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Remplacement des F‑16 : la dépolitisation d’un dossier très politique
Faut-il remplacer les chasseurs-bombardiers F‑16 de la Composante Air de l’armée belge ? Si oui, par quoi ? Le dossier est politiquement explosif, ce pour au moins trois raisons. D’abord, son cout : c’est un investissement énorme. Ensuite, la nécessité : la Belgique a‑t-elle vraiment besoin d’une aviation de combat moderne dont le rôle le plus visible est la participation à des opérations lointaines dans des coalitions où notre pays n’a que peu de poids ? Enfin, le soupçon : le marché serait « truqué », l’état-major aurait caché des informations au ministre de la Défense, qui aurait lui-même menti à la Chambre.
Faut-il remplacer les chasseurs-bombardiers F‑16 de la Composante Air de l’armée belge ? Si oui, par quoi ? Le dossier est politiquement explosif, ce pour au moins trois raisons. D’abord, son cout, c’est un investissement énorme : 3,5 milliards à l’acquisition, et ensuite 300 à 350 millions par an sur les quarante années de service prévues, soit plus de 12 milliards supplémentaires. Ensuite, la nécessité : la Belgique, entourées de pays de l’UE, a‑t-elle vraiment besoin d’une aviation de combat moderne dont le rôle le plus visible est la participation à des opérations lointaines dans des coalitions où notre pays n’a que peu de poids ? Enfin, le soupçon : le marché serait « truqué », l’état-major aurait caché des informations au ministre de la Défense, qui aurait lui-même menti à la Chambre. Le ministre « roulerait » pour l’un des constructeurs, les Flamands viseraient à torpiller bases et industries wallonnes… Les accusations diverses ont donc fusé ces derniers mois, jetant progressivement le discrédit sur l’ensemble de la procédure mise en place par le gouvernement fédéral, alors qu’elle se voulait un modèle de transparence.
Si le dossier suscite tant de passions, c’est aussi sans doute parce que l’acquisition d’un avion de combat est une chose rare : pour la Belgique, c’est la première fois en quarante ans. Elle est, surtout, hautement politique car l’aviation de combat est un symbole très fort de la souveraineté étatique. Derrière des péripéties qui donnent parfois au dossier des airs de telenovela à rebondissements (retrait français, retour de la France, fuites à la Défense, « F‑16gate », etc.), ce sont des visions du monde et des clivages profonds qui se réveillent et se révèlent en dépassant de loin le choix de tel ou tel engin : Flamands et Wallons, atlantistes et fédéralistes européens, interventionnistes et légalistes, partisans de l’autonomie stratégique et stratégies industrielles… Cet article vise, au-delà des positions militantes, à donner quelques balises permettant de comprendre pourquoi ce dossier est complexe et, surtout, de poser des questions fondamentales qu’il est difficile de trancher à l’emporte-pièce comme le font, par exemple, la N‑VA (qui estime qu’il n’y aurait rien à discuter) ou le PTB (pour qui tout achat militaire est par essence inutile et se ferait nécessairement au détriment des politiques sociales).
L’héritage de la Guerre froide
De quoi parle-t-on ? Entre le milieu des années 1970 et le début des années 1980, la Belgique avait fait l’acquisition, en deux lots distincts, de cent-soixante chasseurs-bombardiers General Dynamics (aujourd’hui Lockheed-Martin) F‑16 « Fighting Falcon » de conception américaine. Ces appareils avaient été acquis en partenariat avec trois autres États européens membres de l’Otan (Pays-Bas, Danemark et Norvège) dans le cadre d’un programme de modernisation des forces aériennes européennes de l’Alliance atlantique. Vu l’ampleur du contrat, on avait alors parlé de « marché du siècle ». Le contexte était celui de la Guerre froide et d’une menace soviétique face à laquelle les pays de l’Otan souhaitaient aligner une flotte plus nombreuse, standardisée (pour limiter les couts d’entretien et de mise à niveau et favoriser l’interopérabilité), polyvalente et moderne (avec son important potentiel d’évolution, le F‑16 présentait sur ce plan une avancée par rapport aux générations précédentes d’avions de combat, monotâches et rapidement obsolètes1). Si le poids des États-Unis a été important dans le choix de ces quatre pays européens — le F‑16 venait d’être choisi comme le nouveau chasseur léger de l’US Air Force (Usaf), permettant de réduire considérablement son cout grâce aux appareils commandés pour les besoins de l’Oncle Sam —, ce marché a aussi été une immense opportunité pour l’industrie aéronautique européenne et, surtout, wallonne : la Sabca de Gosselies a ainsi assemblé plus de trois-cent-cinquante appareils destinés au marché européen et vit depuis lors en partie grâce à leur maintenance et programmes de modernisations successives.
