Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
Renoncer à la performance
Dans notre société, être performant·e est une qualité insigne. Individus et organisations, sportif·ves et travailleur·euses, parent·es et amant·es, enfants et vieillard·es, machines et animaux, toutes et tous sont jugé·es à l’aune de leurs performances. Évaluations, comparaisons, entrainement, génie génétique, management, à chacun·eses instruments de mesure et de torture, à chacun·e son rêve de parfaite efficience, à chacun·e sa hantise du gaspillage et des déperditions.
Dans notre société, être performant·e est une qualité insigne. Individus et organisations, sportif·ves et travailleur·euses, parent·es et amant·es, enfants et vieillard·es, machines et animaux, toutes et tous sont jugé·es à l’aune de leurs performances. Évaluations, comparaisons, entrainement, génie génétique, management, à chacun·eses instruments de mesure et de torture, à chacun·e son rêve de parfaite efficience, à chacun·e sa hantise du gaspillage et des déperditions.
Bien entendu, les technosciences sont un terrain privilégié pour cette pensée de la performance. Les voitures polluent-elles trop ? Nous cherchons à accroitre leurs performances environnementales. Ce sera le catalyseur. Consomment-elles trop ? Ce sera le moteur diésel. Produisent-elles trop de CO2 ? Ce sera la voiture électrique. Il en ira de même pour la production agricole insuffisante ou insuffisamment rentable. Les pesticides. L’accumulation des pesticides dans les organismes. De nouveaux pesticides. Le génie génétique. La monoculture. Les chimiothérapies pour les agriculteur·ices victimes de leurs épandages. Et la gestion des entreprises et des « ressources humaines », et la recherche scientifique, et le secteur culturel, et l’associatif… Et ainsi de suite, en d’infinies chaines de progrès, de gains d’efficience, qui nous piègent toujours plus et auxquelles rares sont celleux qui peuvent échapper.
Nous voilà membres de sociétés ultraperformantes, produisant plus de richesses que jamais dans l’histoire de l’humanité, allant plus vite et plus loin que quiconque auparavant, vivant dans une sécurité jamais vue jusqu’ici… Nous voilà parties d’un colosse aux pieds d’argile, qui défie le ciel sur une planète en surchauffe, dans un environnement en voie d’effondrement, dans un contexte d’inquiétude et de perte de sens, fièrement campé sur des pyramides de travailleur·euses en burn out.
Que nous nous agrippions au système en place comme un roi d’Ancien Régime à son sceptre, devant la guillotine, ou que nous rêvions d’autres rivages, d’autres modes d’être au monde, il semble que nous soyons largement conscient·es d’être dans l’impasse. Rêver de se voir pousser des ailes pour échapper au cul-de-sac ou admettre qu’il faut tenter d’autres voies, c’est toujours reconnaitre que nous sommes face à un mur. Quel destin voulons-nous nous donner ?
Du chômage aux chômeur·euses
C’est dans ce contexte que s’est entamée cette année électorale. Si nous voulons avoir une petite chance d’être à la hauteur des défis qui se posent à nous, il va nous falloir du calme et de l’intelligence. Autant dire qu’en cette période de paniques morales et de slogans insensés, la partie n’est pas gagnée. Il faut en effet se rendre à l’évidence : la plupart des sociétés européennes sont en proie à la tentation du populisme – aurait-on dit courtoisement il y a dix ans – ou – comme il faut plus réalistement dire aujourd’hui – à celle du fascisme. L’intelligence est dès lors la première visée.
Entre mille menaces, cela prend la forme d’un appauvrissement radical de la pensée de nos sociétés et des défis qu’elles affrontent. Les groupes sont conçus comme des ensembles fondés sur l’identité, les individus comme de conformes membres de ceux-ci ou comme des menaces (de contamination, d’agression, de grand-remplacement,…). Il y a là un refus de considérer le groupe comme autre chose que l’addition d’unités interchangeables et comme pouvant produire plus qu’une transcendance dissolvant ses unités constitutives dans un grand tout.
