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Remplacement des F‑16 : la dépolitisation d’un dossier très politique

Numéro 4 – 2018 - aviation avion F16 par Baptiste Campion

juillet 2018

Faut-il rem­pla­cer les chas­seurs-bom­bar­diers F‑16 de la Com­po­sante Air de l’armée belge ? Si oui, par quoi ? Le dos­sier est poli­ti­que­ment explo­sif, ce pour au moins trois rai­sons. D’abord, son cout : c’est un inves­tis­se­ment énorme. Ensuite, la néces­si­té : la Bel­gique a‑t-elle vrai­ment besoin d’une avia­tion de com­bat moderne dont le rôle le plus visible est la par­ti­ci­pa­tion à des opé­ra­tions loin­taines dans des coa­li­tions où notre pays n’a que peu de poids ? Enfin, le soup­çon : le mar­ché serait « tru­qué », l’état-major aurait caché des infor­ma­tions au ministre de la Défense, qui aurait lui-même men­ti à la Chambre.

Le Mois

Faut-il rem­pla­cer les chas­seurs-bom­bar­diers F‑16 de la Com­po­sante Air de l’armée belge ? Si oui, par quoi ? Le dos­sier est poli­ti­que­ment explo­sif, ce pour au moins trois rai­sons. D’abord, son cout, c’est un inves­tis­se­ment énorme : 3,5 mil­liards à l’acquisition, et ensuite 300 à 350 mil­lions par an sur les qua­rante années de ser­vice pré­vues, soit plus de 12 mil­liards sup­plé­men­taires. Ensuite, la néces­si­té : la Bel­gique, entou­rées de pays de l’UE, a‑t-elle vrai­ment besoin d’une avia­tion de com­bat moderne dont le rôle le plus visible est la par­ti­ci­pa­tion à des opé­ra­tions loin­taines dans des coa­li­tions où notre pays n’a que peu de poids ? Enfin, le soup­çon : le mar­ché serait « tru­qué », l’état-major aurait caché des infor­ma­tions au ministre de la Défense, qui aurait lui-même men­ti à la Chambre. Le ministre « rou­le­rait » pour l’un des construc­teurs, les Fla­mands vise­raient à tor­piller bases et indus­tries wal­lonnes… Les accu­sa­tions diverses ont donc fusé ces der­niers mois, jetant pro­gres­si­ve­ment le dis­cré­dit sur l’ensemble de la pro­cé­dure mise en place par le gou­ver­ne­ment fédé­ral, alors qu’elle se vou­lait un modèle de transparence.

Si le dos­sier sus­cite tant de pas­sions, c’est aus­si sans doute parce que l’acquisition d’un avion de com­bat est une chose rare : pour la Bel­gique, c’est la pre­mière fois en qua­rante ans. Elle est, sur­tout, hau­te­ment poli­tique car l’aviation de com­bat est un sym­bole très fort de la sou­ve­rai­ne­té éta­tique. Der­rière des péri­pé­ties qui donnent par­fois au dos­sier des airs de tele­no­ve­la à rebon­dis­se­ments (retrait fran­çais, retour de la France, fuites à la Défense, « F‑16gate », etc.), ce sont des visions du monde et des cli­vages pro­fonds qui se réveillent et se révèlent en dépas­sant de loin le choix de tel ou tel engin : Fla­mands et Wal­lons, atlan­tistes et fédé­ra­listes euro­péens, inter­ven­tion­nistes et léga­listes, par­ti­sans de l’autonomie stra­té­gique et stra­té­gies indus­trielles… Cet article vise, au-delà des posi­tions mili­tantes, à don­ner quelques balises per­met­tant de com­prendre pour­quoi ce dos­sier est com­plexe et, sur­tout, de poser des ques­tions fon­da­men­tales qu’il est dif­fi­cile de tran­cher à l’emporte-pièce comme le font, par exemple, la N‑VA (qui estime qu’il n’y aurait rien à dis­cu­ter) ou le PTB (pour qui tout achat mili­taire est par essence inutile et se ferait néces­sai­re­ment au détri­ment des poli­tiques sociales).

L’héritage de la Guerre froide

De quoi parle-t-on ? Entre le milieu des années 1970 et le début des années 1980, la Bel­gique avait fait l’acquisition, en deux lots dis­tincts, de cent-soixante chas­seurs-bom­bar­diers Gene­ral Dyna­mics (aujourd’hui Lock­heed-Mar­tin) F‑16 « Figh­ting Fal­con » de concep­tion amé­ri­caine. Ces appa­reils avaient été acquis en par­te­na­riat avec trois autres États euro­péens membres de l’Otan (Pays-Bas, Dane­mark et Nor­vège) dans le cadre d’un pro­gramme de moder­ni­sa­tion des forces aériennes euro­péennes de l’Alliance atlan­tique. Vu l’ampleur du contrat, on avait alors par­lé de « mar­ché du siècle ». Le contexte était celui de la Guerre froide et d’une menace sovié­tique face à laquelle les pays de l’Otan sou­hai­taient ali­gner une flotte plus nom­breuse, stan­dar­di­sée (pour limi­ter les couts d’entretien et de mise à niveau et favo­ri­ser l’interopérabilité), poly­va­lente et moderne (avec son impor­tant poten­tiel d’évolution, le F‑16 pré­sen­tait sur ce plan une avan­cée par rap­port aux géné­ra­tions pré­cé­dentes d’avions de com­bat, mono­tâches et rapi­de­ment obso­lètes1). Si le poids des États-Unis a été impor­tant dans le choix de ces quatre pays euro­péens — le F‑16 venait d’être choi­si comme le nou­veau chas­seur léger de l’US Air Force (Usaf), per­met­tant de réduire consi­dé­ra­ble­ment son cout grâce aux appa­reils com­man­dés pour les besoins de l’Oncle Sam —, ce mar­ché a aus­si été une immense oppor­tu­ni­té pour l’industrie aéro­nau­tique euro­péenne et, sur­tout, wal­lonne : la Sab­ca de Gos­se­lies a ain­si assem­blé plus de trois-cent-cin­quante appa­reils des­ti­nés au mar­ché euro­péen et vit depuis lors en par­tie grâce à leur main­te­nance et pro­grammes de moder­ni­sa­tions successives.

