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Religion et immigration : l’islam en Europe
Les effets de la mondialisation ont débouché sur la présence d’une importante minorité d’origine musulmane. Visiblement, la chose ne va pas sans inquiétude ou même difficulté. Pour des raisons notamment religieuses, de part et d’autre, c’est une véritable question identitaire qui vient à se poser. Car contre toute attente, ce qui caractérise la nouvelle situation, c’est le rôle non déclinant de la religion dans le monde moderne. Mais, pour les Européens, c’est aussi l’entrée dans un nouveau contexte : celui d’une redistribution des ressources symboliques. Pour autant, est-il raisonnable d’agiter le spectre d’un communautarisme musulman ?
En Europe de l’ouest (l’ancienne Europe des Quinze), on est passé entre 1985 et 2005, grosso modo de 5 à 15 millions d’individus originaires de pays de culture islamique. Ce sont eux que l’on assimile aux musulmans d’Europe1, mais il s’agit là d’une catégorisation où intervient un évident arbitraire puisque l’on sait que si environ 45% d’entre eux disent être des musulmans croyants, 25% seulement affirment fréquenter une mosquée, tandis que 70% disent qu’ils pratiquent le ramadan. Mais comment dénombrer autrement ? Comme pour les autres confessions religieuses, la traçabilité de l’appartenance religieuse des musulmans est une question complexe. De tels chiffres ne servent qu’à fixer un ordre de grandeur de la réalité en face de laquelle nous nous trouvons. Ils montrent cependant que certaines formes d’identification religieuse peuvent exister sans que, pour autant, la religiosité soit intense ou même existante. Il importe d’avoir la chose à l’esprit lorsqu’on s’interroge sur les fonctions que peuvent remplir les références religieuses dans la vie collective.
Ces 15 millions de musulmans représentent 4% de la population des pays correspondants. Cela peut paraitre dérisoire en regard de l’émoi identitaire que suscite leur présence. En effet, il ne se passe guère de semaine sans que les médias n’y consacrent l’une ou l’autre rubrique inquiète. Une telle fréquence a quelque chose de compulsif, révélatrice de l’importance psychologique qu’ont les représentations que nous nous faisons des musulmans et de nous-mêmes. Mais surtout de ce que c’est bien d’une question identitaire qu’il faut parler, individuelle et collective. Car dans le contexte culturel sans précédent de la mondialisation, les identités se meuvent dans une relation à la différence au sein de laquelle elles sont mises à l’épreuve. Parce qu’y est atteinte cette composante particulièrement sensible que sont nos origines culturo-religieuses, on peut parler de la crainte d’une colonisation de l’intime. Il n’y a toutefois en cela rien de vraiment étonnant. Les anthropologues ont souligné depuis longtemps que la religion est associée aux affects de la socialisation initiale et familiale et que, pour cette raison, elle fait partie des choses intimement identitaires. Identités religieuses et culturelles sont même à ce point mêlées qu’il est bien difficile d’établir entre elles une distinction analytique pertinente. C’est pour cela que l’obédience spirituelle se révèle capable de perdurer loin au-delà des démarches explicites d’affiliation confessionnelle. Les matrices religieuses gardent une remarquable puissance d’imprégnation culturelle et, dans les débats sur le pluralisme, même les individus acquis aux idéaux de la laïcité font régulièrement référence aux racines islamiques ou chrétiennes de leur appartenance.
Une question identitaire
Ainsi, même sur le continent européen sécularisé où tant de gens estiment être sortis de la religion, elle demeure une catégorie étonnamment autoritaire de la pensée et continue à fournir un cadre qui ordonne entre eux les individus et les groupes. C’est ce qu’a montré le débat sur l’identité nationale en France qui a rapidement tourné en un débat sur l’islam, l’initiative populaire sur les minarets en Suisse et, en Belgique dans le cadre des Assises de l’interculturalité, la relance de la controverse sur le foulard islamique par ceux qui veulent exprimer ce que devrait être une conception satisfaisante de l’identité laïque.
Comprendre l’ampleur de cette question identitaire demande d’abord qu’on la replace sur l’arrière-fond de ce qu’est devenu le phénomène migratoire au cours des dernières décennies. Ce furent celles de la mondialisation dont le ressort fut certes d’abord économique, mais loin de pouvoir y être réduit. L’histoire met la vie collective en œuvre à la manière d’un tout complexe où intervient une multiplicité d’influences — économiques certes, mais aussi politiques et culturelles — qui s’enveloppent mutuellement. C’est ce tout que la mondialisation a diffusé à large échelle. Les médias ont évidemment joué à plein pour que l’attractivité du mode de vie européen s’adjoigne à la persistance des inégalités entre le Nord et le Sud. Qu’aurait-il fallu de plus pour intensifier les déplacements intercontinentaux d’hommes, de femmes et même d’enfants mis en mouvement aussi bien par l’aspiration à un mieux-être culturel, politique et même religieux que par un désir de satisfaction matérielle ?
Les zones du monde où l’idée de migration s’est développée se sont ainsi considérablement étendues pour recouvrir de nombreux pays d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Asie qui — la chose exige d’être prise en compte — furent dans bien des cas d’anciennes colonies européennes. En même temps qu’il s’étendait, le phénomène migratoire s’est aussi complexifié quant à ses motivations, avec pour résultat d’agglomérer des projets très divers. Tout cela permet de penser que l’ère des grands mouvements de population ne fait sans doute que commencer dans un monde où les aspirations économiques se lient plus qu’hier à d’autres et où le déplacement, en ce qu’il permet de les satisfaire, devient une sorte de mode de vie. La mondialisation peut alors être comprise comme une force qui donne l’impulsion à une déterritorialisation de l’existence humaine. On assiste à la manifestation postmoderne d’une sorte de nouveau nomadisme dont on ne voit pas très bien, malgré ses côtés négatifs, ce qui pourrait l’arrêter. Les frontières, au lieu de contenir les gens, sont devenues des enceintes qu’il s’agit de franchir légalement ou illégalement.
