Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
Réformer pour émanciper
Dans le contexte de pénurie qui sera celui de la Région bruxelloise en 2020 et de paupérisation de la population, la capacité régulatrice étatique devra être renforcée de manière à ce que l’école cesse de reproduire les inégalités et joue son rôle de facteur d’émancipation sociale afin que les parents ne soient plus tenus pour les seuls responsables de leur pauvreté.
Le premier mérite de l’analyse de Mathias El Berhoumi concerne l’éclaircissement de concepts dont les sens ont été fortement altérés à la suite des débats politiques successifs autour des différentes réformes du système scolaire et, en particulier, lors des discussions sur les décrets inscription. L’auteur parvient à proposer efficacement son analyse en s’appuyant sur l’antithèse classique, en théorie de la Justice, entre égalité et liberté. Or, si le concept de liberté avait été fréquemment invoqué lors des diatribes entre partisans et opposants à une régulation des inscriptions, celui d’égalité avait été moins souvent cité et on lui avait préféré la notion de « mixité ». Pourtant, comme le montre l’auteur, c’est bel et bien pour lutter contre les fortes inégalités engendrées par le système scolaire que les réformes sont pensées et instaurées.
Le recours au principe d’égalité comporte plusieurs avantages : en premier lieu, dans la mesure où il se réfère à la dialectique entre liberté et égalité, il fournit à l’auteur un cadre interprétatif particulièrement efficace. Cette opposition constitue une clé d’interprétation historique particulièrement fertile en ce qui concerne l’évolution du système scolaire francophone. L’auteur parvient ainsi à reconstruire les logiques sous-jacentes aux tensions qui ont accompagné l’histoire des réformes successives.
Deuxièmement, il permet l’évacuation provisoire de la notion de « mixité » qui pose, à mon sens, une série de difficultés quant à son usage et à son interprétation. Cette notion constitue l’une des ressources discursives les plus fréquemment utilisées dans les processus de légitimation des réformes du système. Toutefois, même si elles sont perçues comme politiquement correctes, des notions telles que « mixité », « métissage », etc. demeurent ambigües et peu opérationnalisables1. En particulier, la notion de mixité n’a pas de dimension normative car elle n’est à priori pas porteuse d’une quelconque vision de justice sociale. En d’autres termes, elle se limite à promouvoir de manière acritique l’idée de cohabitation dans la différence sans s’interroger sur des questions aussi fondamentales que l’équité, la justice redistributive, l’universalité des droits. On peut ainsi imaginer l’existence de systèmes scolaires à la fois mixtes et discriminants. La notion de « mixité sociale » sera néanmoins rediscutée par l’auteur dans les conclusions de son texte.
Troisièmement, l’opérationnalisation du concept d’égalité permet à l’auteur d’en isoler deux dimensions originales : l’«uniformisation » et la « différenciation ». Or, dans le cadre théorique proposé par Mathias El Berhoumi, à ces deux dimensions correspondent deux méthodes distinctes de pilotage politique du système scolaire. Méthodes distinctes, mais poursuivant les mêmes objectifs égalitaires, leur analyse permet une compréhension approfondie des changements systémiques en cours.
L’analyse politologique
Un deuxième apport du texte proposé concerne sa mise en perspective politologique. La question posée par Mathias El Berhoumi est : comment un pilotage politique est possible dans un contexte belge francophone somme toute assez atypique comparé aux autres contextes nationaux européens (eu égard à la traditionnelle autonomie des piliers)? Est proposé ainsi un cadre interprétatif basé sur une dialectique qui oppose la non-ingérence politique au nom de l’autonomie des piliers au renforcement de la régulation étatique.
