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Réinventer la neutralité culturelle de l’État belge

Numéro 1 - 2016 par Albert Bastenier

février 2016

Com­ment com­prendre les exi­gences de la neu­tra­li­té de l’État belge dans la ges­tion des faits cultu­rels contem­po­rains ? À cet égard, un détour par les com­pro­mis qui furent ceux de « l’unionisme belge » en 1830 demeure ins­truc­tif. Cela dans la mesure où l’exigence de la laï­ci­té n’y fut pas tota­le­ment ren­con­trée et que la ques­tion lin­guis­tique y fut trai­tée sans esprit de com­pro­mis. On com­prend mieux à par­tir de là en quoi le com­pro­mis est une struc­ture consti­tu­tive de l’action poli­tique. Et que tant le nou­veau plu­ra­lisme de la socié­té belge que l’esprit de la démo­cra­tie exigent une négo­cia­tion paci­fi­ca­trice loin d’être aboutie.

La Bel­gique est un ensemble éta­tique qui, depuis ses ori­gines en 1830, agrège au moins deux com­mu­nau­tés eth­no-iden­ti­taires dis­tinctes, latine et ger­ma­nique. À cet égard, la ques­tion de la neu­tra­li­té cultu­relle de l’État n’y est assu­ré­ment pas une nou­veau­té. Si l’on tient compte de l’observation de Toc­que­ville, pour lequel la vie entière d’une socié­té est à bien des égards mar­quée par les condi­tions de sa for­ma­tion ini­tiale, la chose demande d’être sou­li­gnée. Car les fra­gi­li­tés iden­ti­taires actuelles de ce pays dont l’État reste faible trouvent bel et bien leur source dans les ambigüi­tés déjà pré­sentes à ses débuts dans ce que l’on a appe­lé l’«unionisme belge ». Il s’est agi du com­pro­mis ini­tial pas­sé entre les élites poli­tiques de l’époque, libé­rales d’un côté et catho­liques de l’autre, lorsqu’il fal­lut don­ner une Consti­tu­tion à la nou­velle enti­té poli­tique. Essen­tiel­le­ment fran­co­phones, ces élites agirent certes en fonc­tion de la néces­si­té de pré­sen­ter un front com­mun face aux puis­sances euro­péennes tuté­laires du moment (Nan­drin, 2010), mais aus­si à par­tir de ce que, dans le contexte du XIXe siècle, il était pos­sible de com­prendre des impli­ca­tions de l’idée de liberté.

Laïcité : un combat inachevé

Lors de la rup­ture entre le nou­vel État et le royaume des Pays-Bas, les auteurs de la Consti­tu­tion n’ont pas repris en sa tota­li­té la volon­té de laï­ci­sa­tion que sou­hai­taient obte­nir les libé­raux radi­caux de l’époque. Dans une Europe qui res­tait mar­quée par les guerres de reli­gion qui avaient déchi­ré le conti­nent, c’est l’idée de com­pro­mis qui pré­va­lut : pas de concor­dat avec Rome, mais pas de sépa­ra­tion expli­cite non plus entre l’Église et l’État. On accep­ta d’inscrire l’Église dans un État moderne dont elle soit sépa­rée, où elle ne rece­vait aucun pri­vi­lège poli­tique, mais béné­fi­ciait néan­moins d’une liber­té d’action totale (Säges­ser, 2011) et d’un sou­tien finan­cier. Et si la liber­té de l’enseignement figu­ra comme l’une des pièces mai­tresses de la déli­bé­ra­tion consti­tu­tion­nelle, c’est parce qu’à l’époque la ques­tion de l’école repré­sen­tait presque à elle seule tous les enjeux de la moder­ni­té. Pour les libé­raux, la liber­té dans ce domaine était celle des droits humains et de la laï­ci­té qui devaient per­mettre l’émancipation vis-à-vis de l’Église, tan­dis que pour les catho­liques elle signi­fiait l’affranchissement de toutes les entraves gou­ver­ne­men­tales en matière d’éducation des jeunes géné­ra­tions que le des­po­tisme éclai­ré de l’ancienne monar­chie hol­lan­daise avait vou­lu établir.

