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Refuser d’être une fourmi numérique

Numéro 8 - 2016 par Manise

décembre 2016

Connaissez-vous la métaphore de la fourmi numérique ? Le philosophe Bernard Stiegler compare nos SMS sur Twitter, nos publications sur Facebook et nos recherches sur Google à autant de marqueurs chimiques. À l’instar des fourmis utilisant des phéromones pour communiquer et s’organiser, nous laissons sur la toile des traces qui permettent d’observer nos faits et gestes en ligne. Il existe pourtant des alternatives qui, comme le suggère Milad Doueihi dans sa figure de l’humaniste « geek éclairé », nous permettent de produire, partager et transmettre le savoir dans le respect des libertés (numériques) et de la vie privée. C’est le propos du libre, les logiciels et la culture libres.

Dossier

Au sein du réseau Facebook, 1,71 milliard de personnes se muent en fourmis numériques. Abandonnant tous leurs droits intellectuels en échange d’un accès à vie au réseau social de Zuckerberg, elles produisent par leurs informations et leurs consommations une richesse impressionnante : l’été dernier, le groupe a annoncé avoir dépassé le 1,8 milliard d’euros de profits net au second trimestre 2016, contre 719 millions en 2015. L’essentiel de ces revenus, 84 %, vient de la publicité consommée par les internautes sur leur smartphone.

Des traces en or

Le modèle économique de Google est identique : la publicité représente environ 92 % de ses revenus. La société explose aussi ses bénéfices, avec 4,47 milliards d’euros pour les trois premiers mois de cette année, une hausse de 20 % essentiellement issue des revenus publicitaires réalisés sur supports mobiles et pour contenus vidéo. Alphabet, la maison mère de Google, est la capitalisation boursière la plus chère au monde : plus de 500 milliards d’euros.

Capitalisme des données

La particularité de ces entreprises, que l’on regroupe parfois sous l’acronyme des Gafam (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft), c’est qu’elles possèdent et contrôlent à la fois les données personnelles des internautes, mais aussi les moyens de les collecter, de les analyser et de les « monétiser ». Après le capitalisme industriel et le capitalisme financier, on entre dans un nouveau cycle, celui du capitalisme des données, appelé aussi « capitalisme de surveillance » par Shoshana Zuddof, ancien professeur de l’université de Harvard, dans l’édition du 3 mai 2016 du journal allemand Frankfurt Algemeine Zeitung. Dans ce modèle, il s’agit d’exploiter et de commercialiser les données, les traces, les phéromones laissées par les amis et les fans d’une « communauté » comme Facebook, ou celles des utilisateurs de l’une ou l’autre des filiales d’Alphabet (Google Inc, Youtube, Gmail…).

Les big data, le nouvel or noir

Qui s’en étonnera, la réussite économique foudroyante des Gafam attise d’autres appétits. Les premiers acheteurs d’informations comportementales sont les publicitaires. Aujourd’hui, nombre d’entreprises s’intéressent à ces informations, à ces fameuses big data, nouvel or noir de l’industrie du XXIe siècle. Bien connaitre le client permet de lui suggérer des produits de manière personnalisée. En parallèle, des systèmes de recommandations comme ceux d’Amazon, de Netflix ou de Youtube permettent de formater les comportements en provoquant des mimétismes sociaux ou, comme le dit Bernard Stiegler, en court-circuitant les apprentissages sociaux au bénéfice des automatismes pulsionnels.

L’alternative du libre

Dans cet univers d’hyper-consommation numérique automatisée et anticipée, le logiciel libre s’affirme comme une alternative, comme un moyen de faire valoir la primauté des libertés individuelles et de réaffirmer l’importance vitale d’un système d’accès à l’information, à la connaissance et à la culture partagées, enrichies de façon collective et redistribuées. Christophe Masutti, en charge de la collection de livres libres Framabook : « Le logiciel libre et les valeurs qu’il porte sont à la croisée des chemins, car il ne s’agit pas de proposer seulement des alternatives techniques, c’est un défi économique et politique qu’il doit relever car, dans le monde des technologies numériques, il constitue le moteur idéal pour favoriser toute forme de progrès social, technique et même politique. »

Sortir de la dépendance numérique

Richard Stallman est l’une des icônes du libre. Il a été un de ceux qui ont contribué à formaliser juridiquement l’idée qu’un programme informatique puisse être partagé et amélioré par une communauté. Le logiciel libre s’oppose ainsi à cette logique qui consiste à privatiser la connaissance et l’usage pour maintenir les utilisateurs dans un état de dépendance numérique et conditionner leur comportement à partir des traces qu’ils laissent dans des programmes et des applications propriétaires. Le travail de Stallman sera matérialisé par les licences libres, un concept juridique qui s’applique aujourd’hui non seulement aux programmes informatiques, mais à la musique ou à la vidéo.

Et donc oui, il y a des alternatives à des systèmes propriétaires qui veulent non seulement imposer leurs produits, mais aussi modifier les comportements de leurs utilisateurs. L’une d’entre elles est portée par l’association française Framasoft.