Nous sommes confrontés à une situation de blocage et de « régulation en surface ». Si les polémiques sur les inscriptions se sont partiellement estompées et si l’austérité compromet la conduite de nouvelles réformes, face à un contexte démographique alarmant, le modèle de pilotage décrit par l’auteur sera probablement appelé à se réformer ultérieurement. Trois phénomènes pourraient éventuellement contraindre le politique à rouvrir le « chantier » de la régulation des inscriptions. Notamment dans l’enseignement fondamental, la pénurie d’écoles et de places, l’émergence constante de nouvelles règlementations locales en matière d’inscription et leur non-harmonisation, et enfin, le fait que les prévisions démographiques prédisent une augmentation de ménages pauvres et que la question de l’égalité sous-jacente à la problématique de la régulation des inscriptions va donc s’intensifier. On peut dès lors se demander si, comme dans le cas des précédents décrets inscription, la pénurie bruxelloise pourrait être le point de départ de tentatives de régulation pour l’ensemble de l’enseignement fondamental de la Communauté française.
Les visions alternatives
L’auteur propose trois pistes à suivre « dans l’improbable scénario où la liberté d’enseignement ferait l’objet d’une révision constitutionnelle ».
Droit à l’instruction contre libre choix
C’est dans sa partie conclusive que Mathias El Berhoumi réintroduit la notion de « mixité sociale ». Toutefois, celle-ci n’est pas invoquée comme une fin idéologique en soi, mais comme un indicateur permettant l’évaluation des dispositifs mis en place afin d’assurer l’égalité. Dans cette partie exploratoire, l’auteur propose de soumettre le principe du libre choix au respect du droit à l’instruction. Dans ce cas, l’indicateur « mixité sociale » constituerait l’outil qui permettrait de comprendre dans quelle mesure le droit à une instruction de qualité est garanti. En d’autres termes, l’indicateur « mixité » aurait comme fonction d’évaluer les effets de la régulation des inscriptions. Dans les cas où une évaluation ainsi orientée relèverait un non-respect du droit à l’instruction, on pourrait alors imaginer de basculer vers des régulations plus contraignantes et, notamment, au recours à des affectations administrées à partir de zones scolaires socialement mixtes.
À mon sens, compte tenu des facteurs de blocage décrits plus haut, cette proposition a pour principaux avantages sa radicalité et sa dimension novatrice. Toutefois, on peut se demander si le seul indicateur de la mixité sociale peut garantir une évaluation exhaustive en matière d’égalité. En d’autres termes, sommes-nous certains que le décloisonnement social peut contribuer à lui seul au renforcement de la qualité de l’enseignement pour tous ? Au fond, d’autres formes de « séparatisme social » sont à l’œuvre telles que les filières de relégation. Le dispositif évaluatif pensé par l’auteur semble accorder trop d’importance à la mixité sociale en tant que critère garantissant à lui seul la qualité de l’instruction pour tous. À ce titre, la littérature évaluative et comparative, et notamment le système dit du banding system mentionné par l’auteur, devraient faire l’objet d’une évaluation plus approfondie (mais c’est certainement le cas dans la thèse de doctorat).
En tous les cas, l’opposition de deux droits, à savoir le libre choix et le droit à l’instruction ainsi que la défense du deuxième au détriment du premier, constitue une position forte qui pourrait contribuer à un réel progrès social. En particulier, on assisterait à un passage d’un droit défendant de facto des intérêts de communautés (les piliers, les ménages, etc.) à un droit défendant ces individus que sont les élèves.
Extension de la communauté éducative
En proposant sa deuxième suggestion, à savoir la démocratisation des instruments organisationnels du système éducatif, Mathias El Berhoumi adresse une critique très forte au mode de fonctionnement des pouvoirs organisateurs qui bloquent l’adaptation et l’évolution de l’école. Le texte plaide donc pour une extension des fonctions organisationnelles aujourd’hui prises en charge par les pouvoirs organisateurs vers les autres acteurs de l’enseignement.
