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Reconnaitre les victimes ne suffit pas
Les phobies sociales (xénophobie, homophobie, islamophobie, etc.) rendent impossible la communication entre les personnes. Depuis une vingtaine d’années, reconnaitre les victimes est devenu une ressource qui permet de situer les phobies sociales dans leur contexte historique, de les comprendre comme participant des relations dynamiques entre groupes sociaux. Cependant, l’application croissante de principes de reconnaissance dans le champ politique présente des effets pervers parce qu’elle donne lieu à des conflits d’intérêt entre groupes revendiquant le statut de victimes. Cette interprétation victimaire des rapports sociaux restreint les possibilités de débat et enferme les groupes et leurs membres dans des rôles figés. En fin de compte, l’émotion s’est déplacée de la peur vers la culpabilité ou la honte, mais est-on réellement parvenu à restaurer la communication ?
La brusque popularisation du concept de phobie, appliqué aux objets et aux sujets les plus divers, révèle une volonté de sacralisation de certains objets et de certains sujets que l’on ne doit même plus pouvoir critiquer, envers lesquels on ne doit plus avoir la moindre réticence, ni réclamer le plus élémentaire droit d’examen sans être aussitôt marqué, stigmatisé par cette nouvelle lettre écarlate du phobisme infamant. Jamais, en d’autres termes, nous n’avons été plus loin de ce qu’il est convenu d’appeler l’« esprit des Lumières ». (Muray, 2002)
Le substantif « phobie » s’accole à présent à toute une série de formes de rejet de l’autre. À l’acception plus ancienne de « peur de l’étranger » désignée par le vocable « xénophobie » s’ajoutent désormais l’« homophobie » se référant à un rejet des homosexuels ou encore l’« islamophobie » ou rejet des musulmans. Intéressant, mais peu étonnant lorsqu’on considère deux tendances de fond qui marquent le monde social contemporain : d’abord, la « montée des identités » et leur occupation de l’espace public, d’où la distinction opérée entre de multiples groupes sociaux, ensuite un type de réaction uniforme commandée par la « peur » ou l’aversion qui rassemble cette hétérogénéité sous le terme englobant de « phobie ». Une telle approche des rapports conflictuels entre groupes revient, dans un même mouvement, à prendre acte de la diversification des cibles du préjugé ou de la discrimination, tout en laissant supposer une même hostilité fondamentale envers celles-ci. On retrouverait dans cette caractérisation contemporaine du rapport à l’autre le schéma altérité-peur-rejet-exclusion qui suppose l’existence d’une structure invariante, d’une tendance universelle chez les individus, voire d’un réflexe naturel de réaction à « ceux qui ne sont pas nous » (Sanchez-Mazas et Licata, 2005).
De ce point de vue, le terme de « phobie » est problématique car il élude les ressorts proprement sociaux de l’hostilité entre les groupes et ne permet de saisir ni les particularités que ces rapports ont présentées dans diverses sociétés et à différents moments de l’histoire ni la manière de les conceptualiser qui s’est développée dans l’époque actuelle, c’est-à-dire, justement, en termes de « phobies ».
À l’encontre d’une vision naturalisante des attitudes impliquées dans le rapport à l’autre, nous proposons une approche compréhensive en termes de relations de reconnaissance (Honneth, 2002). Ainsi, la xénophobie, le racisme et les préjugés à l’égard des minorités peuvent être interprétés comme des dénis de reconnaissance que les groupes majoritaires ou dominants peuvent opposer face aux demandes de reconnaissance exprimées par les minoritaires. Cette approche permet d’interpréter ces phénomènes en les situant dans leur contexte historique et en tenant compte de leurs déterminants structurels et de leur caractère dynamique (Licata, Sanchez-Mazas & Green, 2011 ; Sanchez-Mazas, 2004).
Mais si le paradigme de la reconnaissance permet une analyse pertinente des processus psychosociaux sous-tendant les préjugés, l’application croissante de ses principes dans le champ politique entraine des effets pervers qui questionnent son adéquation à résoudre les problèmes posés par ces « phobies sociales ». Nous proposons ici de revisiter cette approche en pointant les éléments qui, tels qu’ils s’actualisent dans le champ politique, risquent de compromettre plutôt que de favoriser l’avènement des relations de reconnaissance qu’elle entend promouvoir.
La reconnaissance et la question du mépris
Une forte composante émotionnelle est présente dans la théorie de la lutte pour la reconnaissance. Si une forme ou l’autre d’approbation sociale vient à manquer, avance Honneth (2002), « s’ouvre une brèche psychique par où pénètrent des émotions négatives ». Honneth identifie trois formes d’approbation ou de reconnaissance — amour, droit et solidarité — correspondant aux trois dimensions irréductibles du rapport à soi : confiance en soi, respect de soi et estime de soi. En contrepoint, il distingue différents types d’expérience de mépris (violence physique, privation des droits et humiliation), qui représentent un « affaiblissement du sentiment que l’individu a de sa propre valeur », et qui révèlent au sujet sa privation. L’auteur précise que l’expérience du mépris peut s’articuler sur un mouvement social, et donc se transposer de l’individuel au collectif. Au travers de celui-ci « les expériences personnelles peuvent être interprétées et représentées comme des réalités auxquelles d’autres sujets sont également exposés ». Ainsi, les sentiments personnels identifiés comme « typiques d’un groupe tout entier » pourront former la motivation d’une résistance collective et trouver un aboutissement dans un engagement politique.