Les exemples d’application de cette logique sont innombrables. Ce n’est ainsi pas un hasard si ressurgit, ces temps-ci, la proposition d’un chômage limité à deux ans. Pourquoi deux et pas trois, ou un ? Mystère ! Qu’importe ! Cette proposition ne peut paraitre sensée que dans un cadre très particulier où le chômage est identifié comme problématique, bien entendu, mais également comme dysfonctionnel, c’est-à-dire comme une anomalie du cadre considéré. Plus précisément encore, cette anomalie doit résulter d’une dysfonction des individus eux-mêmes. Le chômage n’est donc pas la conséquence logique d’éléments propres au système que nous avons construit – auquel cas il en serait un fonctionnement normal, et non un dysfonctionnement – et les chômeur·euses ne subissent pas le chômage, ielles le causent. Logique : s’il y a du chômage, c’est parce qu’il y a des chômeur·euses, et non l’inverse !
Éclairée sous ce jour, cette proposition apparait clairement pour ce qu’elle est : le résultat d’un refus de penser le collectif pour lui privilégier une lecture individualiste. Si le chômage était vu comme un produit du fonctionnement de notre économie, du « marché de l’emploi », voire des expériences sociales des individus, il faudrait lui reconnaitre un fondement collectif. Il faudrait alors accepter d’affronter la complexité du social, ce qui impliquerait de concevoir des propositions plus élaborées que l’exclusion automatique du chômage après deux ans.
La guerre des ventres
La natalité, par exemple, peut être un de ces domaines. Est-il ainsi surprenant que le pouvoir macroniste, à l’occasion du récent remaniement ministériel, intronise en la matière le terme de « réarmement » ? On s’arme pour le combat, pour tuer l’ennemi, pas pour repenser le collectif. Et ce réarmement se décline à tout propos. Il se fait même démographique. Outre l’affligeante connotation machiste et phallocrate d’une guerre nataliste et tout ce qu’elle charrie de représentations des lits et des ventres comme terrains de combats contre de féroces soldats qui viennent jusque dans nos draps égorger nos fils et stériliser nos compagnes, ce réarmement signe la normalisation progressive d’un registre discursif qui, il n’y a pas si longtemps encore, était l’apanage des fascistes. Il est aussi un nouveau symptôme d’une incapacité à penser le collectif.
On pourrait en effet s’attendre à ce que l’ambition nataliste du pouvoir français l’amène à s’interroger sur les facteurs pesant sur la démographie : l’optimisme des ménages et leur foi en l’avenir, leur capacité à se loger dignement, leur anticipation du bienêtre matériel et affectif qu’ils pourraient partager avec leurs enfants, leur confiance dans la capacité de l’État à assurer l’éducation, la santé et le respect des droits de leur descendant·es, les nouveaux modèles de famille et de parentalité, et mille autres facteurs encore, tous intimement liés aux questions collectives.
Les empêcheur·euses de penser en ligne droite
On comprend que le féminisme gêne tant aux entournures, qui pose pour objectif l’émancipation des femmes, et par extension de toutes et tous, qui rappelle sans cesse les contraintes pesant sur les choix et consentements, qui alerte sur le cout des démissions collectives, du mépris pour les plus vulnérables. Il y a trop à apprendre du féminisme et de ses intersections avec d’autres luttes pour qu’il ne soit vu comme dangereux par celleux qui entendent gouverner grâce aux impensés, aux impensables.
On comprend que l’on stigmatise les prétendus wokes, celleux qui répètent que nous ne naissons ni libres ni égaux·ales, que les oppressions ne naissent pas que du fait des malfaiteurs et des croquemitaines dont on nous dit d’avoir peur, mais avant tout de nos structures socioéconomiques, de nos impensés, de nos impensables.
On comprend que les activistes écologistes soient réprimé·es, insulté·es, criminalisé·es, elleux qui montrent combien ce sont nos modes de vie eux-mêmes, nos structures de production, de consommation, d’organisation qui creusent notre tombe environnementale.
Toutes ces réactions indiquent bien que le champ de bataille n’est pas dans le lit des jeunes adultes, mais dans le champ épistémologique, et que la lutte porte sur le maintien d’une capacité à penser la société en tant que telle.
Dans un tel contexte, l’enjeu des prochaines élections n’est pas seulement de faire un tri dans les programmes, de repérer les contagions d’extrême droite, d’identifier les attrape voix sans colonne vertébrale politique, de retenir les propositions constructives, d’écarter les contrefaçons et les faux-semblants,… Il s’agit de bien plus que ça. L’enjeu est idéologique, au sens le plus large du terme. Il est même idéel, au sens où il porte sur notre rapport au réel, sur la manière dont nous le percevons et le comprenons. Ce qui est en jeu n’est rien moins que nos conceptions anthropologiques : sommes-nous prêt·es à prendre en compte le caractère social de notre espèce, de nos comportements, du politique lui-même ?
