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Regards croisés sur le maintien à domicile : personnes âgées, aidants et professionnels

Numéro 05/6 Mai-Juin 2011 par Laurence Noël

juin 2011

Dans cer­tains cas, le vieillis­se­ment peut entrai­ner une perte d’in­dé­pen­dance qui néces­site la mise en place de diverses aides pour per­mettre à la per­sonne âgée de conti­nuer à vivre chez elle. En Région bruxel­loise s’est déve­lop­pé un réseau dense d’aides et de ser­vices, mais dont l’offre est très frag­men­tée, ce qui va accroitre la com­plexi­té d’au­tant que les demandes aug­men­te­ront et se diver­si­fie­ront. Dans cer­tains cas, les per­sonnes âgées peuvent deve­nir « invi­sibles », exclues de fait des ser­vices, ce qui est para­doxal face à la volon­té poli­tique de main­tien à domicile.

Mal­gré l’augmentation de l’espérance de vie « en bonne san­té », le vieillis­se­ment entraine, dans cer­tains cas, une perte d’indépendance (de l’activité phy­sique ou psy­chique) qui conduit à une demande indi­vi­duelle et variable au cours du temps d’aide, de sou­tien, d’évaluation ou de trai­te­ment, mais aus­si et sur­tout, en amont, une demande d’information, de coor­di­na­tion et de qualité.

Dans les années à venir, « la » popu­la­tion âgée bruxel­loise pour­rait être carac­té­ri­sée par une part plus impor­tante de per­sonnes de plus en plus âgées (plus de quatre-vingts ans), de femmes vivant en situa­tion pré­caire, de per­sonnes d’origines cultu­relles variées. Cette popu­la­tion ren­ver­rait à des plu­ra­li­tés de vieillis­se­ment (Obser­va­toire de la san­té et du social de Bruxelles-Capi­tale, 2007).

Res­ter au domi­cile le plus long­temps pos­sible est un objec­tif com­mun sou­vent for­mu­lé expli­ci­te­ment par la plu­part des per­sonnes âgées. Ce domi­cile fait réfé­rence, maté­riel­le­ment, au « chez soi » syno­nyme d’intimité et de sécu­ri­té, mais aus­si au quar­tier. Affec­ti­ve­ment, il ren­voie aux liens de proxi­mi­té que les per­sonnes ont noués au fil du temps (leurs voi­sins, leur bou­lan­ger, leur phar­ma­cien…). Pour res­ter au domi­cile, des aides sont mobi­li­sées, au départ, pour parer aux petits pro­blèmes du quo­ti­dien. Le recours aux proches (famille, voi­sins, amis) ou aux pro­fes­sion­nels est fré­quent et aug­mente avec l’âge et le degré de dépen­dance, sou­li­gnant l’importance de l’accès à l’information sur l’offre d’aide et de soins.

Si l’entrée et l’expérience de la dépen­dance sont sou­vent vues comme sta­tiques, ces deux phé­no­mènes sont variables d’un indi­vi­du à l’autre et d’un moment à l’autre de son par­cours de vie.

Depuis quelques années, le « main­tien à domi­cile » est deve­nu une prio­ri­té poli­tique. Il se situe dans le champ des matières per­son­na­li­sables (entre autres choses1) au croi­se­ment des poli­tiques de san­té, d’aide aux per­sonnes (dont les per­sonnes han­di­ca­pées) et de cohé­sion sociale. Depuis les années sep­tante et plus encore au cours des vingt der­nières années, une mul­ti­tude de ser­vices se sont déve­lop­pés et coor­don­nés pour répondre à cette néces­si­té et aux besoins spé­ci­fiques d’aide à domi­cile. La Région bruxel­loise s’est dotée d’un réseau dense d’aide et de soins à domi­cile. Tou­te­fois, ce champ est carac­té­ri­sé, d’une part, par une offre frag­men­tée (super­po­si­tion des dif­fé­rents types de ser­vices, des normes orga­ni­sa­tion­nelles, mul­ti­tude d’intervenants) et, d’autre part, par une demande indi­vi­duelle qui va aug­men­ter et se com­plexi­fier à l’avenir.

