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Réformer pour émanciper

Numéro 3 Mars 2013 par Rocco Vitali

mars 2013

Dans le contexte de pénu­rie qui sera celui de la Région bruxel­loise en 2020 et de pau­pé­ri­sa­tion de la popu­la­tion, la capa­ci­té régu­la­trice éta­tique devra être ren­for­cée de manière à ce que l’é­cole cesse de repro­duire les inéga­li­tés et joue son rôle de fac­teur d’é­man­ci­pa­tion sociale afin que les parents ne soient plus tenus pour les seuls res­pon­sables de leur pauvreté.

Le pre­mier mérite de l’analyse de Mathias El Berhou­mi concerne l’éclaircissement de concepts dont les sens ont été for­te­ment alté­rés à la suite des débats poli­tiques suc­ces­sifs autour des dif­fé­rentes réformes du sys­tème sco­laire et, en par­ti­cu­lier, lors des dis­cus­sions sur les décrets ins­crip­tion. L’auteur par­vient à pro­po­ser effi­ca­ce­ment son ana­lyse en s’appuyant sur l’antithèse clas­sique, en théo­rie de la Jus­tice, entre éga­li­té et liber­té. Or, si le concept de liber­té avait été fré­quem­ment invo­qué lors des dia­tribes entre par­ti­sans et oppo­sants à une régu­la­tion des ins­crip­tions, celui d’égalité avait été moins sou­vent cité et on lui avait pré­fé­ré la notion de « mixi­té ». Pour­tant, comme le montre l’auteur, c’est bel et bien pour lut­ter contre les fortes inéga­li­tés engen­drées par le sys­tème sco­laire que les réformes sont pen­sées et instaurées.

Le recours au prin­cipe d’égalité com­porte plu­sieurs avan­tages : en pre­mier lieu, dans la mesure où il se réfère à la dia­lec­tique entre liber­té et éga­li­té, il four­nit à l’auteur un cadre inter­pré­ta­tif par­ti­cu­liè­re­ment effi­cace. Cette oppo­si­tion consti­tue une clé d’interprétation his­to­rique par­ti­cu­liè­re­ment fer­tile en ce qui concerne l’évolution du sys­tème sco­laire fran­co­phone. L’auteur par­vient ain­si à recons­truire les logiques sous-jacentes aux ten­sions qui ont accom­pa­gné l’histoire des réformes successives.

Deuxiè­me­ment, il per­met l’évacuation pro­vi­soire de la notion de « mixi­té » qui pose, à mon sens, une série de dif­fi­cul­tés quant à son usage et à son inter­pré­ta­tion. Cette notion consti­tue l’une des res­sources dis­cur­sives les plus fré­quem­ment uti­li­sées dans les pro­ces­sus de légi­ti­ma­tion des réformes du sys­tème. Tou­te­fois, même si elles sont per­çues comme poli­ti­que­ment cor­rectes, des notions telles que « mixi­té », « métis­sage », etc. demeurent ambigües et peu opé­ra­tion­na­li­sables1. En par­ti­cu­lier, la notion de mixi­té n’a pas de dimen­sion nor­ma­tive car elle n’est à prio­ri pas por­teuse d’une quel­conque vision de jus­tice sociale. En d’autres termes, elle se limite à pro­mou­voir de manière acri­tique l’idée de coha­bi­ta­tion dans la dif­fé­rence sans s’interroger sur des ques­tions aus­si fon­da­men­tales que l’équité, la jus­tice redis­tri­bu­tive, l’universalité des droits. On peut ain­si ima­gi­ner l’existence de sys­tèmes sco­laires à la fois mixtes et dis­cri­mi­nants. La notion de « mixi­té sociale » sera néan­moins redis­cu­tée par l’auteur dans les conclu­sions de son texte.

