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Regards croisés sur la sécurité sociale

Numéro 3 Mars 2007 par Pierre Reman

mars 2007

Sans doute une période pré­élec­to­rale est-elle pro­pice à relan­cer le débat sur des ques­tions qui sont au centre des pré­oc­cu­pa­tions de la popu­la­tion. Par­mi celles-ci figurent bien enten­du la sécu­ri­té sociale, l’a­ve­nir pro­fes­sion­nel des jeunes tou­chés par le chô­mage, la sécu­ri­té d’exis­tence des déten­teurs de reve­nus sociaux, l’ac­ces­si­bi­li­té aux soins médi­caux. Cela dit, le débat prend […]

Sans doute une période pré­élec­to­rale est-elle pro­pice à relan­cer le débat sur des ques­tions qui sont au centre des pré­oc­cu­pa­tions de la popu­la­tion. Par­mi celles-ci figurent bien enten­du la sécu­ri­té sociale, l’a­ve­nir pro­fes­sion­nel des jeunes tou­chés par le chô­mage, la sécu­ri­té d’exis­tence des déten­teurs de reve­nus sociaux, l’ac­ces­si­bi­li­té aux soins médi­caux. Cela dit, le débat prend actuel­le­ment une tour­nure qui va au-delà du posi­tion­ne­ment clas­sique des acteurs poli­tiques pour atteindre les grilles d’a­na­lyse du sys­tème lui-même. À leur manière, les trois contri­bu­tions de ce numé­ro aident à rendre intel­li­gibles les trans­for­ma­tions pro­fondes du réper­toire tra­di­tion­nel de la sécu­ri­té sociale en nous invi­tant à prendre le recul néces­saire face à des construc­tions de dis­cours dont les fonc­tions idéo­lo­giques ne sont pas absentes.

Georges Lié­nard et Ginette Her­man plantent, au début de leur contri­bu­tion, le banal mais ter­rible décor du chô­mage de masse en Wal­lo­nie et de la pau­vre­té et de la pré­ca­ri­té qui en découlent. La prise en compte de l’am­pleur de la situa­tion devrait suf­fire à elle-même pour consi­dé­rer qu’il s’a­git de faits col­lec­tifs dont la nature dépasse lar­ge­ment la capa­ci­té de l’in­di­vi­du pris iso­lé­ment. Certes, le haut taux de chô­mage n’empêche pas l’exis­tence ça et là d’emplois dif­fi­ciles à pour­voir, mais ceux-ci n’oc­cultent en aucune manière l’im­pla­cable réa­li­té : par emploi vacant, on comp­ta­bi­lise dix à qua­torze tra­vailleurs sans emploi. Mal­gré ces faits sta­tis­tiques se dif­fuse dans le corps social la convic­tion que ces « pénu­ries de main-d’œuvre » ne seraient pas dues aux imper­fec­tions du mar­ché du tra­vail ou des poli­tiques d’emploi, mais aux imper­fec­tions des indi­vi­dus eux-mêmes qui man­que­raient d’a­dap­ta­bi­li­té, de flexi­bi­li­té ou de mobi­li­té. Ce fai­sant, on fait glis­ser le cur­seur du rai­son­ne­ment non plus sur les res­pon­sa­bi­li­tés col­lec­tives, mais sur les res­pon­sa­bi­li­tés indi­vi­duelles. Pour les deux auteurs, il ne s’a­git pas de nier la réa­li­té de l’exis­tence d’emplois dif­fi­ciles à pour­voir, mais de sou­li­gner leur fonc­tion idéo­lo­gique au ser­vice du ren­for­ce­ment, dans l’a­na­lyse des causes du chô­mage, du poids des res­pon­sa­bi­li­tés indi­vi­duelles au détri­ment de la mise en lumière des causes structurelles.

Tout cela entraine chez les chô­meurs deux types d’at­ti­tudes. La pre­mière consiste à jouer des coudes afin de remon­ter dans la file d’at­tente des deman­deurs d’emploi et cela passe quel­que­fois par l’ac­cep­ta­tion d’une déqua­li­fi­ca­tion pour obte­nir un emploi. Une autre atti­tude est d’ac­cep­ter le ver­dict et de se construire une iden­ti­té sociale néga­tive que l’on finit par médi­ca­li­ser. On pour­rait s’at­tendre à une troi­sième réac­tion, celle de l’ac­tion col­lec­tive, mais les chô­meurs s’en­gagent rare­ment sur ce ter­rain, « leur per­cep­tion de la situa­tion est avant tout cen­trée sur la mobi­li­té indi­vi­duelle, sur l’es­poir, sou­vent che­villé au corps, qu’eux, à titre per­son­nel, par­vien­dront à décro­cher un emploi ».