Depuis le début des années 1990 et le retrait du service des Mirage 5BA acquis peu avant les F‑16, ces derniers sont les uniques avions de combat utilisés par la Belgique. Avec la disparition de l’URSS, cette flotte a été fortement réduite (passant progressivement d’environ cent-soixante à cinquante-quatre appareils aujourd’hui). Elle a été plusieurs fois modernisée, de sorte à compenser sa diminution en nombre par une extension de ses capacités. Parallèlement, le spectre des missions confiées à l’aviation belge a évolué. Initialement centrée sur la défense du territoire et des alliés contre les menaces venues de l’Est, elle s’est progressivement constituée en force de projection et d’intervention lointaines via la participation à des coalitions constituées dans le cadre ou dérivant de l’Otan (ex-Yougoslavie, Afghanistan, Libye, guerre contre Daech en Irak…).
Bientôt, les F‑16 belges encore en service auront quarante ans. C’est la durée maximale pour laquelle ils avaient été acquis. Les partenaires européens du « marché du siècle » s’étaient d’ailleurs entendus à l’époque sur la nécessité d’envisager, si possible en commun, leur remplacement dès les années 2000 afin de ne pas être pris de court lorsque serait franchie cette « limite » dans le courant des années 2010. Si les Pays-Bas, le Danemark et la Norvège (laquelle fait partie de l’Otan, mais pas de l’UE) s’étaient lancés il y a déjà plus d’une dizaine d’années dans le programme américain F‑35, la Belgique avait quant à elle décidé de ne pas décider2. De report en report, elle s’est finalement retrouvée au pied du mur. Le gouvernement fédéral s’était engagé à faire aboutir le processus dans le cadre de la mandature actuelle, ce qui explique la procédure en cours (et les débats qu’elle suscite) visant à acquérir trente-quatre appareils de nouvelle génération.
Pourquoi les remplacer ?
Le débat a fait rage, à la Chambre et dans la presse, sur la possibilité de « prolonger » une nouvelle fois les F‑16 à un cout raisonnable (c’est-à-dire de postposer la question de leur remplacement en les utilisant plus longuement qu’initialement prévu3). On a beaucoup débattu, en Commission de la Défense, de la limite physique. La structure des appareils est-elle usée au point de représenter un risque (par exemple de rupture en cas de manœuvre trop vive)? Pour faire bref sur ce point, si une prolongation est potentiellement envisageable, ce n’est qu’en remplissant les trois conditions suivantes : pour une durée limitée (car le constructeur refuse de certifier les appareils au-delà d’une certaine limite, faute de données disponibles sur « l’historique » des appareils belges); en limitant plus ou moins fortement l’utilisation, par exemple, en nombre annuel d’heures de vol, en manœuvres autorisées ou en quantité d’emports montés sous les ailes (ils pourraient toujours défiler le 21 juillet, mais plus difficilement intervenir sur une zone de conflit); à un cout croissant (plus les appareils sont anciens, plus leur maintenance nécessaire pèse lourd en termes budgétaires, jusqu’à présenter une charge supérieure à l’acquisition d’appareils neufs).
Mais, à côté de ce débat, il existe deux autres facteurs d’obsolescence qui n’ont été que peu évoqués. D’une part, les partenaires traditionnels ont déjà décidé du remplacement de l’appareil. D’autre part, le F‑16 a petit à petit épuisé son potentiel de modernisation. Indépendamment du débat sur l’usure des avions, cela signifie que si la Belgique décidait de conserver ses F‑16, elle devrait financer à elle seule les ultimes mises à niveau4, c’est-à-dire qu’elle ne pourrait plus en partager le cout avec ses partenaires, et ce pour une durée nécessairement très limitée.