Quand l’aide devient mul­tiple au domi­cile, il est dif­fi­cile, pour la per­sonne âgée, de res­ter mai­tresse de ses besoins et actrice de ses choix. Les aidants et les pro­fes­sion­nels éprouvent des dif­fi­cul­tés à assu­rer une conti­nui­té de plus en plus com­plexe liée à la mul­ti­tude d’aides four­nies le plus sou­vent par dif­fé­rents ser­vices en rai­son d’une fron­tière entre l’aide et les soins (social-médi­cal). Les pro­fes­sion­nels sont contraints de s’adapter à une inti­mi­té, un envi­ron­ne­ment et des habi­tudes, à un rap­port inéga­li­taire et de gagner la confiance de la per­sonne âgée. Il s’ensuit par­fois des dif­fi­cul­tés condui­sant à des incom­pré­hen­sions, à des ten­sions, voire à un refus de l’aide.

Cette (trop) brève ana­lyse du sec­teur de l’aide et des soins à domi­cile en Région bruxel­loise, à tra­vers cer­taines ten­dances pas­sées et actuelles, per­met d’examiner cer­tains « nœuds » des rela­tions qui se tissent entre les per­sonnes âgées, les aidants et les pro­fes­sion­nels ain­si que quelques enjeux géné­raux de l’offre et de la demande d’aide et de soins à domicile.

Notre pro­pos est issu de plu­sieurs recherches socioan­thro­po­lo­giques qua­li­ta­tives finan­cées par la Région bruxel­loise2 depuis 2006. Ces recherches visaient à ana­ly­ser les besoins et les par­cours d’aide et de soins des per­sonnes âgées vivant à domi­cile et la struc­ture de l’offre bruxel­loise (Gobert et al., 2007 ; Jean­mart et al., 2008 ; Noël, 2010).

Notre réflexion se centre exclu­si­ve­ment sur le « seg­ment ambu­la­toire3 », c’est-à-dire l’offre de divers ser­vices (repas, ménage, courses, admi­nis­tra­tion avec pro­cu­ra­tion, trans­port, répa­ra­tions, toi­lette non médi­ca­li­sée, répit pour les aidants proches, garde à domi­cile, télé­vi­gi­lance, coif­fure-pédi­cure etc.) et de soins (soins infir­miers, kiné­si­thé­ra­pie, etc.) pres­tés au domi­cile de la per­sonne âgée.

Nous abor­de­rons, dans un pre­mier temps, cer­taines dyna­miques ren­dant une par­tie de la demande d’aides et de soins à domi­cile « invi­sible ». Une deuxième par­tie sou­li­gne­ra les points névral­giques de la rela­tion d’aide, en pre­nant en compte tant le point de vue de la per­sonne âgée que celui des pro­fes­sion­nels d’aide et/ou de soin et des aidants. Enfin, nous conclu­rons par cer­tains enjeux actuels de l’aide et des soins à domicile.

Offre, demande d’aide et de soins à Bruxelles et « dynamiques d’invisibilisation »

Nous consta­tons sur le ter­rain plu­sieurs dyna­miques d’«invisibilisation », c’est-à-dire des dyna­miques ren­dant « invi­sible » une par­tie de la demande d’aide et de soins. Appli­quées au seg­ment ambu­la­toire, elles se déclinent en une « non-demande » ou une « non-prise en consi­dé­ra­tion » de per­sonnes en situa­tion de besoins à Bruxelles. De nom­breux fac­teurs par­ti­cipent à cette invi­si­bi­li­sa­tion, notam­ment les cri­tères d’accès phy­sique (acces­si­bi­li­té géo­gra­phique et archi­tec­tu­rale), les cri­tères d’accès à l’aide sociale ou médi­cale, les prix des ser­vices, la den­si­té et la frag­men­ta­tion de l’information sur les aides dis­po­nibles et la struc­ture de l’offre.

