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Religion et immigration : l’islam en Europe

Numéro 2 Février 2010 - Islam islamophobie par Albert Bastenier

février 2010

Les effets de la mon­dia­li­sa­tion ont débou­ché sur la pré­sence d’une impor­tante mino­ri­té d’o­ri­gine musul­mane. Visi­ble­ment, la chose ne va pas sans inquié­tude ou même dif­fi­cul­té. Pour des rai­sons notam­ment reli­gieuses, de part et d’autre, c’est une véri­table ques­tion iden­ti­taire qui vient à se poser. Car contre toute attente, ce qui carac­té­rise la nou­velle situa­tion, c’est le rôle non décli­nant de la reli­gion dans le monde moderne. Mais, pour les Euro­péens, c’est aus­si l’en­trée dans un nou­veau contexte : celui d’une redis­tri­bu­tion des res­sources sym­bo­liques. Pour autant, est-il rai­son­nable d’a­gi­ter le spectre d’un com­mu­nau­ta­risme musulman ?

En Europe de l’ouest (l’ancienne Europe des Quinze), on est pas­sé entre 1985 et 2005, gros­so modo de 5 à 15 mil­lions d’individus ori­gi­naires de pays de culture isla­mique. Ce sont eux que l’on assi­mile aux musul­mans d’Europe1, mais il s’agit là d’une caté­go­ri­sa­tion où inter­vient un évident arbi­traire puisque l’on sait que si envi­ron 45% d’entre eux disent être des musul­mans croyants, 25% seule­ment affirment fré­quen­ter une mos­quée, tan­dis que 70% disent qu’ils pra­tiquent le rama­dan. Mais com­ment dénom­brer autre­ment ? Comme pour les autres confes­sions reli­gieuses, la tra­ça­bi­li­té de l’appartenance reli­gieuse des musul­mans est une ques­tion com­plexe. De tels chiffres ne servent qu’à fixer un ordre de gran­deur de la réa­li­té en face de laquelle nous nous trou­vons. Ils montrent cepen­dant que cer­taines formes d’identification reli­gieuse peuvent exis­ter sans que, pour autant, la reli­gio­si­té soit intense ou même exis­tante. Il importe d’avoir la chose à l’esprit lorsqu’on s’interroge sur les fonc­tions que peuvent rem­plir les réfé­rences reli­gieuses dans la vie collective.

Ces 15 mil­lions de musul­mans repré­sentent 4% de la popu­la­tion des pays cor­res­pon­dants. Cela peut paraitre déri­soire en regard de l’émoi iden­ti­taire que sus­cite leur pré­sence. En effet, il ne se passe guère de semaine sans que les médias n’y consacrent l’une ou l’autre rubrique inquiète. Une telle fré­quence a quelque chose de com­pul­sif, révé­la­trice de l’importance psy­cho­lo­gique qu’ont les repré­sen­ta­tions que nous nous fai­sons des musul­mans et de nous-mêmes. Mais sur­tout de ce que c’est bien d’une ques­tion iden­ti­taire qu’il faut par­ler, indi­vi­duelle et col­lec­tive. Car dans le contexte cultu­rel sans pré­cé­dent de la mon­dia­li­sa­tion, les iden­ti­tés se meuvent dans une rela­tion à la dif­fé­rence au sein de laquelle elles sont mises à l’épreuve. Parce qu’y est atteinte cette com­po­sante par­ti­cu­liè­re­ment sen­sible que sont nos ori­gines cultu­ro-reli­gieuses, on peut par­ler de la crainte d’une colo­ni­sa­tion de l’intime. Il n’y a tou­te­fois en cela rien de vrai­ment éton­nant. Les anthro­po­logues ont sou­li­gné depuis long­temps que la reli­gion est asso­ciée aux affects de la socia­li­sa­tion ini­tiale et fami­liale et que, pour cette rai­son, elle fait par­tie des choses inti­me­ment iden­ti­taires. Iden­ti­tés reli­gieuses et cultu­relles sont même à ce point mêlées qu’il est bien dif­fi­cile d’établir entre elles une dis­tinc­tion ana­ly­tique per­ti­nente. C’est pour cela que l’obédience spi­ri­tuelle se révèle capable de per­du­rer loin au-delà des démarches expli­cites d’affiliation confes­sion­nelle. Les matrices reli­gieuses gardent une remar­quable puis­sance d’imprégnation cultu­relle et, dans les débats sur le plu­ra­lisme, même les indi­vi­dus acquis aux idéaux de la laï­ci­té font régu­liè­re­ment réfé­rence aux racines isla­miques ou chré­tiennes de leur appartenance.

Une question identitaire

Ain­si, même sur le conti­nent euro­péen sécu­la­ri­sé où tant de gens estiment être sor­tis de la reli­gion, elle demeure une caté­go­rie éton­nam­ment auto­ri­taire de la pen­sée et conti­nue à four­nir un cadre qui ordonne entre eux les indi­vi­dus et les groupes. C’est ce qu’a mon­tré le débat sur l’identité natio­nale en France qui a rapi­de­ment tour­né en un débat sur l’islam, l’initiative popu­laire sur les mina­rets en Suisse et, en Bel­gique dans le cadre des Assises de l’interculturalité, la relance de la contro­verse sur le fou­lard isla­mique par ceux qui veulent expri­mer ce que devrait être une concep­tion satis­fai­sante de l’identité laïque.

Com­prendre l’ampleur de cette ques­tion iden­ti­taire demande d’abord qu’on la replace sur l’arrière-fond de ce qu’est deve­nu le phé­no­mène migra­toire au cours des der­nières décen­nies. Ce furent celles de la mon­dia­li­sa­tion dont le res­sort fut certes d’abord éco­no­mique, mais loin de pou­voir y être réduit. L’histoire met la vie col­lec­tive en œuvre à la manière d’un tout com­plexe où inter­vient une mul­ti­pli­ci­té d’influences — éco­no­miques certes, mais aus­si poli­tiques et cultu­relles — qui s’enveloppent mutuel­le­ment. C’est ce tout que la mon­dia­li­sa­tion a dif­fu­sé à large échelle. Les médias ont évi­dem­ment joué à plein pour que l’attractivité du mode de vie euro­péen s’adjoigne à la per­sis­tance des inéga­li­tés entre le Nord et le Sud. Qu’aurait-il fal­lu de plus pour inten­si­fier les dépla­ce­ments inter­con­ti­nen­taux d’hommes, de femmes et même d’enfants mis en mou­ve­ment aus­si bien par l’aspiration à un mieux-être cultu­rel, poli­tique et même reli­gieux que par un désir de satis­fac­tion matérielle ?

Les zones du monde où l’idée de migra­tion s’est déve­lop­pée se sont ain­si consi­dé­ra­ble­ment éten­dues pour recou­vrir de nom­breux pays d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Asie qui — la chose exige d’être prise en compte — furent dans bien des cas d’anciennes colo­nies euro­péennes. En même temps qu’il s’étendait, le phé­no­mène migra­toire s’est aus­si com­plexi­fié quant à ses moti­va­tions, avec pour résul­tat d’agglomérer des pro­jets très divers. Tout cela per­met de pen­ser que l’ère des grands mou­ve­ments de popu­la­tion ne fait sans doute que com­men­cer dans un monde où les aspi­ra­tions éco­no­miques se lient plus qu’hier à d’autres et où le dépla­ce­ment, en ce qu’il per­met de les satis­faire, devient une sorte de mode de vie. La mon­dia­li­sa­tion peut alors être com­prise comme une force qui donne l’impulsion à une déter­ri­to­ria­li­sa­tion de l’existence humaine. On assiste à la mani­fes­ta­tion post­mo­derne d’une sorte de nou­veau noma­disme dont on ne voit pas très bien, mal­gré ses côtés néga­tifs, ce qui pour­rait l’arrêter. Les fron­tières, au lieu de conte­nir les gens, sont deve­nues des enceintes qu’il s’agit de fran­chir léga­le­ment ou illégalement.