Mais la tonalité inédite qui préside aux migrations, pour être bien comprise, doit aussi être perçue comme celle de l’ère postcoloniale et de l’après-division du monde en deux blocs idéologiques qui avaient puissamment contribué à fixer géographiquement les populations. Dès lors, même si le ressort principal de la mondialisation est bien celui du marché, ce ne sont surement plus, comme on aime encore à le croire en Europe, les seuls impératifs de la distribution spatiale de la main‑d’œuvre qui permettent de comprendre la logique actuelle des migrations : on dénombrait officiellement 18 millions d’immigrés dans l’UE 15 en l’an 2000 et, sans que le marché de l’emploi européen en soit la cause principale, on en dénombre actuellement entre 28 et 30 millions. Au cours des dix dernières années dans l’UE 27, le solde migratoire annuel s’est multiplié par trois pour s’élever à 1,8 million de personnes, plus qu’aux États-Unis où il se situe à environ 1 million. Et les données d’Eurostat permettent de dire que, compte tenu des taux de natalité dans le vieux continent, toute croissance démographique future sera à mettre au seul crédit des migrants. Plus même : que sans immigration, l’UE 27 verrait sa population décroitre de 43 millions d’individus à l’horizon 2050 (de 495 à 452 millions).
La nouvelle donne du peuplement européen
Pour l’éminente démographe qu’est Mme Tribalat (INED), on a là un véritable processus de substitution démographique et, selon son expression suggestive, en l’absence d’une hypothétique revivification de la fécondité des Européens, l’immigration constitue une sorte de médicament à vie que le continent s’administre pour parer à sa dénatalité et à son vieillissement. Elle souligne, en outre, qu’une telle immigration suppose des répercussions importantes sur la construction des codes qui régissent la vie collective. Elle a surement raison. Toutefois, plutôt que de voir les immigrés, comme elle le fait, tels des pièces rapportées dans le système européen, la lucidité n’exigerait-elle pas d’admettre que ce sont les sources du peuplement continental qui sont en train de fondamentalement se redéfinir ? Et que l’on assiste à une nouvelle donne dans la manière qu’a le vieux continent de se peupler — ou plutôt se repeupler — par flux migratoires permanents. Une nouvelle donne aussi parce que, en devenant un facteur décisif du mouvement démographique, ces migrations refaçonnent, tant de manière qualitative que quantitative, la trame profonde du tissu social. Il s’élargit en raison du nombre de personnes qui s’y rassemblent, mais aussi de leurs origines culturelles multiples. C’est donc d’un nouveau pluralisme culturel et d’un cosmopolitisme de masse, jamais connus antérieurement, qu’il faut prendre acte. Même si la nature des échanges sociaux en est modifiée et que cette situation paraît pleine de risques et déplaisante aux yeux de beaucoup, l’enjeu n’est plus de s’affirmer pour ou contre. Car le processus est en marche et il n’est pas en notre pouvoir de le faire disparaitre.
Advient ainsi une période de redéfinition des liens et des valeurs communes, des devoirs et des solidarités que chacun se reconnait vis-à-vis des groupements sociaux dont il fait partie ou auxquels il aspire s’agréger. Évidemment, tant parmi les nouveaux arrivants que parmi les anciens Européens, cela ne peut se dérouler en dehors d’une galvanisation des inquiétudes liées à de nouveaux besoins d’identification. La mise en contact de références culturelles hétérogènes, surdéterminée par le contentieux colonial où le rôle du christianisme ne fut pas mince, permet de comprendre certains accents spécifiques de la nouvelle question identitaire : parce que, dès le moment du désenchantement à l’égard du messianisme socialiste, le rôle idéologique de l’islam dans les pays d’où proviennent ces migrants s’est affirmé, il s’agit aussi d’une confrontation religieuse.
Du côté des anciens Européens, c’est la conception de l’autochtonie qui s’en ressent d’abord. Elle ne peut plus être investie des mêmes significations sociales avantageuses qu’hier parce que l’inclusion des nouveaux arrivants tend à dépouiller les nationaux des privilèges exclusifs dont leurs États les dotaient. L’expérience est ici celle d’une perte : il n’y a plus d’espace politique où on puisse dire avec certitude comme antérieurement nous sommes chez nous. L’État-nation avait permis l’appropriation d’un lieu dans lequel, désormais, l’étranger vient s’inscrire et fait découvrir que le monde dans lequel nous habitons n’est jamais totalement le nôtre. Mais c’est aussi le retournement de la situation religieuse au sein du vieux continent qui est source de désarroi : hier, même parmi les agnostiques, on s’y pensait symboliquement investi d’une mission civilisatrice universelle d’où l’inspiration chrétienne n’était pas absente, tandis qu’aujourd’hui le christianisme y décline et on éprouve le sentiment d’être envahi par la religion des autres, longtemps considérée comme inférieure. La présence de l’étranger résonne ainsi dans l’ordre des États-nations dont elle révèle la précarité en même temps qu’elle réveille les attentes placées dans sa force symbolique.