Lochak (2008) défi­nit ces dyna­miques d’invisibilisation. Elle dis­tingue « ceux dont le droit ne se sai­sit pas, qu’il ignore » et « ceux qu’il contri­bue à rendre socia­le­ment “invi­sibles” en pro­dui­sant de l’exclusion ou en ren­for­çant une exclu­sion pré­exis­tante ». Cette invi­si­bi­li­sa­tion entraine donc un non-accès aux aides et aux soins.

Nous évo­quons quelques-unes des dyna­miques d’invisibilisation d’une par­tie de la demande d’aide ain­si que cer­tains pro­ces­sus de ren­for­ce­ment des inéga­li­tés sociales. Les cri­tères d’accès aux ser­vices, la fai­blesse des reve­nus et d’informations, la dis­pa­ri­té de l’offre d’une com­mune à l’autre, voire d’un quar­tier à l’autre, par­ti­cipent à un ren­for­ce­ment des inéga­li­tés et au main­tien de situa­tions d’invisibilité.

Les prix varient d’un ser­vice à l’autre selon le type de ser­vice et les cri­tères d’accès. Les ser­vices publics d’aide sociale sont des­ti­nés aux franges les moins aisées de la popu­la­tion âgée et sont en nombre insuf­fi­sant compte tenu, notam­ment, de la pré­ca­ri­té de nom­breuses per­sonnes âgées ou de la pré­ca­ri­sa­tion crois­sante des « classes moyennes » âgées ou des reve­nus moyens des pen­sion­nés. Ain­si, pour les per­sonnes âgées « entre deux » (c’est-à-dire avec des reve­nus supé­rieurs aux mini­mums sociaux, mais pas suf­fi­sam­ment éle­vés), il est par­fois impos­sible de « s’offrir » l’aide ou les soins appro­priés. De nom­breuses situa­tions obser­vées au domi­cile attestent des choix dif­fi­ciles entre aide, soin, achat de médi­ca­ments, de biens de consom­ma­tion cou­rante, aux­quels sont confron­tées bon nombre de per­sonnes âgées. De même, l’appréhension du prix des ser­vices est sub­jec­tive et dépend des prio­ri­tés de la per­sonne (la san­té n’est pas tou­jours prio­ri­taire). Il en résulte qu’une part de la popu­la­tion âgée bruxel­loise devient dès lors invi­sible et silencieuse.

L’offre peut éga­le­ment paraitre illi­sible tant pour les per­sonnes âgées que pour leur entou­rage, voire même pour les pro­fes­sion­nels de la pre­mière ligne (notam­ment pour des méde­cins géné­ra­listes). Le manque ou la sur-abon­dance d’informations peuvent conduire ou conduisent à une « non-demande » d’aide et de soins.

Dans le seg­ment ambu­la­toire, et pour l’aide à domi­cile plus spé­ci­fi­que­ment, l’augmentation pro­gres­sive de la demande a don­né lieu à la mise en place d’un sys­tème de contin­gen­te­ment4 des heures pres­tées par les pro­fes­sion­nels. Le volume des pres­ta­tions des aides ména­gères et des aides fami­liales, par exemple, est en quelque sorte « ver­rouillé » par ce contin­gen­te­ment. Ce sys­tème com­presse l’offre et ren­voie la per­sonne âgée vers des ser­vices « par défaut » ou ali­mente le recours au mar­ché du tra­vail au noir. Il est rela­ti­ve­ment stable puisqu’il se base sur les pres­ta­tions des années pré­cé­dentes pour l’octroi de sub­ven­tions. Il rend encore invi­sible ou inexis­tante une par­tie de la demande notam­ment parce que le droit à l’aide (sociale) est cal­cu­lé sur la base des reve­nus du demandeur.

Cela entraine deux mou­ve­ments : d’une part, l’essentiel de l’offre de l’aide publique se concentre sur les (très) bas reve­nus et, d’autre part, cer­tains ser­vices ren­con­trant des dif­fi­cul­tés d’ajustement rapide à court terme risquent de favo­ri­ser l’aide aux situa­tions stables au détri­ment des situa­tions d’urgence, c’est-à-dire néces­si­tant une mise en place rapide d’aides adap­tées, notam­ment appe­lées dans le sec­teur « situa­tions de crise ».