Depuis le début des années 1990 et le retrait du ser­vice des Mirage 5BA acquis peu avant les F‑16, ces der­niers sont les uniques avions de com­bat uti­li­sés par la Bel­gique. Avec la dis­pa­ri­tion de l’URSS, cette flotte a été for­te­ment réduite (pas­sant pro­gres­si­ve­ment d’environ cent-soixante à cin­quante-quatre appa­reils aujourd’hui). Elle a été plu­sieurs fois moder­ni­sée, de sorte à com­pen­ser sa dimi­nu­tion en nombre par une exten­sion de ses capa­ci­tés. Paral­lè­le­ment, le spectre des mis­sions confiées à l’aviation belge a évo­lué. Ini­tia­le­ment cen­trée sur la défense du ter­ri­toire et des alliés contre les menaces venues de l’Est, elle s’est pro­gres­si­ve­ment consti­tuée en force de pro­jec­tion et d’intervention loin­taines via la par­ti­ci­pa­tion à des coa­li­tions consti­tuées dans le cadre ou déri­vant de l’Otan (ex-You­go­sla­vie, Afgha­nis­tan, Libye, guerre contre Daech en Irak…).

Bien­tôt, les F‑16 belges encore en ser­vice auront qua­rante ans. C’est la durée maxi­male pour laquelle ils avaient été acquis. Les par­te­naires euro­péens du « mar­ché du siècle » s’étaient d’ailleurs enten­dus à l’époque sur la néces­si­té d’envisager, si pos­sible en com­mun, leur rem­pla­ce­ment dès les années 2000 afin de ne pas être pris de court lorsque serait fran­chie cette « limite » dans le cou­rant des années 2010. Si les Pays-Bas, le Dane­mark et la Nor­vège (laquelle fait par­tie de l’Otan, mais pas de l’UE) s’étaient lan­cés il y a déjà plus d’une dizaine d’années dans le pro­gramme amé­ri­cain F‑35, la Bel­gique avait quant à elle déci­dé de ne pas déci­der2. De report en report, elle s’est fina­le­ment retrou­vée au pied du mur. Le gou­ver­ne­ment fédé­ral s’était enga­gé à faire abou­tir le pro­ces­sus dans le cadre de la man­da­ture actuelle, ce qui explique la pro­cé­dure en cours (et les débats qu’elle sus­cite) visant à acqué­rir trente-quatre appa­reils de nou­velle génération.

Pourquoi les remplacer ?

Le débat a fait rage, à la Chambre et dans la presse, sur la pos­si­bi­li­té de « pro­lon­ger » une nou­velle fois les F‑16 à un cout rai­son­nable (c’est-à-dire de post­po­ser la ques­tion de leur rem­pla­ce­ment en les uti­li­sant plus lon­gue­ment qu’initialement pré­vu3). On a beau­coup débat­tu, en Com­mis­sion de la Défense, de la limite phy­sique. La struc­ture des appa­reils est-elle usée au point de repré­sen­ter un risque (par exemple de rup­ture en cas de manœuvre trop vive)? Pour faire bref sur ce point, si une pro­lon­ga­tion est poten­tiel­le­ment envi­sa­geable, ce n’est qu’en rem­plis­sant les trois condi­tions sui­vantes : pour une durée limi­tée (car le construc­teur refuse de cer­ti­fier les appa­reils au-delà d’une cer­taine limite, faute de don­nées dis­po­nibles sur « l’historique » des appa­reils belges); en limi­tant plus ou moins for­te­ment l’utilisation, par exemple, en nombre annuel d’heures de vol, en manœuvres auto­ri­sées ou en quan­ti­té d’emports mon­tés sous les ailes (ils pour­raient tou­jours défi­ler le 21 juillet, mais plus dif­fi­ci­le­ment inter­ve­nir sur une zone de conflit); à un cout crois­sant (plus les appa­reils sont anciens, plus leur main­te­nance néces­saire pèse lourd en termes bud­gé­taires, jusqu’à pré­sen­ter une charge supé­rieure à l’acquisition d’appareils neufs).

Mais, à côté de ce débat, il existe deux autres fac­teurs d’obsolescence qui n’ont été que peu évo­qués. D’une part, les par­te­naires tra­di­tion­nels ont déjà déci­dé du rem­pla­ce­ment de l’appareil. D’autre part, le F‑16 a petit à petit épui­sé son poten­tiel de moder­ni­sa­tion. Indé­pen­dam­ment du débat sur l’usure des avions, cela signi­fie que si la Bel­gique déci­dait de conser­ver ses F‑16, elle devrait finan­cer à elle seule les ultimes mises à niveau4, c’est-à-dire qu’elle ne pour­rait plus en par­ta­ger le cout avec ses par­te­naires, et ce pour une durée néces­sai­re­ment très limitée.

Au regard de ces élé­ments, l’hypothèse d’une pro­lon­ga­tion du ser­vice des F‑16 s’avère une fausse solu­tion dès lors qu’elle ne résout rien à moyen/long terme. La vraie ques­tion n’est pas de savoir si leur date ultime d’utilisation pos­sible est 2025 ou 2028, mais bien de défi­nir ce dont aura besoin la Bel­gique après leur inévi­table retrait du ser­vice. C’est d’autant plus impor­tant que l’on n’achète ni n’utilise des avions de com­bat comme on le fait d’une voi­ture. Il s’agit ici d’un pro­ces­sus long (vu l’ampleur de l’investissement et la durée de vie opé­ra­tion­nelle des appa­reils), aux réper­cus­sions sur un très long terme (à prio­ri, qua­rante ans pour le suc­ces­seur du F‑16, ce qui nous amène aux alen­tours de 2065!) et ins­tau­rant sur une longue durée un lien de dépen­dance stra­té­gique et tech­nique étroit (for­ma­tion, entre­tien, mises à niveau, four­ni­tures, muni­tions, etc.) entre le four­nis­seur et la Bel­gique qui a donc inté­rêt à bien choi­sir5.