Troi­siè­me­ment, l’opérationnalisation du concept d’égalité per­met à l’auteur d’en iso­ler deux dimen­sions ori­gi­nales : l’«uniformisation » et la « dif­fé­ren­cia­tion ». Or, dans le cadre théo­rique pro­po­sé par Mathias El Berhou­mi, à ces deux dimen­sions cor­res­pondent deux méthodes dis­tinctes de pilo­tage poli­tique du sys­tème sco­laire. Méthodes dis­tinctes, mais pour­sui­vant les mêmes objec­tifs éga­li­taires, leur ana­lyse per­met une com­pré­hen­sion appro­fon­die des chan­ge­ments sys­té­miques en cours.

L’analyse politologique

Un deuxième apport du texte pro­po­sé concerne sa mise en pers­pec­tive poli­to­lo­gique. La ques­tion posée par Mathias El Berhou­mi est : com­ment un pilo­tage poli­tique est pos­sible dans un contexte belge fran­co­phone somme toute assez aty­pique com­pa­ré aux autres contextes natio­naux euro­péens (eu égard à la tra­di­tion­nelle auto­no­mie des piliers)? Est pro­po­sé ain­si un cadre inter­pré­ta­tif basé sur une dia­lec­tique qui oppose la non-ingé­rence poli­tique au nom de l’autonomie des piliers au ren­for­ce­ment de la régu­la­tion étatique.

Nous sommes confron­tés à une situa­tion de blo­cage et de « régu­la­tion en sur­face ». Si les polé­miques sur les ins­crip­tions se sont par­tiel­le­ment estom­pées et si l’austérité com­pro­met la conduite de nou­velles réformes, face à un contexte démo­gra­phique alar­mant, le modèle de pilo­tage décrit par l’auteur sera pro­ba­ble­ment appe­lé à se réfor­mer ulté­rieu­re­ment. Trois phé­no­mènes pour­raient éven­tuel­le­ment contraindre le poli­tique à rou­vrir le « chan­tier » de la régu­la­tion des ins­crip­tions. Notam­ment dans l’enseignement fon­da­men­tal, la pénu­rie d’écoles et de places, l’émergence constante de nou­velles règle­men­ta­tions locales en matière d’inscription et leur non-har­mo­ni­sa­tion, et enfin, le fait que les pré­vi­sions démo­gra­phiques pré­disent une aug­men­ta­tion de ménages pauvres et que la ques­tion de l’égalité sous-jacente à la pro­blé­ma­tique de la régu­la­tion des ins­crip­tions va donc s’intensifier. On peut dès lors se deman­der si, comme dans le cas des pré­cé­dents décrets ins­crip­tion, la pénu­rie bruxel­loise pour­rait être le point de départ de ten­ta­tives de régu­la­tion pour l’ensemble de l’enseignement fon­da­men­tal de la Com­mu­nau­té française.

Les visions alternatives

L’auteur pro­pose trois pistes à suivre « dans l’improbable scé­na­rio où la liber­té d’enseignement ferait l’objet d’une révi­sion constitutionnelle ».

Droit à l’instruction contre libre choix

C’est dans sa par­tie conclu­sive que Mathias El Berhou­mi réin­tro­duit la notion de « mixi­té sociale ». Tou­te­fois, celle-ci n’est pas invo­quée comme une fin idéo­lo­gique en soi, mais comme un indi­ca­teur per­met­tant l’évaluation des dis­po­si­tifs mis en place afin d’assurer l’égalité. Dans cette par­tie explo­ra­toire, l’auteur pro­pose de sou­mettre le prin­cipe du libre choix au res­pect du droit à l’instruction. Dans ce cas, l’indicateur « mixi­té sociale » consti­tue­rait l’outil qui per­met­trait de com­prendre dans quelle mesure le droit à une ins­truc­tion de qua­li­té est garan­ti. En d’autres termes, l’indicateur « mixi­té » aurait comme fonc­tion d’évaluer les effets de la régu­la­tion des ins­crip­tions. Dans les cas où une éva­lua­tion ain­si orien­tée relè­ve­rait un non-res­pect du droit à l’instruction, on pour­rait alors ima­gi­ner de bas­cu­ler vers des régu­la­tions plus contrai­gnantes et, notam­ment, au recours à des affec­ta­tions admi­nis­trées à par­tir de zones sco­laires socia­le­ment mixtes.