Cette com­pres­sion de l’offre des ser­vices d’aide et de soins à domi­cile est para­doxale par rap­port à la volon­té poli­tique de main­tien à domi­cile. De plus, les cri­tères d’accès liés aux reve­nus ne sont plus direc­te­ment opé­ra­tion­nels puisque les ser­vices (public, pri­vé, mutua­liste, asso­cia­tif) sont satu­rés. Ils per­mettent tout au plus de gérer les listes d’attente alors que l’on peut s’attendre à une aug­men­ta­tion des situa­tions d’urgence pour une popu­la­tion future qui sera, rap­pe­lons-le, sur­re­pré­sen­tée par des femmes très âgées, mul­tieth­niques, aux reve­nus faibles et qui feront peut-être davan­tage appel aux ser­vices publics. Les risques liés à ces situa­tions d’urgence seront à l’avenir pro­ba­ble­ment impor­tants et les situa­tions elles-mêmes invi­sibles et donc critiques.

À Bruxelles, pour de nom­breux pro­fes­sion­nels, per­sonnes âgées et aidants, l’offre de ser­vices d’aide et de soins à domi­cile est insuf­fi­sam­ment inté­grée, coor­don­née et déve­lop­pée à ce jour (pour preuve, les listes d’attente pour accé­der à cer­tains types de ser­vices dans cer­taines com­munes). La légis­la­tion concer­nant les actes de chaque inter­ve­nant aidant ou soi­gnant (infir­mier, aide-soi­gnante, etc.) com­plexi­fie sou­vent la ges­tion de la coor­di­na­tion autour de la per­sonne par les aidants. Ceux-ci doivent par­fois faire appel à plu­sieurs ser­vices pour des tâches qu’ils ne per­çoivent pas comme fon­da­men­ta­le­ment dif­fé­rentes. La coor­di­na­tion de l’aide autour de la per­sonne devient alors pour les aidants les plus impli­qués un temps long d’«apprentissage » de com­pé­tences orga­ni­sa­tion­nelles et de ges­tion. La frag­men­ta­tion des aides s’accentue en rai­son du fait que chaque type de pro­fes­sion­nel occupe un cré­neau très spé­ci­fique et ne peut réa­li­ser que cer­tains actes ou tâches. Cela implique une mul­ti­pli­ca­tion des aides et des visages si la per­sonne âgée sou­haite, et c’est sou­vent le cas, cou­vrir plu­sieurs besoins.

Enfin, pour veiller à l’adéquation du sta­tut du pres­ta­taire d’aide ou de soin par rap­port au besoin ou à la patho­lo­gie de la per­sonne, il est néces­saire de consi­dé­rer le grand nombre de situa­tions où des per­sonnes âgées font, par exemple, appel aux titres ser­vices ou aux contrats ALE (Agence locale pour l’emploi). En effet, cer­taines mesures de res­tric­tion de for­ma­tion5 ou l’apparition de nou­veaux types de ser­vices résul­tant des poli­tiques de réac­ti­va­tion à l’emploi ont concur­ren­cé voire « dépro­fes­sion­na­li­sé » cer­tains sta­tuts du sec­teur non mar­chand comme celui de l’aide fami­liale. Une per­sonne âgée (ou un de ses proches) en demande d’aide fera donc appel aux ser­vices ALE, aux titres ser­vices, aux ser­vices des mutua­li­tés, aux CPAS sans connaitre ses droits ou les dif­fé­rences entre ces divers acteurs. Alors que les aides fami­liales béné­fi­cient d’une for­ma­tion leur per­met­tant, notam­ment, de répondre à des situa­tions de « dépen­dance » liées à la vieillesse qui évo­luent de manière crois­sante, les employés des titres ser­vices ou ale ne sont pas tou­jours for­més en consé­quence. Il s’agit d’une des ten­sions impor­tantes au sein de l’offre : celle des sta­tuts et des déli­mi­ta­tions de com­pé­tences de chaque professionnel.