Des avions, pour quoi faire ?

C’est tout le pro­blème. Le cœur de ce dos­sier est pro­fon­dé­ment poli­tique, bien plus que tech­nique ou même éco­no­mique. Pro­lon­ger ou rem­pla­cer les avions est une option qui ne se jus­ti­fie que si l’on a une vision claire de ce que l’on en attend. Depuis la fin de la Guerre froide, la Bel­gique pou­vait se conten­ter de gérer en bon père de famille le « stock » de maté­riel accu­mu­lé dans les années 1970 – 1980, com­pen­sant le cout des mises à niveau par une baisse gra­duelle de la flotte (et de ce qui l’accompagne : esca­drilles, bases, per­son­nel, etc.) et une mutua­li­sa­tion avec ses par­te­naires (pour la main­te­nance ou les muni­tions lors d’opérations exté­rieures, par exemple). Les F‑16 encore en ser­vice attei­gnant leur fin de vie opé­ra­tion­nelle, la Bel­gique est confron­tée à un véri­table choix pour la pre­mière fois depuis des décen­nies. A‑t-elle besoin d’une avia­tion de com­bat et pour quoi faire ? En d’autres termes, quels sont les menaces et les enne­mis poten­tiels sus­cep­tibles de peser sur elle pour les quatre pro­chaines décen­nies. De quoi a‑t-elle besoin pour y faire face ? Et dans quel cadre poli­tique ? Le rem­pla­ce­ment des F‑16 pose donc la ques­tion de la « vision stra­té­gique » sous-jacente.

Lors de son entrée en fonc­tion, le ministre de la Défense Ste­ven Van­de­put avait pro­mis de baser son action sur une telle vision, laquelle fai­sait clai­re­ment défaut depuis la chute de l’URSS, mais force est de consta­ter que l’intention louable a accou­ché d’une sou­ris, et ce pour dif­fé­rentes rai­sons. En cari­ca­tu­rant à peine, cette « vision stra­té­gique » se résume fina­le­ment à affir­mer le sou­hait de conti­nuer à faire la même chose qu’actuellement, en par­te­na­riat avec nos alliés de l’Otan (pour satis­faire le pilier atlan­tiste du gou­ver­ne­ment), de l’Union euro­péenne (pour satis­faire le pilier fédé­ra­liste euro­péen du gou­ver­ne­ment), le tout bien sûr dans le res­pect de l’ONU (pour satis­faire les dis­si­dents et une par­tie de l’opposition). Consé­quence de la pau­vre­té de cette vision stra­té­gique, la Bel­gique est aujourd’hui inca­pable de défi­nir un cadre poli­tique clair au départ duquel pen­ser le cahier de charges du suc­ces­seur du F‑166, autre­ment dit, de for­mu­ler ce à quoi devrait ser­vir notre force aérienne.

Ce non-choix a para­doxa­le­ment entrai­né une « tech­ni­ci­sa­tion » impor­tante du dos­sier. La rédac­tion du cahier de charges et l’examen des pro­po­si­tions ont été confiés à des experts issus de la Défense char­gés de rendre une éva­lua­tion stric­te­ment tech­nique. En sup­po­sant que le pro­ces­sus aille à son terme, ils devraient remettre au gou­ver­ne­ment une pré­fé­rence tech­nique pour l’un des deux appa­reils encore offi­ciel­le­ment en com­pé­ti­tion (le Lock­heed-Mar­tin F‑35A Light­ning II amé­ri­cain et l’EF2000 Typhoon II du consor­tium anglo-ger­ma­no-ita­lo-espa­gnol Euro­figh­ter). Et il ne res­te­rait plus au gou­ver­ne­ment qu’à tran­cher, mais l’on ne sait pas vrai­ment sur quelles bases. Pour­quoi choi­si­rait-il l’appareil qui serait dési­gné comme le plus mau­vais ? Sans que les dimen­sions poli­tiques ou géos­tra­té­giques n’aient été sérieu­se­ment envi­sa­gées, com­ment le gou­ver­ne­ment pour­rait-il por­ter un choix poli­tique sur la base d’une simple recom­man­da­tion tech­nique ? Rame­ner le choix de l’appareil à une pure com­pa­rai­son de per­for­mances et de couts revient à éva­cuer les impli­ca­tions poli­tiques et géo­po­li­tiques impor­tantes de ce choix (qu’il s’agisse des arbi­trages qu’impose un tel inves­tis­se­ment au sein de la poli­tique fédé­rale, ou de la vision du monde sous-jacente qu’entend défendre la Bel­gique en lien avec ses par­te­naires et alliés). Comme si elles n’existaient pas ou ne prê­taient pas débat ?