Les équi­voques de cet accord res­tèrent pré­sentes dans la trans­crip­tion légale du com­pro­mis et ne man­quèrent pas, ulté­rieu­re­ment, d’ouvrir la porte à des contro­verses durables et même à des ten­sions par­fois vio­lentes dans la Bel­gique indé­pen­dante. Elles ne prirent fin qu’en 1958, lorsque les par­tis poli­tiques signèrent un nou­veau com­pro­mis, celui du « Pacte sco­laire » qui, garan­tis­sant la neu­tra­li­té de l’État par le libre choix des parents dans le domaine de l’éducation, per­mit le déve­lop­pe­ment d’une qua­si-éga­li­té des réseaux sco­laires tant « offi­ciel » que « libre ». Cepen­dant, ce nou­veau com­pro­mis ne mena que vers ce qu’un bon connais­seur du pays qua­li­fie de « cli­vage Église-État paci­fié plu­tôt que dépas­sé » (de Coore­by­ter, 2008). Cela parce que le monde chré­tien conserve une posi­tion très forte dans les domaines de l’enseignement ain­si que des choix éthiques, tan­dis que du côté de la laï­ci­té on estime res­ter aux prises avec un com­bat inache­vé : les idées direc­trices de la libre-pen­sée qui vou­draient que l’ordre poli­tique repose entiè­re­ment sur la rai­son des Lumières ne sont, en effet, pas par­ve­nues à s’imposer plei­ne­ment au plan de la régu­la­tion de la vie collective.

Une revendication culturo-économique toujours à l’œuvre

L’autre dimen­sion impor­tante de la neu­tra­li­té cultu­relle de l’État belge nais­sant aurait évi­dem­ment dû concer­ner la place dévo­lue à l’usage des langues fran­çaise et fla­mande dans la vie publique. Ce ne fut tou­te­fois guère l’objet d’une véri­table pro­blé­ma­ti­sa­tion en 1830. L’objectif de l’époque était moins celui de la liber­té cultu­relle de la popu­la­tion que de l’ordre social ima­gi­né par les pos­sé­dants. L’emploi des langues fut certes garan­ti consti­tu­tion­nel­le­ment, mais d’une manière « facul­ta­tive », éloi­gnée de tout esprit de com­pro­mis. Ce fut une sorte de conces­sion pro­vi­soire dans un envi­ron­ne­ment où il sem­blait aller de soi que le fran­çais fini­rait par s’imposer à tous. Les consti­tuants n’imaginaient pas que, de cette manière, ils ne fai­saient rien d’autre que ren­for­cer la posi­tion des classes domi­nantes. Ni que l’éveil rapide du mou­ve­ment fla­mand allait asso­cier ses objec­tifs avec les déve­lop­pe­ments du mou­ve­ment ouvrier ain­si qu’avec l’établissement du suf­frage uni­ver­sel. Cette asso­cia­tion allait cepen­dant don­ner toute son ampleur à un cou­rant de reven­di­ca­tion cultu­ro-éco­no­mique tou­jours à l’œuvre aujourd’hui. À vrai dire, il y eut quelque chose d’époustouflant dans la durable céci­té des fran­co­phones par­mi les­quels, en qua­li­fiant la ques­tion lin­guis­tique de « faux pro­blème » (Mabille, 1986), on crut jusque dans les années 1960 pou­voir évi­ter tout véri­table com­pro­mis. La chose a assu­ré­ment favo­ri­sé un fla­min­gan­tisme lui-même peu empreint d’esprit démo­cra­tique et qui, loin de s’atténuer au fil de ses conquêtes, s’est au contraire nour­ri de ses propres vic­toires. Aujourd’hui, après le com­pro­mis qui s’est expri­mé au tra­vers de six révi­sions consti­tu­tion­nelles suc­ces­sives et la fédé­ra­li­sa­tion du pays, c’est là que demeure le foyer le plus impor­tant d’interrogation à pro­pos de la sur­vie du pays.