Au regard de ces éléments, l’hypothèse d’une prolongation du service des F‑16 s’avère une fausse solution dès lors qu’elle ne résout rien à moyen/long terme. La vraie question n’est pas de savoir si leur date ultime d’utilisation possible est 2025 ou 2028, mais bien de définir ce dont aura besoin la Belgique après leur inévitable retrait du service. C’est d’autant plus important que l’on n’achète ni n’utilise des avions de combat comme on le fait d’une voiture. Il s’agit ici d’un processus long (vu l’ampleur de l’investissement et la durée de vie opérationnelle des appareils), aux répercussions sur un très long terme (à priori, quarante ans pour le successeur du F‑16, ce qui nous amène aux alentours de 2065!) et instaurant sur une longue durée un lien de dépendance stratégique et technique étroit (formation, entretien, mises à niveau, fournitures, munitions, etc.) entre le fournisseur et la Belgique qui a donc intérêt à bien choisir5.
Des avions, pour quoi faire ?
C’est tout le problème. Le cœur de ce dossier est profondément politique, bien plus que technique ou même économique. Prolonger ou remplacer les avions est une option qui ne se justifie que si l’on a une vision claire de ce que l’on en attend. Depuis la fin de la Guerre froide, la Belgique pouvait se contenter de gérer en bon père de famille le « stock » de matériel accumulé dans les années 1970 – 1980, compensant le cout des mises à niveau par une baisse graduelle de la flotte (et de ce qui l’accompagne : escadrilles, bases, personnel, etc.) et une mutualisation avec ses partenaires (pour la maintenance ou les munitions lors d’opérations extérieures, par exemple). Les F‑16 encore en service atteignant leur fin de vie opérationnelle, la Belgique est confrontée à un véritable choix pour la première fois depuis des décennies. A‑t-elle besoin d’une aviation de combat et pour quoi faire ? En d’autres termes, quels sont les menaces et les ennemis potentiels susceptibles de peser sur elle pour les quatre prochaines décennies. De quoi a‑t-elle besoin pour y faire face ? Et dans quel cadre politique ? Le remplacement des F‑16 pose donc la question de la « vision stratégique » sous-jacente.
Lors de son entrée en fonction, le ministre de la Défense Steven Vandeput avait promis de baser son action sur une telle vision, laquelle faisait clairement défaut depuis la chute de l’URSS, mais force est de constater que l’intention louable a accouché d’une souris, et ce pour différentes raisons. En caricaturant à peine, cette « vision stratégique » se résume finalement à affirmer le souhait de continuer à faire la même chose qu’actuellement, en partenariat avec nos alliés de l’Otan (pour satisfaire le pilier atlantiste du gouvernement), de l’Union européenne (pour satisfaire le pilier fédéraliste européen du gouvernement), le tout bien sûr dans le respect de l’ONU (pour satisfaire les dissidents et une partie de l’opposition). Conséquence de la pauvreté de cette vision stratégique, la Belgique est aujourd’hui incapable de définir un cadre politique clair au départ duquel penser le cahier de charges du successeur du F‑166, autrement dit, de formuler ce à quoi devrait servir notre force aérienne.
Ce non-choix a paradoxalement entrainé une « technicisation » importante du dossier. La rédaction du cahier de charges et l’examen des propositions ont été confiés à des experts issus de la Défense chargés de rendre une évaluation strictement technique. En supposant que le processus aille à son terme, ils devraient remettre au gouvernement une préférence technique pour l’un des deux appareils encore officiellement en compétition (le Lockheed-Martin F‑35A Lightning II américain et l’EF2000 Typhoon II du consortium anglo-germano-italo-espagnol Eurofighter). Et il ne resterait plus au gouvernement qu’à trancher, mais l’on ne sait pas vraiment sur quelles bases. Pourquoi choisirait-il l’appareil qui serait désigné comme le plus mauvais ? Sans que les dimensions politiques ou géostratégiques n’aient été sérieusement envisagées, comment le gouvernement pourrait-il porter un choix politique sur la base d’une simple recommandation technique ? Ramener le choix de l’appareil à une pure comparaison de performances et de couts revient à évacuer les implications politiques et géopolitiques importantes de ce choix (qu’il s’agisse des arbitrages qu’impose un tel investissement au sein de la politique fédérale, ou de la vision du monde sous-jacente qu’entend défendre la Belgique en lien avec ses partenaires et alliés). Comme si elles n’existaient pas ou ne prêtaient pas débat ?