Cette vacui­té poli­tique est encore plus visible lorsque l’on consi­dère la pro­po­si­tion fran­çaise. La France a déci­dé de reti­rer son Rafale (Das­sault Avia­tion) de l’appel d’offres offi­ciel (jugé « trop étri­qué » par Paris) pour reve­nir dans la com­pé­ti­tion par la fenêtre en pro­po­sant à la Bel­gique un « par­te­na­riat stra­té­gique ambi­tieux » et « orga­nique », embryon d’une Défense euro­péenne dont un avion com­mun aux deux pays consti­tue­rait une dimen­sion par­mi d’autres7. La carte jouée est réso­lu­ment poli­tique. Même en fai­sant abs­trac­tion des fai­blesses de la pro­po­si­tion fran­çaise (notam­ment le flou sur la nature et l’étendue de ce « par­te­na­riat »), force est de consta­ter que le gou­ver­ne­ment belge semble ne savoir qu’en faire, tiraillé entre une N‑VA arc­bou­tée à la pro­cé­dure mise en place par Ste­ven Van­de­put (consi­dé­rant que l’offre fran­çaise n’y entre pas, le par­ti natio­na­liste fla­mand estime qu’elle ne devrait tout sim­ple­ment pas être exa­mi­née) et une par­tie du MR et du VLD, deux for­ma­tions libé­rales séduites par le dis­cours proeu­ro­péen du pré­sident fran­çais, sur­tout dans le contexte d’incertitude maxi­male géné­ré par l’actuelle admi­nis­tra­tion amé­ri­caine. Faute de consen­sus, le gou­ver­ne­ment belge a donc jusqu’ici déci­dé de ne pas déci­der, d’une part en ren­voyant la ques­tion à une com­mis­sion de juristes et, d’autre part, en post­po­sant toute dis­cus­sion sur le fond après l’aboutissement de la pro­cé­dure d’appel d’offres auquel ne par­ti­cipe pas la France.

Des retombées économiques douteuses

Si en 1975 le « mar­ché du siècle » avait, entre autres, per­mis le déve­lop­pe­ment d’une struc­ture indus­trielle telle que la Sab­ca, il est aujourd’hui illu­soire d’attendre des retom­bées de la même ampleur. D’une part, la Bel­gique arrive très tard dans le pro­ces­sus (alors qu’elle avait été pion­nière dans l’adoption du F‑16 dans les années 1970). Ain­si, l’on ima­gine mal les construc­teurs, dont les chaines de pro­duc­tion peinent à être ren­ta­bi­li­sées en rai­son du faible nombre d’appareils com­man­dés, envi­sa­ger d’en ins­tal­ler une de plus à Gos­se­lies ou ailleurs (sans comp­ter que, du fait de sa tech­no­lo­gie fur­tive clas­si­fiée, il est inen­vi­sa­geable pour les États-Unis de voir le F‑35 assem­blé ailleurs que dans l’usine Lock­heed-Mar­tin de Fort Worth au Texas). Tout au plus peut-on espé­rer quelques mar­chés dans le domaine de la sous-trai­tance voire de la main­te­nance. D’autre part, les « com­pen­sa­tions éco­no­miques » (méca­nisme par lequel l’État ven­deur s’engageait à réin­ves­tir une par­tie du mon­tant du contrat dans l’économie locale) ne peuvent plus s’envisager comme il y a qua­rante ans en rai­son de règle­men­ta­tions euro­péennes visant à lut­ter contre la corruption.

On ne peut donc que se conten­ter de pro­messes. Les­quelles ne manquent pas, du reste. Tous les construc­teurs en lice ont signé ces der­niers mois des pro­messes de col­la­bo­ra­tion à hau­teur de l’investissement total (15 mil­liards) avec des dizaines d’industriels belges, au cas où leur appa­reil serait choi­si. Des pro­po­si­tions par­fois tel­le­ment astro­no­miques que le ministre Van­de­put en a lui-même qua­li­fié cer­taines de « trop belles pour être vraies »8. À nou­veau, le cri­tère éco­no­mique n’apparait à prio­ri pas déter­mi­nant en regard du carac­tère flou de ces enga­ge­ments, des faibles retom­bées pos­sibles en termes d’emploi et du fait que tous les construc­teurs en lice pro­posent peu ou prou la même chose (la Sab­ca est, par exemple, déjà sous-trai­tante de cha­cun des compétiteurs).

Le casse-tête européen

Un autre argu­ment fré­quem­ment avan­cé est qu’une défense natio­nale est dépas­sée. Pour­quoi ne pas envi­sa­ger les choses au niveau euro­péen ? C’est une remarque de bon sens : l’Europe dépense, prise glo­ba­le­ment, beau­coup d’argent pour sa défense, mais s’avère inca­pable de consti­tuer et encore moins de pro­je­ter une force cré­dible, comme on a pu le voir lors de l’intervention en Libye en 20119, pour ne citer que cet exemple. Elle aurait tout à gagner à inté­grer sa défense. Cette inca­pa­ci­té euro­péenne est avant tout poli­tique. La Défense, sym­bole de la sou­ve­rai­ne­té réga­lienne par excel­lence, ne fait pas par­tie des com­pé­tences de l’Union. Mal­gré diverses ini­tia­tives10, la « Défense euro­péenne » est en réa­li­té, pour le moment, la jux­ta­po­si­tion de vingt-huit (vingt-sept, après le Brexit) poli­tiques natio­nales. La Défense étant un outil de poli­tique étran­gère, déployer une poli­tique véri­ta­ble­ment euro­péenne impli­que­rait, en amont, une poli­tique étran­gère com­mune (ce qui n’est tou­jours pas une réa­li­té mal­gré la créa­tion d’un poste de Haute repré­sen­tante pour les Affaires étran­gères et la Poli­tique de sécu­ri­té, occu­pé par l’Italienne Fede­ri­ca Moghe­ri­ni) et, en aval, une struc­ture et des pro­cé­dures de déci­sion inté­grées. Concrè­te­ment, qui a le droit d’engager une opé­ra­tion mili­taire ? Dans quel cas et quel cadre ? Issue de quels pays ? Com­man­dée par qui (une chaine de com­man­de­ment ne se limi­tant pas à des états-majors : néces­si­té d’une auto­ri­té poli­tique com­pé­tente). Deux choses que les États membres de l’UE sont très réti­cents à concéder.