Mais la tona­li­té inédite qui pré­side aux migra­tions, pour être bien com­prise, doit aus­si être per­çue comme celle de l’ère post­co­lo­niale et de l’après-division du monde en deux blocs idéo­lo­giques qui avaient puis­sam­ment contri­bué à fixer géo­gra­phi­que­ment les popu­la­tions. Dès lors, même si le res­sort prin­ci­pal de la mon­dia­li­sa­tion est bien celui du mar­ché, ce ne sont sur­ement plus, comme on aime encore à le croire en Europe, les seuls impé­ra­tifs de la dis­tri­bu­tion spa­tiale de la main‑d’œuvre qui per­mettent de com­prendre la logique actuelle des migra­tions : on dénom­brait offi­ciel­le­ment 18 mil­lions d’immigrés dans l’UE 15 en l’an 2000 et, sans que le mar­ché de l’emploi euro­péen en soit la cause prin­ci­pale, on en dénombre actuel­le­ment entre 28 et 30 mil­lions. Au cours des dix der­nières années dans l’UE 27, le solde migra­toire annuel s’est mul­ti­plié par trois pour s’élever à 1,8 mil­lion de per­sonnes, plus qu’aux États-Unis où il se situe à envi­ron 1 mil­lion. Et les don­nées d’Euro­stat per­mettent de dire que, compte tenu des taux de nata­li­té dans le vieux conti­nent, toute crois­sance démo­gra­phique future sera à mettre au seul cré­dit des migrants. Plus même : que sans immi­gra­tion, l’UE 27 ver­rait sa popu­la­tion décroitre de 43 mil­lions d’individus à l’horizon 2050 (de 495 à 452 millions).

La nouvelle donne du peuplement européen

Pour l’éminente démo­graphe qu’est Mme Tri­ba­lat (INED), on a là un véri­table pro­ces­sus de sub­sti­tu­tion démo­gra­phique et, selon son expres­sion sug­ges­tive, en l’absence d’une hypo­thé­tique revi­vi­fi­ca­tion de la fécon­di­té des Euro­péens, l’immigration consti­tue une sorte de médi­ca­ment à vie que le conti­nent s’administre pour parer à sa déna­ta­li­té et à son vieillis­se­ment. Elle sou­ligne, en outre, qu’une telle immi­gra­tion sup­pose des réper­cus­sions impor­tantes sur la construc­tion des codes qui régissent la vie col­lec­tive. Elle a sur­ement rai­son. Tou­te­fois, plu­tôt que de voir les immi­grés, comme elle le fait, tels des pièces rap­por­tées dans le sys­tème euro­péen, la luci­di­té n’exigerait-elle pas d’admettre que ce sont les sources du peu­ple­ment conti­nen­tal qui sont en train de fon­da­men­ta­le­ment se redé­fi­nir ? Et que l’on assiste à une nou­velle donne dans la manière qu’a le vieux conti­nent de se peu­pler — ou plu­tôt se repeu­pler — par flux migra­toires per­ma­nents. Une nou­velle donne aus­si parce que, en deve­nant un fac­teur déci­sif du mou­ve­ment démo­gra­phique, ces migra­tions refa­çonnent, tant de manière qua­li­ta­tive que quan­ti­ta­tive, la trame pro­fonde du tis­su social. Il s’élargit en rai­son du nombre de per­sonnes qui s’y ras­semblent, mais aus­si de leurs ori­gines cultu­relles mul­tiples. C’est donc d’un nou­veau plu­ra­lisme cultu­rel et d’un cos­mo­po­li­tisme de masse, jamais connus anté­rieu­re­ment, qu’il faut prendre acte. Même si la nature des échanges sociaux en est modi­fiée et que cette situa­tion paraît pleine de risques et déplai­sante aux yeux de beau­coup, l’enjeu n’est plus de s’affirmer pour ou contre. Car le pro­ces­sus est en marche et il n’est pas en notre pou­voir de le faire disparaitre.

Advient ain­si une période de redé­fi­ni­tion des liens et des valeurs com­munes, des devoirs et des soli­da­ri­tés que cha­cun se recon­nait vis-à-vis des grou­pe­ments sociaux dont il fait par­tie ou aux­quels il aspire s’agréger. Évi­dem­ment, tant par­mi les nou­veaux arri­vants que par­mi les anciens Euro­péens, cela ne peut se dérou­ler en dehors d’une gal­va­ni­sa­tion des inquié­tudes liées à de nou­veaux besoins d’identification. La mise en contact de réfé­rences cultu­relles hété­ro­gènes, sur­dé­ter­mi­née par le conten­tieux colo­nial où le rôle du chris­tia­nisme ne fut pas mince, per­met de com­prendre cer­tains accents spé­ci­fiques de la nou­velle ques­tion iden­ti­taire : parce que, dès le moment du désen­chan­te­ment à l’égard du mes­sia­nisme socia­liste, le rôle idéo­lo­gique de l’islam dans les pays d’où pro­viennent ces migrants s’est affir­mé, il s’agit aus­si d’une confron­ta­tion religieuse.

Du côté des anciens Euro­péens, c’est la concep­tion de l’autochtonie qui s’en res­sent d’abord. Elle ne peut plus être inves­tie des mêmes signi­fi­ca­tions sociales avan­ta­geuses qu’hier parce que l’inclusion des nou­veaux arri­vants tend à dépouiller les natio­naux des pri­vi­lèges exclu­sifs dont leurs États les dotaient. L’expérience est ici celle d’une perte : il n’y a plus d’espace poli­tique où on puisse dire avec cer­ti­tude comme anté­rieu­re­ment nous sommes chez nous. L’État-nation avait per­mis l’appropriation d’un lieu dans lequel, désor­mais, l’étranger vient s’inscrire et fait décou­vrir que le monde dans lequel nous habi­tons n’est jamais tota­le­ment le nôtre. Mais c’est aus­si le retour­ne­ment de la situa­tion reli­gieuse au sein du vieux conti­nent qui est source de désar­roi : hier, même par­mi les agnos­tiques, on s’y pen­sait sym­bo­li­que­ment inves­ti d’une mis­sion civi­li­sa­trice uni­ver­selle d’où l’inspiration chré­tienne n’était pas absente, tan­dis qu’aujourd’hui le chris­tia­nisme y décline et on éprouve le sen­ti­ment d’être enva­hi par la reli­gion des autres, long­temps consi­dé­rée comme infé­rieure. La pré­sence de l’étranger résonne ain­si dans l’ordre des États-nations dont elle révèle la pré­ca­ri­té en même temps qu’elle réveille les attentes pla­cées dans sa force symbolique.

