yves Rouyet

juillet 2017

Inau­gu­ré en 1993, l’hémicycle du Par­le­ment euro­péen de Bruxelles, l’immeuble Paul-Hen­­ri Spaak, doit être pro­fon­dé­ment réno­vé. Cer­tains experts envi­sagent car­ré­ment une démo­li­tion sui­vie d’une recons­truc­tion totale. On y aurait décou­vert de graves pro­blèmes de sta­bi­li­té notam­ment. Vu la rela­tive jeu­nesse de l’immeuble, et au regard des années de chan­tier, des sommes inves­ties et du trau­ma­tisme du […]

Le Mois

Inau­gu­ré en 1993, l’hémicycle du Par­le­ment euro­péen de Bruxelles, l’immeuble Paul-Hen­ri Spaak, doit être pro­fon­dé­ment réno­vé. Cer­tains experts envi­sagent car­ré­ment une démo­li­tion sui­vie d’une recons­truc­tion totale1. On y aurait décou­vert de graves pro­blèmes de sta­bi­li­té notam­ment. Vu la rela­tive jeu­nesse de l’immeuble, et au regard des années de chan­tier, des sommes inves­ties et du trau­ma­tisme du quar­tier, c’est choquant.

Mais le siège du Par­le­ment euro­péen de Bruxelles n’est pas qu’une honte archi­tec­tu­rale, c’est aus­si un scan­dale urba­nis­tique majeur ! Quar­tier bru­ta­li­sé, archi­tec­ture médiocre, com­plexe intro­ver­ti, espace public sinistre, le bilan est vite tiré.

Les Bruxel­lois appellent le Par­le­ment le « Caprice des dieux ». Parce que sa forme rap­pelle celle du célèbre fro­mage, mais aus­si en rai­son d’un pro­ces­sus de gou­ver­nance du pro­jet par­ti­cu­liè­re­ment peu par­ti­ci­pa­tif, voire car­ré­ment mépri­sant envers les pré­oc­cu­pa­tions légi­times des habitants.

Et si on pro­fi­tait de la recons­truc­tion pos­sible de l’hémicycle, qui anti­cipe sans doute de quelques années une réno­va­tion des autres bâti­ments du Par­le­ment (Spi­nel­li, Antall et Brandt), pour repen­ser l’ensemble du com­plexe ? Sans tout démo­lir, en par­tant du déjà-là, on pour­rait ten­ter d’en faire un modèle en matière d’architecture, d’écologie, d’utilisation judi­cieuse des res­sources, de mixi­té fonc­tion­nelle, de qua­li­té des espaces publics et d’intégration dans son quartier ?

Situé sur les ter­ri­toires d’Ixelles et de la Ville de Bruxelles, le com­plexe du Par­le­ment euro­péen (cinq immeubles), appe­lé « Espace Léo­pold », fut éri­gé de 1989 à 2008, de part et d’autre des voies de che­min de fer de la gare du Luxem­bourg, elles-mêmes recou­vertes d’une « Espla­nade ». De sa concep­tion à sa réa­li­sa­tion, en pas­sant par la gou­ver­nance du pro­jet, le Par­le­ment cumule tous les contrexemples à ne pas suivre. Comme si on avait vou­lu sys­té­ma­ti­que­ment faire l’inverse de ce que recom­mandent les auto­ri­tés euro­péennes en matière de mar­ché public, de déve­lop­pe­ment durable, de culture ou de par­ti­ci­pa­tion citoyenne. Un cas d’école à dénon­cer dans toutes les facul­tés d’architecture2.

Un florilège…

C’est un pro­jet de spé­cu­la­tion immo­bi­lière mené par des pro­mo­teurs pri­vés (la Socié­té Espace Léo­pold) qui ont pris le risque énorme (mais cal­cu­lé) d’anticiper une déci­sion d’implantation du PE à Bruxelles qui n’arrivera qu’en 1992, lors du som­met d’Edimbourg. Offi­ciel­le­ment, jusqu’à cette date, on construi­sait un centre de congrès international…

Comme il s’agit d’un pro­jet pri­vé, il n’a pas été sou­mis aux règles sur les mar­chés publics. Par consé­quent, l’immense gâteau de 520,000 m² (dix tours Bel­ga­com!) fut par­ta­gé entre les prin­ci­paux acteurs de la construc­tion du mar­ché bruxel­lois. Aucun concours inter­na­tio­nal d’architecture ne fut orga­ni­sé pour conce­voir l’identité de cet immeuble qui aurait pour­tant pu être un sym­bole de l’Europe, tout en ne pre­nant pas la forme d’un ovni n’ayant aucun égard pour son contexte. C’est inouï, impen­sable dans n’importe lequel de nos pays voi­sins. Les auto­ri­tés du Par­le­ment étaient d’ailleurs tel­le­ment gênées du résul­tat, qu’elles ont fait de l’ancienne gare du Luxem­bourg (XIXe siècle), l’image de leur institution.