Les termes uti­li­sés par les dif­fé­rents États membres n’ont pas néces­sai­re­ment la même signi­fi­ca­tion. Ain­si, là où cer­tains ima­ginent une « Défense euro­péenne » cen­trée sur la défense du ter­ri­toire contre la menace russe pré­su­mée (prin­ci­pa­le­ment, les États baltes et la Pologne), d’autres veulent avant tout construire un pro­ces­sus poli­tique com­mun, les ques­tions d’équipement devant être envi­sa­gées ensuite (Bel­gique, Alle­magne), alors que d’autres encore pri­vi­lé­gient une « Europe de la Défense » appuyée sur la construc­tion d’une indus­trie euro­péenne de la Défense indé­pen­dante de celle des États-Unis obte­nue en « euro­péa­ni­sant » leurs cham­pions natio­naux (en par­ti­cu­lier la France et sa concep­tion cen­trale d’autonomie stra­té­gique qui se fonde sur une capa­ci­té indus­trielle propre). Bref, mal­gré l’invocation constante par les uns et les autres du besoin d’une « Défense euro­péenne », la réa­li­té est que l’Europe n’est presque nulle part en la matière et que ce sont les poli­tiques natio­nales, avec leurs spé­ci­fi­ci­tés et calen­driers propres, qui conti­nuent de prévaloir.

Si la Bel­gique fait pro­ba­ble­ment par­tie des pays de l’Union les plus enclins à accep­ter la dis­pa­ri­tion d’une armée natio­nale au pro­fit d’une armée euro­péenne (la « vision stra­té­gique » éla­bo­rée par Ste­ven Van­de­put reven­dique d’ailleurs de jouer « un rôle pré­cur­seur pour ren­for­cer la défense euro­péenne »), elle ne dis­pose d’aucun cadre ins­ti­tu­tion­nel euro­péen dans lequel pen­ser struc­tu­rel­le­ment le rem­pla­ce­ment des F‑16 au niveau de l’Union. Si l’on met de côté l’hypothèse d’une stricte neu­tra­li­té belge (reje­tée par tous les gou­ver­ne­ments depuis 1945), la Bel­gique est « condam­née » à pen­ser son armée en com­plé­men­ta­ri­té avec ses alliés dans le cadre des struc­tures exis­tantes. Et par­mi celles-ci l’Otan reste la seule qui fonc­tionne véri­ta­ble­ment et au sein de laquelle la Bel­gique peut espé­rer avoir un poids diplo­ma­tique et mili­taire en dépit de la fai­blesse de ses inves­tis­se­ments en matière de défense. En d’autres termes, mettre quelques appa­reils modernes à la dis­po­si­tion de l’Alliance atlan­tique lui confère un poids poli­tique non négli­geable et par­fois plus impor­tant que celui d’États plus peu­plés, mais inca­pables de par­ti­ci­per à de telles opé­ra­tions. Pour ceux qui se prennent tou­jours à espé­rer que la Défense euro­péenne devienne à terme une réa­li­té, force est d’admettre qu’elle n’est pour l’instant qu’un hori­zon trop loin­tain pour per­mettre à la Bel­gique de résoudre une ques­tion de court terme comme le retrait pro­gram­mé de son actuelle flotte de combat.

On pour­rait ima­gi­ner que les États de l’Union dési­reux de renou­ve­ler leur avia­tion de com­bat fassent comme les par­te­naires euro­péens du « mar­ché du siècle » der­nier : ache­ter des appa­reils en com­mun, si pos­sible fabri­qués en Europe, et créer ain­si l’embryon d’une future force aérienne euro­péenne. Les Pays-Bas, qui ont opté pour le F‑35 pour rem­pla­cer leurs F‑16, font actuel­le­ment le for­cing pour convaincre la Bel­gique de les rejoindre et de faire « flotte com­mune », dans le pro­lon­ge­ment des coopé­ra­tions exis­tantes11 et dans l’espoir d’en mutua­li­ser les couts. Mais si la pers­pec­tive d’une armée « pan-néer­lan­daise » (autre­ment dit, « Heel-Neder­lands », en réfé­rence aux Pays-Bas de la Renais­sance) davan­tage atlan­tiste qu’européenne exerce un pou­voir de séduc­tion au sein de la N‑VA et, dans une moindre mesure, du CD&V, elle sus­cite moins d’enthousiasme au sein des autres par­tis et tout par­ti­cu­liè­re­ment côté francophone.

Quant aux autres pos­si­bi­li­tés d’achat en com­mun, les calen­driers dif­fé­rents entre États de l’UE sont une autre source de com­pli­ca­tion. Si les pays dési­reux de moder­ni­ser leur avia­tion sont nom­breux (rem­pla­ce­ment des Tor­na­do ita­liens et alle­mands, des F‑18 espa­gnols et fin­lan­dais, des F‑4 et Mirage grecs, des F‑16 por­tu­gais, des Su-22 et MiG-29 polo­nais, etc.), il n’existe pas de « fenêtre d’opportunité » pour une démarche com­mune : la Bel­gique estime devoir rem­pla­cer12 ses F‑16 dans les cinq ans, l’Allemagne ses Tor­na­do d’ici dix à quinze ans, etc. Étant don­né les couts d’investissement que cela repré­sente, aucun État ne sou­haite modi­fier son calen­drier et prendre le risque de rem­pla­cer sa flotte exis­tante avant de l’avoir plei­ne­ment amor­tie. Et, vu que, une fois la com­mande pas­sée, les appa­reils sont en ser­vice pour trois ou quatre décen­nies, la pro­chaine « fenêtre d’opportunité » com­mune s’éloigne d’autant.