Cette vacuité politique est encore plus visible lorsque l’on considère la proposition française. La France a décidé de retirer son Rafale (Dassault Aviation) de l’appel d’offres officiel (jugé « trop étriqué » par Paris) pour revenir dans la compétition par la fenêtre en proposant à la Belgique un « partenariat stratégique ambitieux » et « organique », embryon d’une Défense européenne dont un avion commun aux deux pays constituerait une dimension parmi d’autres7. La carte jouée est résolument politique. Même en faisant abstraction des faiblesses de la proposition française (notamment le flou sur la nature et l’étendue de ce « partenariat »), force est de constater que le gouvernement belge semble ne savoir qu’en faire, tiraillé entre une N‑VA arcboutée à la procédure mise en place par Steven Vandeput (considérant que l’offre française n’y entre pas, le parti nationaliste flamand estime qu’elle ne devrait tout simplement pas être examinée) et une partie du MR et du VLD, deux formations libérales séduites par le discours proeuropéen du président français, surtout dans le contexte d’incertitude maximale généré par l’actuelle administration américaine. Faute de consensus, le gouvernement belge a donc jusqu’ici décidé de ne pas décider, d’une part en renvoyant la question à une commission de juristes et, d’autre part, en postposant toute discussion sur le fond après l’aboutissement de la procédure d’appel d’offres auquel ne participe pas la France.
Des retombées économiques douteuses
Si en 1975 le « marché du siècle » avait, entre autres, permis le développement d’une structure industrielle telle que la Sabca, il est aujourd’hui illusoire d’attendre des retombées de la même ampleur. D’une part, la Belgique arrive très tard dans le processus (alors qu’elle avait été pionnière dans l’adoption du F‑16 dans les années 1970). Ainsi, l’on imagine mal les constructeurs, dont les chaines de production peinent à être rentabilisées en raison du faible nombre d’appareils commandés, envisager d’en installer une de plus à Gosselies ou ailleurs (sans compter que, du fait de sa technologie furtive classifiée, il est inenvisageable pour les États-Unis de voir le F‑35 assemblé ailleurs que dans l’usine Lockheed-Martin de Fort Worth au Texas). Tout au plus peut-on espérer quelques marchés dans le domaine de la sous-traitance voire de la maintenance. D’autre part, les « compensations économiques » (mécanisme par lequel l’État vendeur s’engageait à réinvestir une partie du montant du contrat dans l’économie locale) ne peuvent plus s’envisager comme il y a quarante ans en raison de règlementations européennes visant à lutter contre la corruption.
On ne peut donc que se contenter de promesses. Lesquelles ne manquent pas, du reste. Tous les constructeurs en lice ont signé ces derniers mois des promesses de collaboration à hauteur de l’investissement total (15 milliards) avec des dizaines d’industriels belges, au cas où leur appareil serait choisi. Des propositions parfois tellement astronomiques que le ministre Vandeput en a lui-même qualifié certaines de « trop belles pour être vraies »8. À nouveau, le critère économique n’apparait à priori pas déterminant en regard du caractère flou de ces engagements, des faibles retombées possibles en termes d’emploi et du fait que tous les constructeurs en lice proposent peu ou prou la même chose (la Sabca est, par exemple, déjà sous-traitante de chacun des compétiteurs).
Le casse-tête européen
Un autre argument fréquemment avancé est qu’une défense nationale est dépassée. Pourquoi ne pas envisager les choses au niveau européen ? C’est une remarque de bon sens : l’Europe dépense, prise globalement, beaucoup d’argent pour sa défense, mais s’avère incapable de constituer et encore moins de projeter une force crédible, comme on a pu le voir lors de l’intervention en Libye en 20119, pour ne citer que cet exemple. Elle aurait tout à gagner à intégrer sa défense. Cette incapacité européenne est avant tout politique. La Défense, symbole de la souveraineté régalienne par excellence, ne fait pas partie des compétences de l’Union. Malgré diverses initiatives10, la « Défense européenne » est en réalité, pour le moment, la juxtaposition de vingt-huit (vingt-sept, après le Brexit) politiques nationales. La Défense étant un outil de politique étrangère, déployer une politique véritablement européenne impliquerait, en amont, une politique étrangère commune (ce qui n’est toujours pas une réalité malgré la création d’un poste de Haute représentante pour les Affaires étrangères et la Politique de sécurité, occupé par l’Italienne Federica Mogherini) et, en aval, une structure et des procédures de décision intégrées. Concrètement, qui a le droit d’engager une opération militaire ? Dans quel cas et quel cadre ? Issue de quels pays ? Commandée par qui (une chaine de commandement ne se limitant pas à des états-majors : nécessité d’une autorité politique compétente). Deux choses que les États membres de l’UE sont très réticents à concéder.