Le pro­jet a néces­si­té la des­truc­tion mas­sive du patri­moine du quar­tier Léo­pold (hôtels de maitres néo­clas­siques ou art nou­veau, anciennes bras­se­ries, nom­breux ate­liers d’artistes…). Le film Bruxelles requiem (1993, André Dar­te­velle) retrace le mas­sacre3. Il s’agit du plus grand et plus violent exemple de « L’Europe qui construit Bruxelles ».

Le résul­tat est une espla­nade pié­tonne sans aucune qua­li­té d’usage ou pay­sa­gère et une archi­tec­ture agres­sive où dominent les vitres opaques, les dis­po­si­tifs de sécu­ri­té et qui véhi­cule, en outre, une image de for­te­resse, tour­née exclu­si­ve­ment sur elle-même, très mal­ve­nue pour une telle ins­ti­tu­tion. Le long de l’Esplanade publique, les rez-de-chaus­sée sont par­fois car­ré­ment de simples murs aveugles, ce qui ne contri­bue évi­dem­ment pas à ani­mer l’espace public, à créer un sen­ti­ment de sécu­ri­té et du lien social.

Les immeubles sont des pas­soires éner­gé­tiques et les maté­riaux de construc­tion ne sont pas durables.

La construc­tion a été menée en l’absence de tout pro­ces­sus de par­ti­ci­pa­tion. Les habi­tants, fédé­rés au sein d’un comi­té de quar­tier hyper com­ba­tif, l’Asso­cia­tion du quar­tier Léo­pold et euro­péen, ont été for­cés de mener un bras de fer per­ma­nent avec les maitres d’ouvrage et les auto­ri­tés pen­dant près de vingt ans, afin de s’assurer de la construc­tion de loge­ments en com­pen­sa­tion des nom­breuses mai­sons détruites, de la créa­tion d’un espace public qua­li­ta­tif et d’obtenir des entre­pre­neurs des condi­tions de chan­tier accep­tables (deux enfants sont décé­dés en 1989 dans l’explosion de leur mai­son rue Vau­tier à l’occasion du chan­tier4).

Ce pro­jet consacre un entre-soi cho­quant de l’institution. Pour rap­pel, de nom­breux com­merces et un bureau de poste du quar­tier ont été sup­pri­més lors de l’édification du Par­le­ment. Ils ont été réim­plan­tés à l’intérieur du com­plexe, mais sont inac­ces­sibles aux habitants !

Les par­kings ont été sur­di­men­sion­nés (2300 places sous le D3 + 650 places sous le D4) pour une ins­ti­tu­tion qui prône une mobi­li­té urbaine alter­na­tive à la voi­ture indi­vi­duelle. Dans la réa­li­té, le par­king du D3 est limi­té à 1400 places, notam­ment pour des ques­tions de sécu­ri­té et de per­mis d’environnement. Heu­reu­se­ment pour l’environnement, serions-nous ten­tés d’écrire, s’il ne s’agissait pas d’un gas­pillage absurde d’espace.

L’ensemble est mar­qué par une ten­ta­tion lourde à la pri­va­ti­sa­tion de l’espace public et à la ges­tion pri­vée de la sécu­ri­té, notam­ment rue Wiertz5.

Le déve­lop­pe­ment a fait l’objet de conni­vences fortes et par­fois à la limite de la léga­li­té entre res­pon­sables poli­tiques et pro­mo­teurs pour per­mettre la construc­tion de l’hémicycle en déro­geant au plan d’affectation du sol6.

Tentatives d’aménagement

Depuis dix ans, les auto­ri­tés euro­péennes et bruxel­loises se sont ren­du compte de l’extrême fai­blesse du pro­jet. Elles ont ten­té de rec­ti­fier la situa­tion, notam­ment à tra­vers l’élaboration d’un sché­ma direc­teur pour l’ensemble du Quar­tier euro­péen7, approu­vé en avril 2008 par le gou­ver­ne­ment régio­nal bruxel­lois. Ain­si, la sinistre espla­nade du Par­le­ment, jadis inter­dite à toute acti­vi­té cultu­relle ou com­mer­ciale, est aujourd’hui davan­tage ani­mée grâce à la signa­ture d’un pro­to­cole d’accord de ges­tion en 2012. Des espaces cultu­rels et tou­ris­tiques se sont ouverts : le Par­le­men­ta­rium sur l’Esplanade, la Mai­son de l’histoire euro­péenne dans le parc Léo­pold. Tout cela reste néan­moins un emplâtre sur une jambe de bois tant que l’urbanité du site ne sera pas revue en profondeur.