Le compromis, structure de l’action humaine

D’un point de vue théo­rique, ce pre­mier cadrage de la ques­tion de la neu­tra­li­té cultu­relle de l’État indique que si les com­pro­mis ne sont pas réduc­tibles à une notion poli­tique tri­viale ou oppor­tu­niste, dans leur his­to­ri­ci­té ils n’en res­tent pas moins des pro­ces­sus sociaux contin­gents. Leurs objec­tifs sont cir­cons­tan­ciels, révi­sables donc, et ils demandent que l’on demeure dis­po­nible à leur actua­li­sa­tion. Si les com­pro­mis sont à pro­pre­ment par­ler une « struc­ture de l’action humaine » qui se doit de prendre en charge les inévi­tables déchi­re­ments du lien social, ils sont néan­moins tou­jours faibles et révo­cables parce que rede­vables de l’état des choses dans lequel ils ont été adop­tés. Ils sont par ailleurs expo­sés aux effets per­vers que la ratio­na­li­té elle-même peut engen­drer. Enfin, ils ne font pas non plus tou­jours preuve de ver­tu parce qu’ils ne sont pas immu­ni­sés contre les ruses que les uns ou les autres peuvent y dis­si­mu­ler. Prin­cipe orga­ni­sa­teur de la pen­sée agis­sante, ils sont ten­dus entre, d’une part, une visée de sens uni­ver­sa­liste qui jus­ti­fie leur adop­tion et, d’autre part, leur rôle sin­gu­lier dans le concret de l’action his­to­rique au sein de laquelle la conflic­tua­li­té n’est jamais résor­bable. En cela, refu­sant l’enfermement dans la dicho­to­mie poli­tique étroite « ami-enne­mi » for­mu­lée par Carl Schmitt, ils ouvrent peut-être la voie vers plus d’humanité. Mais ils n’expriment pas pour autant l’absolu d’une véri­té défi­ni­tive. Et c’est sans doute parce qu’ils n’opèrent pas une récon­ci­lia­tion défi­ni­tive de la pen­sée avec elle-même que cer­tains, trop pes­si­mistes peut-être, ne veulent y voir que la mise en scène d’un consen­sua­lisme for­cé, celui de la rai­son pro­cé­du­rale que les régimes démo­cra­tiques répandent. La ques­tion est alors de savoir si d’une simple pro­cé­dure peuvent déri­ver des prin­cipes éman­ci­pa­teurs. Car la pro­cé­du­ra­li­sa­tion, telle une foi dans la véri­té qu’énonce le consen­sus, n’est-elle pas l’une des causes pro­fondes de la fré­quente léthar­gie des régimes démo­cra­tiques peu capables de se res­sai­sir en dehors des moments où des périls majeurs adviennent ?

Nouveau pluralisme culturel et neutralité de l’État

On peut en venir main­te­nant à la ques­tion du com­pro­mis et de la neu­tra­li­té de l’État à l’égard des faits que sus­cite le nou­veau plu­ra­lisme cultu­rel de la Belgique.