Du côté des nou­veaux entrants, c’est la terre natale qui s’éloigne et une forme de civi­li­té qui s’estompe qui viennent s’associer aux incer­ti­tudes au sujet de l’issue finale de leur démarche. L’absence de mobi­li­té sociale pour les membres de la frac­tion post­co­lo­niale de l’immigration fut notoire au cours des der­nières décen­nies. Elle a eu pour consé­quence de confis­quer, pour eux et pour leurs enfants, l’espérance d’un ave­nir meilleur. Face à quoi, les États euro­péens ont conti­nué à tenir un dis­cours sur l’intégration qui n’a en réa­li­té aucun hori­zon à offrir dès lors que rien ne change dans leur condi­tion d’exclus. Or, la mar­gi­na­li­té durable a pour consé­quence presque inévi­table la for­ma­tion de com­mu­nau­tés du trans­plant au sein des­quelles la dimen­sion reli­gieuse joue un rôle impor­tant dans la recon­quête d’une digni­té per­son­nelle. Dans le cas des musul­mans, ces com­mu­nau­tés per­mettent d’entretenir l’idée que l’Occident, tech­no­lo­gi­que­ment triom­phant, est cepen­dant sans force morale et qu’il devra bien finir par admettre la supé­rio­ri­té de l’islam. Le dji­had spi­ri­tuel y trouve ses titres de noblesse. Et ce n’est cer­tai­ne­ment pas le dis­cours de la laï­ci­té occi­den­tale qui pour­rait les aider à recons­truire leur iden­ti­té dans l’exil. Les mots inté­gra­tion (sous-enten­du : à laquelle ils sont rétifs) et laï­ci­té (sous-enten­du : pour qu’ils sortent de l’archaïsme cultu­rel) ne font rien d’autre que faire peser sur eux une lourde suspicion.

Les recons­truc­tions iden­ti­taires reposent ain­si, de part et d’autre, sur la recherche d’une digni­té civique s’appuyant sur de la digni­té cultu­relle. On est là dans un registre qui com­bine des inté­rêts éco­no­miques et poli­tiques avec des argu­ments sym­bo­liques. Parce que le nou­veau cos­mo­po­li­tisme dote réac­ti­ve­ment les iden­ti­tés cultu­relles d’une valence sociale bien plus intense qu’elles n’en avaient anté­rieu­re­ment, la reli­gion est sus­cep­tible d’intervenir comme l’un des fac­teurs qui per­met aux gens dont la reli­gio­si­té est forte, faible ou même nulle, de retrou­ver des prin­cipes d’affirmation d’eux-mêmes dans ce qu’ils sont ou tentent de deve­nir dans le monde qui se globalise.

Le rôle non déclinant de la religion

En pré­voyant de belles pers­pec­tives pour les réfé­ren­tiels reli­gieux dans l’histoire sociale bou­le­ver­sée du siècle nais­sant, le grand anthro­po­logue amé­ri­cain et connais­seur de l’islam Clif­ford Geertz avait bien per­çu ce type de phé­no­mène. La reli­gion, disait-il, n’y sera pas cette chose décli­nante dont, en rai­son de pré­sup­po­sés évo­lu­tion­nistes, la culture occi­den­tale avait cru pou­voir annon­cer le déclin inexo­rable. La marche de la socié­té moderne vers l’indifférence reli­gieuse ne consti­tue pas la ten­dance domi­nante et, tout au contraire, on peut d’ores et déjà obser­ver que, jamais en Europe depuis les guerres de reli­gion liées à la Réforme, les évè­ne­ments poli­tiques et sociaux n’ont été aus­si mar­qués par des diver­gences cultu­ro-reli­gieuses. Et ceci en par­ti­cu­lier parce que les migra­tions se sont accrues au cours du der­nier demi-siècle et que, de ce fait, les dif­fé­rences cultu­relles à l’intérieur des socié­tés euro­péennes n’ont fait que s’accentuer en même temps que, sépa­rés de leurs socié­tés d’origine, beau­coup d’acteurs reli­gieux purent réagir avec plus d’autonomie par rap­port au poids des élé­ments figés de leur contexte cultu­rel initial.

Les conflits sociaux expri­més direc­te­ment en termes reli­gieux ont dès lors pu se faire plus fré­quents, comme le montrent les ten­sions qui, avec l’islam en Europe, durent depuis plus de vingt ans : l’affaire Rush­die au Royaume-Uni et la stu­peur pro­vo­quée par la fat­wa de pré­ten­tion uni­ver­sa­liste contre l’écrivain pro­non­cée par l’imam Kho­mei­ny, l’interminable affaire du voile isla­mique en France auquel il ne fut mis léga­le­ment un terme qu’à l’aide d’une para­doxale modi­fi­ca­tion de l’ancien droit com­mun, l’assassinat du cinéaste Théo Van Gogh en Hol­lande lors de la sor­tie de son docu­men­taire hos­tile à l’islam, les retom­bées diplo­ma­tiques qu’eurent les cari­ca­tures de Maho­met au Dane­mark, les pro­pos gros­siers de Sil­vio Ber­lus­co­ni qui furent consi­dé­rés comme des outrages à l’islam ain­si que ceux, pour le moins mal­adroits, de Benoit XVI à Ratis­bonne au sujet d’une vio­lence liée au manque de ratio­na­li­té dans l’islam.

Les migra­tions vers l’Europe ont donc intro­duit des ten­sions allant jusqu’au meurtre et il faut bien consta­ter que les dog­ma­tismes reli­gieux y inter­viennent direc­te­ment. La lutte contre le rela­ti­visme que l’actuel pon­tife romain s’est fixée pour mis­sion, tout comme la pré­ten­tion de l’islamisme radi­cal à se don­ner pour l’expression de la reli­gion des peuples oppri­més, ne per­mettent pas actuel­le­ment d’espérer de leur part une plus grande modes­tie. Il y a dans ces dog­ma­tismes des pré­ten­tions uni­ver­sa­listes abs­traites qui, intel­lec­tuel­le­ment, datent d’avant la mon­dia­li­sa­tion. Elles sont d’une évi­dente ana­chro­nie en ce qu’elles conti­nuent de mécon­naitre ce que l’intelligence théo­lo­gique aurait à prendre en charge pour ne pas débou­cher dans des impasses et faire face aux ten­sions qui découlent de la copré­sence de mul­tiples tra­di­tions reli­gieuses concur­rentes sur la même scène historique.

En répan­dant ses sym­boles de mobi­li­té dans tous les domaines, la mon­dia­li­sa­tion change la façon dont les hommes et les femmes se repré­sentent et habitent le monde. Il y a par­tout des situa­tions cultu­rel­le­ment trans­for­mées, des dérè­gle­ments dans les codes sociaux, de nou­veaux cadres de per­cep­tion et des hori­zons moraux aux­quels il faut cher­cher à don­ner un sens. Le cas de l’islam n’est cer­tai­ne­ment pas unique, mais néan­moins exem­plaire puisque, aus­si bien à l’intérieur de ses ter­ri­toires tra­di­tion­nels d’Afrique et d’Asie qu’au sein de sa dia­spo­ra euro­péenne, on voit ses membres ten­ter de diverses manières de redon­ner une inter­pré­ta­tion reli­gieuse à ce qui dis­pa­rait ou appa­rait sur la scène sociale. En ce sens, la mon­dia­li­sa­tion consti­tue une situa­tion pleine de dif­fi­cul­tés, mais en même temps une source de liber­té pour les musul­mans, dont le radi­ca­lisme poli­tique n’est que l’une des expres­sions et cer­tai­ne­ment pas la plus répan­due. À vrai dire, sa situa­tion trans­for­mée n’amène l’islam à faire que ce que font aujourd’hui toutes les tra­di­tions reli­gieuses : pro­cu­rer des réfé­rences jus­ti­fi­ca­trices, sta­bi­li­sa­trices ou trans­for­ma­trices, dans des situa­tions où les indi­vi­dus et les groupes doivent se connec­ter à des hori­zons plus vastes. Et parce que les gens ne sont plus aus­si étroi­te­ment liés qu’hier au contexte cultu­ro-ter­ri­to­rial où leur reli­gion s’était ori­gi­nai­re­ment déve­lop­pée, on peut dire avec Clif­ford Geertz que jamais depuis la Réforme et les Lumières, la lutte à pro­pos du sens géné­ral des choses et des croyances reli­gieuses qui peuvent fon­der ce sens n’a été aus­si aigüe, large et ouverte qu’aujourd’hui.