Ce glis­se­ment des res­pon­sa­bi­li­tés du champ col­lec­tif vers le champ indi­vi­duel n’est pas le seul fait du dis­cours, mais des poli­tiques actives du mar­ché du tra­vail et, en par­ti­cu­lier, d’un dis­po­si­tif qu’elles mettent en œuvre : la contrac­tua­li­sa­tion de l’aide sociale ren­dant expli­cite une rela­tion de cor­res­pon­dance entre droits et devoirs non seule­ment de la part des ins­ti­tu­tions, mais aus­si des indi­vi­dus. Pour Georges Lié­nard et Ginette Her­man, le véri­table enjeu ne porte pas sur la contrac­tua­li­sa­tion en tant que telle, mais sur le degré d’i­né­ga­li­té entre les par­ties, le risque étant que pour l’une — le chô­meur — la contrac­tua­li­sa­tion ne soit que le cadre d’une subor­di­na­tion accrue. Heu­reu­se­ment, on n’en est pas là et les auteurs sou­lignent les avan­cées en termes de droits, de recours et de juris­pru­dence. Avan­cées qu’ils pro­posent de ren­for­cer par une série de mesures por­tant sur la mise en place de stages en immer­sion pro­fes­sion­nelle et de pro­grammes de for­ma­tion plus étof­fés, y com­pris dans un but de déve­lop­pe­ment per­son­nel. Mais les faits sta­tis­tiques indiquent que cela ne suf­fi­ra pas à éra­di­quer le chô­mage et à réta­blir une recon­nais­sance sociale posi­tive des deman­deurs d’emploi. Ils plaident pour un élar­gis­se­ment de la notion de tra­vail en y inté­grant dif­fé­rentes formes de par­ti­ci­pa­tion sociale. C’est dans cet esprit que Georges Lié­nard et Ginette Her­man se montrent favo­rables à la loi du 3 juillet 2005 rela­tive au droit des volon­taires et à des pro­jets tels que le contrat de plu­ri­ac­ti­vi­té qui œuvre­rait à l’as­si­mi­la­tion à des périodes pro­fes­sion­nelles des périodes de conci­lia­tion entre vie de tra­vail et vie de famille, des périodes de for­ma­tion ou des périodes d’en­ga­ge­ment dans la vie asso­cia­tive. Dans ce sens, les poli­tiques actives du mar­ché du tra­vail ain­si que la contrac­tua­li­sa­tion de l’aide sociale pour­raient donc s’ins­crire dans une tout autre pers­pec­tive que celle que dénoncent les col­lec­tifs de chô­meurs inquiets des effets idéo­lo­giques et poli­tiques des dis­cours apo­lo­gé­tiques de la res­pon­sa­bi­li­té indi­vi­duelle. Cela exige aus­si que l’É­tat social dis­pose de marges de manœuvre réelles, ce qui nous ren­voie aux poli­tiques macroé­co­no­miques moné­taires et bud­gé­taires d’un néo­key­né­sia­nisme qui don­ne­rait de la cohé­rence et de la consis­tance éco­no­mique à une nou­velle concep­tion de la res­pon­sa­bi­li­té que les auteurs appellent de leurs vœux.

Vive la sécu­ri­té sociale !, répond en écho Paul Pee­ters après avoir lu Com­prendre la sécu­ri­té sociale pour la défendre. Non pas comme une for­te­resse assié­gée, à l’aide de bar­ri­cades et de mâchi­cou­lis, mais comme une construc­tion à per­fec­tion­ner et à déve­lop­per. Or, pour Paul Pee­ters, cer­tains aspects de cette construc­tion font quel­que­fois pen­ser à une usine à gaz dont la tuyau­te­rie com­plexe affecte la lisi­bi­li­té non seule­ment de son fonc­tion­ne­ment, mais aus­si de ses visées. Il cite les dif­fé­rents canaux qu’ont pris les sub­ven­tions de l’É­tat : dota­tion annuelle, mais aus­si une série de taxes affec­tées faites de TVA, d’ac­cises et de contri­bu­tions com­plé­men­taires. On pour­rait ajou­ter les coti­sa­tions sociales dont on ne sait plus bien si elles servent d’a­bord à faire ren­trer des res­sources néces­saires à la redis­tri­bu­tion ou s’il s’a­git d’un ins­tru­ment des poli­tiques d’emploi. Ouvrez n’im­porte quel guide ou vadé­mé­cum de légis­la­tion sociale, vous consta­te­rez que, dans la par­tie concer­nant les poli­tiques de la sécu­ri­té sociale, se trouve un cha­pitre sur le finan­ce­ment par les coti­sa­tions sociales, et dans la par­tie consa­crée aux poli­tiques d’emploi, vous trou­ve­rez un cha­pitre sur les réduc­tions de coti­sa­tions sociales. L’É­tat social actif serait-il ce nou­veau para­digme per­met­tant de récon­ci­lier l’emploi et la sécu­ri­té sociale ? Paul Pee­ters craint que le résul­tat ne se tra­duise que par un sur­croit de tuyau­te­ries qui ne per­met­tront pas de mettre fin à l’é­ro­sion des taux de rem­pla­ce­ment, c’est-à-dire de la pro­por­tion entre les allo­ca­tions sociales et les salaires. Tout cela, conclut Paul Pee­ters, « occulte le débat de fond qui devrait avoir lieu lors de chaque dis­cus­sion bud­gé­taire sur la place que l’on entend réel­le­ment don­ner à la sécu­ri­té sociale dans le pays ».