Avec les déve­lop­pe­ments du phé­no­mène migra­toire, les sources du peu­ple­ment du pays se sont sen­si­ble­ment trans­for­mées. Ne s’y observe rien moins qu’une nou­velle donne démo­gra­phique et cultu­relle puisque, par­mi les rési­dents per­ma­nents, on compte désor­mais d’importantes mino­ri­tés sta­bi­li­sées ori­gi­naires de pays de cultures « autres » dont les frac­tions aujourd’hui les plus impor­tantes pro­viennent du Magh­reb, de Tur­quie et, plus récem­ment, d’Afrique sub­sa­ha­rienne. Pour un total de plus de 500.000 per­sonnes, elles sont donc de tra­di­tion sinon de confes­sion musul­mane. Ce qui s’est enclen­ché avec leur pré­sence, c’est une impor­tante recom­po­si­tion des classes subal­ternes du pays en même temps que les rela­tions qu’elles entre­tiennent avec les autres seg­ments d’une socié­té au sein de laquelle, de part et d’autre, inter­vient une ségré­ga­tion eth­nique agis­sant comme l’héritage des sté­réo­types de la période colo­niale. À quoi il faut ajou­ter enfin que si, en temps ordi­naires, les cultures dif­fé­rentes ne se ren­contrent que rare­ment d’une manière paci­fique, le trouble social qui découle de la copré­sence sur le même ter­ri­toire de groupes humains cultu­rel­le­ment dis­tincts et éco­no­mi­que­ment inégaux est actuel­le­ment inten­si­fié par le cli­mat idéo­lo­gique et la vio­lence du ter­ro­risme que l’islamisme contem­po­rain met inter­na­tio­na­le­ment en scène.

L’ensemble des fac­teurs qui viennent d’être évo­qués a pro­duit un élar­gis­se­ment non seule­ment quan­ti­ta­tif, mais éga­le­ment qua­li­ta­tif de la socié­té belge au sein de laquelle une sorte de « cos­mo­po­li­tisme de masse » s’est ins­tau­rée. Elle ras­semble désor­mais sur le même ter­ri­toire une popu­la­tion irré­ver­si­ble­ment com­po­site dont les seg­ments consti­tu­tifs sont por­teurs cha­cun d’un conten­tieux poli­tique, éco­no­mique, mais aus­si cultu­rel. Par rap­port à ce que fut la Bel­gique héri­tée du XIXe siècle, il faut bien consta­ter que la mon­dia­li­sa­tion y a pro­vo­qué une requa­li­fi­ca­tion de la trame pro­fonde de la vie col­lec­tive. La phase his­to­rique actuel­le­ment vécue est à pro­pre­ment par­ler celle d’une tran­si­tion où l’on passe d’une socié­té qui, mal­gré son hété­ro­gé­néi­té ini­tiale, se vou­lait mono­cul­tu­relle vers une socié­té deve­nue multiculturelle.

Dans ce monde glo­ba­li­sé, on ne fait tou­te­fois que com­men­cer à prendre la mesure de la fin du mono­cul­tu­ra­lisme et à rééva­luer les liens qui s’affirment de plus en plus entre les liber­tés indi­vi­duelles et les appar­te­nances cultu­relles. Appré­hen­der ce fait en pro­fon­deur exi­ge­rait évi­dem­ment d’en venir intel­lec­tuel­le­ment à un autre para­digme que celui qui s’était impo­sé durant la période anté­rieure, celui des édi­fi­ca­tions natio­nales où l’idée d’homogénéité cultu­relle fut cen­trale. La pen­sée y était lar­ge­ment répan­due qu’au toit poli­tique d’un État natio­nal devait nor­ma­le­ment cor­res­pondre une culture et une seule (Gell­ner, 1989). On a déjà sou­li­gné que cette exi­gence n’a pas été ren­con­trée sans pro­vo­quer des ten­sions dans l’histoire de la Bel­gique. Mais aujourd’hui, dans un contexte pro­fon­dé­ment trans­for­mé, la ques­tion du sta­tut recon­nu aux mino­ri­tés issues de l’immigration réac­tua­lise la même ques­tion en l’intensifiant. Et il faut bien consta­ter la faible capa­ci­té du monde poli­tique à recher­cher une solu­tion stable dans ses rap­ports avec l’ethnique. D’une part parce que l’État natio­nal est une struc­ture sociale qui n’a pas été conçue pour faire face à la diver­si­té cultu­relle. Et, d’autre part, parce que l’un des han­di­caps tra­di­tion­nels des popu­la­tions immi­grées est d’être fai­ble­ment dotées d’élites cultu­relles sus­cep­tibles d’être leurs porte-paroles repré­sen­ta­tifs. C’est d’ailleurs à par­tir de là que l’on peut com­prendre pour­quoi la reli­gion vient si rapi­de­ment s’adjoindre à l’ethnique. Pour les mino­ri­tés cultu­relles qui campent au sein de socié­tés d’accueil sans en faire véri­ta­ble­ment par­tie, la reli­gion endosse le rôle qu’a si bien com­pris Hein­rich Heine en disant d’elle qu’elle est une « patrie por­ta­tive ». Mais par là même, dans le contexte lar­ge­ment sécu­la­ri­sé des socié­tés euro­péennes, elle contri­bue à rebattre les cartes dans le domaine des rap­ports entre reli­gion et laï­ci­té. L’État s’y trouve réin­ter­ro­gé sur sa capa­ci­té d’assurer la neu­tra­li­té de l’espace public dont il est en prin­cipe le garant. Car aux yeux d’une large frac­tion de la popu­la­tion autoch­tone, cet espace paraît enva­hi et bou­le­ver­sé par un pro­ces­sus de « dés­écu­la­ri­sa­tion » que Gilles Kep­pel (1991) a appe­lé la « revanche de Dieu ».