À mon sens, compte tenu des fac­teurs de blo­cage décrits plus haut, cette pro­po­si­tion a pour prin­ci­paux avan­tages sa radi­ca­li­té et sa dimen­sion nova­trice. Tou­te­fois, on peut se deman­der si le seul indi­ca­teur de la mixi­té sociale peut garan­tir une éva­lua­tion exhaus­tive en matière d’égalité. En d’autres termes, sommes-nous cer­tains que le décloi­son­ne­ment social peut contri­buer à lui seul au ren­for­ce­ment de la qua­li­té de l’enseignement pour tous ? Au fond, d’autres formes de « sépa­ra­tisme social » sont à l’œuvre telles que les filières de relé­ga­tion. Le dis­po­si­tif éva­lua­tif pen­sé par l’auteur semble accor­der trop d’importance à la mixi­té sociale en tant que cri­tère garan­tis­sant à lui seul la qua­li­té de l’instruction pour tous. À ce titre, la lit­té­ra­ture éva­lua­tive et com­pa­ra­tive, et notam­ment le sys­tème dit du ban­ding sys­tem men­tion­né par l’auteur, devraient faire l’objet d’une éva­lua­tion plus appro­fon­die (mais c’est cer­tai­ne­ment le cas dans la thèse de doctorat).

En tous les cas, l’opposition de deux droits, à savoir le libre choix et le droit à l’instruction ain­si que la défense du deuxième au détri­ment du pre­mier, consti­tue une posi­tion forte qui pour­rait contri­buer à un réel pro­grès social. En par­ti­cu­lier, on assis­te­rait à un pas­sage d’un droit défen­dant de fac­to des inté­rêts de com­mu­nau­tés (les piliers, les ménages, etc.) à un droit défen­dant ces indi­vi­dus que sont les élèves.

Extension de la communauté éducative

En pro­po­sant sa deuxième sug­ges­tion, à savoir la démo­cra­ti­sa­tion des ins­tru­ments orga­ni­sa­tion­nels du sys­tème édu­ca­tif, Mathias El Berhou­mi adresse une cri­tique très forte au mode de fonc­tion­ne­ment des pou­voirs orga­ni­sa­teurs qui bloquent l’adaptation et l’évolution de l’école. Le texte plaide donc pour une exten­sion des fonc­tions orga­ni­sa­tion­nelles aujourd’hui prises en charge par les pou­voirs orga­ni­sa­teurs vers les autres acteurs de l’enseignement.

Fon­dée sur une cri­tique dure, mais objec­tive, cette pro­po­si­tion ne peut que ren­con­trer l’adhésion du plus grand nombre. Outre les bien­faits men­tion­nés (inté­gra­tion plus accrue des ensei­gnants, ren­for­ce­ment des direc­tions, adap­ta­tion péda­go­gique plus aisée, etc.), une démo­cra­ti­sa­tion de la fonc­tion orga­ni­sa­tion­nelle per­met­trait, à mon sens, d’améliorer les capa­ci­tés des écoles à com­prendre et à s’adapter aux réa­li­tés sociales locales. Dans un contexte par­ti­cu­lier, notam­ment bruxel­lois, la sor­tie du modèle de l’«école bas­tion » et l’ouverture de l’établissement aux acteurs de la vie locale et de quar­tier, pour­raient per­mettre une prise en charge des par­ti­cu­la­ri­tés sociales liées aux quar­tiers via une ouver­ture plus grande des struc­tures par­ti­ci­pa­tive et, pour­quoi pas, via la sen­si­bi­li­sa­tion du per­son­nel ensei­gnant aux enjeux du tra­vail social.

Enfin, ce pro­ces­sus de démo­cra­ti­sa­tion orga­ni­sa­tion­nelle devrait avant toute chose pro­cé­der à une éva­lua­tion des ten­ta­tives d’ouverture de la fonc­tion orga­ni­sa­tion­nelle déjà en cours (conseils de par­ti­ci­pa­tion, décret asso­cia­tion de parents). Il fau­drait notam­ment com­prendre les rai­sons qui en freinent une ins­tal­la­tion effi­cace (en par­ti­cu­lier dans les éta­blis­se­ments sco­laires fré­quen­tés par des popu­la­tions défavorisées).

