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Réinventer la neutralité culturelle de l’État belge
Comment comprendre les exigences de la neutralité de l’État belge dans la gestion des faits culturels contemporains ? À cet égard, un détour par les compromis qui furent ceux de « l’unionisme belge » en 1830 demeure instructif. Cela dans la mesure où l’exigence de la laïcité n’y fut pas totalement rencontrée et que la question linguistique y fut traitée sans esprit de compromis. On comprend mieux à partir de là en quoi le compromis est une structure constitutive de l’action politique. Et que tant le nouveau pluralisme de la société belge que l’esprit de la démocratie exigent une négociation pacificatrice loin d’être aboutie.
La Belgique est un ensemble étatique qui, depuis ses origines en 1830, agrège au moins deux communautés ethno-identitaires distinctes, latine et germanique. À cet égard, la question de la neutralité culturelle de l’État n’y est assurément pas une nouveauté. Si l’on tient compte de l’observation de Tocqueville, pour lequel la vie entière d’une société est à bien des égards marquée par les conditions de sa formation initiale, la chose demande d’être soulignée. Car les fragilités identitaires actuelles de ce pays dont l’État reste faible trouvent bel et bien leur source dans les ambigüités déjà présentes à ses débuts dans ce que l’on a appelé l’«unionisme belge ». Il s’est agi du compromis initial passé entre les élites politiques de l’époque, libérales d’un côté et catholiques de l’autre, lorsqu’il fallut donner une Constitution à la nouvelle entité politique. Essentiellement francophones, ces élites agirent certes en fonction de la nécessité de présenter un front commun face aux puissances européennes tutélaires du moment (Nandrin, 2010), mais aussi à partir de ce que, dans le contexte du XIXe siècle, il était possible de comprendre des implications de l’idée de liberté.
Laïcité : un combat inachevé
Lors de la rupture entre le nouvel État et le royaume des Pays-Bas, les auteurs de la Constitution n’ont pas repris en sa totalité la volonté de laïcisation que souhaitaient obtenir les libéraux radicaux de l’époque. Dans une Europe qui restait marquée par les guerres de religion qui avaient déchiré le continent, c’est l’idée de compromis qui prévalut : pas de concordat avec Rome, mais pas de séparation explicite non plus entre l’Église et l’État. On accepta d’inscrire l’Église dans un État moderne dont elle soit séparée, où elle ne recevait aucun privilège politique, mais bénéficiait néanmoins d’une liberté d’action totale (Sägesser, 2011) et d’un soutien financier. Et si la liberté de l’enseignement figura comme l’une des pièces maitresses de la délibération constitutionnelle, c’est parce qu’à l’époque la question de l’école représentait presque à elle seule tous les enjeux de la modernité. Pour les libéraux, la liberté dans ce domaine était celle des droits humains et de la laïcité qui devaient permettre l’émancipation vis-à-vis de l’Église, tandis que pour les catholiques elle signifiait l’affranchissement de toutes les entraves gouvernementales en matière d’éducation des jeunes générations que le despotisme éclairé de l’ancienne monarchie hollandaise avait voulu établir.
Les équivoques de cet accord restèrent présentes dans la transcription légale du compromis et ne manquèrent pas, ultérieurement, d’ouvrir la porte à des controverses durables et même à des tensions parfois violentes dans la Belgique indépendante. Elles ne prirent fin qu’en 1958, lorsque les partis politiques signèrent un nouveau compromis, celui du « Pacte scolaire » qui, garantissant la neutralité de l’État par le libre choix des parents dans le domaine de l’éducation, permit le développement d’une quasi-égalité des réseaux scolaires tant « officiel » que « libre ». Cependant, ce nouveau compromis ne mena que vers ce qu’un bon connaisseur du pays qualifie de « clivage Église-État pacifié plutôt que dépassé » (de Coorebyter, 2008). Cela parce que le monde chrétien conserve une position très forte dans les domaines de l’enseignement ainsi que des choix éthiques, tandis que du côté de la laïcité on estime rester aux prises avec un combat inachevé : les idées directrices de la libre-pensée qui voudraient que l’ordre politique repose entièrement sur la raison des Lumières ne sont, en effet, pas parvenues à s’imposer pleinement au plan de la régulation de la vie collective.