L’islam européen et les identités

En Europe, les rap­ports que l’islam trans­plan­té entre­tient avec les iden­ti­tés indi­vi­duelles et col­lec­tives trans­pa­raissent au tra­vers d’une diver­si­fi­ca­tion de ses expres­sions. On y retrouve bien enten­du les formes tra­di­tion­nelles de son orga­ni­sa­tion spi­ri­tuelle, mys­tique ou conver­sion­niste mili­tante. Pour les qua­li­fier, le dis­cours euro­péen s’est sou­vent conten­té d’utiliser géné­ri­que­ment les termes d’inté­grisme, de fon­da­men­ta­lisme, d’isla­misme et fina­le­ment de sala­fisme2, fai­sant ain­si réfé­rence au pôle d’identification que peuvent repré­sen­ter pour les musul­mans d’ici les divers mou­ve­ments qui, dans les pays d’origine ou sur la scène inter­na­tio­nale, mènent une action radi­cale par laquelle ils veulent résis­ter à l’envahissement de la moder­ni­té occi­den­tale et s’opposer aux gou­ver­ne­ments musul­mans locaux qui, disent-ils, tra­hissent l’islam. Or, s’il est indé­niable qu’en rai­son d’un manque cruel de cadres intel­lec­tuels au sein de l’immigration, bien des yeux se sont tour­nés à un moment ou l’autre vers ce pôle, les faits montrent que l’impact que cela a eu à l’intérieur du péri­mètre euro­péen est res­té extrê­me­ment limi­té. Et ceci mal­gré le rôle influent de l’outil élec­tro­nique dont dis­posent de très nom­breux musul­mans d’Europe qui accèdent aux mes­sages de l’islam vir­tuel que dif­fuse le web. Ce n’est en fait que de manière ponc­tuelle et loca­li­sée que cer­tains milieux acti­vistes ins­pi­rés par le sala­fisme se sont mani­fes­tés sur le conti­nent à par­tir des années nonante. Ce fut notoi­re­ment le cas avec les actes ter­ro­ristes de Madrid en mars 2004 et de Londres en juillet 2005. Cepen­dant, si au sein de la nébu­leuse des musul­mans de l’intérieur tous ne sont pas res­tés insen­sibles aux influences de l’islam de l’extérieur, les musul­mans d’Europe ont géné­ra­le­ment affir­mé que l’islam radi­cal n’était pas leur islam.

Si mal­gré cela on peut dire qu’une frac­tion impor­tante des musul­mans d’ici s’est repliée au sein d’un islam réac­tion­naire dont l’opinion publique euro­péenne s’inquiète, il faut pré­ci­ser de quoi on parle. Ce geste de repli bien réel s’est en fait tra­duit dans des pra­tiques bien plus tri­viales qu’on ne l’affirme. Par­mi les immi­grés ori­gi­naires du Magh­reb, elles se sont mani­fes­tées dans le déve­lop­pe­ment du mou­ve­ment Tabligh jusqu’à la fin des années nonante et, par­mi les immi­grés ori­gi­naires de Tur­quie, dans le suc­cès du mou­ve­ment Nur­cu­luk. Mais pour évi­ter la confu­sion entre les consé­quences et les causes, comme ne le font pas les lea­deurs des par­tis xéno­phobes et cer­tains libel­listes pres­sés qui croient faire œuvre de salu­bri­té publique en ameu­tant l’opinion à pro­pos du nou­vel enne­mi de l’intérieur que seraient ces musul­mans puri­tains et lit­té­ra­listes3, il s’impose d’observer que si ces mou­ve­ments popu­laires stig­ma­tisent certes l’erreur ou l’ignorance de toute obé­dience reli­gieuse autre que la leur, ils demeurent tou­te­fois sur un ter­rain qui s’abstient de tout enga­ge­ment poli­tique et condamnent le ter­ro­risme. Ce que leurs adeptes attendent sur­tout, c’est d’être dotés d’un bou­clier contre les souf­frances de la dépos­ses­sion de soi, de pou­voir faire réfé­rence à une com­mu­nau­té propre qui remet de l’ordre dans l’environnement et res­taure l’autorité des chefs de famille à l’égard des femmes et des jeunes géné­ra­tions. Même si cela ne cor­res­pond pas aux concep­tions euro­péennes du pro­grès et de la moder­ni­té, il s’agit cepen­dant de tout autre chose que d’un dévoie­ment poli­tique san­gui­naire ou même de ce que l’on appelle, un peu vite et comme pour se faire peur, le péril com­mu­nau­ta­riste. Si l’on doit admettre qu’une telle réfé­rence com­mu­nau­taire a pu conduire cer­taines familles musul­manes à impo­ser le fou­lard à leurs filles, faut-il y voir plus de com­mu­nau­ta­risme que dans le cas des familles catho­liques qui impo­saient la messe du dimanche à leurs enfants ?

De plus, ce qui se déroule au sein de l’islam popu­laire euro­péen ne sau­rait être réduit aux conduites de repli défen­sif dont on vient de par­ler. Les effets de la trans­plan­ta­tion entrainent aus­si que les croyants n’ont plus comme seul hori­zon de réfé­rence le vieux fond loca­liste de leur islam d’origine, vil­la­geois, régio­nal, ni même natio­nal. Leur vision des choses se trans­forme à par­tir du cadre supra­na­tio­na­li­sé et en réseau qu’instaure la mon­dia­li­sa­tion. Avec le sou­tien de diverses orga­ni­sa­tions isla­miques inter­na­tio­nales, c’est au sein même des formes les plus clas­siques de la vie reli­gieuse que se déve­loppe une cir­cu­la­tion d’individus, d’idées et de pra­tiques pro­dui­sant des appar­te­nances qui, en même temps qu’elles construisent des liens de réha­bi­li­ta­tion, contri­buent à faire sor­tir les réfé­rents reli­gieux de leur insu­la­ri­té ori­gi­naire. La chose est per­cep­tible, par exemple, dans la mul­ti­pli­ca­tion du nombre de ceux qui accom­plissent le pèle­ri­nage à La Mecque. Ce der­nier les oriente, si tra­di­tion­nels qu’ils soient au départ, vers un point de vue reli­gieux bien plus glo­bal qu’autrefois. La mon­dia­li­sa­tion agit ain­si dans une pers­pec­tive qui pro­duit des inter­na­tio­na­listes d’un nou­veau style. Loin de se rétrac­ter dans une direc­tion eth­no-com­mu­nau­taire, leur iden­ti­té se dilate au contraire.