La rénovation/reconstruction du Par­le­ment n’est fina­le­ment pas si éton­nante lorsqu’on observe atten­ti­ve­ment le mar­ché immo­bi­lier bruxel­lois. C’est déplo­rable, mais les immeubles de bureaux sont construits pour ser­vir, en moyenne, pen­dant vingt-cinq ans avant un cycle de tra­vaux d’envergure. Les baux loca­tifs sont d’ailleurs sou­vent cal­qués sur cette durée de vie. Au-delà, ces bâti­ments doivent sou­vent être tota­le­ment réno­vés, repen­sés, voire recon­ver­tis8. Géné­ra­le­ment, ils sont désha­billés, rare­ment tota­le­ment recons­truits comme dans le cas du Paul-Hen­ri Spaak. Cette durée de vie réelle est en par­tie due à l’obsolescence inhé­rente à cer­tains équi­pe­ments, notam­ment les ins­tal­la­tions tech­niques, soit en rai­son d’un déclin à moyen terme de leur per­for­mance et ren­de­ment, soit parce que leur réno­va­tion ou leur rem­pla­ce­ment ne peut se faire sans que d’autres élé­ments, dans bien des cas encore en état de ser­vice, n’en souffrent9. Ain­si, pour rem­pla­cer par exemple un sys­tème de ven­ti­la­tion exis­tant, de nom­breuses gaines tech­niques, faux pla­fonds et même par­fois cloi­sons sont démo­lies et partent à la pou­belle. Une perte impor­tante de matières pre­mières, aug­men­tée par l’impossibilité cou­rante d’adapter des sys­tèmes et même des amé­na­ge­ments inté­rieurs et des élé­ments d’enveloppe de bâti­ment qui n’ont à la base pas été conçus pour être rési­lients en cas de démon­tage ou d’adaptation.

Aujourd’hui, les choses ont évo­lué. Les ins­tances de l’UE semblent (mieux vaut tard que jamais) avoir fini par com­prendre l’urgence d’œuvrer à une approche véri­ta­ble­ment durable en matière de res­sources employées dans le domaine de la construc­tion. Ce sec­teur uti­lise, au niveau euro­péen (et les chiffres pour la Bel­gique10 sont du même ordre) un tiers des res­sources et génère un tiers des déchets11. Après avoir fait de la per­for­mance éner­gé­tique des bâti­ments un che­val de bataille, c’est désor­mais le tour du volet « matière » : des ini­tia­tives pous­sées et com­plé­men­taires en matière de « Desi­gn no waste », conce­voir pour décons­truire12 et d’utilisation de maté­riaux de récup’ et réuti­li­sables sont por­tées au sein des DG Grow, Envi­ron­ment, Cli­mate et Ener­gy13 — une ®évo­lu­tion posi­tive enta­mée dans le cadre du pro­gramme Hori­zon 2020 et actuel­le­ment déve­lop­pée avec Clo­sing The Loop14. Le Par­le­ment ne peut pas man­quer l’opportunité de conce­voir son futur nou­vel hémi­cycle selon ce nou­veau para­digme et de se don­ner ain­si une ambi­tion d’éternité qui dépas­se­rait le quart de siècle. Mais, pour l’instant, l’approche de reconstruction/démolition envi­sa­gée est en oppo­si­tion fla­grante avec les poli­tiques qui sont actuel­le­ment à l’étude.

Un appel en guise de conclusion

Dès lors, nous encou­ra­geons toutes les auto­ri­tés com­pé­tentes en matière d’aménagement du ter­ri­toire à anti­ci­per les réno­va­tions pro­fondes futures qui s’imposeront aux mul­tiples bâti­ments du Par­le­ment euro­péen durant la pro­chaine décen­nie. Que le prin­cipe de « Desi­gn no waste » soit appli­qué non seule­ment au niveau du bâti­ment en tant qu’ensemble de matières, mais au sens le plus large, com­pre­nant son lien avec le quar­tier, le tis­su urbain envi­ron­nant et les êtres humains qui l’habitent et le fréquentent.

Nous appe­lons à un enca­dre­ment sys­té­ma­tique des pro­jets par le Bouw­mees­ter bruxel­lois et Bruxelles Envi­ron­ne­ment. Nous deman­dons l’élaboration d’un plan guide pour la réno­va­tion et l’intégration urbaine de l’Espace Léo­pold. Un pro­jet incar­nant une ins­ti­tu­tion démo­cra­tique en phase avec ses propres recom­man­da­tions, ouverte sur le monde qui l’entoure (à com­men­cer par le quar­tier), capable d’évoluer en fonc­tion des besoins et à l’écoute des attentes de ses usa­gers et des citoyens.