Il s’agit, au fond, de faire le choix de la politique. En effet, cette dernière, littéralement, porte sur la gestion de la πολις. Elle ne peut donc que concerner le collectif : quelque chose qui ne peut être décrit en termes individuels, qui ne peut être réduit à une pure addition de comportements personnels. C’est ainsi que Zygmunt Bauman nous invite à nous impliquer à nouveau dans un collectif déserté, à réinvestir ce registre qui échappe de plus en plus à notre regard1.
Tourner le dos à la performance
C’est cette perception du caractère collectif des difficultés et des opportunités qui se présentent à nous qui doit nous amener à tourner le dos à la performance. Car, dès lors qu’il ne s’agit plus de penser chaque processus isolément, chaque individu seul, chaque action coupée de son contexte, sitôt qu’il est question de penser les interactions, la réticularité, le social, alors s’impose une pensée écosystémique. Celle-ci pose une question simple : celle de la stabilité à court terme, mais aussi de la viabilité à long terme d’un système. Or la performance, ce moyen que nous avons élevé au rang de valeur, est inadéquate. Comme le montre brillamment Olivier Hamant dans son essai « Antidote au culte de la performance : la robustesse du vivant »2, elle n’est tenable pendant que de courtes périodes, pour faire face à des urgences, à des défis ponctuels. Si nous voulons faire autre chose que parer au plus pressé – ce que nous faisons depuis si longtemps et qui nous a progressivement mené au bord du gouffre – il faut oser nous détourner du mirage de la performance comme valeur en soi.
C’est la robustesse qui permet aux systèmes complexes de survivre, une robustesse qui accepte les contreperformances, qui s’appuie même sur elles car elles offrent des marges de manœuvre pour faire face à l’imprévu, des ressources pour des processus multiples, des dégagements pour les débordements, déviations et sinuosités auxquelles le réel nous confronte.
Lorsque, pour maximiser l’usage du territoire, nous avons construit en zone inondable, sur ces beaux terrains plats en bord de rivière, et que nous avons dragué et canalisé les cours d’eau pour que les flots ne sortent plus de leur lit, nous avons créé des systèmes hydrographiques merveilleusement performants et maximisé la rentabilité de notre territoire. Mais lors des pluies abondantes, l’eau qui se précipitait dans le lit du cours d’eau, plutôt que de paresser dans des pâtures inondées, arrivait brutalement au village en aval, lequel devenait subitement inondable. Il fallait donc accroitre encore la performance du système : éviter les goulots d’étranglement, canaliser encore, accélérer… Et plus le système était performant, plus il fonctionnait aux limites des possibilités techniques d’écoulement, plus il était démuni face aux évènements exceptionnels, lesquels tournaient au drame. C’est le propre d’un système performant que d’être spécialisé, de se dépouiller de tout ce qui est superflu au regard des situations envisagées lors de sa conception… et donc d’être dépassé par tout évènement sortant de ce cadre. Dans un contexte d’incertitudes climatiques grandissantes, où les évènements extrêmes se multiplient, la performance est une impasse. Il faut perdre du terrain, abandonner des zones, admettre l’irrégularité, renoncer à la fluidité parfaite, embrasser l’erratique, chercher le sous-optimal. Les méandres et zones inondables nous protègent.
On pourrait en dire autant de nos infrastructures de production, de nos modes de gestion du personnel, de nos systèmes politiques, de nos vies affectives et sexuelles et de mille autres éléments qui, tous ensembles, constituent la superstructure de notre société.
Nous n’avons d’autre choix que de repenser totalement celle-ci. Ses performances sont telles qu’elle a perdu toute robustesse et se lézarde de toutes parts. Il faut le faire en pensant le collectif et en cherchant à recréer des espaces pour lui. Il faut oser tourner le dos à la performance et chérir la robustesse des structures complexes. Ces dernières ne peuvent survivre à la performance et nous ne pouvons survivre sans elles.
Mais qui sont donc celleux qui, à l’horizon des prochaines élections, nous promettent la robustesse, la lenteur, la redondance, les jachères qui sont notre seule chance d’échapper à l’effondrement ?
- Bauman Z., Liquid modernity, Cambridge, UK Malden, MA, Polity Press Blackwell, 2000.
- Hamant O., Antidote au culte de la performance : la robustesse du vivant, Paris, Gallimard, 2023.