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Rendre compte des inégalités raciales par l’art de la photo

Numéro 7 – 2022 - Brésil inégalités raciales inégalités socioéconomiques photographie par Salomão dos Santos

octobre 2022

Né dans la favé­la Cidade de Deus et ayant gran­di dans le quar­tier de Jaca­re­pa­guá, tous deux situés dans la ville de Río de Janei­ro, Salomão dos San­tos rend compte des inéga­li­tés raciales par la pho­to­gra­phie. Après avoir effec­tué un séjour de deux ans en Europe, à Mar­seille puis Bruxelles, il pour­suit ses pro­jets depuis 2019 dans la ville de São Pau­lo. Par­cou­rant les quar­tiers appau­vris de la métro­pole, Salomão cap­ture les scènes urbaines avec son appa­reil afin de mon­trer sa vision de la réa­li­té. À la veille de sa pre­mière expo­si­tion des pho­tos issues de son pro­jet inti­tu­lé Conde­na­dos da ter­ra, Salomão nous pré­sente sa vision de son art comme médium d’expression poli­tique et nous par­tage ses impres­sions sur l’évolution des inéga­li­tés socioé­co­no­miques et raciales au Brésil.

Dossier

2 juillet 2022, Pinheiros (São Paulo)

Fran­çois Fec­teau : D’abord, mer­ci Salomão de nous offrir la pho­to de cou­ver­ture et de contri­buer à ce numé­ro de La Revue nou­velle. Peux-tu nous en dire un peu plus sur tes ori­gines et ce qui t’as ame­né à São Pau­lo ?

Salomão dos San­tos : J’ai vingt-neuf ans et je suis né à Rio de Janei­ro, dans la favé­la qui s’appelle la Cidade de Deus. J’ai gran­di à Jaca­re­pa­guá, un quar­tier situé dans l’ouest de Rio de Janei­ro. Je suis venu à São Pau­lo d’abord par amour, parce que ma copine y habi­tait. J’ai bou­gé ici pour elle. 

F.F.: Tu es donc né dans la même favé­la qui porte le nom du film bré­si­lien pri­mé qui est sor­ti en 2002. Crois-tu que le film repré­sente bien la réa­li­té de l’époque ? Les choses ont-elles chan­gé depuis ?

S.d.S.: Oui bien sûr, le film res­semble beau­coup à ce qui se pas­sait dans la favé­la. Ça s’est amé­lio­ré un peu, il n’y a plus de guerre, mais tu peux encore sen­tir les ten­sions des riva­li­tés des groupes de rue. 

F.F.: Et qu’est-ce qui t’a ame­né à faire de la pho­to ?

S.d.S : Quand j’avais huit ans, j’ai vu le film Cidade de Deus qui m’a beau­coup mar­qué. Comme cela raconte l’histoire d’un pho­to­graphe de la favé­la d’où je viens, cela m’a ins­pi­ré et j’ai vou­lu moi aus­si faire de la pho­to. Et j’ai ache­té mon pre­mier appa­reil cinq ans plus tard. 

F.F.: Peux-tu nous par­ler un peu plus de ta démarche et de tes pro­jets ?

S.d.S.: Ça s’appelle Conde­na­dos da ter­ra. Avec mon pro­jet, j’essaie de mon­trer la réa­li­té du Bré­sil. J’ai d’abord fait des pho­tos des per­sonnes qui vivent dans la rue, sou­vent dans le quar­tier Itaim Pau­lis­ta, pour mon­trer qu’ils n’ont pas de pers­pec­tive de vie. Le gou­ver­ne­ment ne fait rien pour eux et ils res­tent dans la rue en atten­dant la mort. Comme si c’était un film, comme si c’était The Wal­king Dead.

Main­te­nant je fais plus de por­traits dans la rue, j’ai essayé aus­si de publier en France quand j’habitais à Mar­seille de 2015 à 2017. 

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F.F.: Qu’est-ce qui t’as ame­né à Mar­seille ?

S.d.S.: Au début je devais res­ter trois mois pour essayer de res­ter en Europe, apprendre la langue, la culture et amé­lio­rer l’avenir de mon tra­vail de photographe. 

F.F.: Et pour­quoi as-tu quit­té le soleil de Mar­seille pour la pluie bruxel­loise ?

S.d.S.: J’ai bou­gé pour déve­lop­per mon tra­vail de pho­to­graphe dans un autre pays d’Europe, et avec le fran­çais à Bruxelles c’était plus facile pour moi. Un ami bruxel­lois que j’avais ren­con­tré au Bré­sil m’a par la suite invi­té à res­ter chez lui à Saint-Gilles. 

F.F.: Peux-tu nous racon­ter com­ment cela s’est pas­sé pour toi à Bruxelles ? As-tu eu réus­si à avoir des contrats ?