Une revendication culturo-économique toujours à l’œuvre
L’autre dimension importante de la neutralité culturelle de l’État belge naissant aurait évidemment dû concerner la place dévolue à l’usage des langues française et flamande dans la vie publique. Ce ne fut toutefois guère l’objet d’une véritable problématisation en 1830. L’objectif de l’époque était moins celui de la liberté culturelle de la population que de l’ordre social imaginé par les possédants. L’emploi des langues fut certes garanti constitutionnellement, mais d’une manière « facultative », éloignée de tout esprit de compromis. Ce fut une sorte de concession provisoire dans un environnement où il semblait aller de soi que le français finirait par s’imposer à tous. Les constituants n’imaginaient pas que, de cette manière, ils ne faisaient rien d’autre que renforcer la position des classes dominantes. Ni que l’éveil rapide du mouvement flamand allait associer ses objectifs avec les développements du mouvement ouvrier ainsi qu’avec l’établissement du suffrage universel. Cette association allait cependant donner toute son ampleur à un courant de revendication culturo-économique toujours à l’œuvre aujourd’hui. À vrai dire, il y eut quelque chose d’époustouflant dans la durable cécité des francophones parmi lesquels, en qualifiant la question linguistique de « faux problème » (Mabille, 1986), on crut jusque dans les années 1960 pouvoir éviter tout véritable compromis. La chose a assurément favorisé un flamingantisme lui-même peu empreint d’esprit démocratique et qui, loin de s’atténuer au fil de ses conquêtes, s’est au contraire nourri de ses propres victoires. Aujourd’hui, après le compromis qui s’est exprimé au travers de six révisions constitutionnelles successives et la fédéralisation du pays, c’est là que demeure le foyer le plus important d’interrogation à propos de la survie du pays.
Le compromis, structure de l’action humaine
D’un point de vue théorique, ce premier cadrage de la question de la neutralité culturelle de l’État indique que si les compromis ne sont pas réductibles à une notion politique triviale ou opportuniste, dans leur historicité ils n’en restent pas moins des processus sociaux contingents. Leurs objectifs sont circonstanciels, révisables donc, et ils demandent que l’on demeure disponible à leur actualisation. Si les compromis sont à proprement parler une « structure de l’action humaine » qui se doit de prendre en charge les inévitables déchirements du lien social, ils sont néanmoins toujours faibles et révocables parce que redevables de l’état des choses dans lequel ils ont été adoptés. Ils sont par ailleurs exposés aux effets pervers que la rationalité elle-même peut engendrer. Enfin, ils ne font pas non plus toujours preuve de vertu parce qu’ils ne sont pas immunisés contre les ruses que les uns ou les autres peuvent y dissimuler. Principe organisateur de la pensée agissante, ils sont tendus entre, d’une part, une visée de sens universaliste qui justifie leur adoption et, d’autre part, leur rôle singulier dans le concret de l’action historique au sein de laquelle la conflictualité n’est jamais résorbable. En cela, refusant l’enfermement dans la dichotomie politique étroite « ami-ennemi » formulée par Carl Schmitt, ils ouvrent peut-être la voie vers plus d’humanité. Mais ils n’expriment pas pour autant l’absolu d’une vérité définitive. Et c’est sans doute parce qu’ils n’opèrent pas une réconciliation définitive de la pensée avec elle-même que certains, trop pessimistes peut-être, ne veulent y voir que la mise en scène d’un consensualisme forcé, celui de la raison procédurale que les régimes démocratiques répandent. La question est alors de savoir si d’une simple procédure peuvent dériver des principes émancipateurs. Car la procéduralisation, telle une foi dans la vérité qu’énonce le consensus, n’est-elle pas l’une des causes profondes de la fréquente léthargie des régimes démocratiques peu capables de se ressaisir en dehors des moments où des périls majeurs adviennent ?
Nouveau pluralisme culturel et neutralité de l’État
On peut en venir maintenant à la question du compromis et de la neutralité de l’État à l’égard des faits que suscite le nouveau pluralisme culturel de la Belgique.
Avec les développements du phénomène migratoire, les sources du peuplement du pays se sont sensiblement transformées. Ne s’y observe rien moins qu’une nouvelle donne démographique et culturelle puisque, parmi les résidents permanents, on compte désormais d’importantes minorités stabilisées originaires de pays de cultures « autres » dont les fractions aujourd’hui les plus importantes proviennent du Maghreb, de Turquie et, plus récemment, d’Afrique subsaharienne. Pour un total de plus de 500.000 personnes, elles sont donc de tradition sinon de confession musulmane. Ce qui s’est enclenché avec leur présence, c’est une importante recomposition des classes subalternes du pays en même temps que les relations qu’elles entretiennent avec les autres segments d’une société au sein de laquelle, de part et d’autre, intervient une ségrégation ethnique agissant comme l’héritage des stéréotypes de la période coloniale. À quoi il faut ajouter enfin que si, en temps ordinaires, les cultures différentes ne se rencontrent que rarement d’une manière pacifique, le trouble social qui découle de la coprésence sur le même territoire de groupes humains culturellement distincts et économiquement inégaux est actuellement intensifié par le climat idéologique et la violence du terrorisme que l’islamisme contemporain met internationalement en scène.
