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Réforme du Code pénal sexuel. La Belgique décriminalise le travail du sexe

Numéro 5 – 2022 - Belgique décriminalisation prostitution par Lotte Damhuis Charlotte Maisin Sophie André

juillet 2022

Le 18 mars 2022, une petite révo­lu­tion a eu lieu loin des feux des pro­jec­teurs. La réforme du Code pénal sexuel a été adop­tée et, avec elle, la décri­mi­na­li­sa­tion du tra­vail du sexe. Elle concerne des mil­liers de per­sonnes qui exercent le tra­vail du sexe et les libère d’un car­can légal dont l’étroitesse et la rigi­di­té ont […]

Éditorial

Le 18 mars 2022, une petite révo­lu­tion a eu lieu loin des feux des pro­jec­teurs. La réforme du Code pénal sexuel a été adop­tée et, avec elle, la décri­mi­na­li­sa­tion du tra­vail du sexe. Elle concerne des mil­liers de per­sonnes qui exercent le tra­vail du sexe et les libère d’un car­can légal dont l’étroitesse et la rigi­di­té ont lar­ge­ment été dénon­cées. C’est la fin d’années d’abolitionnisme en matière de pros­ti­tu­tion en Belgique.

Le sys­tème abo­li­tion­niste a sou­vent été taxé d’hypocrite vis-à-vis du tra­vail du sexe parce qu’il ne cri­mi­na­li­sait pas l’activité, mais bien tous les moyens de la pra­ti­quer. Il fai­sait l’objet, depuis de nom­breuses années, de ten­ta­tives de réforme. Coin­cé dans un débat dépas­sant lar­ge­ment les fron­tières de notre pays, l’État belge a été tiraillé, dès le tour­nant du XXIe siècle, entre la posi­tion libé­rale de ses voi­sins hol­lan­dais et alle­mands, ayant adop­té un sys­tème de léga­li­sa­tion du mar­ché du sexe, et la posi­tion radi­cale de la Suède et de la France ayant opté pour le modèle de péna­li­sa­tion des clients. La pro­po­si­tion adop­tée en mars a emprun­té une troi­sième voie en s’inspirant du modèle néo­zé­lan­dais : celle de la décri­mi­na­li­sa­tion du tra­vail du sexe. Cela fait de la Bel­gique le pre­mier pays euro­péen qui opte pour un sys­tème qui ne péna­lise pas la pros­ti­tu­tion, mais ne la léga­lise pas non plus.

Que recouvre concrè­te­ment cette décri­mi­na­li­sa­tion qui est effec­tive depuis ce 1er juin 2022 ? La pros­ti­tu­tion n’était pas inter­dite dans l’ancien Code pénal sexuel, mais toute par­tie tierce tirant pro­fit de l’activité de la pros­ti­tu­tion d’autrui était pas­sible d’une condam­na­tion pour proxé­né­tisme. S’entourer d’un·e comp­table, enga­ger un·e gra­phiste pour faire son site web, avoir un chauf­feur qui veille et sur­veille le temps de la passe ou, même, louer un appar­te­ment pou­vaient consti­tuer des infrac­tions pénales. Cette cri­mi­na­li­sa­tion des acti­vi­tés connexes expo­sait les travailleur·euses du sexe, soit au risque de se voir deman­der des sommes anor­ma­le­ment éle­vées par des pres­ta­taires de ser­vices ou des pro­prié­taires de loge­ment pour « com­pen­ser » le risque encou­ru, soit à celui de les pri­ver de ces ser­vices. Le nou­veau Code pénal sexuel per­met poten­tiel­le­ment de ren­ver­ser les posi­tions de force et de mieux pro­té­ger les travailleur·euses du sexe : les acteurs peu scru­pu­leux ne peuvent plus bran­dir la répres­sion du proxé­né­tisme pour jus­ti­fier les pra­tiques abu­sives, tan­dis que les travailleur·euses du sexe peuvent désor­mais s’appuyer sur l’incrimination du pro­fit anor­mal de la pros­ti­tu­tion d’autrui. Par ailleurs, la réforme s’accompagne d’une volon­té de mieux pro­té­ger les vic­times de traite des êtres humains (tout en dis­tin­guant cette der­nière du tra­vail du sexe).