Les termes utilisés par les différents États membres n’ont pas nécessairement la même signification. Ainsi, là où certains imaginent une « Défense européenne » centrée sur la défense du territoire contre la menace russe présumée (principalement, les États baltes et la Pologne), d’autres veulent avant tout construire un processus politique commun, les questions d’équipement devant être envisagées ensuite (Belgique, Allemagne), alors que d’autres encore privilégient une « Europe de la Défense » appuyée sur la construction d’une industrie européenne de la Défense indépendante de celle des États-Unis obtenue en « européanisant » leurs champions nationaux (en particulier la France et sa conception centrale d’autonomie stratégique qui se fonde sur une capacité industrielle propre). Bref, malgré l’invocation constante par les uns et les autres du besoin d’une « Défense européenne », la réalité est que l’Europe n’est presque nulle part en la matière et que ce sont les politiques nationales, avec leurs spécificités et calendriers propres, qui continuent de prévaloir.
Si la Belgique fait probablement partie des pays de l’Union les plus enclins à accepter la disparition d’une armée nationale au profit d’une armée européenne (la « vision stratégique » élaborée par Steven Vandeput revendique d’ailleurs de jouer « un rôle précurseur pour renforcer la défense européenne »), elle ne dispose d’aucun cadre institutionnel européen dans lequel penser structurellement le remplacement des F‑16 au niveau de l’Union. Si l’on met de côté l’hypothèse d’une stricte neutralité belge (rejetée par tous les gouvernements depuis 1945), la Belgique est « condamnée » à penser son armée en complémentarité avec ses alliés dans le cadre des structures existantes. Et parmi celles-ci l’Otan reste la seule qui fonctionne véritablement et au sein de laquelle la Belgique peut espérer avoir un poids diplomatique et militaire en dépit de la faiblesse de ses investissements en matière de défense. En d’autres termes, mettre quelques appareils modernes à la disposition de l’Alliance atlantique lui confère un poids politique non négligeable et parfois plus important que celui d’États plus peuplés, mais incapables de participer à de telles opérations. Pour ceux qui se prennent toujours à espérer que la Défense européenne devienne à terme une réalité, force est d’admettre qu’elle n’est pour l’instant qu’un horizon trop lointain pour permettre à la Belgique de résoudre une question de court terme comme le retrait programmé de son actuelle flotte de combat.
On pourrait imaginer que les États de l’Union désireux de renouveler leur aviation de combat fassent comme les partenaires européens du « marché du siècle » dernier : acheter des appareils en commun, si possible fabriqués en Europe, et créer ainsi l’embryon d’une future force aérienne européenne. Les Pays-Bas, qui ont opté pour le F‑35 pour remplacer leurs F‑16, font actuellement le forcing pour convaincre la Belgique de les rejoindre et de faire « flotte commune », dans le prolongement des coopérations existantes11 et dans l’espoir d’en mutualiser les couts. Mais si la perspective d’une armée « pan-néerlandaise » (autrement dit, « Heel-Nederlands », en référence aux Pays-Bas de la Renaissance) davantage atlantiste qu’européenne exerce un pouvoir de séduction au sein de la N‑VA et, dans une moindre mesure, du CD&V, elle suscite moins d’enthousiasme au sein des autres partis et tout particulièrement côté francophone.
Quant aux autres possibilités d’achat en commun, les calendriers différents entre États de l’UE sont une autre source de complication. Si les pays désireux de moderniser leur aviation sont nombreux (remplacement des Tornado italiens et allemands, des F‑18 espagnols et finlandais, des F‑4 et Mirage grecs, des F‑16 portugais, des Su-22 et MiG-29 polonais, etc.), il n’existe pas de « fenêtre d’opportunité » pour une démarche commune : la Belgique estime devoir remplacer12 ses F‑16 dans les cinq ans, l’Allemagne ses Tornado d’ici dix à quinze ans, etc. Étant donné les couts d’investissement que cela représente, aucun État ne souhaite modifier son calendrier et prendre le risque de remplacer sa flotte existante avant de l’avoir pleinement amortie. Et, vu que, une fois la commande passée, les appareils sont en service pour trois ou quatre décennies, la prochaine « fenêtre d’opportunité » commune s’éloigne d’autant.