  1. D’après une réunion du bureau du Par­le­ment euro­péen du lun­di 12 juin relayée par la presse. Lire par exemple la bonne syn­thèse réfé­ren­cée dans Le Figa­ro : « Le bâti­ment du Par­le­ment euro­péen à Bruxelles mena­cé de des­truc­tion », Etienne Jacob, 13 juin 2017.
  2. The Brus­sels Rea­der, mieux com­prendre Bruxelles et le quar­tier euro­péen, VUB press, 2013.
  3. Lire Cinergie.be, le site du ciné­ma belge.
  4. « Deux enfants morts et vingt ans de vaines attentes, sans pou­voir tour­ner la page » La Libre Bel­gique, 4 février 2010.
  5. Règle­ment de police de la zone Bruxelles-Capi­tale-Ixelles de février 2009 qui auto­rise une firme pri­vée à agir sur l’espace public pour compte du PE (lire : Eco­loxl, quar­tier euro­péen : pri­va­ti­sa­tion de l’espace public, 16 février 2009).
  6. ARAU, Petite chro­nique du ghet­to euro­péen à son apo­gée, 2010.
  7. Ela­bo­ré sous la direc­tion de Marie-Laure Rog­ge­mans, délé­guée de la Région de Bruxelles-Capi­tale pour le déve­lop­pe­ment du Quar­tier euro­péen.
  8. Lire Chr. Las­serre, P. Laconte, A. Böhlke, B. Doo­re­man, « Bureaux du pas­sé, habi­tants du pré­sent », édi­té par la Direc­tion Études et Pla­ni­fi­ca­tion (admi­nis­tra­tion de l’Aménagement du ter­ri­toire et du Loge­ment) à l’initiative du ministre-pré­sident du gou­ver­ne­ment de la Région de Bruxelles-Capi­tale, Bruxelles, 2013. Lire éga­le­ment Obser­va­toire des bureaux n° 34, Bruxelles, 2014.
  9. Une bonne réfé­rence pour com­prendre la durée de vie pro­bable des com­po­santes d’un bâti­ment est le sché­ma des « couches de dura­bi­li­té » d’un bâti­ment, déve­lop­pé par Ste­wart Brand. Voir https://professorcrawford.wordpress.com/tag/stewart-brand/ pour une image. Ce sché­ma est appa­ru dans son ouvrage How Buil­dings Learn : What Hap­pens After They’re Built (Viking Press, 1994) qui com­prend dif­fé­rents exemples de bâti­ments qui ont évo­lué et été adap­tés au fil de leur his­toire, en fonc­tion des besoins des occupants.
  10. Pour la Région de Bruxelles-Capi­tale, lire « Etude sur l’analyse du gise­ment, des flux et des pra­tiques de ges­tion des déchets de construc­tion et démo­li­tion », CERAA asbl et rotor asbl pour le compte de Bruxelles Envi­ron­ne­ment. Rap­port final, mai 2012. Aujourd’hui, en Région bruxel­loise, des ini­tia­tives volon­taires sont sou­te­nues afin de pro­mou­voir les chan­tiers cir­cu­laires, notam­ment via be cir­cu­lar.
  11. Waste Sta­tis­tics, Euro­stat, octobre 2016.
  12. En la matière, une norme est en cours d’élaboration au niveau du Comi­té tech­nique euro­péen 59 /SC17 : la norme ISO 20887 « Concep­tion pour le désas­sem­blage et l’adaptabilité des bâti­ments.
  13. Par­ti­cu­liè­re­ment, mais pas uni­que­ment, dans le cadre du pro­jet de recherche BAMB (Buil­dings as Mate­rial banks), auquel par­ti­cipent d’ailleurs éga­le­ment des ins­tances bruxel­loises comme Bruxelles Envi­ron­ne­ment.
  14. Voir iciet « Com­mu­ni­ca­tion de la Com­mis­sion au Par­le­ment euro­péen, au conseil, au comi­té éco­no­mique et social euro­péen et au comi­té des régions sur les pos­si­bi­li­tés d’utilisation effi­cace de res­sources dans le sec­teur de la construc­tion », juillet 2014.

Liesbeth Temmerman


Auteur

architecte, chercheuse au CERAA (Centre d’étude, de recherche et d’action en architecture) asbl, conseillère communale Écolo à la Ville de Bruxelles

Yves Rouyet


Auteur

urbaniste, enseignant à la Faculté d’architecture de l’ULB, conseiller communal Écolo à Ixelles