Puisqu’une armée fédé­rale euro­péenne inté­grée relève pour l’instant de l’utopie, il reste la pos­si­bi­li­té de la « pré­fé­rence com­mu­nau­taire » dans la poli­tique natio­nale d’équipement, à la faveur de coopé­ra­tions inter­gou­ver­ne­men­tales. Concrè­te­ment, quitte à ache­ter un appa­reil, autant qu’il soit euro­péen. Mais là non plus, les choses sont loin d’être simples. Qu’entend-on au juste par « appa­reil euro­péen » ? Fabri­qué en Europe (mais par qui)? Uti­li­sé par nos par­te­naires euro­péens (mais les­quels)? Le seul appa­reil de concep­tion euro­péenne (mais uti­li­sant des com­po­sants amé­ri­cains) en com­pé­ti­tion offi­cielle (l’Eurofighter Typhoon II) est la pro­duc­tion d’un consor­tium mul­ti­na­tio­nal qui est une véri­table usine à gaz poli­tique et indus­trielle13 : les appa­reils en ser­vice dans les forces aériennes des quatre pays membres ont des spé­ci­fi­ci­tés dif­fé­rentes (moteur, radar, arme­ment, etc., mon­tés sur une struc­ture com­mune) pour ména­ger leurs indus­triels natio­naux, limi­tant la mutua­li­sa­tion et ren­dant l’appareil pro­por­tion­nel­le­ment plus cou­teux… En outre, ini­tia­le­ment conçu à la fin de la Guerre froide comme un chas­seur de supé­rio­ri­té aérienne des­ti­né à abattre des nuées de bom­bar­diers « rouges », sa trans­for­ma­tion en appa­reil mul­ti­rôle (c’est-à-dire éga­le­ment capable de mis­sions de bom­bar­de­ment, de recon­nais­sance, etc.) est lente et néces­site de nou­veaux inves­tis­se­ments que tous ne sont pas prêts à réa­li­ser. Au point que cer­tains pays envi­sagent d’abandonner le déve­lop­pe­ment de nou­velles ver­sions de l’appareil au pro­fit de l’achat d’avions spé­cia­li­sés (comme le… F‑35!) pour les mis­sions qu’il ne pour­rait rem­plir. Cela augure mal de son exploi­ta­tion, sou­hai­tée par la Bel­gique, jusqu’aux années 2060. Cerise sur le gâteau, si quatre pays euro­péens sont concer­nés par ce pro­gramme, l’agence natio­nale à laquelle a été adres­sé l’appel d’offres est l’agence bri­tan­nique… En plein Brexit !

Le Rafale fran­çais, en com­pé­ti­tion offi­cieuse, est lui aus­si de fabri­ca­tion euro­péenne (et en fait, exclu­si­ve­ment fran­çaise, au nom d’une vision gaul­lienne de l’autonomie stra­té­gique). Il a l’avantage de pos­sé­der un degré de déve­lop­pe­ment et de poly­va­lence plus avan­cés, mais il n’est en ser­vice que dans les armées fran­çaises. Si les poli­tiques étran­gères belge et fran­çaise sont sou­vent conver­gentes, choi­sir le Rafale revien­drait, pour la Bel­gique, à faire de sa Com­po­sante Air une force d’appoint aux opé­ra­tions fran­çaises, tout en com­pli­quant la mutua­li­sa­tion avec ses autres par­te­naires his­to­riques. Au risque de se mettre ces der­niers à dos, dès lors que les manières par­fois cava­lières de la France en matière de poli­tique étran­gère et de défense ont par­fois le don d’agacer cer­tains. Pour ne prendre qu’un exemple, tous n’ont pas appré­cié que la France lance seule une opé­ra­tion au Mali avant de deman­der ensuite aux autres membres de l’UE de lui four­nir des moyens et des troupes pour sécu­ri­ser à long terme le ter­ri­toire repris aux milices jihadistes.

Para­doxa­le­ment, le F‑35 amé­ri­cain pour­rait presque appa­raitre, par contraste, comme l’appareil poten­tiel­le­ment « le plus euro­péen » des trois puisqu’il sera en ser­vice, non seule­ment chez les par­te­naires euro­péens « his­to­riques » de la Bel­gique, mais éga­le­ment en Ita­lie, au Royaume-Uni et peut-être en Alle­magne qui l’envisage comme suc­ces­seur poten­tiel de ses Tor­na­do. Sauf que le F‑35 est au cœur de la vision amé­ri­caine de la Défense consi­dé­rant les alliés euro­péens comme devant inté­grer l’écosystème mili­taire amé­ri­cain et qu’il est hors de ques­tion pour les États-Unis qu’il puisse être assem­blé (ou même moder­ni­sé) sur le sol euro­péen. Sur­tout, le choix du F‑35 arri­me­rait davan­tage encore la Com­po­sante Air belge à l’Usaf14, com­pli­quant dès lors l’émergence d’une Défense euro­péenne inté­grée, laquelle est vue d’un mau­vais œil par des Amé­ri­cains qui consi­dèrent que l’Otan sert pré­ci­sé­ment à cela. De même, le choix du F‑35 ris­que­rait de rui­ner la Défense belge en rai­son des mul­tiples sur­couts accu­mu­lés par le pro­gramme décou­lant des dif­fi­cul­tés de mise au point de l’appareil15, qui ont notam­ment inci­té les Pays-Bas à réduire for­te­ment leurs ambi­tions (de quatre-vingt-cinq appa­reils envi­sa­gés au début des années 2000 à trente-sept aujourd’hui).

Une occasion manquée ?

On l’aura com­pris, la seule façon de sor­tir de l’ornière serait d’abandonner une ges­tion par iner­tie (rem­pla­cer les F‑16 sans expli­ci­ter la vision sous-jacente et s’accorder des­sus) ou à la petite semaine (les rem­pla­cer faute d’une meilleure idée ou ne pas les rem­pla­cer tout de suite juste pour post­po­ser la dépense). Il convient donc de lier le dos­sier à une vision cohé­rente de la poli­tique étran­gère et de la construc­tion euro­péenne. En ce moment, cela fré­mit jus­te­ment en Europe, notam­ment sous l’influence d’Emmanuel Macron, ce qui pour­rait consti­tuer une fenêtre d’opportunité, for­cer le des­tin et avan­cer vers des pro­po­si­tions plus concrètes. Il est regret­table que, sur ce plan, le gou­ver­ne­ment fédé­ral ait « neu­tra­li­sé », volon­tai­re­ment ou par incon­sis­tance poli­tique, cette dimen­sion dans la pro­cé­dure mise en place et les étapes de la décision.