Du côté des nouveaux entrants, c’est la terre natale qui s’éloigne et une forme de civilité qui s’estompe qui viennent s’associer aux incertitudes au sujet de l’issue finale de leur démarche. L’absence de mobilité sociale pour les membres de la fraction postcoloniale de l’immigration fut notoire au cours des dernières décennies. Elle a eu pour conséquence de confisquer, pour eux et pour leurs enfants, l’espérance d’un avenir meilleur. Face à quoi, les États européens ont continué à tenir un discours sur l’intégration qui n’a en réalité aucun horizon à offrir dès lors que rien ne change dans leur condition d’exclus. Or, la marginalité durable a pour conséquence presque inévitable la formation de communautés du transplant au sein desquelles la dimension religieuse joue un rôle important dans la reconquête d’une dignité personnelle. Dans le cas des musulmans, ces communautés permettent d’entretenir l’idée que l’Occident, technologiquement triomphant, est cependant sans force morale et qu’il devra bien finir par admettre la supériorité de l’islam. Le djihad spirituel y trouve ses titres de noblesse. Et ce n’est certainement pas le discours de la laïcité occidentale qui pourrait les aider à reconstruire leur identité dans l’exil. Les mots intégration (sous-entendu : à laquelle ils sont rétifs) et laïcité (sous-entendu : pour qu’ils sortent de l’archaïsme culturel) ne font rien d’autre que faire peser sur eux une lourde suspicion.
Les reconstructions identitaires reposent ainsi, de part et d’autre, sur la recherche d’une dignité civique s’appuyant sur de la dignité culturelle. On est là dans un registre qui combine des intérêts économiques et politiques avec des arguments symboliques. Parce que le nouveau cosmopolitisme dote réactivement les identités culturelles d’une valence sociale bien plus intense qu’elles n’en avaient antérieurement, la religion est susceptible d’intervenir comme l’un des facteurs qui permet aux gens dont la religiosité est forte, faible ou même nulle, de retrouver des principes d’affirmation d’eux-mêmes dans ce qu’ils sont ou tentent de devenir dans le monde qui se globalise.
Le rôle non déclinant de la religion
En prévoyant de belles perspectives pour les référentiels religieux dans l’histoire sociale bouleversée du siècle naissant, le grand anthropologue américain et connaisseur de l’islam Clifford Geertz avait bien perçu ce type de phénomène. La religion, disait-il, n’y sera pas cette chose déclinante dont, en raison de présupposés évolutionnistes, la culture occidentale avait cru pouvoir annoncer le déclin inexorable. La marche de la société moderne vers l’indifférence religieuse ne constitue pas la tendance dominante et, tout au contraire, on peut d’ores et déjà observer que, jamais en Europe depuis les guerres de religion liées à la Réforme, les évènements politiques et sociaux n’ont été aussi marqués par des divergences culturo-religieuses. Et ceci en particulier parce que les migrations se sont accrues au cours du dernier demi-siècle et que, de ce fait, les différences culturelles à l’intérieur des sociétés européennes n’ont fait que s’accentuer en même temps que, séparés de leurs sociétés d’origine, beaucoup d’acteurs religieux purent réagir avec plus d’autonomie par rapport au poids des éléments figés de leur contexte culturel initial.
Les conflits sociaux exprimés directement en termes religieux ont dès lors pu se faire plus fréquents, comme le montrent les tensions qui, avec l’islam en Europe, durent depuis plus de vingt ans : l’affaire Rushdie au Royaume-Uni et la stupeur provoquée par la fatwa de prétention universaliste contre l’écrivain prononcée par l’imam Khomeiny, l’interminable affaire du voile islamique en France auquel il ne fut mis légalement un terme qu’à l’aide d’une paradoxale modification de l’ancien droit commun, l’assassinat du cinéaste Théo Van Gogh en Hollande lors de la sortie de son documentaire hostile à l’islam, les retombées diplomatiques qu’eurent les caricatures de Mahomet au Danemark, les propos grossiers de Silvio Berlusconi qui furent considérés comme des outrages à l’islam ainsi que ceux, pour le moins maladroits, de Benoit XVI à Ratisbonne au sujet d’une violence liée au manque de rationalité dans l’islam.
Les migrations vers l’Europe ont donc introduit des tensions allant jusqu’au meurtre et il faut bien constater que les dogmatismes religieux y interviennent directement. La lutte contre le relativisme que l’actuel pontife romain s’est fixée pour mission, tout comme la prétention de l’islamisme radical à se donner pour l’expression de la religion des peuples opprimés, ne permettent pas actuellement d’espérer de leur part une plus grande modestie. Il y a dans ces dogmatismes des prétentions universalistes abstraites qui, intellectuellement, datent d’avant la mondialisation. Elles sont d’une évidente anachronie en ce qu’elles continuent de méconnaitre ce que l’intelligence théologique aurait à prendre en charge pour ne pas déboucher dans des impasses et faire face aux tensions qui découlent de la coprésence de multiples traditions religieuses concurrentes sur la même scène historique.