Ces expres­sions de l’islam clas­sique ont répon­du aux besoins des géné­ra­tions immi­grées les plus anciennes. Mais se mani­festent éga­le­ment de nou­veaux cou­rants spi­ri­tuels et des grou­pe­ments dont les orien­ta­tions sont plus direc­te­ment cen­trées sur les nou­veaux besoins théo­lo­giques des jeunes musul­mans d’ici. Dif­fé­rentes expres­sions renou­ve­lées du sou­fisme sont appa­rues ain­si que des ten­ta­tives de réponse aux exi­gences de ce que serait un islam euro­péen pro­pre­ment dit. Un islam qui ne serait plus celui d’individus humi­liés qui, entre domi­na­tion et résis­tance, ont été long­temps obli­gés de s’inventer un monde sépa­ré, à eux, mais subal­terne. Un nou­vel islam cher­chant à ne plus dépendre des ges­tion­naires de l’identité tra­di­tion­nelle que furent les cadres reli­gieux d’origine externe que les pays d’émigration expor­taient volon­tiers au sein de leur dia­spo­ra, ni de l’emprise des fat­was actuel­le­ment adres­sées aux musul­mans expa­triés via dif­fé­rents sites inter­net. Un islam qui cherche les voies du futur en sor­tant des pas­sions vic­ti­maires et des blo­cages men­taux aux­quels le 11 sep­tembre d’Oussama Ben Laden et les réac­tions sécu­ri­taires de l’Amérique de Georges W. Bush ont tant contri­bué. Le suc­cès du dis­cours de Tariq Rama­dan auprès des jeunes géné­ra­tions, au-delà des contro­verses qui l’entourent, est la mani­fes­ta­tion type de cette recherche d’une nou­velle manière auto­nome et digne d’être musul­man ici.

Ces contro­verses méritent d’ailleurs que l’on s’y arrête parce que, à leur manière, elles illus­trent ce que Hubert Védrine appelle l’occi­den­ta­lisme, terme par lequel il carac­té­rise un état de la pen­sée d’un Occi­dent qui se sent mena­cé par la mon­tée en puis­sance d’autres pôles d’influence que le sien et qui ne sup­porte pas cette situa­tion. Par­mi les intel­lec­tuels empreints des Lumières, plus d’un s’est lais­sé empor­ter par cette sorte d’idéologie dans le contexte de peur engen­dré par le ter­ro­risme. Face à un musul­man moder­ni­sa­teur comme Tariq Rama­dan, ils ne cherchent pas à dis­cer­ner com­ment, avec d’évidentes dif­fi­cul­tés, l’islam s’adapte au contexte euro­péen, mais plu­tôt à débus­quer ce qui, dans ses pro­pos, peut être consi­dé­ré comme un double lan­gage, une soli­da­ri­té dis­si­mu­lée avec l’islam tra­di­tion­nel qu’il faut combattre.

Or, de cette façon, on ne fait rien d’autre que d’entretenir la convic­tion du carac­tère for­cé­ment sédi­tieux de la mino­ri­té musul­mane d’Europe. On fait comme si on ne savait rien des ten­sions que tous les dis­cours théo­lo­giques nova­teurs sus­citent entre ceux qui les pro­fèrent et les ins­tances concur­rentes dans le contrôle de l’orthodoxie de n’importe quelle confes­sion éta­blie. Tariq Rama­dan, pour en res­ter à son exemple, n’est-il pas expo­sé aux mêmes dif­fi­cul­tés et hési­ta­tions que les théo­lo­giens catho­liques pro­gres­sistes qui, lorsqu’ils s’efforcent de pro­duire une pen­sée nova­trice for­cé­ment dis­si­dente, doivent néan­moins pré­ser­ver leur légi­ti­mi­té vis-à-vis du centre doc­tri­nal romain ? Périlleux exer­cice d’équilibre on en convien­dra, mais qui est propre à toute période de tran­si­tion. Lorsqu’on s’obstine à ne pas l’admettre, comme c’est le cas dans les écrits de Caro­line Fou­rest, on ali­mente la polé­mique au sujet du com­mu­nau­ta­risme dont on ne se demande pas si, comme forme de socia­bi­li­té illé­gi­time, ce ne serait pas une image inven­tée pour ali­men­ter la peur. À par­tir d’une moder­ni­té qui ne par­vient à se pen­ser qu’au tra­vers d’une dis­pa­ri­tion de la reli­gion, on pré­co­nise l’homogénéité cultu­relle des socié­tés euro­péennes en fai­sant abs­trac­tion des iden­ti­tés par­ti­cu­lières. Autre­ment dit, on cherche à se débar­ras­ser de la diver­si­té cultu­relle en blin­dant ces socié­tés contre les trans­for­ma­tions pro­duites par l’histoire qui, évi­dem­ment, ne nous a pas deman­dé la per­mis­sion pour se produire.

Si l’on revient à l’islam en géné­ral, on peut dire que, pour ce seg­ment de la popu­la­tion, il a effec­ti­ve­ment joué le rôle si bien décrit par Hein­rich Heine lorsqu’il dit de la reli­gion qu’elle consti­tue une patrie por­ta­tive. Car si du côté des anciens Euro­péens, c’est le maté­riau sym­bo­lique mis à dis­po­si­tion par l’État-nation qui four­nit le sup­port pri­vi­lé­gié de la réac­ti­va­tion iden­ti­taire, du côté des nou­veaux entrants, c’est le maté­riau cultu­ro-reli­gieux qui consti­tue la prin­ci­pale res­source sur laquelle l’identité peut comp­ter. Ceci parce qu’en situa­tion d’expatriation, la reli­gion consti­tue un bien sym­bo­lique que les immi­grés gardent en propre et qu’on ne peut leur ravir. Elle n’est pas à elle seule l’expression de l’identité, mais un de ses ingré­dients intimes qui inter­vient dans la recons­ti­tu­tion d’une image esti­mable de soi. La reli­gion peut être vue comme un appa­reil intel­lec­tuel capable d’expliquer leur alté­ri­té aux immi­grés et qui, en cer­tains lieux pré­cis comme les mos­quées, leur per­met de se sen­tir chez eux. La mise en place de tels espaces dans l’architecture des villes chré­tiennes par­ti­cipe à leur nou­velle iden­ti­té : les heures de prière et la fré­quen­ta­tion de ces espaces pro­curent un sens à une vie par ailleurs déstruc­tu­rée. Elles revêtent une grande impor­tance dans la mesure où les musul­mans peuvent non seule­ment y prier, mais s’y retrou­ver ensemble pour for­mer une communauté.