L’ensemble des facteurs qui viennent d’être évoqués a produit un élargissement non seulement quantitatif, mais également qualitatif de la société belge au sein de laquelle une sorte de « cosmopolitisme de masse » s’est instaurée. Elle rassemble désormais sur le même territoire une population irréversiblement composite dont les segments constitutifs sont porteurs chacun d’un contentieux politique, économique, mais aussi culturel. Par rapport à ce que fut la Belgique héritée du XIXe siècle, il faut bien constater que la mondialisation y a provoqué une requalification de la trame profonde de la vie collective. La phase historique actuellement vécue est à proprement parler celle d’une transition où l’on passe d’une société qui, malgré son hétérogénéité initiale, se voulait monoculturelle vers une société devenue multiculturelle.
Dans ce monde globalisé, on ne fait toutefois que commencer à prendre la mesure de la fin du monoculturalisme et à réévaluer les liens qui s’affirment de plus en plus entre les libertés individuelles et les appartenances culturelles. Appréhender ce fait en profondeur exigerait évidemment d’en venir intellectuellement à un autre paradigme que celui qui s’était imposé durant la période antérieure, celui des édifications nationales où l’idée d’homogénéité culturelle fut centrale. La pensée y était largement répandue qu’au toit politique d’un État national devait normalement correspondre une culture et une seule (Gellner, 1989). On a déjà souligné que cette exigence n’a pas été rencontrée sans provoquer des tensions dans l’histoire de la Belgique. Mais aujourd’hui, dans un contexte profondément transformé, la question du statut reconnu aux minorités issues de l’immigration réactualise la même question en l’intensifiant. Et il faut bien constater la faible capacité du monde politique à rechercher une solution stable dans ses rapports avec l’ethnique. D’une part parce que l’État national est une structure sociale qui n’a pas été conçue pour faire face à la diversité culturelle. Et, d’autre part, parce que l’un des handicaps traditionnels des populations immigrées est d’être faiblement dotées d’élites culturelles susceptibles d’être leurs porte-paroles représentatifs. C’est d’ailleurs à partir de là que l’on peut comprendre pourquoi la religion vient si rapidement s’adjoindre à l’ethnique. Pour les minorités culturelles qui campent au sein de sociétés d’accueil sans en faire véritablement partie, la religion endosse le rôle qu’a si bien compris Heinrich Heine en disant d’elle qu’elle est une « patrie portative ». Mais par là même, dans le contexte largement sécularisé des sociétés européennes, elle contribue à rebattre les cartes dans le domaine des rapports entre religion et laïcité. L’État s’y trouve réinterrogé sur sa capacité d’assurer la neutralité de l’espace public dont il est en principe le garant. Car aux yeux d’une large fraction de la population autochtone, cet espace paraît envahi et bouleversé par un processus de « désécularisation » que Gilles Keppel (1991) a appelé la « revanche de Dieu ».
Vers un nouveau compromis pacificateur ?
Aujourd’hui en Belgique, ces questions demeurent l’objet de controverses et même de tensions non encore surmontées. L’idée de compromis peut-elle contribuer à acheminer le pays vers une nouvelle « pacification culturelle » ? Elle a sans nul doute un rôle à jouer. La difficulté réside toutefois dans le fait que la passation de compromis suppose l’existence de parties constituées, d’interlocuteurs à même d’engager une négociation qui soit assurée d’avoir un effet dans leurs rangs. Or, c’est là que les choses coincent. La théorie politique du multiculturalisme a beau dire que les démocraties libérales seront désormais évaluées à partir de la manière dont elles traitent leurs minorités, la question reste posée de savoir en face de quels interlocuteurs se trouvent les États. Et dans le cas de l’État belge, il n’est pas évident que les choix opérés jusqu’ici aient été la meilleure manière d’y parvenir.
Durant une longue période, l’idée d’un compromis culturel entre majorité autochtone et minorité issue de l’immigration ne se posa même pas. En matière de religion et autres conduites culturellement distinctes dans l’espace public, il était attendu des immigrés qu’ils ne fassent rien d’autre que de se soumettre culturellement en adoptant les démarches significatives de ce qu’on appelle leur « intégration ». C’est-à-dire en faisant disparaitre de leurs conduites tout ce qui est susceptible de les faire apparaitre comme « minorité visible ». Rien d’autre en somme que la mise en œuvre de l’injonction d’homogénéité culturelle des comportements sur laquelle les État nationaux ont historiquement cherché à se bâtir.