Aux yeux des travailleur·euses du sexe, de nom­breuses orga­ni­sa­tions de ter­rain, de militant·es et de scien­ti­fiques, cette réforme est une avan­cée majeure qui devrait ame­ner une amé­lio­ra­tion des condi­tions d’exercice du tra­vail du sexe et, en fili­grane, sur un poten­tiel recul de la stig­ma­ti­sa­tion qui l’entoure.

Pour un grand nombre d’acteur·trices, le pas sui­vant doit être la recon­nais­sance du tra­vail du sexe par le droit social, ce qui ne pou­vait s’envisager sans décri­mi­na­li­sa­tion. Sur ce point, le risque de levée de bou­cliers est impor­tant ; l’argument domi­nant est qu’un tel sta­tut ne béné­fi­cie­rait fina­le­ment qu’à une poi­gnée de per­sonnes qui rem­pli­raient les condi­tions admi­nis­tra­tives et qui dési­re­raient y avoir recours parce qu’iels « assument » l’activité. Dès lors, la for­ma­li­sa­tion de ce sta­tut ris­que­rait de créer des hié­rar­chies entre travailleur·euses du sexe et d’aggraver (si c’est encore pos­sible) la situa­tion de celles et ceux qui passent sous les radars, parce qu’iels exercent leur acti­vi­té au noir et dans des condi­tions ris­quées et pré­caires. Ces inquié­tudes sont légi­times et sen­sées car, on le sait, la pros­ti­tu­tion ou le tra­vail du sexe recouvrent une diver­si­té de situa­tions telle qu’elle résiste à toute sim­pli­fi­ca­tion. Mais, là encore, des chan­tiers inté­res­sants méritent d’être ouverts. On peut exa­mi­ner, par exemple, en quoi une recon­nais­sance légale du tra­vail du sexe pour­rait avoir un impact posi­tif sur les per­sonnes qui n’ont pas de sta­tut de séjour, à quelles condi­tions et avec quels moyens.

La décri­mi­na­li­sa­tion, qui est entrée en vigueur le 1er juin, pose encore des défis quant à son opé­ra­tion­na­li­sa­tion concrète. Il peut en effet demeu­rer un écart entre un texte de loi et sa mise en appli­ca­tion et il est essen­tiel de s’assurer que cer­tains des acteurs en pré­sence ne sub­ver­tissent pas l’esprit du sys­tème qui se met en place. On pense par­ti­cu­liè­re­ment aux com­munes qui pour­raient conti­nuer de relé­guer le tra­vail du sexe à la marge des ter­ri­toires urbains sous pré­texte des nui­sances qu’il occa­sionne et des obs­tacles qu’il pose dans les ambi­tions locales de pro­mo­tion immo­bi­lière et du territoire.

Mais, pour l’heure, cette réforme consti­tue une réelle vic­toire pour les travailleur·euses du sexe. Si les défis liés à sa mise en œuvre sont nom­breux, elle a l’intérêt de faire recu­ler, dans les textes, la stig­ma­ti­sa­tion et les dis­cri­mi­na­tions qu’iels subissent tous les jours et qui entravent leur accès à des droits fon­da­men­taux comme celui de se loger, d’être aidé·es et accompagné·es dans leur quo­ti­dien, et de sub­ve­nir à leurs besoins.

Lotte Damhuis


Auteur

membre de la cellule recherch’action de la Fédération des services sociaux

Charlotte Maisin


Auteur

Charlotte Maisin est membre de la cellule recherch’action de la Fédération des services sociaux

Sophie André


Auteur

Sophie André est criminologue, chargée de cours (ULiège) Elle a consacré son mémoire de master à la pénologie, soit à la réflexion sur le sens de la peine. Un premier contrat de recherche oriente ses travaux vers la “délinquance environnementale”, de la petite incivilité (dépôt d’immondices par des particuliers dans les bois, par exemple) jusqu’à des formes de criminalité plus graves, quand des déchets toxiques sont déversés dans les cours d’eau, par exemple. Sophie André décide ensuite d’entamer un doctorat sur la problématique de la prostitution qu’elle envisage sous un triple point de vue, historique, légal et sociétal. Parallèlement, elle suit un certificat en victimologie et mène plusieurs recherches sur la criminalité organisée ou sur la mortalité par arme à feu.