La struc­ture de l’offre ren­force donc les inéga­li­tés sociales pré­exis­tantes et contraint une par­tie de la popu­la­tion âgée à « bri­co­ler » des solu­tions en vue de res­ter au domicile.

Une relation d’aide sous tensions

Il arrive un moment où, au domi­cile, la situa­tion devient dif­fi­cile et où la ques­tion du besoin d’aide, de son ren­for­ce­ment, voire d’une entrée en mai­son de repos se pose. Cette ques­tion émane soit de la per­sonne âgée elle-même, soit de son entou­rage (famille, aidants pro­fes­sion­nels ou non). Une fois cette ques­tion sou­le­vée, le par­cours de la per­sonne âgée va varier en fonc­tion des déci­sions prises, des aides pro­po­sées, acces­sibles, accep­tées ou non. Des négo­cia­tions com­plexes se jouent à des moments cri­tiques par­ti­cu­liers et déter­minent for­te­ment la contin­gence des par­cours et donc la pro­ba­bi­li­té de « se retrou­ver en ins­ti­tu­tion ». La ques­tion des fac­teurs déter­mi­nant les tra­jec­toires des per­sonnes âgées et l’entrée en mai­son de repos a tra­ver­sé nos recherches.

Dif­fé­rents fac­teurs de risques d’entrée en mai­son de repos (et/ou de soins) peuvent être lis­tés. La liste n’est pas exhaus­tive et doit être com­prise comme une série d’«évènements » inter­ve­nant au cours de la tra­jec­toire de la per­sonne âgée, à savoir la dépen­dance psy­chique ou cog­ni­tive, la fai­blesse des reve­nus men­suels, l’isolement (absence ou non-impli­ca­tion d’un réseau de rela­tions), l’incontinence. D’autres fac­teurs, par contre, sont rela­tés par les per­sonnes âgées comme ayant « faci­li­té » le « main­tien à domi­cile » : dis­po­ser de reve­nus moyens ou éle­vés (ou épargne), être pro­prié­taire de son loge­ment, mai­tri­ser l’information sur l’offre de ser­vices d’aide, béné­fi­cier de la pré­sence et/ou l’implication d’un réseau de rela­tions, dis­po­ser d’aides professionnelles.

Cela étant, au domi­cile, à par­tir du moment où une situa­tion com­mence à se dégra­der (que ce soit pro­gres­sif ou sou­dain), le point de vue de chaque acteur en pré­sence entre en négo­cia­tion plus ou moins « ten­due » par rap­port à un idéal de sou­tien, à « ce qu’il serait bon de faire dans une telle situation ».

La dif­fi­cul­té réside le plus sou­vent dans les modes de com­mu­ni­ca­tion entre les indi­vi­dus (divers membres de la famille et la per­sonne âgée), entre le domi­cile et l’hôpital, au sor­tir de l’hôpital et entre les divers inter­ve­nants ; mais aus­si dans la média­tion des avis et points de vue contras­tés. Abor­dons ceux-ci pour chaque type d’acteurs : pro­fes­sion­nels, aidants et per­sonnes âgées.

Les pro­fes­sion­nels évoquent diverses dif­fi­cul­tés, notam­ment l’emprise de l’entourage sur la per­sonne âgée ou les conflits fami­liaux ; les exi­gences impor­tantes de l’entourage à l’égard des pres­ta­taires ; les dif­fi­cul­tés rela­tion­nelles avec un béné­fi­ciaire, dont la conscience du rap­port de subor­di­na­tion ; l’inadéquation entre la charge de tra­vail et le temps de la pres­ta­tion ; la vétus­té des loge­ments ; les soins au corps et l’intimité de la per­sonne ; la non-uti­li­sa­tion du maté­riel par les pres­ta­taires ; la mécon­nais­sance du cadre légal de l’exercice de la pres­ta­tion (par exemple, l’art infir­mier) et la cir­cu­la­tion par­tielle d’informations entre ser­vices ou entre institutions.