Il est encore trop tôt pour tirer des conclu­sions défi­ni­tives, la pro­cé­dure est tou­jours en cours au moment où ces lignes sont écrites et il n’existe aucune cer­ti­tude quant au fait de savoir si elle sera menée à terme. Il n’empêche que l’on aurait aimé voir la Bel­gique s’appuyer sur ce dos­sier pour faire œuvre de pro­po­si­tion dans la construc­tion euro­péenne, même si ce n’est pas chose aisée. Au lieu de cela, le gou­ver­ne­ment fédé­ral s’est enfer­ré dans une posi­tion atten­tiste et objec­ti­ve­ment dépen­dante des choix que feront la France ou l’Allemagne et ce dans un contexte où les poten­tiels pays four­nis­seurs ins­tru­men­ta­lisent le plus ouver­te­ment du monde la dimen­sion euro­péenne au pro­fit de leurs indus­triels natio­naux de l’aéronautique et de la défense. C’est d’autant plus regret­table qu’il n’est même pas cer­tain que cela per­met­tra à la Bel­gique de renou­ve­ler sa flotte aux meilleures condi­tions mili­taires et techniques.

  1. À titre de com­pa­rai­son, la Bel­gique a uti­li­sé ses F‑84, F‑104 et Mirage res­pec­ti­ve­ment 15, 20 et 24 ans, au maximum.
  2. On était alors en pleine pré­si­dence Bush Jr et dans les suites directes de la guerre d’Irak (ce qui ren­dait déli­cate l’implication dans un pro­gramme d’armement amé­ri­cain, s’annonçant par ailleurs fort cou­teux). Le ministre de la Défense était André Fla­haut, occu­pé à mettre en œuvre une pro­fonde réforme de l’armée à bud­gets constants — donc peu enclin à de gros inves­tis­se­ments — et met­tant en avant sa concep­tion d’une armée « huma­ni­taire » et au contact direct de la population.
  3. Notons que le plus gros chan­tier de moder­ni­sa­tion des F‑16 belges, la « MLU » (Mid-Life Update) lan­cée au début des années 1990, visait à main­te­nir les appa­reils opé­ra­tion­nels jusqu’en 2012 au plus tard. Ils sont donc de ce point de vue déjà prolongés.
  4. Par exemple pour faire face aux nou­veaux sys­tèmes anti­aé­riens de fabri­ca­tion russe ou chi­noise — radars dépor­tés à basse fré­quence, mis­siles aux capa­ci­tés éten­dues, défenses aériennes auto­ma­ti­sées, etc. — dont com­mencent à s’équiper nombre de pays dans le monde.
  5. C’est d’autant plus vrai que l’appel d’offres (la fameuse RfGP, Request for Govern­ment Pro­po­sal), adres­sé à des agences gou­ver­ne­men­tales et non direc­te­ment aux construc­teurs, men­tionne expli­ci­te­ment le sou­hait de la Bel­gique d’acquérir la même ver­sion de l’appareil que celle en ser­vice dans la force aérienne du pays four­nis­seur, et la néces­si­té conco­mi­tante, pour ce der­nier, d’assurer le sou­tien logis­tique et opé­ra­tion­nel des appa­reils belges sur toute leur durée de vie. La demande est tech­nique, mais implique bien, poli­ti­que­ment, une alliance étroite et de long terme avec le pays dont l’appareil sera rete­nu. En d’autres termes, les pos­si­bi­li­tés d’emploi que la Bel­gique aura de ses propres appa­reils seront en grande par­tie condi­tion­nées par le sou­tien du par­te­naire. La Suède s’est reti­rée de l’appel d’offres (avec son JAS-39 Gri­pen E) parce qu’elle ne s’estimait pas en mesure de four­nir ce sou­tien au niveau deman­dé par la Belgique. 
  6. Pour faire simple, selon l’ennemi pré­su­mé et les menaces qu’il faut se pré­pa­rer à contrer, le type de mis­sions pri­vi­lé­gié, les qua­li­tés essen­tielles atten­dues de l’avion ne seront pas les mêmes : rayon d’action, arme­ment et sen­seurs, fur­ti­vi­té, équi­pe­ments de contre­me­sures, etc.
  7. Depuis, les deux autres pré­ten­dants ont emboi­té le pas en mul­ti­pliant, comme Das­sault, la signa­ture de pro­messes de contrats avec dif­fé­rents acteurs indus­triels de l’aéronautique en Flandre et en Wal­lo­nie, et en pré­sen­tant leur appa­reil comme la pre­mière étape d’un pro­jet stra­té­gique plus large. Les États-Unis affichent le F‑35 comme le stan­dard et la clé d’intégration à une alliance occi­den­tale béné­fi­ciant de nom­breux mul­ti­pli­ca­teurs de force décou­lant d’un sys­tème de com­bat com­mun mis en réseau (ravi­tailleurs, AWACS, liai­son de don­nées, etc.). [Le Royaume-Uni a pro­po­sé mi-mai à la Bel­gique une par­ti­ci­pa­tion au déve­lop­pe­ment des ver­sions ulté­rieures de l’Eurofighter Typhoon II (c’est-à-dire de payer et, en retour, d’avoir un mot à dire sur cer­taines orien­ta­tions du pro­gramme), et sur­tout aux pro­jets futurs (comme le drone de com­bat fur­tif Tara­nis déve­lop­pé par BAE), une inté­gra­tion pous­sée entre la Com­po­sante Air et la Royal Air Force et des coopé­ra­tions notam­ment dans le cadre de la cyberdéfense->https://bit.ly/
    2IS3OhZ]. Ces pro­po­si­tions sont qua­si­ment le décalque de ce qu’avait annon­cé la France quelques mois plus tôt et a confir­mé mi-mai éga­le­ment : par­ti­ci­pa­tion belge au déve­lop­pe­ment des ver­sions ulté­rieures du Rafale, par­ti­ci­pa­tion au déve­lop­pe­ment d’un « sys­tème de com­bat aérien du futur » fran­co-alle­mand annon­cé fin de l’année der­nière par Emma­nuel Macron et le drone de com­bat fur­tif Neu­ron de Das­sault, l’intégration plus pous­sée de la Com­po­sante Air aux opé­ra­tions de l’Armée de l’Air fran­çaise mais aus­si de son aéro­na­vale et la mise en place de coopé­ra­tions sur d’autres thé­ma­tiques (comme la for­ma­tion et la main­te­nance, la recherche sur les maté­riaux ou, hors défense, le déve­lop­pe­ment de « smart cities »).