Vers un nouveau compromis pacificateur ?

Aujourd’hui en Bel­gique, ces ques­tions demeurent l’objet de contro­verses et même de ten­sions non encore sur­mon­tées. L’idée de com­pro­mis peut-elle contri­buer à ache­mi­ner le pays vers une nou­velle « paci­fi­ca­tion cultu­relle » ? Elle a sans nul doute un rôle à jouer. La dif­fi­cul­té réside tou­te­fois dans le fait que la pas­sa­tion de com­pro­mis sup­pose l’existence de par­ties consti­tuées, d’interlocuteurs à même d’engager une négo­cia­tion qui soit assu­rée d’avoir un effet dans leurs rangs. Or, c’est là que les choses coincent. La théo­rie poli­tique du mul­ti­cul­tu­ra­lisme a beau dire que les démo­cra­ties libé­rales seront désor­mais éva­luées à par­tir de la manière dont elles traitent leurs mino­ri­tés, la ques­tion reste posée de savoir en face de quels inter­lo­cu­teurs se trouvent les États. Et dans le cas de l’État belge, il n’est pas évident que les choix opé­rés jusqu’ici aient été la meilleure manière d’y parvenir.

Durant une longue période, l’idée d’un com­pro­mis cultu­rel entre majo­ri­té autoch­tone et mino­ri­té issue de l’immigration ne se posa même pas. En matière de reli­gion et autres conduites cultu­rel­le­ment dis­tinctes dans l’espace public, il était atten­du des immi­grés qu’ils ne fassent rien d’autre que de se sou­mettre cultu­rel­le­ment en adop­tant les démarches signi­fi­ca­tives de ce qu’on appelle leur « inté­gra­tion ». C’est-à-dire en fai­sant dis­pa­raitre de leurs conduites tout ce qui est sus­cep­tible de les faire appa­raitre comme « mino­ri­té visible ». Rien d’autre en somme que la mise en œuvre de l’injonction d’homogénéité cultu­relle des com­por­te­ments sur laquelle les État natio­naux ont his­to­ri­que­ment cher­ché à se bâtir.