On n’é­chap­pe­ra pas à une dis­cus­sion sur deux dos­siers. Celui des pen­sions et celui des réformes ins­ti­tu­tion­nelles. Paul Pee­ters plaide pour assu­rer plus de soli­da­ri­té entre les pen­sion­nés. Il sou­ligne les écarts entre le niveau moyen des pen­sions du sec­teur public et du sec­teur pri­vé, mais aus­si les dif­fé­rences entre ceux qui béné­fi­cie­ront de pen­sions com­plé­men­taires et les autres. L’en­jeu est bel et bien la sécu­ri­té d’exis­tence des ainés qui ne béné­fi­cie­ront que de leurs seules pen­sions légales. Au moment où ces lignes sont écrites, le ministre des Pen­sions encou­rage, dans une inter­view à la presse, la popu­la­tion à se doter de régimes de pen­sions com­plé­men­taires pour évi­ter de finir sa vie dans la pré­ca­ri­té, comme si l’ac­cès au deuxième pilier n’é­tait que le résul­tat de… la res­pon­sa­bi­li­té indi­vi­duelle de cha­cun, remède miracle dans ce cas-ci aus­si. Enfin, Paul Pee­ters ne peut s’empêcher d’é­vo­quer la grille de lec­ture hyper com­mu­nau­ta­riste de la sécu­ri­té sociale. Avec cette grille, finies les réfé­rences aux caté­go­ries clas­siques de la sécu­ri­té sociale : les tra­vailleurs coti­sants, les malades, les chô­meurs, les pen­sion­nés, les familles. Il n’y en a plus que deux : le Fla­mand et le fran­co­phone. Entre eux, pas de tuyau­te­rie, sauf une pompe qui trans­fère les reve­nus de l’un vers l’autre. Avec une telle repré­sen­ta­tion sim­pliste, la conclu­sion s’im­pose : il faut désa­mor­cer la pompe ! Avec le risque que cela soit l’en­semble de la sécu­ri­té sociale qui soit asséchée.

La sécu­ri­té sociale ne serait-elle donc plus une des meilleures du monde ? La ques­tion est en tout cas lan­cée par Bea Can­tillon, la direc­trice du Cen­trum voor sociaal beleid de l’u­ni­ver­si­té d’An­vers, à tra­vers la Revue belge de sécu­ri­té sociale et la presse géné­ra­liste. Son diag­nos­tic est clair. « Il est impos­sible de main­te­nir le niveau de pro­tec­tion parce qu’un nombre beau­coup trop éle­vé de per­sonnes a recours au sys­tème. L’é­cart entre les reve­nus du tra­vail et les pres­ta­tions sociales est de plus en plus mar­qué, alors que les dépenses des patients pour leurs soins de san­té et celles des parents pour le cout lié à l’é­du­ca­tion de leurs enfants ont aug­men­té. Les taux de rem­pla­ce­ment ont chu­té de manière signi­fi­ca­tive et le lien des pres­ta­tions mini­males au bien-être a régres­sé. La sécu­ri­té sociale n’offre dès lors qu’une sécu­ri­té réduite… En d’autres mots, les trois grands objec­tifs de la sécu­ri­té sociale — la garan­tie d’un reve­nu mini­mum suf­fi­sant, le main­tien, dans une cer­taine mesure, du niveau de vie acquis et la lutte contre les risques sociaux sont déce­vants ». Dans Le Soir, elle ajoute : « En 1997, nous étions cham­pions de la lutte contre la pau­vre­té. Nous devan­cions le Dane­mark, la Nor­vège, la France, l’Al­le­magne, les Pays-Bas. En 2007, notre pro­tec­tion sociale a décli­né jus­qu’à la médiocrité. »