Fondée sur une critique dure, mais objective, cette proposition ne peut que rencontrer l’adhésion du plus grand nombre. Outre les bienfaits mentionnés (intégration plus accrue des enseignants, renforcement des directions, adaptation pédagogique plus aisée, etc.), une démocratisation de la fonction organisationnelle permettrait, à mon sens, d’améliorer les capacités des écoles à comprendre et à s’adapter aux réalités sociales locales. Dans un contexte particulier, notamment bruxellois, la sortie du modèle de l’«école bastion » et l’ouverture de l’établissement aux acteurs de la vie locale et de quartier, pourraient permettre une prise en charge des particularités sociales liées aux quartiers via une ouverture plus grande des structures participative et, pourquoi pas, via la sensibilisation du personnel enseignant aux enjeux du travail social.
Enfin, ce processus de démocratisation organisationnelle devrait avant toute chose procéder à une évaluation des tentatives d’ouverture de la fonction organisationnelle déjà en cours (conseils de participation, décret association de parents). Il faudrait notamment comprendre les raisons qui en freinent une installation efficace (en particulier dans les établissements scolaires fréquentés par des populations défavorisées).
Pluralisme et respect des convictions
Avec cette proposition, l’auteur reprend une piste également défendue par les acteurs du monde laïque au sein des commissions consultatives spécialement instituées pour y débattre les questions liées aux cours philosophiques. À titre personnel, j’ajouterai que l’organisation d’un cours « œcuménique » de « connaissance des religions » et d’un cours de « morale » aurait comme indéniable avantage d’augmenter les heures d’enseignement de disciplines des sciences humaines telles que l’histoire des religions ou la philosophie morale. Il s’agirait dès lors de privilégier l’enseignement de savoirs en en atténuant la dimension doctrinaire.
la lutte contre la pauvreté
Enfin, c’est à titre de directeur du Forum bruxellois de lutte contre la pauvreté que je souhaite réagir.
Depuis un certain nombre d’années, la plupart des plans de lutte contre la pauvreté font de l’éradication de la pauvreté infantile leur objectif principal2. Les raisons tactiques qui poussent le politique à privilégier le public à risque qu’est l’enfance sont à mon sens de nature idéologique : dans un contexte de réforme de l’État social où l’on tend de plus en plus à responsabiliser les individus de leur état d’indigence, l’enfant ne peut être tenu pour coupable de sa propre situation de pauvreté. Il apparait ainsi comme la victime innocente de variables externes telles qu’une « mauvaise parentalité ». Paradoxalement, alors que la culpabilisation des parents pauvres est fortement présente, aucune interrogation sur la responsabilité des structures publiques, telle que l’école, fait l’objet d’interrogations politiques en matière de pauvreté. Et pourtant, l’école constitue à la fois l’instrument que la modernité avait conçu pour permettre l’émancipation sociale ainsi que l’institution qui le plus reproduit les inégalités sociales.
Face à ce paradoxe, deux postures sont possibles : d’une part le repli cynique et « bourdieusien » qui consisterait à observer et décrire les mécanismes de sélection et de reproduction sociale mis en œuvre par l’institution scolaire. D’autre part, une attitude plus volontariste et militante de réforme du système scolaire vers plus d’égalité.
Compte tenu d’un contexte bruxellois où la discrimination scolaire demeure fortement présente et eu égard aux défis démographiques qui nous attendent, nous nous inscrivons fortement dans la deuxième voie plus militante d’appel au changement. C’est pour cette raison que la thèse de Mathias El Berhoumi nous paraît particulièrement intéressante et utile. En posant la question de l’égalité au centre de son dispositif analytique et normatif, l’auteur propose des solutions de changement et interroge le système sur sa propre capacité à remplir sa mission principale : l’émancipation sociale.
- Sur la faiblesse sémantique de ces notions, voir la démonstration de Pierre-André Taguieff, La force du préjugé. Essai sur le racisme et ses doubles, La Découverte, 1988 (rééd. Gallimard, 1990).
- C’est notamment le cas du dernier Plan fédéral de lutte contre la pauvreté ou encore de la Stratégie 2020 de l’Union européenne.