En répandant ses symboles de mobilité dans tous les domaines, la mondialisation change la façon dont les hommes et les femmes se représentent et habitent le monde. Il y a partout des situations culturellement transformées, des dérèglements dans les codes sociaux, de nouveaux cadres de perception et des horizons moraux auxquels il faut chercher à donner un sens. Le cas de l’islam n’est certainement pas unique, mais néanmoins exemplaire puisque, aussi bien à l’intérieur de ses territoires traditionnels d’Afrique et d’Asie qu’au sein de sa diaspora européenne, on voit ses membres tenter de diverses manières de redonner une interprétation religieuse à ce qui disparait ou apparait sur la scène sociale. En ce sens, la mondialisation constitue une situation pleine de difficultés, mais en même temps une source de liberté pour les musulmans, dont le radicalisme politique n’est que l’une des expressions et certainement pas la plus répandue. À vrai dire, sa situation transformée n’amène l’islam à faire que ce que font aujourd’hui toutes les traditions religieuses : procurer des références justificatrices, stabilisatrices ou transformatrices, dans des situations où les individus et les groupes doivent se connecter à des horizons plus vastes. Et parce que les gens ne sont plus aussi étroitement liés qu’hier au contexte culturo-territorial où leur religion s’était originairement développée, on peut dire avec Clifford Geertz que jamais depuis la Réforme et les Lumières, la lutte à propos du sens général des choses et des croyances religieuses qui peuvent fonder ce sens n’a été aussi aigüe, large et ouverte qu’aujourd’hui.
L’islam européen et les identités
En Europe, les rapports que l’islam transplanté entretient avec les identités individuelles et collectives transparaissent au travers d’une diversification de ses expressions. On y retrouve bien entendu les formes traditionnelles de son organisation spirituelle, mystique ou conversionniste militante. Pour les qualifier, le discours européen s’est souvent contenté d’utiliser génériquement les termes d’intégrisme, de fondamentalisme, d’islamisme et finalement de salafisme2, faisant ainsi référence au pôle d’identification que peuvent représenter pour les musulmans d’ici les divers mouvements qui, dans les pays d’origine ou sur la scène internationale, mènent une action radicale par laquelle ils veulent résister à l’envahissement de la modernité occidentale et s’opposer aux gouvernements musulmans locaux qui, disent-ils, trahissent l’islam. Or, s’il est indéniable qu’en raison d’un manque cruel de cadres intellectuels au sein de l’immigration, bien des yeux se sont tournés à un moment ou l’autre vers ce pôle, les faits montrent que l’impact que cela a eu à l’intérieur du périmètre européen est resté extrêmement limité. Et ceci malgré le rôle influent de l’outil électronique dont disposent de très nombreux musulmans d’Europe qui accèdent aux messages de l’islam virtuel que diffuse le web. Ce n’est en fait que de manière ponctuelle et localisée que certains milieux activistes inspirés par le salafisme se sont manifestés sur le continent à partir des années nonante. Ce fut notoirement le cas avec les actes terroristes de Madrid en mars 2004 et de Londres en juillet 2005. Cependant, si au sein de la nébuleuse des musulmans de l’intérieur tous ne sont pas restés insensibles aux influences de l’islam de l’extérieur, les musulmans d’Europe ont généralement affirmé que l’islam radical n’était pas leur islam.
Si malgré cela on peut dire qu’une fraction importante des musulmans d’ici s’est repliée au sein d’un islam réactionnaire dont l’opinion publique européenne s’inquiète, il faut préciser de quoi on parle. Ce geste de repli bien réel s’est en fait traduit dans des pratiques bien plus triviales qu’on ne l’affirme. Parmi les immigrés originaires du Maghreb, elles se sont manifestées dans le développement du mouvement Tabligh jusqu’à la fin des années nonante et, parmi les immigrés originaires de Turquie, dans le succès du mouvement Nurculuk. Mais pour éviter la confusion entre les conséquences et les causes, comme ne le font pas les leadeurs des partis xénophobes et certains libellistes pressés qui croient faire œuvre de salubrité publique en ameutant l’opinion à propos du nouvel ennemi de l’intérieur que seraient ces musulmans puritains et littéralistes3, il s’impose d’observer que si ces mouvements populaires stigmatisent certes l’erreur ou l’ignorance de toute obédience religieuse autre que la leur, ils demeurent toutefois sur un terrain qui s’abstient de tout engagement politique et condamnent le terrorisme. Ce que leurs adeptes attendent surtout, c’est d’être dotés d’un bouclier contre les souffrances de la dépossession de soi, de pouvoir faire référence à une communauté propre qui remet de l’ordre dans l’environnement et restaure l’autorité des chefs de famille à l’égard des femmes et des jeunes générations. Même si cela ne correspond pas aux conceptions européennes du progrès et de la modernité, il s’agit cependant de tout autre chose que d’un dévoiement politique sanguinaire ou même de ce que l’on appelle, un peu vite et comme pour se faire peur, le péril communautariste. Si l’on doit admettre qu’une telle référence communautaire a pu conduire certaines familles musulmanes à imposer le foulard à leurs filles, faut-il y voir plus de communautarisme que dans le cas des familles catholiques qui imposaient la messe du dimanche à leurs enfants ?
De plus, ce qui se déroule au sein de l’islam populaire européen ne saurait être réduit aux conduites de repli défensif dont on vient de parler. Les effets de la transplantation entrainent aussi que les croyants n’ont plus comme seul horizon de référence le vieux fond localiste de leur islam d’origine, villageois, régional, ni même national. Leur vision des choses se transforme à partir du cadre supranationalisé et en réseau qu’instaure la mondialisation. Avec le soutien de diverses organisations islamiques internationales, c’est au sein même des formes les plus classiques de la vie religieuse que se développe une circulation d’individus, d’idées et de pratiques produisant des appartenances qui, en même temps qu’elles construisent des liens de réhabilitation, contribuent à faire sortir les référents religieux de leur insularité originaire. La chose est perceptible, par exemple, dans la multiplication du nombre de ceux qui accomplissent le pèlerinage à La Mecque. Ce dernier les oriente, si traditionnels qu’ils soient au départ, vers un point de vue religieux bien plus global qu’autrefois. La mondialisation agit ainsi dans une perspective qui produit des internationalistes d’un nouveau style. Loin de se rétracter dans une direction ethno-communautaire, leur identité se dilate au contraire.
