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Re-vivre

Numéro 3 Mars 2011 par Cathy Malmendier

mars 2011

Le 12 juillet 1992, Corine Mal­men­dier est assas­si­née en com­pa­gnie de son com­pa­gnon Marc. Sa petite sœur, Cathy, a huit ans au moment des faits. Cet évè­ne­ment tra­gique aura des consé­quences lourdes sur le par­cours de la petite fille qui doit néan­moins conti­nuer à vivre. For­te­ment tou­chée par le drame, Cathy choi­si­ra fina­le­ment d’ef­fec­tuer une média­tion et de ren­con­trer un des deux assas­sins de sa grande sœur. Cet entre­tien avec le meur­trier, qui aura lieu dix-sept ans après le drame, a été pour elle un déclic et lui a per­mis de reprendre le cours de sa vie.

Alexis Van Doos­se­laere : Pour vous qui en avez vécu le pro­ces­sus, qu’est-ce que la jus­tice restauratrice ?

Cathy Mal­men­dier : C’est res­tau­rer l’âme de quelqu’un. Après le genre d’histoire que j’ai vécue, on peut avoir du mal à se construire. J’étais petite quand tout ça est arri­vé et je me suis construite avec des choses qui man­quaient, sur quelque chose de pas stable du tout. Mes parents n’allaient pas bien et mes rela­tions avec eux étaient conflic­tuelles. J’avais besoin de remettre mes idées en place. La jus­tice res­tau­ra­trice, c’est pour reprendre sa vie en main et pas­ser à autre chose. En bref, revivre. Avoir une vie, en avoir conscience et en faire quelque chose.

Ça compte aus­si pour les auteurs d’ailleurs. Ils ont aus­si de l’ordre à mettre dans leur tête pour avoir une vie et l’assumer cor­rec­te­ment. Pour pou­voir retour­ner dans une socié­té qui a des règles et pour pou­voir les res­pec­ter. La média­tion, c’est très impor­tant parce qu’on est obli­gé de vivre ensemble. Il y aura tou­jours des vic­times et des auteurs. Il faut mettre des choses en place pour que la coha­bi­ta­tion soit pos­sible, cohé­rente, accep­table, et sécurisante.

a.v.d.: Quelle est la place des vic­times dans notre socié­té. Ne vivent-elles pas aus­si une déso­cia­li­sa­tion, comme les auteurs ?

c.m.: Si, c’est très juste de dire que les vic­times doivent aus­si se réin­sé­rer dans la socié­té. À une époque, je me sen­tais hors de la socié­té. J’étais tota­le­ment per­tur­bée. J’avais tel­le­ment de dif­fi­cul­tés à m’inscrire dans la ligne de conduite des gens nor­maux qui se construisent un futur et qui évo­luent. J’ai moi aus­si cette impres­sion que je me suis dou­ce­ment réin­sé­rée, pour être à nou­veau à l’aise avec les règles de base de la société.

À l’époque, je me sen­tais incom­prise. Je n’avais pas de réac­tions saines par rap­port à la vie de tous les jours. Je crois qu’il faut aux vic­times une réadap­ta­tion des sen­ti­ments, pour réadap­ter leurs manières de réagir face aux situa­tions nor­males de la socié­té, pour pou­voir se réins­crire dans le sché­ma clas­sique qu’est la sco­la­ri­té, pour pou­voir évo­luer dans leur tra­vail, dans leur famille. En tra­vaillant sur moi-même et en fai­sant les démarches néces­saires, j’ai pu effec­tuer cette réadap­ta­tion. Je ne me sens pas aujourd’hui tout à fait nor­male, mais je me sens droite dans mes bottes, bien dans mes bas­kets. Il y a encore du che­min à faire. De toute façon, le mot réin­ser­tion est logique dans les deux cas, auteurs ou victimes.

a.v.d.: Les rela­tions sociales changent du jour au len­de­main lorsque l’on vit un évè­ne­ment tragique ?

c.m.: On ne peut pas être appré­hen­dé nor­ma­le­ment si nos réac­tions ne sont pas nor­males. C’est logique que les gens n’arrivent pas à nous com­prendre et que donc nos rela­tions soient alté­rées. Par exemple, il a long­temps été impos­sible pour moi d’aller voir des films un peu vio­lents au ciné­ma. Mes amis y allaient, mais sans moi, ce qui influait direc­te­ment sur ma vie sociale. J’étais très accro­chée à cer­tains amis. Je ren­trais dans leurs vies, dans leur famille. Mes rela­tions amou­reuses ou ami­cales n’étaient pas saines à l’époque. Et plus on gran­dis­sait, plus c’était com­pli­qué de res­ter dans ces rela­tions superfusionnelles.

a.v.d.: Qu’est-ce que la jus­tice res­tau­ra­trice vous a appor­té dans votre cheminement ?