Puisqu’une armée fédérale européenne intégrée relève pour l’instant de l’utopie, il reste la possibilité de la « préférence communautaire » dans la politique nationale d’équipement, à la faveur de coopérations intergouvernementales. Concrètement, quitte à acheter un appareil, autant qu’il soit européen. Mais là non plus, les choses sont loin d’être simples. Qu’entend-on au juste par « appareil européen » ? Fabriqué en Europe (mais par qui)? Utilisé par nos partenaires européens (mais lesquels)? Le seul appareil de conception européenne (mais utilisant des composants américains) en compétition officielle (l’Eurofighter Typhoon II) est la production d’un consortium multinational qui est une véritable usine à gaz politique et industrielle13 : les appareils en service dans les forces aériennes des quatre pays membres ont des spécificités différentes (moteur, radar, armement, etc., montés sur une structure commune) pour ménager leurs industriels nationaux, limitant la mutualisation et rendant l’appareil proportionnellement plus couteux… En outre, initialement conçu à la fin de la Guerre froide comme un chasseur de supériorité aérienne destiné à abattre des nuées de bombardiers « rouges », sa transformation en appareil multirôle (c’est-à-dire également capable de missions de bombardement, de reconnaissance, etc.) est lente et nécessite de nouveaux investissements que tous ne sont pas prêts à réaliser. Au point que certains pays envisagent d’abandonner le développement de nouvelles versions de l’appareil au profit de l’achat d’avions spécialisés (comme le… F‑35!) pour les missions qu’il ne pourrait remplir. Cela augure mal de son exploitation, souhaitée par la Belgique, jusqu’aux années 2060. Cerise sur le gâteau, si quatre pays européens sont concernés par ce programme, l’agence nationale à laquelle a été adressé l’appel d’offres est l’agence britannique… En plein Brexit !
Le Rafale français, en compétition officieuse, est lui aussi de fabrication européenne (et en fait, exclusivement française, au nom d’une vision gaullienne de l’autonomie stratégique). Il a l’avantage de posséder un degré de développement et de polyvalence plus avancés, mais il n’est en service que dans les armées françaises. Si les politiques étrangères belge et française sont souvent convergentes, choisir le Rafale reviendrait, pour la Belgique, à faire de sa Composante Air une force d’appoint aux opérations françaises, tout en compliquant la mutualisation avec ses autres partenaires historiques. Au risque de se mettre ces derniers à dos, dès lors que les manières parfois cavalières de la France en matière de politique étrangère et de défense ont parfois le don d’agacer certains. Pour ne prendre qu’un exemple, tous n’ont pas apprécié que la France lance seule une opération au Mali avant de demander ensuite aux autres membres de l’UE de lui fournir des moyens et des troupes pour sécuriser à long terme le territoire repris aux milices jihadistes.
Paradoxalement, le F‑35 américain pourrait presque apparaitre, par contraste, comme l’appareil potentiellement « le plus européen » des trois puisqu’il sera en service, non seulement chez les partenaires européens « historiques » de la Belgique, mais également en Italie, au Royaume-Uni et peut-être en Allemagne qui l’envisage comme successeur potentiel de ses Tornado. Sauf que le F‑35 est au cœur de la vision américaine de la Défense considérant les alliés européens comme devant intégrer l’écosystème militaire américain et qu’il est hors de question pour les États-Unis qu’il puisse être assemblé (ou même modernisé) sur le sol européen. Surtout, le choix du F‑35 arrimerait davantage encore la Composante Air belge à l’Usaf14, compliquant dès lors l’émergence d’une Défense européenne intégrée, laquelle est vue d’un mauvais œil par des Américains qui considèrent que l’Otan sert précisément à cela. De même, le choix du F‑35 risquerait de ruiner la Défense belge en raison des multiples surcouts accumulés par le programme découlant des difficultés de mise au point de l’appareil15, qui ont notamment incité les Pays-Bas à réduire fortement leurs ambitions (de quatre-vingt-cinq appareils envisagés au début des années 2000 à trente-sept aujourd’hui).
Une occasion manquée ?
On l’aura compris, la seule façon de sortir de l’ornière serait d’abandonner une gestion par inertie (remplacer les F‑16 sans expliciter la vision sous-jacente et s’accorder dessus) ou à la petite semaine (les remplacer faute d’une meilleure idée ou ne pas les remplacer tout de suite juste pour postposer la dépense). Il convient donc de lier le dossier à une vision cohérente de la politique étrangère et de la construction européenne. En ce moment, cela frémit justement en Europe, notamment sous l’influence d’Emmanuel Macron, ce qui pourrait constituer une fenêtre d’opportunité, forcer le destin et avancer vers des propositions plus concrètes. Il est regrettable que, sur ce plan, le gouvernement fédéral ait « neutralisé », volontairement ou par inconsistance politique, cette dimension dans la procédure mise en place et les étapes de la décision.
