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Rendre compte des inégalités raciales par l’art de la photo
Né dans la favéla Cidade de Deus et ayant grandi dans le quartier de Jacarepaguá, tous deux situés dans la ville de Río de Janeiro, Salomão dos Santos rend compte des inégalités raciales par la photographie. Après avoir effectué un séjour de deux ans en Europe, à Marseille puis Bruxelles, il poursuit ses projets depuis 2019 dans la ville de São Paulo. Parcourant les quartiers appauvris de la métropole, Salomão capture les scènes urbaines avec son appareil afin de montrer sa vision de la réalité. À la veille de sa première exposition des photos issues de son projet intitulé Condenados da terra, Salomão nous présente sa vision de son art comme médium d’expression politique et nous partage ses impressions sur l’évolution des inégalités socioéconomiques et raciales au Brésil.
2 juillet 2022, Pinheiros (São Paulo)
François Fecteau : D’abord, merci Salomão de nous offrir la photo de couverture et de contribuer à ce numéro de La Revue nouvelle. Peux-tu nous en dire un peu plus sur tes origines et ce qui t’as amené à São Paulo ?
Salomão dos Santos : J’ai vingt-neuf ans et je suis né à Rio de Janeiro, dans la favéla qui s’appelle la Cidade de Deus. J’ai grandi à Jacarepaguá, un quartier situé dans l’ouest de Rio de Janeiro. Je suis venu à São Paulo d’abord par amour, parce que ma copine y habitait. J’ai bougé ici pour elle.
F.F.: Tu es donc né dans la même favéla qui porte le nom du film brésilien primé qui est sorti en 2002. Crois-tu que le film représente bien la réalité de l’époque ? Les choses ont-elles changé depuis ?
S.d.S.: Oui bien sûr, le film ressemble beaucoup à ce qui se passait dans la favéla. Ça s’est amélioré un peu, il n’y a plus de guerre, mais tu peux encore sentir les tensions des rivalités des groupes de rue.
F.F.: Et qu’est-ce qui t’a amené à faire de la photo ?
S.d.S : Quand j’avais huit ans, j’ai vu le film Cidade de Deus qui m’a beaucoup marqué. Comme cela raconte l’histoire d’un photographe de la favéla d’où je viens, cela m’a inspiré et j’ai voulu moi aussi faire de la photo. Et j’ai acheté mon premier appareil cinq ans plus tard.
F.F.: Peux-tu nous parler un peu plus de ta démarche et de tes projets ?
S.d.S.: Ça s’appelle Condenados da terra. Avec mon projet, j’essaie de montrer la réalité du Brésil. J’ai d’abord fait des photos des personnes qui vivent dans la rue, souvent dans le quartier Itaim Paulista, pour montrer qu’ils n’ont pas de perspective de vie. Le gouvernement ne fait rien pour eux et ils restent dans la rue en attendant la mort. Comme si c’était un film, comme si c’était The Walking Dead.
Maintenant je fais plus de portraits dans la rue, j’ai essayé aussi de publier en France quand j’habitais à Marseille de 2015 à 2017.
F.F.: Qu’est-ce qui t’as amené à Marseille ?
S.d.S.: Au début je devais rester trois mois pour essayer de rester en Europe, apprendre la langue, la culture et améliorer l’avenir de mon travail de photographe.
F.F.: Et pourquoi as-tu quitté le soleil de Marseille pour la pluie bruxelloise ?
S.d.S.: J’ai bougé pour développer mon travail de photographe dans un autre pays d’Europe, et avec le français à Bruxelles c’était plus facile pour moi. Un ami bruxellois que j’avais rencontré au Brésil m’a par la suite invité à rester chez lui à Saint-Gilles.
F.F.: Peux-tu nous raconter comment cela s’est passé pour toi à Bruxelles ? As-tu eu réussi à avoir des contrats ?
S.d.S.: Au début j’essayais d’avoir des contrats, mais j’ai fait surtout du freelance. Et puis j’ai travaillé dans un bar pour concilier ma vie de photographe et me faire un peu d’argent. C’est trop difficile d’arriver dans un pays et faire seulement ton travail de photographe parce qu’il n’y a pas beaucoup d’opportunités.
F.F.: Peux-tu nous parler de tes projets photos à Bruxelles ?
S.d.S.: J’allais principalement dans les quartiers moins favorisés, de Molenbeek, d’Anderlecht ou Matonge à Ixelles pour faire des photos des personnes dans la rue.
F.F.: Et quels souvenirs gardes-tu de Bruxelles ?
S.d.S.: Pour moi Bruxelles c’est une ville engagée sur la politique, sa mixité culturelle et sa migration, l’intégration des personnes qui viennent d’autres pays. Et la bière, le chocolat (rire), la beauté de la ville, la Grand Place, Matonge, Molenbeek…
F.F.: Le racisme et les inégalités socioéconomiques qui en découlent se situent au cœur de ton projet de photographie. Peux-tu nous parler un peu de la situation au Brésil depuis Bolsonaro ?
S.d.S.: Le racisme était déjà très présent au Brésil, et avec Bolsonaro, c’est devenu encore plus fort. Ici au Brésil, si tu viens de la favéla, les choses sont plus difficiles. La vision que la société a de toi va rester jusqu’à ce que tu aies trente ans. Pour moi qui viens de la favéla, avec mes origines familiales, le fait de pouvoir voyager est une exception. La population noire constitue 50 % de la population totale et il y a beaucoup de racisme structurel.
F.F.: Crois-tu que le racisme est plus frontal au Brésil ?
S.d.S.: Il y a beaucoup de gens politiquement corrects, mais dans tous les cas, je n’ai jamais subi autant de racisme au Brésil qu’en dehors du pays.