À par­tir d’une telle vision des choses, on ne pou­vait bien enten­du pas attendre que s’amorce une quel­conque réflexion rela­tive à la tran­si­tion d’une concep­tion pure­ment natio­na­li­taire de l’État vers cette autre, plus actuelle, que serait celle d’un État « post-natio­nal ». C’est-à-dire capable de don­ner droit à l’irréversible pré­sence d’importantes mino­ri­tés cultu­relles. C’est pour­quoi, tout au long des années 1970 à 2000, non seule­ment on ne fut guère atten­tif — sinon pour s’en plaindre — aux rai­sons pour les­quelles ladite « inté­gra­tion » des der­nières vagues migra­toires ne se réa­li­sait plus aus­si faci­le­ment qu’autrefois, mais qu’on ne réa­li­sa pas davan­tage que la période post­co­lo­niale et l’accélération du contexte de la mon­dia­li­sa­tion pla­çaient les socié­tés euro­péennes tout autre­ment qu’hier face à la ques­tion de la ren­contre des cultures. En Bel­gique, on crut même que demeu­rait socia­le­ment d’actualité et poli­ti­que­ment béné­fique de confier à l’État l’initiative d’encadrer la des­ti­née spi­ri­tuelle des mino­ri­tés musul­manes. Et parce que l’essor des flux migra­toires sus­ci­tait plus de dif­fi­cul­tés non pré­vues que d’acteurs locaux capables d’assumer la ges­tion des nou­velles logiques iden­ti­taires, on repro­dui­sit tout sim­ple­ment ce que l’on avait déjà fait par le pas­sé avec les migrants ita­liens et espa­gnols : leur enca­dre­ment par un cler­gé impor­té des pays d’origine. Cette tutelle fut confiée ini­tia­le­ment à la Ligue isla­mique mon­diale. Cela parais­sait favo­rable au contrôle des aspi­ra­tions des masses popu­laires et per­pé­tuait la tutelle reli­gieuse que l’État belge avait veillé à don­ner aux popu­la­tions migrantes suc­ces­si­ve­ment trans­plan­tées dans ce pays (Fran­zi­na, 1975). C’est le sens qu’a revê­tu, après le sta­tut d’interlocuteur pri­vi­lé­gié accor­dé au Centre isla­mique et cultu­rel de Bel­gique en 1968, la pro­cé­dure de recon­nais­sance légale du culte musul­man adop­tée dès 1974.

Le pro­ces­sus d’institutionnalisation réelle de la reli­gion musul­mane n’a tou­te­fois pas été sans dif­fi­cul­tés et il n’est d’ailleurs pas encore tota­le­ment accom­pli. Plu­sieurs mesures concrètes de recon­nais­sance des mos­quées locales et du finan­ce­ment des imans qui les des­servent sont tou­jours en cours. Par ailleurs, le Centre isla­mique et cultu­rel (sous obé­dience de l’Arabie saou­dite) n’est pas par­ve­nu à acqué­rir une légi­ti­mi­té suf­fi­sante par­mi les popu­la­tions prin­ci­pa­le­ment maro­caine et turque, tan­dis que les ten­ta­tives de l’État belge de mettre en place un autre organe repré­sen­ta­tif (l’Exécutif des musul­mans de Bel­gique) se sont heur­tées à des riva­li­tés et que­relles internes, propres aux dif­fé­rentes com­mu­nau­tés croyantes elles-mêmes. À quoi sont venues s’ajouter enfin les craintes de l’État belge à l’égard d’une « poli­ti­sa­tion isla­miste » au sein de ce culte. Une com­plexi­fi­ca­tion ultime du pro­ces­sus a résul­té des évo­lu­tions récentes des poli­tiques migra­toires qui se sont diver­si­fiées au même rythme que celui de la fédé­ra­li­sa­tion de la Bel­gique (Adam, 2013). Mais ce qui a engen­dré le plus de réper­cus­sions contra­dic­toires dans cette manière qu’eut l’État belge d’esquisser une pre­mière forme de com­pro­mis cultu­rel avec sa mino­ri­té d’origine musul­mane, c’est qu’en recher­chant les inter­lo­cu­teurs pri­vi­lé­giés pour y par­ve­nir, il a confié à des agents externes la mis­sion d’être les ges­tion­naires de leur iden­ti­té. En ouvrant la porte à une logique concur­ren­tielle de tels inter­ve­nants très divers et aux objec­tifs dif­fi­ci­le­ment contrô­lables, on n’a en réa­li­té fait que ren­for­cer l’idée, par­mi les autoch­tones comme par­mi les musul­mans de Bel­gique, que ces der­niers ne sont pas des citoyens tout à fait comme les autres. Et comme cela appa­rait clai­re­ment aujourd’hui, sans doute aurait-il été judi­cieux de s’interroger sur le sens que revê­ti­rait à terme, sur­tout pour les jeunes géné­ra­tions, une telle délé­ga­tion de pou­voir qui n’est pas neutre.