Il est encore trop tôt pour tirer des conclusions définitives, la procédure est toujours en cours au moment où ces lignes sont écrites et il n’existe aucune certitude quant au fait de savoir si elle sera menée à terme. Il n’empêche que l’on aurait aimé voir la Belgique s’appuyer sur ce dossier pour faire œuvre de proposition dans la construction européenne, même si ce n’est pas chose aisée. Au lieu de cela, le gouvernement fédéral s’est enferré dans une position attentiste et objectivement dépendante des choix que feront la France ou l’Allemagne et ce dans un contexte où les potentiels pays fournisseurs instrumentalisent le plus ouvertement du monde la dimension européenne au profit de leurs industriels nationaux de l’aéronautique et de la défense. C’est d’autant plus regrettable qu’il n’est même pas certain que cela permettra à la Belgique de renouveler sa flotte aux meilleures conditions militaires et techniques.
- À titre de comparaison, la Belgique a utilisé ses F‑84, F‑104 et Mirage respectivement 15, 20 et 24 ans, au maximum.
- On était alors en pleine présidence Bush Jr et dans les suites directes de la guerre d’Irak (ce qui rendait délicate l’implication dans un programme d’armement américain, s’annonçant par ailleurs fort couteux). Le ministre de la Défense était André Flahaut, occupé à mettre en œuvre une profonde réforme de l’armée à budgets constants — donc peu enclin à de gros investissements — et mettant en avant sa conception d’une armée « humanitaire » et au contact direct de la population.
- Notons que le plus gros chantier de modernisation des F‑16 belges, la « MLU » (Mid-Life Update) lancée au début des années 1990, visait à maintenir les appareils opérationnels jusqu’en 2012 au plus tard. Ils sont donc de ce point de vue déjà prolongés.
- Par exemple pour faire face aux nouveaux systèmes antiaériens de fabrication russe ou chinoise — radars déportés à basse fréquence, missiles aux capacités étendues, défenses aériennes automatisées, etc. — dont commencent à s’équiper nombre de pays dans le monde.
- C’est d’autant plus vrai que l’appel d’offres (la fameuse RfGP, Request for Government Proposal), adressé à des agences gouvernementales et non directement aux constructeurs, mentionne explicitement le souhait de la Belgique d’acquérir la même version de l’appareil que celle en service dans la force aérienne du pays fournisseur, et la nécessité concomitante, pour ce dernier, d’assurer le soutien logistique et opérationnel des appareils belges sur toute leur durée de vie. La demande est technique, mais implique bien, politiquement, une alliance étroite et de long terme avec le pays dont l’appareil sera retenu. En d’autres termes, les possibilités d’emploi que la Belgique aura de ses propres appareils seront en grande partie conditionnées par le soutien du partenaire. La Suède s’est retirée de l’appel d’offres (avec son JAS-39 Gripen E) parce qu’elle ne s’estimait pas en mesure de fournir ce soutien au niveau demandé par la Belgique.
- Pour faire simple, selon l’ennemi présumé et les menaces qu’il faut se préparer à contrer, le type de missions privilégié, les qualités essentielles attendues de l’avion ne seront pas les mêmes : rayon d’action, armement et senseurs, furtivité, équipements de contremesures, etc.