À partir d’une telle vision des choses, on ne pouvait bien entendu pas attendre que s’amorce une quelconque réflexion relative à la transition d’une conception purement nationalitaire de l’État vers cette autre, plus actuelle, que serait celle d’un État « post-national ». C’est-à-dire capable de donner droit à l’irréversible présence d’importantes minorités culturelles. C’est pourquoi, tout au long des années 1970 à 2000, non seulement on ne fut guère attentif — sinon pour s’en plaindre — aux raisons pour lesquelles ladite « intégration » des dernières vagues migratoires ne se réalisait plus aussi facilement qu’autrefois, mais qu’on ne réalisa pas davantage que la période postcoloniale et l’accélération du contexte de la mondialisation plaçaient les sociétés européennes tout autrement qu’hier face à la question de la rencontre des cultures. En Belgique, on crut même que demeurait socialement d’actualité et politiquement bénéfique de confier à l’État l’initiative d’encadrer la destinée spirituelle des minorités musulmanes. Et parce que l’essor des flux migratoires suscitait plus de difficultés non prévues que d’acteurs locaux capables d’assumer la gestion des nouvelles logiques identitaires, on reproduisit tout simplement ce que l’on avait déjà fait par le passé avec les migrants italiens et espagnols : leur encadrement par un clergé importé des pays d’origine. Cette tutelle fut confiée initialement à la Ligue islamique mondiale. Cela paraissait favorable au contrôle des aspirations des masses populaires et perpétuait la tutelle religieuse que l’État belge avait veillé à donner aux populations migrantes successivement transplantées dans ce pays (Franzina, 1975). C’est le sens qu’a revêtu, après le statut d’interlocuteur privilégié accordé au Centre islamique et culturel de Belgique en 1968, la procédure de reconnaissance légale du culte musulman adoptée dès 1974.
Le processus d’institutionnalisation réelle de la religion musulmane n’a toutefois pas été sans difficultés et il n’est d’ailleurs pas encore totalement accompli. Plusieurs mesures concrètes de reconnaissance des mosquées locales et du financement des imans qui les desservent sont toujours en cours. Par ailleurs, le Centre islamique et culturel (sous obédience de l’Arabie saoudite) n’est pas parvenu à acquérir une légitimité suffisante parmi les populations principalement marocaine et turque, tandis que les tentatives de l’État belge de mettre en place un autre organe représentatif (l’Exécutif des musulmans de Belgique) se sont heurtées à des rivalités et querelles internes, propres aux différentes communautés croyantes elles-mêmes. À quoi sont venues s’ajouter enfin les craintes de l’État belge à l’égard d’une « politisation islamiste » au sein de ce culte. Une complexification ultime du processus a résulté des évolutions récentes des politiques migratoires qui se sont diversifiées au même rythme que celui de la fédéralisation de la Belgique (Adam, 2013). Mais ce qui a engendré le plus de répercussions contradictoires dans cette manière qu’eut l’État belge d’esquisser une première forme de compromis culturel avec sa minorité d’origine musulmane, c’est qu’en recherchant les interlocuteurs privilégiés pour y parvenir, il a confié à des agents externes la mission d’être les gestionnaires de leur identité. En ouvrant la porte à une logique concurrentielle de tels intervenants très divers et aux objectifs difficilement contrôlables, on n’a en réalité fait que renforcer l’idée, parmi les autochtones comme parmi les musulmans de Belgique, que ces derniers ne sont pas des citoyens tout à fait comme les autres. Et comme cela apparait clairement aujourd’hui, sans doute aurait-il été judicieux de s’interroger sur le sens que revêtirait à terme, surtout pour les jeunes générations, une telle délégation de pouvoir qui n’est pas neutre.