Pluralisme et respect des convictions

Avec cette pro­po­si­tion, l’auteur reprend une piste éga­le­ment défen­due par les acteurs du monde laïque au sein des com­mis­sions consul­ta­tives spé­cia­le­ment ins­ti­tuées pour y débattre les ques­tions liées aux cours phi­lo­so­phiques. À titre per­son­nel, j’ajouterai que l’organisation d’un cours « œcu­mé­nique » de « connais­sance des reli­gions » et d’un cours de « morale » aurait comme indé­niable avan­tage d’augmenter les heures d’enseignement de dis­ci­plines des sciences humaines telles que l’histoire des reli­gions ou la phi­lo­so­phie morale. Il s’agirait dès lors de pri­vi­lé­gier l’enseignement de savoirs en en atté­nuant la dimen­sion doctrinaire.

la lutte contre la pauvreté

Enfin, c’est à titre de direc­teur du Forum bruxel­lois de lutte contre la pau­vre­té que je sou­haite réagir.

Depuis un cer­tain nombre d’années, la plu­part des plans de lutte contre la pau­vre­té font de l’éradication de la pau­vre­té infan­tile leur objec­tif prin­ci­pal2. Les rai­sons tac­tiques qui poussent le poli­tique à pri­vi­lé­gier le public à risque qu’est l’enfance sont à mon sens de nature idéo­lo­gique : dans un contexte de réforme de l’État social où l’on tend de plus en plus à res­pon­sa­bi­li­ser les indi­vi­dus de leur état d’indigence, l’enfant ne peut être tenu pour cou­pable de sa propre situa­tion de pau­vre­té. Il appa­rait ain­si comme la vic­time inno­cente de variables externes telles qu’une « mau­vaise paren­ta­li­té ». Para­doxa­le­ment, alors que la culpa­bi­li­sa­tion des parents pauvres est for­te­ment pré­sente, aucune inter­ro­ga­tion sur la res­pon­sa­bi­li­té des struc­tures publiques, telle que l’école, fait l’objet d’interrogations poli­tiques en matière de pau­vre­té. Et pour­tant, l’école consti­tue à la fois l’instrument que la moder­ni­té avait conçu pour per­mettre l’émancipation sociale ain­si que l’institution qui le plus repro­duit les inéga­li­tés sociales.

Face à ce para­doxe, deux pos­tures sont pos­sibles : d’une part le repli cynique et « bour­dieu­sien » qui consis­te­rait à obser­ver et décrire les méca­nismes de sélec­tion et de repro­duc­tion sociale mis en œuvre par l’institution sco­laire. D’autre part, une atti­tude plus volon­ta­riste et mili­tante de réforme du sys­tème sco­laire vers plus d’égalité.

Compte tenu d’un contexte bruxel­lois où la dis­cri­mi­na­tion sco­laire demeure for­te­ment pré­sente et eu égard aux défis démo­gra­phiques qui nous attendent, nous nous ins­cri­vons for­te­ment dans la deuxième voie plus mili­tante d’appel au chan­ge­ment. C’est pour cette rai­son que la thèse de Mathias El Berhou­mi nous paraît par­ti­cu­liè­re­ment inté­res­sante et utile. En posant la ques­tion de l’égalité au centre de son dis­po­si­tif ana­ly­tique et nor­ma­tif, l’auteur pro­pose des solu­tions de chan­ge­ment et inter­roge le sys­tème sur sa propre capa­ci­té à rem­plir sa mis­sion prin­ci­pale : l’émancipation sociale.

  1. Sur la fai­blesse séman­tique de ces notions, voir la démons­tra­tion de Pierre-André Taguieff, La force du pré­ju­gé. Essai sur le racisme et ses doubles, La Décou­verte, 1988 (rééd. Gal­li­mard, 1990).
  2. C’est notam­ment le cas du der­nier Plan fédé­ral de lutte contre la pau­vre­té ou encore de la Stra­té­gie 2020 de l’Union européenne.

Rocco Vitali


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