Ces expressions de l’islam classique ont répondu aux besoins des générations immigrées les plus anciennes. Mais se manifestent également de nouveaux courants spirituels et des groupements dont les orientations sont plus directement centrées sur les nouveaux besoins théologiques des jeunes musulmans d’ici. Différentes expressions renouvelées du soufisme sont apparues ainsi que des tentatives de réponse aux exigences de ce que serait un islam européen proprement dit. Un islam qui ne serait plus celui d’individus humiliés qui, entre domination et résistance, ont été longtemps obligés de s’inventer un monde séparé, à eux, mais subalterne. Un nouvel islam cherchant à ne plus dépendre des gestionnaires de l’identité traditionnelle que furent les cadres religieux d’origine externe que les pays d’émigration exportaient volontiers au sein de leur diaspora, ni de l’emprise des fatwas actuellement adressées aux musulmans expatriés via différents sites internet. Un islam qui cherche les voies du futur en sortant des passions victimaires et des blocages mentaux auxquels le 11 septembre d’Oussama Ben Laden et les réactions sécuritaires de l’Amérique de Georges W. Bush ont tant contribué. Le succès du discours de Tariq Ramadan auprès des jeunes générations, au-delà des controverses qui l’entourent, est la manifestation type de cette recherche d’une nouvelle manière autonome et digne d’être musulman ici.
Ces controverses méritent d’ailleurs que l’on s’y arrête parce que, à leur manière, elles illustrent ce que Hubert Védrine appelle l’occidentalisme, terme par lequel il caractérise un état de la pensée d’un Occident qui se sent menacé par la montée en puissance d’autres pôles d’influence que le sien et qui ne supporte pas cette situation. Parmi les intellectuels empreints des Lumières, plus d’un s’est laissé emporter par cette sorte d’idéologie dans le contexte de peur engendré par le terrorisme. Face à un musulman modernisateur comme Tariq Ramadan, ils ne cherchent pas à discerner comment, avec d’évidentes difficultés, l’islam s’adapte au contexte européen, mais plutôt à débusquer ce qui, dans ses propos, peut être considéré comme un double langage, une solidarité dissimulée avec l’islam traditionnel qu’il faut combattre.
Or, de cette façon, on ne fait rien d’autre que d’entretenir la conviction du caractère forcément séditieux de la minorité musulmane d’Europe. On fait comme si on ne savait rien des tensions que tous les discours théologiques novateurs suscitent entre ceux qui les profèrent et les instances concurrentes dans le contrôle de l’orthodoxie de n’importe quelle confession établie. Tariq Ramadan, pour en rester à son exemple, n’est-il pas exposé aux mêmes difficultés et hésitations que les théologiens catholiques progressistes qui, lorsqu’ils s’efforcent de produire une pensée novatrice forcément dissidente, doivent néanmoins préserver leur légitimité vis-à-vis du centre doctrinal romain ? Périlleux exercice d’équilibre on en conviendra, mais qui est propre à toute période de transition. Lorsqu’on s’obstine à ne pas l’admettre, comme c’est le cas dans les écrits de Caroline Fourest, on alimente la polémique au sujet du communautarisme dont on ne se demande pas si, comme forme de sociabilité illégitime, ce ne serait pas une image inventée pour alimenter la peur. À partir d’une modernité qui ne parvient à se penser qu’au travers d’une disparition de la religion, on préconise l’homogénéité culturelle des sociétés européennes en faisant abstraction des identités particulières. Autrement dit, on cherche à se débarrasser de la diversité culturelle en blindant ces sociétés contre les transformations produites par l’histoire qui, évidemment, ne nous a pas demandé la permission pour se produire.
Si l’on revient à l’islam en général, on peut dire que, pour ce segment de la population, il a effectivement joué le rôle si bien décrit par Heinrich Heine lorsqu’il dit de la religion qu’elle constitue une patrie portative. Car si du côté des anciens Européens, c’est le matériau symbolique mis à disposition par l’État-nation qui fournit le support privilégié de la réactivation identitaire, du côté des nouveaux entrants, c’est le matériau culturo-religieux qui constitue la principale ressource sur laquelle l’identité peut compter. Ceci parce qu’en situation d’expatriation, la religion constitue un bien symbolique que les immigrés gardent en propre et qu’on ne peut leur ravir. Elle n’est pas à elle seule l’expression de l’identité, mais un de ses ingrédients intimes qui intervient dans la reconstitution d’une image estimable de soi. La religion peut être vue comme un appareil intellectuel capable d’expliquer leur altérité aux immigrés et qui, en certains lieux précis comme les mosquées, leur permet de se sentir chez eux. La mise en place de tels espaces dans l’architecture des villes chrétiennes participe à leur nouvelle identité : les heures de prière et la fréquentation de ces espaces procurent un sens à une vie par ailleurs déstructurée. Elles revêtent une grande importance dans la mesure où les musulmans peuvent non seulement y prier, mais s’y retrouver ensemble pour former une communauté.