S.d.S.: Au début j’essayais d’avoir des contrats, mais j’ai fait sur­tout du free­lance. Et puis j’ai tra­vaillé dans un bar pour conci­lier ma vie de pho­to­graphe et me faire un peu d’argent. C’est trop dif­fi­cile d’arriver dans un pays et faire seule­ment ton tra­vail de pho­to­graphe parce qu’il n’y a pas beau­coup d’opportunités.

F.F.: Peux-tu nous par­ler de tes pro­jets pho­tos à Bruxelles ?

S.d.S.: J’allais prin­ci­pa­le­ment dans les quar­tiers moins favo­ri­sés, de Molen­beek, d’Anderlecht ou Matonge à Ixelles pour faire des pho­tos des per­sonnes dans la rue. 

F.F.: Et quels sou­ve­nirs gardes-tu de Bruxelles ?

S.d.S.: Pour moi Bruxelles c’est une ville enga­gée sur la poli­tique, sa mixi­té cultu­relle et sa migra­tion, l’intégration des per­sonnes qui viennent d’autres pays. Et la bière, le cho­co­lat (rire), la beau­té de la ville, la Grand Place, Matonge, Molenbeek… 

F.F.: Le racisme et les inéga­li­tés socioé­co­no­miques qui en découlent se situent au cœur de ton pro­jet de pho­to­gra­phie. Peux-tu nous par­ler un peu de la situa­tion au Bré­sil depuis Bol­so­na­ro ?

S.d.S.: Le racisme était déjà très pré­sent au Bré­sil, et avec Bol­so­na­ro, c’est deve­nu encore plus fort. Ici au Bré­sil, si tu viens de la favé­la, les choses sont plus dif­fi­ciles. La vision que la socié­té a de toi va res­ter jusqu’à ce que tu aies trente ans. Pour moi qui viens de la favé­la, avec mes ori­gines fami­liales, le fait de pou­voir voya­ger est une excep­tion. La popu­la­tion noire consti­tue 50 % de la popu­la­tion totale et il y a beau­coup de racisme structurel. 

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F.F.: Crois-tu que le racisme est plus fron­tal au Bré­sil ?

S.d.S.: Il y a beau­coup de gens poli­ti­que­ment cor­rects, mais dans tous les cas, je n’ai jamais subi autant de racisme au Bré­sil qu’en dehors du pays. 

F.F.: As-tu des exemples ?

S.d.S.: Par exemple, j’étais pre­mier dans la file d’attente pour entrer dans un res­tau­rant à São Pau­lo, une récep­tion­niste vient me voir pour me dire qu’un type va pas­ser devant moi. Sans qu’elle donne de rai­son par­ti­cu­lière, elle fait pas­ser un type blanc devant moi. Je suis alors sor­ti de la file du res­tau­rant et ça m’a ren­du triste. 

F.F.: Et pour le tra­vail c’est aus­si dif­fi­cile ?

S.d.S.: Pour nous, per­sonnes noires, c’est plus dif­fi­cile. Les gens ne font pas confiance à ton travail. 

F.F.: Et pour tes pro­jets de pho­to­gra­phies ça se passe com­ment ?

S.d.S.: Par­fois il y a des gens qui me paient, mais après la Covid ça a été trop dif­fi­cile. J’ai donc com­men­cé à tra­vailler comme récep­tion­niste dans un hôtel. Pour me faire de l’argent, je fais aus­si des pho­tos de mariages. 

F.F.: Et com­ment exposes-tu ton tra­vail ?

S.d.S.: Prin­ci­pa­le­ment à tra­vers Ins­ta­gram et les réseaux sociaux. Mais en ce moment je tra­vaille à la pré­pa­ra­tion de ma pre­mière expo­si­tion des pho­tos de mon pro­jet Conde­na­dos da ter­ra qui aura lieu en octobre. Je crois que ça va amé­lio­rer la visi­bi­li­té de mon travail. 

F.F.: Conde­na­dos da ter­ra, pour­quoi as-tu choi­si ce titre pour ton expo­si­tion ?

S.d.S.: Conde­na­dos da ter­ra, en fran­çais ça veut dire « Les condam­nés de la terre ». C’est une réfé­rence à un essai de Frantz Fanon qui m’a mar­qué, qui a été publié en 1961. Le livre traite de la vio­lence du racisme et des luttes anticolonialistes. 

F.F.: La pho­to que tu nous as offerte pour la page cou­ver­ture fait-elle aus­si par­tie de l’exposition que tu pré­pares ? Peux-tu nous en dire un peu plus et que repré­sente-t-elle pour toi ?