Ce qui est vécu comme un impor­tant enjeu de recon­nais­sance de leur iden­ti­té par les musul­mans de Bel­gique s’est cepen­dant heur­té à d’autres obs­tacles que ceux expo­sés jusqu’ici. Ils pro­viennent d’une cris­pa­tion de la socié­té belge elle-même. Ce fut et cela reste le cas, par exemple, avec la ques­tion du port du voile isla­mique ou de l’érection archi­tec­tu­rale de cer­taines mos­quées. La chose n’a pas man­qué de réac­tua­li­ser diverses ten­sions et conflits confes­sion­nels plus anciens qui ont divi­sé les Belges eux-mêmes à pro­pos de la posi­tion de l’État face aux expres­sions reli­gieuses dans l’espace public. Dans la Bel­gique qui est un État neutre et non laïc comme l’est la France, on a vu ain­si que c’était au sein des orga­ni­sa­tions expres­sives des idéaux de la laï­ci­té que l’irruption d’un islam visible engen­drait les réac­tions les plus vives et même par­fois une hos­ti­li­té décla­rée (Säges­ser, 2010). Cela au point où il faut se deman­der si, en cette matière, la recherche du com­pro­mis dont on parle ici comme d’une chose néces­saire ne devrait pas s’établir (ou se réta­blir) non pas d’abord entre la mino­ri­té musul­mane et la socié­té belge, mais entre des frac­tions catho­lique et libé­rale de la socié­té belge qui prennent actuel­le­ment les immi­grés en otages de leur ancien conten­tieux non entiè­re­ment apu­ré. Car bien des contro­verses pré­sentes — dans les­quelles les musul­mans demeurent la plu­part du temps absents — donnent à pen­ser que de fer de lance d’un pro­gres­sisme cultu­rel, le monde laïque crai­gnant que l’islam ne devienne en Bel­gique un nou­vel allié objec­tif du vieil enne­mi clé­ri­cal, s’est trans­for­mé en défen­seur des acquis de la socié­té laï­ci­sée. Ce qui témoigne à sa manière de la dif­fi­cul­té pour les Belges de prendre la mesure des trans­for­ma­tions cultu­relles du monde contemporain.