Alors que les luttes économiques typiques du mouvement ouvrier se focalisaient sur des enjeux de redistribution, c’est-à-dire des critères de justice formels visant à déterminer les principes en fonction desquels des biens tangibles sont répartis, les nouveaux mouvements sociaux se structurent davantage autour de questions liées à l’identité et touchant à la dignité des personnes. La multiplication des prides [en anglais « fierté » ; manifestations s’inspirant des gay prides du mouvement LGBT (lesbiennes, gays, bisexuels et transgenres), comme la « Roma pride » contre la stigmatisation des Roms ; la « Muslimah Pride » de musulmanes entendant réagir face aux actions des Femen, etc.] en est un bon reflet. Les revendications et luttes sociales prennent désormais largement appui sur les conditions subjectives d’exposition à une forme de mépris concernant l’estime sociale bien plus que sur des exigences de justice fondées sur des principes universels. Dans la formulation de demandes de reconnaissance concernant un groupe entier, il y a transposition au niveau du groupe d’un point de vue qui part des expériences négatives des personnes, terreau émotionnel à partir duquel s’élaborent ces demandes.
Un tel passage de l’individu au groupe d’un vécu émotionnel se réalise aujourd’hui bien souvent par le recours à l’histoire, ou plutôt à la mémoire (Licata, Klein et Gély, 2007). Que les individus soient ou non concernés ici et maintenant par l’injustice, leur appartenance à un groupe « historiquement victimisé » les désigne comme candidats à la lutte pour la reconnaissance, qui consiste alors à demander compensation, au profit des individus actuels, pour un traitement infligé à leurs ancêtres. Les demandes du groupe actuel sont présentées sur un mode émotionnel qui en appelle à l’empathie, la compassion ou à la culpabilité, voire à la honte, des « dominants ». Par exemple, le Conseil représentatif des associations noires a demandé des réparations morales et financières à l’État français pour les descendants d’esclaves1. De même, à la suite de l’adoption par l’Assemblée nationale française d’un texte de loi visant la pénalisation de la négation du génocide arménien en 2006, la France a fait face aux protestations de Turcs de France manifestant contre « la loi de la honte », alors que des Arméniens de France l’exhortaient à l’appliquer.
Des minorités actives aux minorités victimes
Comme l’ont décrit Moscovici et Pérez (2009) : « Ils [des groupes] se présentent actuellement sous la forme de victimes qui sont sous la protection des droits de l’homme, qui énoncent les valeurs de justice et de compassion qui sont leur dû. Rien d’étonnant à ce que, par contraste, les groupes précédemment dominants ou “normaux” soient à présent identifiés par leur niveau de culpabilité sociale dans la genèse de ces souffrances et de ces hontes ». Cette caractérisation de la minorité contraste fortement avec celle des minorités actives, militantes et conflictuelles. Les minorités actives, en introduisant un conflit extérieur, questionnent le système de valeurs de la majorité, tandis que les minorités victimaires, en suscitant un conflit interne à l’individu, focalisent celui-ci sur son égo et le laissent enfermé dans le cadre de référence de la majorité. Le MLF (Mouvement de libération des femmes) des années 1970 reste un exemple emblématique de minorité active ayant avancé des revendications en rupture avec le système de valeurs de la société. En contrepoint, nombre de féministes actuelles adoptent des stratégies conformes à une norme fort masculine dans la course au pouvoir, tout en attribuant les obstacles rencontrés ou les critiques essuyées au fait d’être une femme.
La dynamique victimaire a donc, d’une part, des implications sur les membres du groupe présenté comme responsable. Elles peuvent être rapportées à la différence entre la culpabilité et la honte. Alors que la culpabilité se focalise sur l’acte négatif commis, et tend à motiver le coupable à réparer le tort commis, la honte se focalise sur l’identité du responsable, et mène au contraire au repli social. Jeter l’opprobre sur des personnes au seul motif qu’elles appartiennent à un groupe dont l’identité est entachée d’une faute passée n’est donc pas le moyen le plus efficace de les amener à remettre en question leur cadre de référence et à contribuer à améliorer le sort des « victimes ».
D’autre part, l’approche victimaire est également préjudiciable aux minoritaires. Elle peut tout d’abord provoquer la « concurrence des victimes » (Chaumont, 1997). Les groupes victimaires « reconnus » peuvent ainsi susciter la rivalité, et donc l’animosité d’autres groupes se percevant comme insuffisamment reconnus. Les dérapages antisémites de Dieudonné, au nom de la lutte pour la reconnaissance des Africains, victimes de l’esclavagisme et du colonialisme, semblent obéir à cette logique.