Les aidants sont, quant à eux, « tiraillés » entre temps de tra­vail, temps domes­tique et temps accor­dé à la ges­tion des aides ou à l’aide directe. Sou­li­gnons que, par­fois, l’aidant s’improvise soi­gnant avec les dan­gers, les amé­na­ge­ments et les dif­fi­cul­tés que cela implique pour lui-même et la per­sonne âgée. Enfin, leurs émo­tions et leurs juge­ments face aux pro­fes­sion­nels sont source de tensions.

Para­doxa­le­ment, les per­sonnes âgées, pre­mières concer­nées par ces négo­cia­tions et leurs résul­tats, sont fré­quem­ment dans l’impossibilité de faire valoir leur point de vue ou bien finissent soit par inté­rio­ri­ser le point de vue d’un autre acteur, soit par se rési­gner. Nos entre­tiens ont per­mis de rele­ver dif­fé­rentes dif­fi­cul­tés vécues par les per­sonnes âgées dans la rela­tion d’aide : la dif­fi­cul­té d’adaptation, une perte de repères, la contrainte de devoir chan­ger des habi­tudes de longue date ; les dif­fi­cul­tés d’acceptation des signes du vieillis­se­ment ou de la dépen­dance ; le sen­ti­ment d’intrusion dans leur inti­mi­té ; des dif­fi­cul­tés finan­cières pour assu­rer les aides et les soins ; le sen­ti­ment d’insécurité ; des incom­pré­hen­sions mutuelles entre béné­fi­ciaire, entou­rage et pres­ta­taires ; un cadre de rela­tion non satis­fai­sant ; une offre de ser­vices limi­tée ; un chan­ge­ment trop fré­quent du pres­ta­taire de l’aide ou du soin ; le sen­ti­ment de culpa­bi­li­té et d’être « une charge ».

Ces négo­cia­tions sont direc­te­ment liées à la ques­tion du « risque accep­table » pour chaque acteur. Autre­ment dit, jusqu’où cha­cun est-il prêt à aller (en termes d’investissement tem­po­rel, affec­tif, maté­riel, thé­ra­peu­tique…) pour que cette per­sonne reste à domi­cile ? Cette accep­ta­bi­li­té du risque, c’est-à-dire défi­nir si le niveau de risque pos­sible est accep­table (col­lec­ti­ve­ment), influence les déci­sions ultérieures.

Les pos­si­bi­li­tés de choix, les « stra­té­gies » ou les marges de manœuvre de l’individu se réduisent for­te­ment au fil du temps. D’abord avec l’âge et ensuite avec l’expérience de la dépen­dance. L’âge et la dépen­dance sont deux formes de dif­fé­ren­cia­tion sociale par­ti­cu­lières : iné­luc­table pour l’âge, mais poten­tiel­le­ment variable pour la dépen­dance. Une amé­lio­ra­tion est pos­sible dans le contexte d’une aide et d’un soin adap­tés. Une rapide dégra­da­tion de l’état consti­tue un moment pré­cis où plu­sieurs autres formes de dif­fé­ren­cia­tion jouent telles que le reve­nu et le patri­moine (la classe), mais éga­le­ment le genre (espé­rance de vie plus longue et dépen­dance phy­sique et/ou psy­chique plus fré­quente pour les femmes), l’«ethnicité » et la natio­na­li­té (les per­sonnes âgées — ancien­ne­ment ou récem­ment migrantes et leurs droits), le sta­tut (veu­vage, mon­tant du reve­nu de la pen­sion) et enfin la culture. L’ensemble de ces dif­fé­ren­cia­tions sociales semble s’affirmer for­te­ment et conjoin­te­ment à ce moment pré­cis du par­cours de vie et en déter­mi­ner la suite.