Évi­dem­ment, dans la mesure où beau­coup d’entre eux ne sont deve­nus ou rede­ve­nus pra­ti­quants qu’en arri­vant en Europe, les tenants de la laï­ci­té peuvent trou­ver la chose irri­tante et exi­ger d’en limi­ter la visi­bi­li­té. Pour­tant, faut-il conduire les exi­gences de l’assimilation jusqu’à invi­ter ces pra­ti­quants iden­ti­taires à une conver­sion agnos­tique ? D’un point de vue laïque, on peut sans doute voir l’affirmation musul­mane dans l’espace public comme une forme de poli­ti­sa­tion de la reli­gion. Mais il fau­drait alors tout autant s’interroger sur les pri­vi­lèges de l’appartenance à la culture natio­nale qui est aus­si une forme de poli­ti­sa­tion d’un bien sym­bo­lique dont les autoch­tones béné­fi­cient. Fon­da­men­ta­le­ment, il faut se deman­der s’il est plus rai­son­nable de pré­tendre que la reli­gion relève de la seule sphère pri­vée de l’existence que d’exiger une totale dépo­li­ti­sa­tion de la culture. Les espaces publics n’ont jamais consti­tué des ter­ri­toires neutres, mais un ensemble de repères socio­cul­tu­rels signi­fiant pour les groupes qui l’habitent. L’espace urbain est certes expres­sif de la culture de ceux qui l’ont pro­duit par le pas­sé. Mais il doit l’être aus­si pour ceux qui conti­nuent de le pro­duire et qui, au tra­vers de leurs oppo­si­tions et négo­cia­tions, par­viennent à le conce­voir comme le lieu des échanges où se construit leur monde com­mun.

Des craintes qui subsistent

L’islam fait irré­ver­si­ble­ment par­tie du pano­ra­ma reli­gieux euro­péen. Et son spectre doc­tri­nal couvre, comme dans les autres confes­sions, des posi­tions allant du conser­va­tisme au pro­gres­sisme théo­lo­gique. Il n’y a là aucune ano­ma­lie. Il reste que, mal­gré les efforts de ceux qui, par­mi ses élites intel­lec­tuelles, cherchent à l’adapter à son nou­veau cadre, deux craintes se réex­priment régu­liè­re­ment chez de nom­breux Euro­péens insé­cu­ri­sés par la pré­sence des musul­mans. Elles s’énoncent comme suit : d’une part, l’islam demeure empreint d’une vision théo­cra­tique du monde qui n’admet pas une véri­table sépa­ra­tion entre l’Église et l’État ; d’autre part, la loi cora­nique n’admet guère plus ou très dif­fi­ci­le­ment les droits de la per­sonne en tant que droits indi­vi­duels uni­ver­sels invio­lables. Or, il s’agit là de deux axes sur les­quels se fondent les socié­tés démo­cra­tiques. Et dans la mesure où le cou­rant sala­fiste reste une source d’inspiration dif­fuse de l’islam actuel et qu’il fait pré­ci­sé­ment du res­pect du prin­cipe théo­cra­tique et de la subor­di­na­tion des indi­vi­dus aux inté­rêts com­mu­nau­taires la pierre de touche de la vraie reli­gion, cela consti­tue bien enten­du une ques­tion : faut-il voir les musul­mans d’Europe comme des étran­gers cultu­rels capables de com­pro­mis ou plu­tôt comme des enne­mis reli­gieux de la démo­cra­tie ? Car même si plu­sieurs obser­va­teurs qua­li­fiés ont des rai­sons d’affirmer que les mani­fes­ta­tions vio­lentes du sala­fisme doivent être per­çues comme les ultimes convul­sions his­to­riques d’un cré­do reli­gieux sans ave­nir, qui, de plus en plus d’ailleurs, ne par­vient à mani­fes­ter ses ambi­tions que dans les par­ties du monde où l’islam se déchire lui-même, il reste que la ten­ta­tive d’attentat du 25 décembre 2009 sur le vol Amster­dam-Detroit met en lumière l’actualité que garde sa volon­té de nuire à ses enne­mis lointains.

Il ne faut pas refu­ser cette ques­tion et dire trop rapi­de­ment que poser le pro­blème en ces termes équi­vaut à tom­ber dans l’islamophobie, der­nier ava­tar du racisme. Outre le fait que l’accusation de racisme est expé­di­tive lorsqu’on dis­cute de la com­plexi­té cultu­relle du monde contem­po­rain, elle s’avère radi­ca­le­ment super­fi­cielle lorsqu’il s’agit de dis­cer­ner ce que seront les voies du pro­grès dans le domaine des liber­tés qui peuvent et doivent être repen­sées dans les démo­cra­ties deve­nues cultu­rel­le­ment hété­ro­gènes. Ce qu’il faut éclair­cir, ce n’est évi­dem­ment pas de savoir si l’islam en soi est capable ou non de sor­tir du théo­cra­tisme. Car il n’existe pas d’islam en soi qui serait immuable. Comme toutes les reli­gions, il est un pro­duit des cultures humaines, il vit dans l’histoire, change et est capable de nou­veaux déve­lop­pe­ments. Ce qui demande éclair­cis­se­ment, c’est si l’inspiration qu’y dif­fuse le sala­fisme ne fera pas peser dura­ble­ment sur lui une ser­vi­tude fidéiste. On serait alors en face d’une reli­gion pro­vi­soi­re­ment inapte à pas­ser les tran­sac­tions néces­saires à sa coexis­tence avec le libé­ra­lisme poli­tique qui ins­pire la démocratie.

On ne peut, en effet, tenir pour négli­geable le fait que, depuis trois siècles au moins, le libé­ra­lisme poli­tique est le cou­rant prin­ci­pal qui anime la vie col­lec­tive dans les socié­tés occi­den­tales. En amont du sys­tème tech­nique de repré­sen­ta­tion poli­tique dont le libé­ra­lisme est le res­sort, la démo­cra­tie est en effet une culture qui fonde une vision du monde où le genre humain lui-même est l’auteur res­pon­sable de ses condi­tions de vie. On y admet la diver­si­té des opi­nions et on y valo­rise même les désac­cords parce qu’on y voit la source d’un dyna­misme et d’une liber­té que l’Ancien Régime ne par­ve­nait pas à assu­rer. On peut donc dire que la culture démo­cra­tique est aus­si une sorte de méta­phy­sique qui repose sur un ordre sécu­la­ri­sé et éman­ci­pé du pou­voir de la reli­gion. Par la valo­ri­sa­tion du plu­ra­lisme, conçu comme une dia­lec­tique entre des désac­cords légi­times cher­chant néan­moins à débou­cher dans un consen­sus qui se trouve non pas der­rière mais devant nous, c’est en dehors de tout dog­ma­tisme et par l’intégration conflic­tuelle entre des convic­tions non uni­fiées au départ que, dans cette culture du débat, on cherche à par­ve­nir à la bonne vie.

Le spectre du communautarisme

Face à cela, la crainte que le sala­fisme ins­pire est celle d’un enfer­me­ment dans un com­mu­nau­ta­risme théo­cra­tique. Il y a péril com­mu­nau­ta­riste dès lors qu’un tis­su de rela­tions char­gées d’affects et un cer­tain degré d’engagement à l’égard de normes par­ta­gées par les indi­vi­dus appar­te­nant à un groupe par­ti­cu­lier font que ceux-ci n’établissent de rap­ports avec les auto­ri­tés du pays où ils vivent qu’à tra­vers les hié­rar­chies de leur com­mu­nau­té qui s’avère oppres­sive en ne per­met­tant pas que les indi­vi­dus soient res­pec­tés dans tous les aspects de leur per­son­na­li­té et du genre de vie qu’ils vou­draient mener. Or, faire de l’individu seul le fon­de­ment de toute légi­ti­mi­té poli­tique consti­tue la matrice dis­tinc­tive de la démo­cra­tie. On peut par consé­quent par­ler d’une emprise com­mu­nau­ta­riste lorsque les droits (cultu­rels notam­ment) appar­tiennent non pas aux indi­vi­dus mais au groupe qui prime sur les per­sonnes. Ces der­nières ne peuvent alors pas s’affirmer comme res­pon­sables et libres de dis­po­ser d’elles-mêmes.