  8. Il par­lait alors de la pro­po­si­tion fran­çaise, chif­frant en décembre der­nier les retom­bées du choix du Rafale à 20 mil­liards d’euros pour l’économie belge.
  9. Alors que les forces aériennes des pays de l’UE mises ensemble alignent en théo­rie près de 1200 appa­reils de com­bat (soit, pour don­ner un ordre de gran­deur, à peu près autant que la force aérienne russe et la moi­tié de l’Usaf), réunir une qua­ran­taine d’appareils à même d’intervenir à quelques dizaines de kilo­mètres des eaux ter­ri­to­riales de l’Union s’est avé­ré qua­si­ment insur­mon­table sans le sou­tien amé­ri­cain, tant pour des rai­sons logis­tiques et tech­niques (manque de ravi­tailleurs, de muni­tions, de fais­ceaux satel­lites, flottes extrê­me­ment dis­pa­rates et par­fois obso­lètes) que poli­tiques (chaque pays enga­geant, ou non, un nombre très limi­té d’avions selon sa propre logique, avec des règles d’engagement dif­fé­rentes et pour des durées spé­ci­fiques). Sans nous pro­non­cer ici sur l’opportunité poli­tique de cette opé­ra­tion, elle illustre par­fai­te­ment la rela­tive inef­fi­ca­ci­té mili­taire euro­péenne en dépit des moyens inves­tis dans la défense par une par­tie de ses membres.
  10. Comme la Poli­tique de sécu­ri­té et de défense com­mune (PSDC), qui s’oriente actuel­le­ment vers le finan­ce­ment de « pro­jets » de nature à ren­for­cer les capa­ci­tés euro­péennes de manière trans­ver­sale : ren­sei­gne­ment, trans­port, com­mu­ni­ca­tion. Notons enfin la mul­ti­pli­ca­tion récente des décla­ra­tions de res­pon­sables euro­péens, dont Emma­nuel Macron et Ange­la Mer­kel, affir­mant que face à des États-Unis iso­la­tion­nistes et diri­gés par un pré­sident impré­vi­sible, l’Europe devait s’attacher à assu­rer sa défense seule, c’est-à-dire sans dépendre des forces ou de la tech­no­lo­gie américaines.
  11. Comme les opé­ra­tions exté­rieures menées en alter­nance (via la Deployable Air Task Force bel­go-néer­lan­daise), le par­tage des moyens de trans­port et de ravi­taille­ment en vol, le trai­té ins­tau­rant une pro­tec­tion com­mune de l’espace aérien des deux pays, etc. En dehors de l’aviation, notons que ce modèle d’intégration est déjà en vigueur entre les marines des deux pays.
  12. Il n’est pas ques­tion ici de voir le nou­vel appa­reil en ser­vice à si brève échéance, mais bien d’avoir pris la déci­sion, pas­sé les com­mandes et com­men­cé le tra­vail de for­ma­tion des pilotes et tech­ni­ciens, l’aménagement des infra­struc­tures (bases) pour accueillir le nou­vel appa­reil, etc.
  13. Pour l’illustrer par une anec­dote amu­sante, on note­ra qu’il s’agit sans doute du seul avion au monde dont les deux ailes sont fabri­quées dans des pays différents !
  14. Elle l’est déjà via l’Otan et les accords bila­té­raux sur les armes nucléaires amé­ri­caines sto­ckées à Kleine-Bro­gel dans le cadre de la défense Atlan­tique, par l’exploitation d’un appa­reil éga­le­ment en ser­vice dans l’Usaf, mais aus­si depuis cette légis­la­ture par une for­ma­tion inté­grale des pilotes aux États-Unis (alors qu’ils fai­saient jusque-là leur for­ma­tion ini­tiale en France, près de Tours).
  15. Ces sur­couts sont prin­ci­pa­le­ment dus à la volon­té amé­ri­caine de faire du F‑35 un appa­reil com­mun de l’Usaf, de l’US Navy et des Marines (pro­gramme Joint Strike Figh­ter), ayant des exi­gences opé­ra­tion­nelles très dif­fé­rentes (par exemple le décol­lage et l’atterrissage de pistes clas­siques pour l’Air Force, de porte-avions pour la Navy, court/vertical au départ de ter­rains non amé­na­gés pour les Marines) obli­geant à des com­pro­mis de concep­tion géné­rant de nom­breux pro­blèmes de mise au point. Cette stra­té­gie d’un appa­reil com­mun sup­po­sée géné­rer des éco­no­mies a para­doxa­le­ment explo­sé les bud­gets de déve­lop­pe­ment (jusqu’ici, plus de 400 mil­liards de dol­lars depuis le début du pro­gramme dans la pre­mière moi­tié des années 1990!). À tel point que Donald Trump a même évo­qué un temps l’idée d’abandonner le programme.

Baptiste Campion


Auteur

Baptiste Campion est docteur en information et communication de l'Université catholique de Louvain. Il travaille maintenant comme professeur et chercheur à l'Institut des Hautes Études des Communications Sociales au sein du master en éducation aux médias. Ses travaux scientifiques ont principalement porté sur la communication éducative médiatisée, les effets cognitifs de la narration, les interactions en ligne et l'appropriation des technologies numériques, les transformations de l'expertise dans ce contexte particulier. À côté de ces travaux scientifiques, ces questions l'ont amené à réfléchir sur les conditions de la "démocratie numérique", de l'espace social dans une société hypermédiatisée ainsi que le rôle et la transformation des médias.