Enjeux actuels et futurs de l’aide et des soins à domicile

La pri­va­ti­sa­tion de l’aide et du soin à domi­cile, à la suite de l’entrée en vigueur de la direc­tive euro­péenne Bol­ken­stein sur les ser­vices, per­met l’essor poten­tiel de nom­breux ser­vices plus ou moins pro­fes­sion­na­li­sés, offrant de l’aide. Le déve­lop­pe­ment de la pri­va­ti­sa­tion de ce domaine risque de ren­for­cer l’idée de non-com­pé­tence, de non-qua­li­fi­ca­tion des pro­fes­sion­nels et, à terme, le libre accès aux ser­vices « tout venant » pour l’exercice de l’aide au domi­cile à des­ti­na­tion des per­sonnes vieillis­santes. Or, on le sait, dans le seg­ment ambu­la­toire de l’aide et du soin, les pro­fes­sion­nels occupent majo­ri­tai­re­ment des postes peu valo­ri­sés, il s’agit de femmes, belges ou migrantes, elles-mêmes dans une situa­tion par­fois dif­fi­cile et qui effec­tuent un tra­vail pénible.

Les risques pour la sécu­ri­té des per­sonnes âgées comme pour cer­tains pro­fes­sion­nels déjà for­te­ment pré­ca­ri­sés, sont extrê­me­ment dif­fi­ciles à éva­luer, mais de nom­breuses situa­tions d’abus (de l’une et de l’autre par­tie) sont déjà obser­vables et relayées par nos entre­tiens. En outre, ren­for­cer l’idée de non-qua­li­fi­ca­tion sous-estime et tra­duit une mécon­nais­sance des besoins (tant expri­més que latents), des « détails » qui rythment le quo­ti­dien et des sou­haits des per­sonnes âgées. Il est fré­quent de qua­li­fier les indi­vi­dus de per­sonnes « dif­fi­ciles », mais des « détails » peuvent prendre de l’importance pour des per­sonnes iso­lées, pré­caires ou soli­taires dans une situa­tion de han­di­cap ou de dépen­dance phy­sique ou psychique.

L’hôpital consti­tue le lieu d’engorgement actuel et futur de la demande où les ser­vices d’urgence, déjà satu­rés, vont devoir faire face à une aug­men­ta­tion crois­sante de situa­tions d’urgence en rai­son notam­ment de l’attente des patients âgés de l’«accident » pour consul­ter, mais aus­si de la fai­blesse de la prévention.

Mal­gré des troubles dépres­sifs fré­quents au grand âge, les ser­vices de san­té men­tale sont peu sol­li­ci­tés par les per­sonnes âgées car sou­vent asso­ciés à l’étiquette « psy » et donc néga­ti­ve­ment conno­tés. Plus géné­ra­le­ment, les ser­vices de san­té men­tale, mais aus­si les mai­sons médi­cales, sont aus­si direc­te­ment concer­nés par l’évolution actuelle et future de la demande et la col­la­bo­ra­tion crois­sante avec les ser­vices d’aide et de soins « clas­siques ». Ce sont deux acteurs clés dans les dis­po­si­tifs de coordination.

Nous avons consta­té une insuf­fi­sance de l’offre de trans­ports acces­sibles par rap­port aux tra­jets sui­vants : consul­ta­tions médi­cales, vers l’hôpital, trans­ports vers les centres de soins de jour, au sor­tir de l’hôpital et… pour cer­taines l’approvisionnement ali­men­taire ou l’accès aux loi­sirs. Sou­vent, l’acquisition d’un véhi­cule, d’une per­sonne à « dis­po­si­tion » per­met d’offrir ce tra­jet à un prix démo­cra­tique. Pour le reste de cette offre en expan­sion, peu de ser­vices pro­posent des tarifs acces­sibles et des horaires flexibles.

Pour les soins de san­té à pro­pre­ment par­ler, le pla­fond du mon­tant du reve­nu don­nant droit à une cou­ver­ture de sécu­ri­té sociale ren­for­cée (Omnio) pour­rait être revu à la hausse sachant la pré­ca­ri­sa­tion crois­sance de cette popu­la­tion déjà fra­gi­li­sée et le mon­tant des reve­nus moyens des pen­sion­nés aujourd’hui et de leur évo­lu­tion demain.