Ce qui est vécu comme un important enjeu de reconnaissance de leur identité par les musulmans de Belgique s’est cependant heurté à d’autres obstacles que ceux exposés jusqu’ici. Ils proviennent d’une crispation de la société belge elle-même. Ce fut et cela reste le cas, par exemple, avec la question du port du voile islamique ou de l’érection architecturale de certaines mosquées. La chose n’a pas manqué de réactualiser diverses tensions et conflits confessionnels plus anciens qui ont divisé les Belges eux-mêmes à propos de la position de l’État face aux expressions religieuses dans l’espace public. Dans la Belgique qui est un État neutre et non laïc comme l’est la France, on a vu ainsi que c’était au sein des organisations expressives des idéaux de la laïcité que l’irruption d’un islam visible engendrait les réactions les plus vives et même parfois une hostilité déclarée (Sägesser, 2010). Cela au point où il faut se demander si, en cette matière, la recherche du compromis dont on parle ici comme d’une chose nécessaire ne devrait pas s’établir (ou se rétablir) non pas d’abord entre la minorité musulmane et la société belge, mais entre des fractions catholique et libérale de la société belge qui prennent actuellement les immigrés en otages de leur ancien contentieux non entièrement apuré. Car bien des controverses présentes — dans lesquelles les musulmans demeurent la plupart du temps absents — donnent à penser que de fer de lance d’un progressisme culturel, le monde laïque craignant que l’islam ne devienne en Belgique un nouvel allié objectif du vieil ennemi clérical, s’est transformé en défenseur des acquis de la société laïcisée. Ce qui témoigne à sa manière de la difficulté pour les Belges de prendre la mesure des transformations culturelles du monde contemporain.
Repenser la signification de la laïcité en vue de parvenir à la hauteur des enjeux de la société multiculturelle s’avère une tâche non encore aboutie. Le nombrilisme culturel de la classe politique et de l’intelligentsia indique combien il reste difficile de se situer au niveau des valeurs qui seraient celles d’un compromis expressif du nouvel universalisme que l’ère de la mondialisation appelle. De son côté, la période postcoloniale où la rationalité occidentale ne peut plus être prise comme l’unique guide de l’émancipation humaine, rend un tel universalisme absolument nécessaire. Ce qui exige certes que du côté occidental de matrice chrétienne on en vienne à participer plus décisivement au dialogue et à la confrontation entre les cultures et des religions en s’appuyant sur la distinction propre au christianisme entre le temporel et le spirituel. Ce qui n’est rien d’autre que l’idéal de la laïcité. Mais qui exige aussi que la laïcité elle-même ne soit pas sacralisée au point de vouloir imposer le seul ordre de la raison dans l’espace public en ramenant les convictions religieuses au seul domaine de l’intime. Car à entendre certains représentants de la laïcité (Schreiber, 2012), existerait une sorte de « messianisme laïque » seul susceptible de définir ce qui, en la matière, est négociable ou ne l’est pas. Pour lequel, en outre, la liberté semble s’identifier à la capacité de se libérer de la religion. Or, dès lors que la représentation du monde promue par la seule laïcité coïncide avec ce qui fonde l’espace public, elle devient elle-même une croyance publique par rapport à laquelle toutes les autres doivent devenir aussi confidentielles que possible. Elle n’est plus un patrimoine commun qui stimule l’effervescence de la vie intellectuelle collective ni le lieu de transactions aboutissant à des consensus puisque nulle identité nouvelle n’est plus susceptible de s’y forger (Remy, 1993). Fidèle à son passé hérité des Lumières, la laïcité organisée ne se devrait-elle pas plutôt de promouvoir un espace de tolérance contre les risques d’un exclusivisme qui se situent aux antipodes de ce que les pays européens, dont la Belgique, ont besoin pour pouvoir répondre avec ouverture au pluralisme culturel renforcé qui caractérise la nouvelle donne de son peuplement ? Que gagnera-t-on avec une surinterprétation des promesses de la rationalité, sinon d’être ramené vers quelque chose qui, analogiquement, ressemble à l’ancienne prétention des causes premières divines ?
Compromis et démocratie
Si la question du compromis se réimpose aujourd’hui, c’est évidemment parce qu’elle est liée à celle de la démocratie qui n’a historiquement gagné son implantation que là où, à la suite d’interminables conflits culturo-religieux, on a fini par admettre qu’il n’existait pas (ou plus) une conception du monde évidente pour tous. Et qu’à ne pas en tenir compte, on s’acheminait vers l’imposition arbitraire et parfois meurtrière de la volonté des plus forts. Si la pluralité des visions du monde pouvait être surmontée par la seule raison ou tout autre système de savoir communément admis, la démocratie ne serait évidemment pas nécessaire puisqu’existerait l’instrument permettant la réconciliation des points de vue différents ou même opposés. C’est dès lors surtout dans les périodes de transition comme celle que traverse actuellement l’État belge que le compromis démocratique apparait comme ce qui doit permettre aux individus et aux groupes qui reconnaissent leurs différences de vivre ensemble en sauvegardant ce que leur diversité à de légitime ou, tout au moins, d’actuellement indépassable en dehors de la perspective d’un coup de force de certains.