Évidemment, dans la mesure où beaucoup d’entre eux ne sont devenus ou redevenus pratiquants qu’en arrivant en Europe, les tenants de la laïcité peuvent trouver la chose irritante et exiger d’en limiter la visibilité. Pourtant, faut-il conduire les exigences de l’assimilation jusqu’à inviter ces pratiquants identitaires à une conversion agnostique ? D’un point de vue laïque, on peut sans doute voir l’affirmation musulmane dans l’espace public comme une forme de politisation de la religion. Mais il faudrait alors tout autant s’interroger sur les privilèges de l’appartenance à la culture nationale qui est aussi une forme de politisation d’un bien symbolique dont les autochtones bénéficient. Fondamentalement, il faut se demander s’il est plus raisonnable de prétendre que la religion relève de la seule sphère privée de l’existence que d’exiger une totale dépolitisation de la culture. Les espaces publics n’ont jamais constitué des territoires neutres, mais un ensemble de repères socioculturels signifiant pour les groupes qui l’habitent. L’espace urbain est certes expressif de la culture de ceux qui l’ont produit par le passé. Mais il doit l’être aussi pour ceux qui continuent de le produire et qui, au travers de leurs oppositions et négociations, parviennent à le concevoir comme le lieu des échanges où se construit leur monde commun.
Des craintes qui subsistent
L’islam fait irréversiblement partie du panorama religieux européen. Et son spectre doctrinal couvre, comme dans les autres confessions, des positions allant du conservatisme au progressisme théologique. Il n’y a là aucune anomalie. Il reste que, malgré les efforts de ceux qui, parmi ses élites intellectuelles, cherchent à l’adapter à son nouveau cadre, deux craintes se réexpriment régulièrement chez de nombreux Européens insécurisés par la présence des musulmans. Elles s’énoncent comme suit : d’une part, l’islam demeure empreint d’une vision théocratique du monde qui n’admet pas une véritable séparation entre l’Église et l’État ; d’autre part, la loi coranique n’admet guère plus ou très difficilement les droits de la personne en tant que droits individuels universels inviolables. Or, il s’agit là de deux axes sur lesquels se fondent les sociétés démocratiques. Et dans la mesure où le courant salafiste reste une source d’inspiration diffuse de l’islam actuel et qu’il fait précisément du respect du principe théocratique et de la subordination des individus aux intérêts communautaires la pierre de touche de la vraie religion, cela constitue bien entendu une question : faut-il voir les musulmans d’Europe comme des étrangers culturels capables de compromis ou plutôt comme des ennemis religieux de la démocratie ? Car même si plusieurs observateurs qualifiés ont des raisons d’affirmer que les manifestations violentes du salafisme doivent être perçues comme les ultimes convulsions historiques d’un crédo religieux sans avenir, qui, de plus en plus d’ailleurs, ne parvient à manifester ses ambitions que dans les parties du monde où l’islam se déchire lui-même, il reste que la tentative d’attentat du 25 décembre 2009 sur le vol Amsterdam-Detroit met en lumière l’actualité que garde sa volonté de nuire à ses ennemis lointains.
Il ne faut pas refuser cette question et dire trop rapidement que poser le problème en ces termes équivaut à tomber dans l’islamophobie, dernier avatar du racisme. Outre le fait que l’accusation de racisme est expéditive lorsqu’on discute de la complexité culturelle du monde contemporain, elle s’avère radicalement superficielle lorsqu’il s’agit de discerner ce que seront les voies du progrès dans le domaine des libertés qui peuvent et doivent être repensées dans les démocraties devenues culturellement hétérogènes. Ce qu’il faut éclaircir, ce n’est évidemment pas de savoir si l’islam en soi est capable ou non de sortir du théocratisme. Car il n’existe pas d’islam en soi qui serait immuable. Comme toutes les religions, il est un produit des cultures humaines, il vit dans l’histoire, change et est capable de nouveaux développements. Ce qui demande éclaircissement, c’est si l’inspiration qu’y diffuse le salafisme ne fera pas peser durablement sur lui une servitude fidéiste. On serait alors en face d’une religion provisoirement inapte à passer les transactions nécessaires à sa coexistence avec le libéralisme politique qui inspire la démocratie.
On ne peut, en effet, tenir pour négligeable le fait que, depuis trois siècles au moins, le libéralisme politique est le courant principal qui anime la vie collective dans les sociétés occidentales. En amont du système technique de représentation politique dont le libéralisme est le ressort, la démocratie est en effet une culture qui fonde une vision du monde où le genre humain lui-même est l’auteur responsable de ses conditions de vie. On y admet la diversité des opinions et on y valorise même les désaccords parce qu’on y voit la source d’un dynamisme et d’une liberté que l’Ancien Régime ne parvenait pas à assurer. On peut donc dire que la culture démocratique est aussi une sorte de métaphysique qui repose sur un ordre sécularisé et émancipé du pouvoir de la religion. Par la valorisation du pluralisme, conçu comme une dialectique entre des désaccords légitimes cherchant néanmoins à déboucher dans un consensus qui se trouve non pas derrière mais devant nous, c’est en dehors de tout dogmatisme et par l’intégration conflictuelle entre des convictions non unifiées au départ que, dans cette culture du débat, on cherche à parvenir à la bonne vie.
Le spectre du communautarisme
Face à cela, la crainte que le salafisme inspire est celle d’un enfermement dans un communautarisme théocratique. Il y a péril communautariste dès lors qu’un tissu de relations chargées d’affects et un certain degré d’engagement à l’égard de normes partagées par les individus appartenant à un groupe particulier font que ceux-ci n’établissent de rapports avec les autorités du pays où ils vivent qu’à travers les hiérarchies de leur communauté qui s’avère oppressive en ne permettant pas que les individus soient respectés dans tous les aspects de leur personnalité et du genre de vie qu’ils voudraient mener. Or, faire de l’individu seul le fondement de toute légitimité politique constitue la matrice distinctive de la démocratie. On peut par conséquent parler d’une emprise communautariste lorsque les droits (culturels notamment) appartiennent non pas aux individus mais au groupe qui prime sur les personnes. Ces dernières ne peuvent alors pas s’affirmer comme responsables et libres de disposer d’elles-mêmes.