Cette approche instaure, en outre, une sorte d’équivalence entre personnes du fait de leur appartenance à un groupe, un processus typique du stéréotypage. En s’auto-stéréotypant, ces groupes tombent dans le piège de la « naturalisation » ou « essentialisation », non plus en référence à la biologie, mais par la rhétorique de la victimisation. Les groupes et leurs membres se voient alors cantonnés dans des rôles qui limitent leurs possibilités d’action. Les rôles de victimes (« patients moraux ») ou de coupables (« agents moraux ») sont perçus comme incompatibles (Gray et Wegner, 2009) : on n’imagine pas qu’un groupe présenté comme victime soit capable d’actions négatives envers un autre groupe ; il est essentiellement passif. Comme il est difficilement concevable qu’un groupe présenté comme auteur d’actions immorales puisse à son tour en subir. D’ailleurs, à l’issue d’un conflit, les coupables cherchent à retrouver une dignité morale, alors que les victimes tentent de récupérer un statut d’agents (Nadler, Malloy et Fischer, 2008).
La victimisation est donc une arme à double tranchant : elle permet de faire valoir des demandes de reconnaissance de ce statut symbolique, mais elle vous enferme dans un rôle passif. Comme le souligne Alain Touraine (2013) à propos des femmes : « La liberté et la justice ne peuvent être défendues que de manière volontaire et explicite. […] Je me suis longtemps étonné de l’absence de la parole critique des femmes dans nos sociétés. La situation a changé, mais la défense des femmes, surtout en tant que victimes, a pour effet de les affaiblir en tant qu’actrices de leur liberté et de leur égalité. »
De la peur à la honte : empêchement du débat et masquage des discriminations
L’interprétation victimaire des rapports sociaux restreint par là les possibilités de débat. L’opprobre est jeté sur toute critique adressée à toute personne se présentant comme membre d’une minorité victimaire. La critique d’une position, l’introduction d’une contradiction sont désormais mises sur le compte de la « phobie » envers un groupe entier. Guy Bedos doit s’excuser d’avoir manifesté sa « phobie » des femmes par des propos « sexistes » envers une femme politique traitée de « conne » dans son numéro humoristique. L’empêchement de penser propre à la peur se transforme en peur de penser face au risque d’être accusé de cette émotion honteuse qu’est la « phobie ». En fin de compte, l’émotion s’est déplacée de la peur vers la honte. Ces émotions ont deux conséquences majeures : elles perturbent la pensée rationnelle à l’égard des catégories sociales visées et elles entravent les processus de communication entre catégories sociales. Partant, elles rendent impossibles les processus d’influence sociale qui sont à la base des sociétés démocratiques (Sanchez-Mazas, 2007).
La construction des rapports entre groupes en termes de coupables et victimes ne favorise pas non plus la lutte contre les préjugés et la discrimination. L’enjeu identitaire que comporte la menace de « passer pour phobe » risque d’activer des mécanismes d’autocensure et de détourner l’attention des discriminations réelles que subissent les membres de groupes minorisés. La lutte contre le préjugé rencontre aujourd’hui une importante difficulté liée précisément au fait que celui-ci se manifeste de manière « subtile » ou indirecte. L’action ou la décision peut être guidée par des stéréotypes dans des conditions qui ne permettent pas leur contrôle conscient (peur, stress, manque de temps, etc.), un effet qui a été trouvé aussi bien chez les personnes explicitement racistes que chez les non-racistes (Devine, 1989).
Plus généralement, la préoccupation de donner une image positive de soi et d’être en accord avec les autres fait obstacle à la prise en compte d’une réalité existant en dehors de nous. Ainsi, se considérer comme « non phobe » et s’accommoder de consensus bienpensants ne facilite pas l’examen des faits de discrimination, et le questionnement de « ces conduites souvent routinières, jamais sanctionnées, perpétrées ou abritées par des administrations et des institutions qui font partie de l’appareil d’État » (De Rudder, Poiret & Vourc’h, 2000). Si l’accord intersubjectif prend le pas sur les faits, le risque est grand de verser vers la relativité des critères de vérité ou vers l’arbitraire. C’est un reproche qui a été adressé, à partir d’une lecture d’Orwell, à l’idée « postmoderne » selon laquelle il s’agit de « tendre, non vers la Vérité, mais vers un élargissement permanent des cercles de consensus » (Conant, 2012). Il importe donc de se méfier des nouvelles versions de novlangue2 (Semprun, 2005) et de se rappeler, avec Orwell, que les faits existent indépendamment de nous, et que nous pouvons plus ou moins les découvrir. Le sentiment que le concept même de vérité objective disparait du monde est terrifiant, et il doit l’être, nous enseigne l’auteur de 1984.
- Une stratégie qui n’est toutefois pas approuvée par d’autres associations d’Africains subsahariens ou originaires des domaines ou territoires français d’outre-mer.
- La novlangue (de l’anglais newspeak) est la langue inventée par G. Orwell pour son roman 1984. Sa simplification extrême, par la diminution des concepts et l’élimination des finesses du langage, rend les gens incapables de réfléchir, de formuler problèmes et critiques et d’exprimer des idées potentiellement subversives.