En est-on tou­te­fois là avec les com­mu­nau­tés musul­manes d’Europe ? Sous le mode de la pro­vo­ca­tion — qui donne cepen­dant à réflé­chir — ne pour­rait-on pas dire que, au contraire, par­mi les musul­mans d’ici, il n’y a pas trop, mais trop peu de com­mu­nau­ta­risme ? On les voit en effet pro­fon­dé­ment divi­sés entre eux, fré­quen­tant des mos­quées dif­fé­rentes selon leurs natio­na­li­tés et les sous-ensembles spi­ri­tuels de l’islam aux­quels ils se rat­tachent (mais qu’on s’empresse tou­te­fois de qua­li­fier péjo­ra­ti­ve­ment de sectes). Pour cette rai­son, ils ne par­viennent pas à s’entendre en vue de béné­fi­cier d’avantages com­pa­rables à ceux que les croyants des autres cultes (et même le qua­si-culte de la laï­ci­té orga­ni­sée en Bel­gique) ont obte­nus en confiant leurs inté­rêts à ces sortes d’associations com­mu­nau­taires que sont les Églises, consis­toires et fédé­ra­tions confes­sion­nelles. Or, pour en reve­nir aux exi­gences de la démo­cra­tie, on voit bien en cela qu’elle ne doit pas néces­sai­re­ment être conçue comme excluant la par­ti­ci­pa­tion des citoyens à la vie publique au tra­vers des groupes inter­mé­diaires que consti­tuent les com­mu­nau­tés d’opinions que l’État sou­tient comme des foyers légi­times d’expression de la diver­si­té culturelle.

Il faut consta­ter cepen­dant que, au cours des trente der­nières années, une rhé­to­rique se déployant dans un cadre intel­lec­tuel anti­com­mu­nau­ta­riste a presque inter­dit de mesu­rer et réflé­chir les termes réels dans les­quels s’y pré­sen­tait ce péril. Rabat­tue dans une fic­tion uni­ta­riste pré­sen­tant les socié­tés euro­péennes comme des ensembles dis­po­sant d’un déno­mi­na­teur com­mun qui défi­nit de manière indis­cu­table l’opposition entre l’archaïsme et la civi­li­sa­tion, l’évocation posi­tive des par­ti­cu­la­rismes y est deve­nue sus­pecte en regard de ce que doivent être les exi­gences de l’intégration de tous dans la même matrice. Or, une telle fic­tion uni­ta­riste empêche d’admettre que la démo­cra­tie n’a don­né nais­sance jusqu’ici qu’à une citoyen­ne­té impar­faite. C’est-à-dire, comme les débats tou­jours actuels sur la démo­cra­tie en témoignent, à un type d’accomplissement poli­tique qui, au tra­vers d’une mul­ti­pli­ci­té d’identifications sociales qui relient entre eux les indi­vi­dus en même temps qu’elles les opposent, ne par­vient à n’assurer que pro­vi­soi­re­ment une mai­trise jugée accep­table de leur lien col­lec­tif. En d’autres termes, que l’intégration démo­cra­tique n’a jamais été une réa­li­té fixe et ache­vée, qu’elle reste, aujourd’hui comme hier, conflic­tuelle. C’est même, on l’a vu, une ver­tu qu’on lui recon­nait en disant que, s’il faut certes admettre que l’État orga­nise la socié­té civile, il faut en même temps conce­voir que la socié­té civile en phase de recom­po­si­tion pénètre l’État pour y faire émer­ger de nou­veaux par­ti­cu­la­rismes dont le débat démo­cra­tique doit tenir compte. Dans cette optique qui admet que la citoyen­ne­té n’est pas une chose défi­ni­ti­ve­ment arrê­tée, mais une pra­tique his­to­rique, la ques­tion des com­mu­nau­tés par­ti­cu­lières et de leur éven­tuel com­mu­nau­ta­risme demande un autre trai­te­ment que celui de l’accusation à prio­ri qui en exa­gère la menace en vue de la conjurer.

Si l’on veut appor­ter une réponse dépas­sion­née à la ques­tion du com­mu­nau­ta­risme que l’on asso­cie à l’islam, il faut com­men­cer par en dégon­fler le poids poten­tiel en rap­pe­lant que, dans son cas comme dans celui des autres confes­sions reli­gieuses, ce que les socio­logues de la reli­gion appellent la croyance sans appar­te­nance est fort répan­due : dans l’Union euro­péenne, sur les 15 mil­lions de per­sonnes cultu­rel­le­ment ori­gi­naires du monde musul­man, il n’y a que 45% d’entre elles qui se disent croyantes et 25% qui affirment fré­quen­ter une mos­quée, c’est-à-dire un lieu d’où éma­ne­raient d’éventuelles consignes com­mu­nau­ta­ristes. Que, par ailleurs, cette croyance sans appar­te­nance inten­si­fie vrai­sem­bla­ble­ment le nombre de ceux qui, par­mi les habi­tués des mos­quées, entre­tiennent une dis­tance entre leurs com­por­te­ments et les éven­tuelles consignes dif­fu­sées par les porte-paroles de l’institution reli­gieuse. On sait que l’un des traits de l’islam en Europe réside dans le fait que la situa­tion des immi­grés s’est tra­duite par une mon­tée en impor­tance de la pra­tique reli­gieuse (plus forte que dans les pays d’origine) et une mul­ti­pli­ca­tion du nombre de mos­quées, mais que cela n’a pas débou­ché dans des conduites isla­mistes, sauf chez quelques radi­caux. Il ne faut donc pas confondre le droit démo­cra­tique élé­men­taire de ne plus prier dans des caves ou de vieux garages avec une menace com­mu­nau­ta­riste. Et faut-il voir du com­mu­nau­ta­risme dans le fait que ceux qui confortent actuel­le­ment la digni­té morale des nou­veaux membres des caté­go­ries sociales les plus faibles — tâche qui est tra­di­tion­nel­le­ment accom­plie en Europe par les tra­vailleurs sociaux — soient deve­nus, par­mi les immi­grés musul­mans, des hommes de foi ? Cette prise en relais dans le sou­tien aux domi­nés dérange-t-elle parce qu’elle serait l’œuvre de théo­crates qui ne s’intéressent qu’accessoirement à la poli­tique plu­tôt que de démo­crates qui ne s’intéressent qu’accessoirement à la reli­gion ? Dans ce cas, ce serait bien plus la concep­tion occi­den­tale de la moder­ni­té que la pré­sence réelle du com­mu­nau­ta­risme qui en ferait craindre le spectre. De toute manière on voit mal, au sein des jeunes géné­ra­tions issues de l’immigration musul­mane dont les reven­di­ca­tions prin­ci­pales témoignent de leur adhé­sion mas­sive aux pro­ces­sus de l’individualisation carac­té­ris­tique de la culture occi­den­tale, ce qui ferait bar­rage à la ten­dance qui affecte tous les cultes : la démarche reli­gieuse, lorsqu’elle existe, ne s’exprime plus dans la confor­mi­té à des dogmes, mais dans l’authenticité recher­chée de l’expérience intime.