Com­ment expli­quer cela ? Pour Gil­bert De Swert, l’ex­pli­ca­tion ne vient pas de trans­for­ma­tions qu’au­rait subies la sécu­ri­té sociale, mais de la grille de lec­ture de Bea Can­tillon et, à tra­vers elle, bon nombre d’a­na­lyses de poli­tiques com­pa­rées. Il rap­pelle que le taux de pau­vre­té est cal­cu­lé de façon rela­tive par rap­port au reve­nu médian. La per­sonne qui n’a pas 60 % du reve­nu médian du pays est consi­dé­rée comme pauvre. En consé­quence, une même varia­tion du taux de pau­vre­té des allo­ca­taires sociaux peut s’ex­pli­quer de deux manières : par une crois­sance plus affir­mée des salaires par rap­port aux allo­ca­tions sociales ou par une dégra­da­tion des allo­ca­tions sociales plus impor­tante que celle des salaires. Dans les années quatre-vingt, on a connu une longue période d’aus­té­ri­té sala­riale qui a plus frap­pé les salaires directs que les salaires indi­rects. Peut-on en conclure que la Bel­gique a pro­gres­sé dans la lutte contre la pau­vre­té ? À l’in­verse, à la fin des années nonante, les reve­nus sociaux pro­gressent, mais moins que les salaires. Peut-on éva­luer cela comme une régres­sion sociale ? Gil­bert De Swert nous invite donc à aller au-delà des chiffres pour prendre en compte les dyna­miques sociales à l’œuvre et évi­ter les conclu­sions hâtives, sur­tout dans les com­pa­rai­sons entre pays. Il n’est pas exact, selon lui, de conclure que la sécu­ri­té sociale belge a régres­sé au cours de la der­nière décen­nie ni que ses per­for­mances se sont affai­blies par rap­port aux autres pays, même s’il est avé­ré que les reve­nus sociaux ont moins pro­gres­sé que les autres reve­nus. Les rai­sons en sont les sui­vantes : une réforme fis­cale de grande ampleur qui a igno­ré les allo­ca­taires sociaux et un mode de cal­cul des pen­sions qui ne valo­rise plus les salaires perçus.
Il est grand temps, selon lui, que la Bel­gique se dote d’ins­ti­tu­tions comme le Bureau du Plan néer­lan­dais ou l’In­see en France qui fassent régu­liè­re­ment rap­port sur l’é­vo­lu­tion des reve­nus et de leur structure.

On le voit. Les grilles d’a­na­lyse se pré­cisent, se com­plètent et se contre­disent. Qui s’en plain­dra ? En tout cas, pas ceux qui sont convain­cus que la sécu­ri­té sociale ne peut sor­tir que gagnante d’une cri­tique sociale de ses trans­for­ma­tions et des pro­jets qui la concernent.

Pierre Reman


Auteur

Pierre Reman est économiste et licencié en sciences du Travail. Il a été directeur de la faculté ouverte de politique économique et sociale et titulaire de la Chaire Max Bastin à l’UCL. Il a consacré son enseignement et ses travaux de recherche à la sécurité sociale, les politiques sociales et les politiques de l’emploi. Il est également administrateur au CRISP et membre du Groupe d’analyse des conflits sociaux (GRACOS). Parmi ces récentes publications, citons « La sécurité sociale inachevée », entretien avec Philippe Defeyt, Daniel Dumont et François Perl, Revue Politique, octobre 2020, « L’Avenir, un journal au futur suspendu », in Grèves et conflictualités sociale en 2018, Courrier hebdomadaire du CRISP, n° 2024-2025, 1999 (en collaboration avec Gérard Lambert), « Le paysage syndical : un pluralisme dépilarisé », in Piliers, dépilarisation et clivage philosophique en Belgique, CRISP, 2019 (en collaboration avec Jean Faniel). « Entre construction et déconstruction de l’Etat social : la place de l’aide alimentaire », in Aide alimentaire : les protections sociales en jeu, Académia, 2017 (en collaboration avec Philippe Defeyt) et « Analyse scientifique et jugement de valeurs. Une expérience singulière de partenariat entre le monde universitaire et le monde ouvrier », in Former des adultes à l’université, Presse universitaires de Louvain, 2017 en collaboration avec Pierre de Saint-Georges et Georges Liénard).