- Depuis, les deux autres prétendants ont emboité le pas en multipliant, comme Dassault, la signature de promesses de contrats avec différents acteurs industriels de l’aéronautique en Flandre et en Wallonie, et en présentant leur appareil comme la première étape d’un projet stratégique plus large. Les États-Unis affichent le F‑35 comme le standard et la clé d’intégration à une alliance occidentale bénéficiant de nombreux multiplicateurs de force découlant d’un système de combat commun mis en réseau (ravitailleurs, AWACS, liaison de données, etc.). [Le Royaume-Uni a proposé mi-mai à la Belgique une participation au développement des versions ultérieures de l’Eurofighter Typhoon II (c’est-à-dire de payer et, en retour, d’avoir un mot à dire sur certaines orientations du programme), et surtout aux projets futurs (comme le drone de combat furtif Taranis développé par BAE), une intégration poussée entre la Composante Air et la Royal Air Force et des coopérations notamment dans le cadre de la cyberdéfense->https://bit.ly/
2IS3OhZ]. Ces propositions sont quasiment le décalque de ce qu’avait annoncé la France quelques mois plus tôt et a confirmé mi-mai également : participation belge au développement des versions ultérieures du Rafale, participation au développement d’un « système de combat aérien du futur » franco-allemand annoncé fin de l’année dernière par Emmanuel Macron et le drone de combat furtif Neuron de Dassault, l’intégration plus poussée de la Composante Air aux opérations de l’Armée de l’Air française mais aussi de son aéronavale et la mise en place de coopérations sur d’autres thématiques (comme la formation et la maintenance, la recherche sur les matériaux ou, hors défense, le développement de « smart cities »). - Il parlait alors de la proposition française, chiffrant en décembre dernier les retombées du choix du Rafale à 20 milliards d’euros pour l’économie belge.
- Alors que les forces aériennes des pays de l’UE mises ensemble alignent en théorie près de 1200 appareils de combat (soit, pour donner un ordre de grandeur, à peu près autant que la force aérienne russe et la moitié de l’Usaf), réunir une quarantaine d’appareils à même d’intervenir à quelques dizaines de kilomètres des eaux territoriales de l’Union s’est avéré quasiment insurmontable sans le soutien américain, tant pour des raisons logistiques et techniques (manque de ravitailleurs, de munitions, de faisceaux satellites, flottes extrêmement disparates et parfois obsolètes) que politiques (chaque pays engageant, ou non, un nombre très limité d’avions selon sa propre logique, avec des règles d’engagement différentes et pour des durées spécifiques). Sans nous prononcer ici sur l’opportunité politique de cette opération, elle illustre parfaitement la relative inefficacité militaire européenne en dépit des moyens investis dans la défense par une partie de ses membres.
- Comme la Politique de sécurité et de défense commune (PSDC), qui s’oriente actuellement vers le financement de « projets » de nature à renforcer les capacités européennes de manière transversale : renseignement, transport, communication. Notons enfin la multiplication récente des déclarations de responsables européens, dont Emmanuel Macron et Angela Merkel, affirmant que face à des États-Unis isolationnistes et dirigés par un président imprévisible, l’Europe devait s’attacher à assurer sa défense seule, c’est-à-dire sans dépendre des forces ou de la technologie américaines.
- Comme les opérations extérieures menées en alternance (via la Deployable Air Task Force belgo-néerlandaise), le partage des moyens de transport et de ravitaillement en vol, le traité instaurant une protection commune de l’espace aérien des deux pays, etc. En dehors de l’aviation, notons que ce modèle d’intégration est déjà en vigueur entre les marines des deux pays.
- Il n’est pas question ici de voir le nouvel appareil en service à si brève échéance, mais bien d’avoir pris la décision, passé les commandes et commencé le travail de formation des pilotes et techniciens, l’aménagement des infrastructures (bases) pour accueillir le nouvel appareil, etc.
- Pour l’illustrer par une anecdote amusante, on notera qu’il s’agit sans doute du seul avion au monde dont les deux ailes sont fabriquées dans des pays différents !
- Elle l’est déjà via l’Otan et les accords bilatéraux sur les armes nucléaires américaines stockées à Kleine-Brogel dans le cadre de la défense Atlantique, par l’exploitation d’un appareil également en service dans l’Usaf, mais aussi depuis cette législature par une formation intégrale des pilotes aux États-Unis (alors qu’ils faisaient jusque-là leur formation initiale en France, près de Tours).
- Ces surcouts sont principalement dus à la volonté américaine de faire du F‑35 un appareil commun de l’Usaf, de l’US Navy et des Marines (programme Joint Strike Fighter), ayant des exigences opérationnelles très différentes (par exemple le décollage et l’atterrissage de pistes classiques pour l’Air Force, de porte-avions pour la Navy, court/vertical au départ de terrains non aménagés pour les Marines) obligeant à des compromis de conception générant de nombreux problèmes de mise au point. Cette stratégie d’un appareil commun supposée générer des économies a paradoxalement explosé les budgets de développement (jusqu’ici, plus de 400 milliards de dollars depuis le début du programme dans la première moitié des années 1990!). À tel point que Donald Trump a même évoqué un temps l’idée d’abandonner le programme.