La redistribution des ressources symboliques en Europe

Pour com­prendre la signi­fi­ca­tion des ten­sions et conflits qu’entraine la pré­sence de l’islam en Europe, il convient de sou­li­gner que la pré­sence de l’immigration musul­mane fait par­tie, dans le cadre de la mon­dia­li­sa­tion, des moda­li­tés post­co­lo­niales du peu­ple­ment euro­péen. C’est donc aus­si une situa­tion de come back des autres où les sym­boles comptent pour beau­coup. De la mul­ti­re­li­gio­si­té sur le conti­nent, on peut dire qu’elle est le pre­mier pro­ces­sus post­co­lo­nial signi­fi­ca­tif qui fait appa­raitre au centre de l’ancien monde impé­rial ce qui avait été mar­gi­na­li­sé. La charge des repré­sen­ta­tions qui accom­pagnent ces retrou­vailles entre ex-men­tors colo­niaux et ex-pupilles colo­ni­sés sur les ex-ter­ri­toires métro­po­li­tains contient un conten­tieux émo­tif évident.

Pour les anciens Euro­péens, la nou­velle situa­tion inau­gure en fait un contexte de redis­tri­bu­tion des res­sources sym­bo­liques. Sur ce qu’ils consi­dèrent comme leur ter­ri­toire, ils se voient dépos­sé­dés du mono­pole des codes cultu­rels qu’ils s’étaient habi­tués à assi­mi­ler au pro­grès et à la seule moder­ni­té pos­sible : la leur. Ils s’inquiètent donc de la menace que font peser sur leurs valeurs ceux qu’ils assi­milent sans grand dis­cer­ne­ment aux isla­mistes. Le rêve de civi­li­sa­tion qu’ils avaient entre­te­nu et asso­cié à la sym­bo­lique des mis­sions chré­tiennes s’effondre et n’apparait plus que sous les traits d’une logique de domi­na­tion cultu­relle. Ils réa­lisent qu’ils sont en train de perdre leur mono­pole cultu­rel et qu’il va fal­loir dis­cu­ter avec les autres. Pour­tant, plus qu’une menace isla­miste, c’est le fait que les anciens colo­ni­sés entendent par­ti­ci­per à la recon­fi­gu­ra­tion de l’espace public ici qui les incite à par­ler d’un péril com­mu­nau­ta­riste. De cette façon, ils dénient à la mino­ri­té musul­mane la pos­si­bi­li­té de véhi­cu­ler dans leur patri­moine civique et cultu­rel la moindre chose qui pour­rait être utile dans le deve­nir euro­péen. Or, n’est-ce pas là per­pé­tuer les pré­ten­tions du vieil uni­ver­sa­lisme cultu­rel de l’Europe qui avait ser­vi à légi­ti­mer l’épopée colo­niale ? De cette manière, on n’entend pas ce contre quoi met en garde l’anthropologue indo-amé­ri­cain Arjun Appa­du­rai lorsqu’il sug­gère que le grand défi pour la réflexion aujourd’hui est non pas tel­le­ment de pen­ser l’après-colonialisme, mais plu­tôt de par­ve­nir à pen­ser autre­ment après le colo­nia­lisme. Car il n’y a plus de ratio­na­li­té impé­riale, domi­nante et abs­trai­te­ment uni­ver­selle, impli­quant une véri­té unique. Et parce qu’aucun des groupes mis en copré­sence n’est plus à même d’être lui-même indé­pen­dam­ment des autres, pour tous il est deve­nu impos­sible de vivre en dehors d’une forme réflé­chie de recon­nais­sance des dif­fé­rentes iden­ti­tés cultu­relles et religieuses.

  1. 5 mil­lions en France, 4 mil­lions en Alle­magne, plus de 2 mil­lions au Royaume-Uni, près d’1 mil­lion en Ita­lie et en Espagne, 0,8 mil­lion aux Pays-Bas, 0,4 mil­lion en Bel­gique et en Suisse.
  2. Le sala­fisme (de salaf : pieux ancêtres) est né au sein de l’islam arabe au XIXe siècle. Son influence s’est exer­cée sur des géné­ra­tions suc­ces­sives de musul­mans vou­lant réfor­mer leur reli­gion. Intel­lec­tuel­le­ment très ouvert à l’origine et se don­nant une généa­lo­gie plau­sible — celle de l’humanisme théo­cen­trique de la cité de Médine —, il s’est impo­sé comme l’héritier contem­po­rain de l’islam. Il a cepen­dant connu bien des divi­sions internes qui sont entrées en com­pé­ti­tion jusqu’à mas­quer son ins­pi­ra­tion pre­mière. En elles se sont cepen­dant expri­més les sen­ti­ments de frus­tra­tion des musul­mans colo­ni­sés, par­ti­cu­liè­re­ment durant les guerres de libé­ra­tion. Ce sont aus­si les espé­rances déçues de la période ulté­rieure qui per­mettent de com­prendre ce qui reste du sala­fisme aujourd’hui : une gnose au sein de grou­pe­ments fana­tiques qui s’accusent mutuel­le­ment d’être à la source de désordres des­truc­teurs (fit­na) à l’intérieur même de l’islam : les uns sont quié­tistes et prônent une sorte d’apartheid volon­taire pour évi­ter la conta­mi­na­tion men­tale de l’Occident, tan­dis que d’autres n’excluent pas le recours à la vio­lence du dji­had armé pour par­ve­nir à la créa­tion de l’État musul­man qui redon­ne­rait vie au modèle médi­nois. C’est au sein de ce der­nier sala­fisme que cer­tains ont fina­le­ment bas­cu­lé dans le ter­ro­risme glo­bal mis en œuvre par Ous­sa­ma Ben Laden. Les masses popu­laires en quête d’identité n’ont guère été mobi­li­sées par ce dévoie­ment san­gui­naire. Ni en Europe ni ailleurs, elles ne sont can­di­dates à l’aventure révo­lu­tion­naire. Dans la mesure cepen­dant où l’islamisme radi­cal est par­ve­nu à faire valoir l’une ou l’autre vic­toire face aux régimes musul­mans auto­ri­taires et cor­rom­pus ou à l’Occident qui entre­tient l’humiliation des anciens colo­ni­sés, ces masses ont pu regar­der Ben Laden comme une sorte de Che Gue­va­ra oriental.
  3. C’est le cas en Bel­gique avec la publi­ca­tion par A. Des­texhe et Cl. Deme­lenne de leur Lettre aux pro­gres­sistes qui flirtent avec l’islam réac. Ces deux intel­lec­tuels ingé­nus réa­lisent qu’il existe une extrême droite musul­mane. La belle décou­verte ! Mais, pres­sés, les deux auteurs de ce libelle cèdent vite à ce qui peut contri­buer à l’affolement de leurs lec­teurs. Ils s’avèrent inca­pables de faire une dis­tinc­tion sérieuse entre conser­va­tisme musul­man et radi­ca­lisme isla­mique, ni de faire appa­raitre que ten­sions et conflic­tua­li­té sys­té­ma­tique ne sont pas les mêmes choses. Ils n’hésitent donc pas à dénon­cer les « pro­grès de l’islam radi­cal par­tout en Occi­dent » et les « périls du com­mu­nau­ta­risme ». Pour eux, « la Bel­gique est deve­nue un véri­table labo­ra­toire de l’islamisme ». Le sou­ci de com­prendre ce qui advient n’a qu’à se débrouiller avec ça !

Albert Bastenier


Auteur

Sociologue. Professeur émérite de l'université catholique de Louvain. Membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle depuis 1967. S'y est exprimé régulièrement sur les questions religieuses, les migrations et l'enseignement.