En est-on toutefois là avec les communautés musulmanes d’Europe ? Sous le mode de la provocation — qui donne cependant à réfléchir — ne pourrait-on pas dire que, au contraire, parmi les musulmans d’ici, il n’y a pas trop, mais trop peu de communautarisme ? On les voit en effet profondément divisés entre eux, fréquentant des mosquées différentes selon leurs nationalités et les sous-ensembles spirituels de l’islam auxquels ils se rattachent (mais qu’on s’empresse toutefois de qualifier péjorativement de sectes). Pour cette raison, ils ne parviennent pas à s’entendre en vue de bénéficier d’avantages comparables à ceux que les croyants des autres cultes (et même le quasi-culte de la laïcité organisée en Belgique) ont obtenus en confiant leurs intérêts à ces sortes d’associations communautaires que sont les Églises, consistoires et fédérations confessionnelles. Or, pour en revenir aux exigences de la démocratie, on voit bien en cela qu’elle ne doit pas nécessairement être conçue comme excluant la participation des citoyens à la vie publique au travers des groupes intermédiaires que constituent les communautés d’opinions que l’État soutient comme des foyers légitimes d’expression de la diversité culturelle.
Il faut constater cependant que, au cours des trente dernières années, une rhétorique se déployant dans un cadre intellectuel anticommunautariste a presque interdit de mesurer et réfléchir les termes réels dans lesquels s’y présentait ce péril. Rabattue dans une fiction unitariste présentant les sociétés européennes comme des ensembles disposant d’un dénominateur commun qui définit de manière indiscutable l’opposition entre l’archaïsme et la civilisation, l’évocation positive des particularismes y est devenue suspecte en regard de ce que doivent être les exigences de l’intégration de tous dans la même matrice. Or, une telle fiction unitariste empêche d’admettre que la démocratie n’a donné naissance jusqu’ici qu’à une citoyenneté imparfaite. C’est-à-dire, comme les débats toujours actuels sur la démocratie en témoignent, à un type d’accomplissement politique qui, au travers d’une multiplicité d’identifications sociales qui relient entre eux les individus en même temps qu’elles les opposent, ne parvient à n’assurer que provisoirement une maitrise jugée acceptable de leur lien collectif. En d’autres termes, que l’intégration démocratique n’a jamais été une réalité fixe et achevée, qu’elle reste, aujourd’hui comme hier, conflictuelle. C’est même, on l’a vu, une vertu qu’on lui reconnait en disant que, s’il faut certes admettre que l’État organise la société civile, il faut en même temps concevoir que la société civile en phase de recomposition pénètre l’État pour y faire émerger de nouveaux particularismes dont le débat démocratique doit tenir compte. Dans cette optique qui admet que la citoyenneté n’est pas une chose définitivement arrêtée, mais une pratique historique, la question des communautés particulières et de leur éventuel communautarisme demande un autre traitement que celui de l’accusation à priori qui en exagère la menace en vue de la conjurer.
Si l’on veut apporter une réponse dépassionnée à la question du communautarisme que l’on associe à l’islam, il faut commencer par en dégonfler le poids potentiel en rappelant que, dans son cas comme dans celui des autres confessions religieuses, ce que les sociologues de la religion appellent la croyance sans appartenance est fort répandue : dans l’Union européenne, sur les 15 millions de personnes culturellement originaires du monde musulman, il n’y a que 45% d’entre elles qui se disent croyantes et 25% qui affirment fréquenter une mosquée, c’est-à-dire un lieu d’où émaneraient d’éventuelles consignes communautaristes. Que, par ailleurs, cette croyance sans appartenance intensifie vraisemblablement le nombre de ceux qui, parmi les habitués des mosquées, entretiennent une distance entre leurs comportements et les éventuelles consignes diffusées par les porte-paroles de l’institution religieuse. On sait que l’un des traits de l’islam en Europe réside dans le fait que la situation des immigrés s’est traduite par une montée en importance de la pratique religieuse (plus forte que dans les pays d’origine) et une multiplication du nombre de mosquées, mais que cela n’a pas débouché dans des conduites islamistes, sauf chez quelques radicaux. Il ne faut donc pas confondre le droit démocratique élémentaire de ne plus prier dans des caves ou de vieux garages avec une menace communautariste. Et faut-il voir du communautarisme dans le fait que ceux qui confortent actuellement la dignité morale des nouveaux membres des catégories sociales les plus faibles — tâche qui est traditionnellement accomplie en Europe par les travailleurs sociaux — soient devenus, parmi les immigrés musulmans, des hommes de foi ? Cette prise en relais dans le soutien aux dominés dérange-t-elle parce qu’elle serait l’œuvre de théocrates qui ne s’intéressent qu’accessoirement à la politique plutôt que de démocrates qui ne s’intéressent qu’accessoirement à la religion ? Dans ce cas, ce serait bien plus la conception occidentale de la modernité que la présence réelle du communautarisme qui en ferait craindre le spectre. De toute manière on voit mal, au sein des jeunes générations issues de l’immigration musulmane dont les revendications principales témoignent de leur adhésion massive aux processus de l’individualisation caractéristique de la culture occidentale, ce qui ferait barrage à la tendance qui affecte tous les cultes : la démarche religieuse, lorsqu’elle existe, ne s’exprime plus dans la conformité à des dogmes, mais dans l’authenticité recherchée de l’expérience intime.