S.d.S.: Oui, c’est une des pho­tos impor­tantes de l’exposition. J’ai pris cette pho­to-là en 2021 alors que je jouais au foot­ball dans une favé­la de São Pau­lo qui s’appelle Jar­dim Pan­ta­nal. J’ai pris à ce moment la pho­to parce que j’aimais la sim­pli­ci­té des enfants qui jouaient au foot­ball dans l’un des ter­rains de la favéla. 

J’ai inti­tu­lé cette pho­to Pais do fute­bol (Pays du foot­ball), parce que je trouve qu’elle repré­sente bien la socié­té et la poli­tique bré­si­lienne du moment. 

F.F.: En par­lant de poli­tique, peux-tu nous par­ler un peu de ce qui a chan­gé depuis l’élection de Bol­so­na­ro ?

S.d.S.: Je ne suis pas le plus grand fan de Lula et du Par­ti des tra­vailleurs, mais il a quand même contri­bué à l’amélioration des condi­tions socioé­co­no­miques de la popu­la­tion noire. Dans le nord-est du Bré­sil, par exemple, qui est l’une des par­ties les plus pauvres du pays, Lula a contri­bué à la créa­tion d’emploi et à l’amélioration des infra­struc­tures. Avec Bol­so­na­ro, on a effec­tué un retour en arrière. Le pays est aus­si main­te­nant plus pola­ri­sé, ça devient dif­fi­cile de par­ler poli­tique, les gens sont plus agressifs. 

F.F.: Crois-tu que Bol­so­na­ro a libé­ré le tabou du racisme dans le pays ?

S.d.S.: Si on a un pré­sident d’extrême droite qui est ouver­te­ment raciste et homo­phobe, c’est sûr que ça libère le racisme. Avant Bol­so­na­ro, les per­sonnes blanches ne s’autorisaient pas en géné­ral à com­men­ter le phy­sique des per­sonnes noires. Depuis l’élection de Bol­so­na­ro, de plus en plus de per­sonnes blanches s’autorisent à com­men­ter ou cri­ti­quer la culture africaine. 

Aujourd’hui, beau­coup de blancs au Bré­sil imitent le singe pour se moquer de la popu­la­tion noire. Cette pra­tique s’est répan­due à tra­vers les matchs de foot­ball, lorsque les Argen­tins ont com­men­cé à imi­ter les singes pour se moquer de l’équipe bré­si­lienne qui est consti­tuée de plu­sieurs joueurs issus de la popu­la­tion noire. 

F.F.: Et quand Bol­so­na­ro a été élu, com­ment t’es-tu sen­ti ?

S.d.S.: Je me suis dit que ça allait être la merde, notam­ment parce que tous les membres de ma famille, qui sont de tra­di­tion chré­tienne, étaient des sup­por­teurs de Bolsonaro. 

F.F.: Et est-ce que cela a lais­sé un froid avec ta famille ?

S.d.S.: Oui, ça a créé quelques pro­blèmes au début. Parce que j’ai ma vision poli­tique et chaque jour il y a beau­coup de dis­cus­sions poli­tiques au Brésil. 

F.F.: Et, quatre ans plus tard, les membres de ta famille sup­portent-ils tou­jours Bol­so­na­ro ?

S.d.S.: La plu­part oui, sauf ma mère et mon frère qui ont des regrets. Mal­gré le fait que Bol­so­na­ro soit ouver­te­ment raciste, il se dit un homme de Dieu. Ils se sentent repré­sen­tés par les valeurs chré­tiennes de la société. 

F.F.: Et selon toi, qui va gagner les pro­chaines élec­tions ?

S.d.S.: J’espère que ce sera Lula, pro­ba­ble­ment à 55 % contre 45 %. 

F.F.: Et qu’est que tu sou­haites pour le Bré­sil dans le futur ?

S.d.S.: On est un pays avec le capi­ta­lisme déve­lop­pé qui ne s’est pas ins­tal­lé comme ça. Notre démo­cra­tie est nou­velle depuis la der­nière dic­ta­ture qui s’est ter­mi­née il y a trente ans. 

Je pense que le Bré­sil est un pays riche et j’espère que dans le futur on fera par­tie des pre­miers pays au monde. J’espère aus­si qu’on aura une meilleure géné­ra­tion poli­tique et qu’on aura une socié­té plus libre et plus éga­li­taire qui res­pecte les droits des mino­ri­tés comme les per­sonnes noires, les per­sonnes LGBTQI+ et les autochtones. 

Pro­pos recueillis par Fran­çois Fecteau

Salomão dos San­tos est l’auteur de la pho­to de cou­ver­ture de la pré­sente édi­tion de La Revue nou­velle.

On peut retrou­ver l’ensemble de son tra­vail sur Ins­ta­gram à l’adresse sui­vante : @salomehmet.

Salomão dos Santos


Auteur

Salomão dos Santos est photographe, il est orignaire de Rio de Janeiro. Instagram : @salomehmet.