Il est éga­le­ment cru­cial de com­bi­ner équi­ta­ble­ment aide pro­fes­sion­nelle et non pro­fes­sion­nelle. À terme, il sera dif­fi­cile de répondre à toutes les demandes par une réponse pro­fes­sion­nelle, cou­teuse pour les pou­voirs publics et pour l’individu. Sachant que comp­ter sur l’aide infor­melle seule peut conduire à des situa­tions d’épuisement ou/et des situa­tions d’abus, l’aide infor­melle ne peut se sub­sti­tuer com­plè­te­ment au soin (Degavre, 2008 ; Bon­sang, 2009).

Le sou­hait pour un indi­vi­du de « res­ter au domi­cile » ne peut être négli­gé. Ce choix, qui concerne cha­cun inti­me­ment, est en lien direct avec la proxi­mi­té rela­tion­nelle et géo­gra­phique des ser­vices d’aide et de soins. Si les dis­cours ambiants vont effec­ti­ve­ment dans le sens de cen­trer les aides sur la proxi­mi­té, sur l’équité géo­gra­phique de l’offre, il reste que, dans la pra­tique, il est pri­mor­dial d’inciter tous les inter­ve­nants à davan­tage affi­ner et mobi­li­ser leur connais­sance des aides locales et de proximité.

Enfin, per­siste une lacune dans l’aide et le sou­tien : les nuits et les wee­kends. Bien que de nou­velles ini­tia­tives voient le jour, le manque de ser­vices d’urgence de nuit reste un frein au main­tien à domi­cile. Ces struc­tures sont encore mécon­nues, oné­reuses ou demeurent des pro­jets pilotes ris­quant de ne pas être pérennisés.

Le défi majeur reste à trou­ver une arti­cu­la­tion où chaque acteur et ins­ti­tu­tion « trouvent sa place », mais aus­si soient recon­nus dans sa com­pé­tence et ce, dans le res­pect de l’individualité, du choix et du libre arbitre de la personne.

Nous remer­cions vive­ment Sophie Cès, Thé­rèse Van Durme (IRSS, UCL) et Louise Car­lier (Grap, ULB) pour leur lec­ture critique.

  1. Pour un his­to­rique de l’émergence de ces ser­vices en Bel­gique et du mor­cè­le­ment des com­pé­tences, de l’évolution du sec­teur et la mise en pers­pec­tive d’enjeux qui res­tent d’actualité, voir Lemaire 2003. 
  2. Pro­gramme Pros­pec­tive Research for Brus­sels – Inno­vI­ris (ancien­ne­ment IRSIB — Ins­ti­tut d’encouragement de la recherche scien­ti­fique et de l’innovation de Bruxelles). www.irsib.irisnet.be. Les don­nées pré­sen­tées dans cet article émanent de l’examen de divers rap­ports d’activités des ser­vices, de nom­breux entre­tiens avec des per­sonnes âgées, leurs aidants, des pro­fes­sion­nels de l’aide et des soins à domi­cile, de focus groupes avec des acteurs clés de l’aide à domi­cile et d’observations de réunions de coor­di­na­tion à domicile. 
  3. Les deux autres sont le seg­ment inter­mé­diaire et le seg­ment rési­den­tiel. Pour une défi­ni­tion, voir Noël, 2010. 
  4. « Le contin­gent est pour les res­pon­sables d’un ser­vice la limite à l’aide qu’ils peuvent accor­der à leurs béné­fi­ciaires s’ils veulent voir leurs acti­vi­tés entiè­re­ment sub­ven­tion­nées, le nombre maxi­mal d’heures sub­ven­tion­nées pour l’ensemble des pres­ta­taires » (Fédé­ra­tion des ser­vices bruxel­lois d’aide à domi­cile, 2008). 
  5. La pos­si­bi­li­té, par exemple, pour une aide fami­liale de deve­nir aide soignante. 

Laurence Noël


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