F.F.: As-tu des exemples ?
S.d.S.: Par exemple, j’étais premier dans la file d’attente pour entrer dans un restaurant à São Paulo, une réceptionniste vient me voir pour me dire qu’un type va passer devant moi. Sans qu’elle donne de raison particulière, elle fait passer un type blanc devant moi. Je suis alors sorti de la file du restaurant et ça m’a rendu triste.
F.F.: Et pour le travail c’est aussi difficile ?
S.d.S.: Pour nous, personnes noires, c’est plus difficile. Les gens ne font pas confiance à ton travail.
F.F.: Et pour tes projets de photographies ça se passe comment ?
S.d.S.: Parfois il y a des gens qui me paient, mais après la Covid ça a été trop difficile. J’ai donc commencé à travailler comme réceptionniste dans un hôtel. Pour me faire de l’argent, je fais aussi des photos de mariages.
F.F.: Et comment exposes-tu ton travail ?
S.d.S.: Principalement à travers Instagram et les réseaux sociaux. Mais en ce moment je travaille à la préparation de ma première exposition des photos de mon projet Condenados da terra qui aura lieu en octobre. Je crois que ça va améliorer la visibilité de mon travail.
F.F.: Condenados da terra, pourquoi as-tu choisi ce titre pour ton exposition ?
S.d.S.: Condenados da terra, en français ça veut dire « Les condamnés de la terre ». C’est une référence à un essai de Frantz Fanon qui m’a marqué, qui a été publié en 1961. Le livre traite de la violence du racisme et des luttes anticolonialistes.
F.F.: La photo que tu nous as offerte pour la page couverture fait-elle aussi partie de l’exposition que tu prépares ? Peux-tu nous en dire un peu plus et que représente-t-elle pour toi ?
S.d.S.: Oui, c’est une des photos importantes de l’exposition. J’ai pris cette photo-là en 2021 alors que je jouais au football dans une favéla de São Paulo qui s’appelle Jardim Pantanal. J’ai pris à ce moment la photo parce que j’aimais la simplicité des enfants qui jouaient au football dans l’un des terrains de la favéla.
J’ai intitulé cette photo Pais do futebol (Pays du football), parce que je trouve qu’elle représente bien la société et la politique brésilienne du moment.
F.F.: En parlant de politique, peux-tu nous parler un peu de ce qui a changé depuis l’élection de Bolsonaro ?
S.d.S.: Je ne suis pas le plus grand fan de Lula et du Parti des travailleurs, mais il a quand même contribué à l’amélioration des conditions socioéconomiques de la population noire. Dans le nord-est du Brésil, par exemple, qui est l’une des parties les plus pauvres du pays, Lula a contribué à la création d’emploi et à l’amélioration des infrastructures. Avec Bolsonaro, on a effectué un retour en arrière. Le pays est aussi maintenant plus polarisé, ça devient difficile de parler politique, les gens sont plus agressifs.
F.F.: Crois-tu que Bolsonaro a libéré le tabou du racisme dans le pays ?
S.d.S.: Si on a un président d’extrême droite qui est ouvertement raciste et homophobe, c’est sûr que ça libère le racisme. Avant Bolsonaro, les personnes blanches ne s’autorisaient pas en général à commenter le physique des personnes noires. Depuis l’élection de Bolsonaro, de plus en plus de personnes blanches s’autorisent à commenter ou critiquer la culture africaine.
Aujourd’hui, beaucoup de blancs au Brésil imitent le singe pour se moquer de la population noire. Cette pratique s’est répandue à travers les matchs de football, lorsque les Argentins ont commencé à imiter les singes pour se moquer de l’équipe brésilienne qui est constituée de plusieurs joueurs issus de la population noire.
F.F.: Et quand Bolsonaro a été élu, comment t’es-tu senti ?
S.d.S.: Je me suis dit que ça allait être la merde, notamment parce que tous les membres de ma famille, qui sont de tradition chrétienne, étaient des supporteurs de Bolsonaro.
F.F.: Et est-ce que cela a laissé un froid avec ta famille ?
S.d.S.: Oui, ça a créé quelques problèmes au début. Parce que j’ai ma vision politique et chaque jour il y a beaucoup de discussions politiques au Brésil.
F.F.: Et, quatre ans plus tard, les membres de ta famille supportent-ils toujours Bolsonaro ?
S.d.S.: La plupart oui, sauf ma mère et mon frère qui ont des regrets. Malgré le fait que Bolsonaro soit ouvertement raciste, il se dit un homme de Dieu. Ils se sentent représentés par les valeurs chrétiennes de la société.
F.F.: Et selon toi, qui va gagner les prochaines élections ?
S.d.S.: J’espère que ce sera Lula, probablement à 55 % contre 45 %.
F.F.: Et qu’est que tu souhaites pour le Brésil dans le futur ?
S.d.S.: On est un pays avec le capitalisme développé qui ne s’est pas installé comme ça. Notre démocratie est nouvelle depuis la dernière dictature qui s’est terminée il y a trente ans.
Je pense que le Brésil est un pays riche et j’espère que dans le futur on fera partie des premiers pays au monde. J’espère aussi qu’on aura une meilleure génération politique et qu’on aura une société plus libre et plus égalitaire qui respecte les droits des minorités comme les personnes noires, les personnes LGBTQI+ et les autochtones.
Propos recueillis par François Fecteau
Salomão dos Santos est l’auteur de la photo de couverture de la présente édition de La Revue nouvelle. On peut retrouver l’ensemble de son travail sur Instagram à l’adresse suivante : @salomehmet. |