Degooglisons Internet

Framasoft est une association française d’éducation populaire issue du monde de l’enseignement. Le début de son nom vient de la concaténation de « français » et « mathématiques ». Pierre-Yves Gosset, délégué général : « D’un point de vue sociétal, le logiciel libre nous semble très important. Voilà pourquoi nous travaillons, le plus souvent de façon bénévole, à la mise à disposition de services comme Framablog, Framapad ou Framasphère. » C’est face aux révélations de Snowden que l’association va entrer en concertation avec quelques organisations de défense des libertés numériques. « Plutôt que de toujours vouloir donner des conseils, nous avons décidé de proposer des outils tout en sensibilisant un maximum d’utilisateurs aux dangers qu’ils encourent en utilisant les services numériques privés des entreprises dominantes du web. Nous avons aussi voulu montrer que c’était tout à fait possible de bénéficier de tous les services du web en dehors de la galaxie Google-Facebook. Nous sommes sortis des Gmail, Google Groups, AdSense et autres services propriétaires embarqués. »

Documenter le processus

« Si notre association y est parvenue, d’autres peuvent le faire. C’est pourquoi nous avons décidé de documenter au maximum la façon dont nous avons procédé afin que toute association intéressée puisse reproduire ce processus de “dégooglisation” que nous avons mené en interne. Nous ne voulons pas non plus que les gens quittent Facebook ou Google pour venir chez nous. C’est tout le contraire, nous voulons essaimer. L’objectif n’est pas de recentraliser autre part, mais de décentraliser. Qu’un maximum d’associations s’équipent en installant et hébergeant les outils que nous proposons afin de constituer des maillages indépendants offrant à leurs utilisateurs une puissance de communication de la même “valeur” qu’un Facebook, mais nettoyée de son parasitage commercial et publicitaire. Voilà la raison d’être de notre campagne “Degooglisons Internet”

Saison 3

L’association, dont le fonctionnement est essentiellement fondé sur les dons, a établi une feuille de route jusqu’en 2017. À côté de Framadate (service de sondages comme Doodle), Framapad (répertoire de documents partagés comme Google Docs) et Framasphere (réseau social du type Facebook) qui sont déjà opérationnels, Framasoft planche sur des alternatives au moteur de recherche Google Search (Framasearch), à l’hébergeur de vidéos Youtube (Framatube) ou encore au serveur de courriels Gmail (Framamail). Pierre-Yves Gosset : « Aujourd’hui, Framasoft entame la troisième (et dernière) année de son plan, avec trente services disponibles, dont six ont été présentés en octobre dernier. Framalistes (listes de diffusion de courriels), Framanotes (prise de notes à l’instar d’Evernote), Framaforms (enquêtes en ligne au lieu de Google Forms), Framatalk (visioconférence) pour que le verbe “skyper” ne soit plus qu’un mauvais souvenir, et Framagenda (planning partagé).»

Associalibre & Educalibre

Le 28 octobre 2016, Framasoft s’est déplacé à Bruxelles pour présenter l’avancement de son « Plan de libération du monde », à l’invitation de la journée Associalibre & Educalibre de l’Association belge de promotion du logiciel libre. À l’origine, Abelli est une asbl formée de quelques membres d’associations diverses et convaincus de l’utilité sociale d’une informatique libre au point de prendre en charge l’organisation des quatorzièmes Rencontres mondiales du logiciel libre à Bruxelles en 2013. Ces RMLL bruxelloises ont amené Abelli à un double constat : des associations ancrées dans le paysage sociopolitique sont en questionnement face à l’enjeu sociétal d’une informatique plus citoyenne (pour tous) et en demande de compétences. En second lieu, les différents acteurs belges compétents regroupés autour de la notion des libertés numériques semblent rencontrer des difficultés de communication, difficultés peut-être dues au modèle de savoir partagé induit par les licences libres qui demande une démarche d’apprentissage en opposition avec le tout gratuit, facile et pas cher proposé par ailleurs.

Une responsabilité numérique collective

En avril 2015, Abelli organisait à l’intention du monde associatif la première édition d’Associalibre afin de valoriser les structures belges existantes promouvant l’usage d’outils numériques libres. Cette année, la journée intégrait des thématiques et ateliers supplémentaires, à destination plus spécifique des enseignants, formateurs et animateurs. L’objectif ? Marc Van Craesbeeck, administrateur Abelli : « Nous souhaitons faire savoir au monde associatif, de l’enseignement, de la formation et de l’animation qu’il existe des alternatives libres et sécurisées aux Gafam. Nous espérons cultiver une sensibilisation à la décentralisation de nos données privées afin d’induire une meilleure prise en main de notre responsabilité numérique collective. »

Il est possible de quitter la fourmilière, tout en restant actif et connecté dans le réseau des réseaux. En tant que sujet, et non plus en tant qu’objet…

Manise


Auteur

directeur des services Culture et Éducation permanente au Cesep et journaliste indépendant