La redistribution des ressources symboliques en Europe
Pour comprendre la signification des tensions et conflits qu’entraine la présence de l’islam en Europe, il convient de souligner que la présence de l’immigration musulmane fait partie, dans le cadre de la mondialisation, des modalités postcoloniales du peuplement européen. C’est donc aussi une situation de come back des autres où les symboles comptent pour beaucoup. De la multireligiosité sur le continent, on peut dire qu’elle est le premier processus postcolonial significatif qui fait apparaitre au centre de l’ancien monde impérial ce qui avait été marginalisé. La charge des représentations qui accompagnent ces retrouvailles entre ex-mentors coloniaux et ex-pupilles colonisés sur les ex-territoires métropolitains contient un contentieux émotif évident.
Pour les anciens Européens, la nouvelle situation inaugure en fait un contexte de redistribution des ressources symboliques. Sur ce qu’ils considèrent comme leur territoire, ils se voient dépossédés du monopole des codes culturels qu’ils s’étaient habitués à assimiler au progrès et à la seule modernité possible : la leur. Ils s’inquiètent donc de la menace que font peser sur leurs valeurs ceux qu’ils assimilent sans grand discernement aux islamistes. Le rêve de civilisation qu’ils avaient entretenu et associé à la symbolique des missions chrétiennes s’effondre et n’apparait plus que sous les traits d’une logique de domination culturelle. Ils réalisent qu’ils sont en train de perdre leur monopole culturel et qu’il va falloir discuter avec les autres. Pourtant, plus qu’une menace islamiste, c’est le fait que les anciens colonisés entendent participer à la reconfiguration de l’espace public ici qui les incite à parler d’un péril communautariste. De cette façon, ils dénient à la minorité musulmane la possibilité de véhiculer dans leur patrimoine civique et culturel la moindre chose qui pourrait être utile dans le devenir européen. Or, n’est-ce pas là perpétuer les prétentions du vieil universalisme culturel de l’Europe qui avait servi à légitimer l’épopée coloniale ? De cette manière, on n’entend pas ce contre quoi met en garde l’anthropologue indo-américain Arjun Appadurai lorsqu’il suggère que le grand défi pour la réflexion aujourd’hui est non pas tellement de penser l’après-colonialisme, mais plutôt de parvenir à penser autrement après le colonialisme. Car il n’y a plus de rationalité impériale, dominante et abstraitement universelle, impliquant une vérité unique. Et parce qu’aucun des groupes mis en coprésence n’est plus à même d’être lui-même indépendamment des autres, pour tous il est devenu impossible de vivre en dehors d’une forme réfléchie de reconnaissance des différentes identités culturelles et religieuses.
- 5 millions en France, 4 millions en Allemagne, plus de 2 millions au Royaume-Uni, près d’1 million en Italie et en Espagne, 0,8 million aux Pays-Bas, 0,4 million en Belgique et en Suisse.
- Le salafisme (de salaf : pieux ancêtres) est né au sein de l’islam arabe au XIXe siècle. Son influence s’est exercée sur des générations successives de musulmans voulant réformer leur religion. Intellectuellement très ouvert à l’origine et se donnant une généalogie plausible — celle de l’humanisme théocentrique de la cité de Médine —, il s’est imposé comme l’héritier contemporain de l’islam. Il a cependant connu bien des divisions internes qui sont entrées en compétition jusqu’à masquer son inspiration première. En elles se sont cependant exprimés les sentiments de frustration des musulmans colonisés, particulièrement durant les guerres de libération. Ce sont aussi les espérances déçues de la période ultérieure qui permettent de comprendre ce qui reste du salafisme aujourd’hui : une gnose au sein de groupements fanatiques qui s’accusent mutuellement d’être à la source de désordres destructeurs (fitna) à l’intérieur même de l’islam : les uns sont quiétistes et prônent une sorte d’apartheid volontaire pour éviter la contamination mentale de l’Occident, tandis que d’autres n’excluent pas le recours à la violence du djihad armé pour parvenir à la création de l’État musulman qui redonnerait vie au modèle médinois. C’est au sein de ce dernier salafisme que certains ont finalement basculé dans le terrorisme global mis en œuvre par Oussama Ben Laden. Les masses populaires en quête d’identité n’ont guère été mobilisées par ce dévoiement sanguinaire. Ni en Europe ni ailleurs, elles ne sont candidates à l’aventure révolutionnaire. Dans la mesure cependant où l’islamisme radical est parvenu à faire valoir l’une ou l’autre victoire face aux régimes musulmans autoritaires et corrompus ou à l’Occident qui entretient l’humiliation des anciens colonisés, ces masses ont pu regarder Ben Laden comme une sorte de Che Guevara oriental.
- C’est le cas en Belgique avec la publication par A. Destexhe et Cl. Demelenne de leur Lettre aux progressistes qui flirtent avec l’islam réac. Ces deux intellectuels ingénus réalisent qu’il existe une extrême droite musulmane. La belle découverte ! Mais, pressés, les deux auteurs de ce libelle cèdent vite à ce qui peut contribuer à l’affolement de leurs lecteurs. Ils s’avèrent incapables de faire une distinction sérieuse entre conservatisme musulman et radicalisme islamique, ni de faire apparaitre que tensions et conflictualité systématique ne sont pas les mêmes choses. Ils n’hésitent donc pas à dénoncer les « progrès de l’islam radical partout en Occident » et les « périls du communautarisme ». Pour eux, « la Belgique est devenue un véritable laboratoire de l’islamisme ». Le souci de comprendre ce qui advient n’a qu’à se débrouiller avec ça !