Repen­ser la signi­fi­ca­tion de la laï­ci­té en vue de par­ve­nir à la hau­teur des enjeux de la socié­té mul­ti­cul­tu­relle s’avère une tâche non encore abou­tie. Le nom­bri­lisme cultu­rel de la classe poli­tique et de l’intelligentsia indique com­bien il reste dif­fi­cile de se situer au niveau des valeurs qui seraient celles d’un com­pro­mis expres­sif du nou­vel uni­ver­sa­lisme que l’ère de la mon­dia­li­sa­tion appelle. De son côté, la période post­co­lo­niale où la ratio­na­li­té occi­den­tale ne peut plus être prise comme l’unique guide de l’émancipation humaine, rend un tel uni­ver­sa­lisme abso­lu­ment néces­saire. Ce qui exige certes que du côté occi­den­tal de matrice chré­tienne on en vienne à par­ti­ci­per plus déci­si­ve­ment au dia­logue et à la confron­ta­tion entre les cultures et des reli­gions en s’appuyant sur la dis­tinc­tion propre au chris­tia­nisme entre le tem­po­rel et le spi­ri­tuel. Ce qui n’est rien d’autre que l’idéal de la laï­ci­té. Mais qui exige aus­si que la laï­ci­té elle-même ne soit pas sacra­li­sée au point de vou­loir impo­ser le seul ordre de la rai­son dans l’espace public en rame­nant les convic­tions reli­gieuses au seul domaine de l’intime. Car à entendre cer­tains repré­sen­tants de la laï­ci­té (Schrei­ber, 2012), exis­te­rait une sorte de « mes­sia­nisme laïque » seul sus­cep­tible de défi­nir ce qui, en la matière, est négo­ciable ou ne l’est pas. Pour lequel, en outre, la liber­té semble s’identifier à la capa­ci­té de se libé­rer de la reli­gion. Or, dès lors que la repré­sen­ta­tion du monde pro­mue par la seule laï­ci­té coïn­cide avec ce qui fonde l’espace public, elle devient elle-même une croyance publique par rap­port à laquelle toutes les autres doivent deve­nir aus­si confi­den­tielles que pos­sible. Elle n’est plus un patri­moine com­mun qui sti­mule l’effervescence de la vie intel­lec­tuelle col­lec­tive ni le lieu de tran­sac­tions abou­tis­sant à des consen­sus puisque nulle iden­ti­té nou­velle n’est plus sus­cep­tible de s’y for­ger (Remy, 1993). Fidèle à son pas­sé héri­té des Lumières, la laï­ci­té orga­ni­sée ne se devrait-elle pas plu­tôt de pro­mou­voir un espace de tolé­rance contre les risques d’un exclu­si­visme qui se situent aux anti­podes de ce que les pays euro­péens, dont la Bel­gique, ont besoin pour pou­voir répondre avec ouver­ture au plu­ra­lisme cultu­rel ren­for­cé qui carac­té­rise la nou­velle donne de son peu­ple­ment ? Que gagne­ra-t-on avec une sur­in­ter­pré­ta­tion des pro­messes de la ratio­na­li­té, sinon d’être rame­né vers quelque chose qui, ana­lo­gi­que­ment, res­semble à l’ancienne pré­ten­tion des causes pre­mières divines ?

Compromis et démocratie

Si la ques­tion du com­pro­mis se réim­pose aujourd’hui, c’est évi­dem­ment parce qu’elle est liée à celle de la démo­cra­tie qui n’a his­to­ri­que­ment gagné son implan­ta­tion que là où, à la suite d’interminables conflits cultu­ro-reli­gieux, on a fini par admettre qu’il n’existait pas (ou plus) une concep­tion du monde évi­dente pour tous. Et qu’à ne pas en tenir compte, on s’acheminait vers l’imposition arbi­traire et par­fois meur­trière de la volon­té des plus forts. Si la plu­ra­li­té des visions du monde pou­vait être sur­mon­tée par la seule rai­son ou tout autre sys­tème de savoir com­mu­né­ment admis, la démo­cra­tie ne serait évi­dem­ment pas néces­saire puisqu’existerait l’instrument per­met­tant la récon­ci­lia­tion des points de vue dif­fé­rents ou même oppo­sés. C’est dès lors sur­tout dans les périodes de tran­si­tion comme celle que tra­verse actuel­le­ment l’État belge que le com­pro­mis démo­cra­tique appa­rait comme ce qui doit per­mettre aux indi­vi­dus et aux groupes qui recon­naissent leurs dif­fé­rences de vivre ensemble en sau­ve­gar­dant ce que leur diver­si­té à de légi­time ou, tout au moins, d’actuellement indé­pas­sable en dehors de la pers­pec­tive d’un coup de force de certains.

Albert Bastenier


Auteur

Sociologue. Professeur émérite de l'université catholique de Louvain. Membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle depuis 1967. S'y est exprimé régulièrement sur les questions religieuses, les migrations et l'enseignement.