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Réflexions d’un dimanche après-midi au Charlemagne. 20 février 2005

Numéro 5 Mai 2005 par Pierre Defraigne

mai 2005

Ciels noirs et gris tra­ver­sés de gibou­lées blanches. La gen­dar­me­rie place des che­vaux de frise et des bar­be­lés rue de la Loi. Les bar­rières Nadar sont inutiles. Il n’y aura pas de public pour cette ren­contre au Som­met entre puis­sances démo­cra­tiques qui étran­ge­ment se joue à bureaux fer­més. Sécu­ri­té d’abord ! Qu’est pour nous ce petit homme […]

Ciels noirs et gris tra­ver­sés de gibou­lées blanches. La gen­dar­me­rie place des che­vaux de frise et des bar­be­lés rue de la Loi. Les bar­rières Nadar sont inutiles. Il n’y aura pas de public pour cette ren­contre au Som­met entre puis­sances démo­cra­tiques qui étran­ge­ment se joue à bureaux fer­més. Sécu­ri­té d’abord !

Qu’est pour nous ce petit homme qui porte ain­si la peur dans ses bagages ? Il a pour­tant été tel­le­ment crâne, une fois pas­sée la stu­peur des atten­tats, sur les ruines de Ground zero. Bran­di­ra-t-il aus­si un porte-voix pour par­ler aux agents de sécu­ri­té, aux poli­ciers et aux offi­ciels qui seuls auront accès à l’es­pla­nade du Ber­lay­mont le 22 février ? Pour les Amé­ri­cains, ce petit homme tan­tôt en gris, tan­tôt en bleu, est leur pré­sident, de bon ou de mau­vais gré. Qu’im­porte son manque de sta­ture morale et intel­lec­tuelle ! L’onc­tion démo­cra­tique lui confère toute la légi­ti­mi­té que peut don­ner le vote du même nom, comme jadis aux rois de France l’huile de Reims. Le roi est mort ! Vive le roi ! Le pré­sident est élu ! Vive le président !

Va pour les Amé­ri­cains ! Quant à nous, Euro­péens, il nous en faut davan­tage. Nous qui sommes hors de la por­tée des médias amé­ri­cains, que devons-nous pen­ser de ce petit homme qui aime les cho­co­lats belges ? On vou­drait tel­le­ment qu’il ait l’au­to­ri­té pour par­ler avec force de liber­té, de jus­tice, de démo­cra­tie, d’en­vi­ron­ne­ment ! Mais voi­là, nous ne sommes pas convain­cus : il est le pré­sident des États-Unis, mais nous, Euro­péens, nous n’a­vons confiance ni dans sa bonne foi, ni dans son savoir-faire. Mais est-ce seule­ment à ce scep­ti­cisme dans lequel d’au­cuns tien­dront abso­lu­ment à voir, pour se ras­su­rer, le reflet de leurs caté­go­ries étroites — l’an­ti-amé­ri­ca­nisme, l’an­ti-atlan­tisme, voire une concep­tion gaul­lienne de l’Eu­rope — que tient le malaise devant l’ac­cueil réser­vé à Bush ? Nos propres diri­geants ont-ils vrai­ment une meilleure idée sur l’or­ga­ni­sa­tion d’un monde plus juste et plus sûr ? Quelle foi ont-ils encore dans notre propre modèle pour mesu­rer désor­mais son suc­cès à l’aune de la per­for­mance américaine ?

Dans l’u­ni­vers du capi­ta­lisme de mar­ché glo­ba­li­sé où l’in­tel­li­gent­sia déserte la poli­tique pour les boar­drooms, une nou­velle élite des affaires a‑historique et a‑morale classe les hommes poli­tiques selon leur capa­ci­té à déli­vrer de la com­pé­ti­ti­vi­té, en Europe comme en Amé­rique. De ce point de vue, Ker­ry, style à part, aurait-il eu le loi­sir d’être très dif­fé­rent ? L’é­poque est pauvre en lea­ders vision­naires et d’en­ver­gure. On trouve de tels hommes en Asie, mais pour le moment plus chez nous. N’est-ce pas cela la source de notre malaise devant ce petit homme qui fait vider le Ber­lay­mont en pleine semaine ? Cette défé­rence que nous lui mar­quons n’est-elle pas le miroir de notre propre fai­blesse ? Celle-ci ne tient-elle pas d’a­bord au confor­misme de pen­sée qui sévit au som­met de nos socié­tés et à notre atta­che­ment à un ordre mon­dial insen­si­ble­ment en train de bas­cu­ler vers un nou­vel ordre qu’un autre hémi­sphère — l’A­sie — est en train d’in­ven­ter ? L’hé­gé­mo­nisme se meurt ! L’hé­gé­mo­nisme est mort ! Le monde se décentre vers l’Est. Un monde mul­ti­po­laire émerge : l’Eu­rope en sera-t-elle un pilier ? Ce n’est pas gagné d’a­vance. Mais cela vaut la peine d’essayer !

20 février 2005

Pierre Defraigne


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