c.m.: Pour moi, elle a tout chan­gé. J’étais enfer­mée dans des ques­tions que je me posais sans cesse. Ça tour­nait en rond et je n’en sor­tais pas. Mon esprit vaga­bon­dait et je me repo­sais tou­jours les mêmes ques­tions. C’étaient des ques­tions qui tou­chaient aux évè­ne­ments vécus par ma sœur, à ce qui avait été dit à ce pro­pos à l’école, dans les jour­naux. J’avais huit ans à l’époque et ça pre­nait des pro­por­tions hal­lu­ci­nantes. Il y avait des moments où j’essayais de res­sen­tir ce qu’elle avait vécu. Je ren­trais dans des états d’angoisses qui n’avaient pas lieu d’être. Je pen­sais que j’étais irré­cu­pé­rable et que j’avais bas­cu­lé dans la folie. Pen­dant des années, j’ai eu l’impression de sen­tir le cadavre. Je me met­tais dans des états destructifs.

Quand papa a ren­con­tré un des deux assas­sins de ma sœur, j’ai eu l’occasion d’avoir un compte ren­du clair de ce qui avait été dit et je n’avais pour­tant pas l’impression d’avoir trou­vé des réponses concrètes à mes ques­tions. J’avais déjà sou­vent pen­sé à l’autre assas­sin parce qu’il était plus jeune. Quand j’ai eu son âge, je me suis dit que j’étais tou­jours une gamine et que je n’aurais, moi non plus, peut-être pas été à l’abri d’être empor­tée par quelqu’un de plus âgé qui avait de l’autorité sur moi. Je me suis donc dit que si une seule per­sonne pou­vait répondre à mes ques­tions, c’était lui. Je ne lui fai­sais pas plus confiance qu’à l’autre meur­trier, mais je pen­sais que, lui aus­si, était vic­time de ce qui s’était pas­sé. Même s’il s’est avé­ré qu’en fait, il n’était pas sou­mis à l’autorité de l’autre auteur plus âgé. Je pen­sais qu’il pou­vait répondre à mes ques­tions à pro­pos des aspects pra­tiques. Je vou­lais en savoir plus à pro­pos de cer­taines inco­hé­rences qui subsistaient.

J’ai donc fait les démarches néces­saires, avec M. Buo­na­tes­ta qui tra­vaille dans l’asbl Mediante, et j’ai ren­con­tré le deuxième assas­sin pour effec­tuer une média­tion. En fait, il n’a pas vrai­ment répon­du à mes ques­tions et peut-être que je n’aurais pas pu lui faire suf­fi­sam­ment confiance pour croire vrai­ment ce qu’il disait. Je pense que je ne me trompe pas quand je dis qu’il n’était pas sin­cère. Je crois que sa volon­té à lui, c’était de m’aider, et je pense que cette envie était réelle, mais il était inca­pable de com­prendre que ce que j’avais vrai­ment besoin d’entendre, c’était la véri­té. Il avait une vraie envie de me sou­la­ger. Il m’a dit ce qui lui sem­blait être le plus facile à entendre pour moi, le plus accep­table. Je crois que c’est quelqu’un qui est per­tur­bé et qui n’est pas sin­cère avec lui-même. Peut-être aus­si que ses sou­ve­nirs étaient confus, dix-sept années s’étaient écou­lées depuis ce soir-là. Para­doxa­le­ment, une fois que j’avais été le voir, j’ai arrê­té de me poser des ques­tions. C’était ma der­nière chance d’avoir des réponses. J’aurais pu conti­nuer à me repo­ser les mêmes ques­tions, mais ce ne fut pas le cas. Par­fois, elles passent dans ma tête, mais elles ne res­tent pas accro­chées comme aupa­ra­vant. Je sais que je n’aurai jamais les réponses aux ques­tions que je me pose. Durant tout le temps où j’étais en face de lui, c’est comme si j’étais sor­tie de ma vie, de mon tour­billon et que j’avais pu inver­ser la ten­dance. Je ne res­sen­tais rien sur le moment, j’emmagasinais les infor­ma­tions sans être vrai­ment pré­sente. Comme si j’avais pu sor­tir de ma vie et la répa­rer de l’extérieur, comme une forte prise de recul qui m’a per­mis de voir plus clair, au-delà de mes ques­tions. J’ai pu ouvrir les yeux sur mes réac­tions, sur la manière dont je vivais ma vie. Ce fut un déclic !

Dans ma vie, j’ai eu deux déclics. Le pre­mier, c’était le jour où mes parents m’ont annon­cé la mort de ma sœur. Je suis res­tée blo­quée sur des ten­tures qui étaient en face de moi et je me répé­tais : « Il faut fer­mer les ten­tures, il faut fer­mer les ten­tures. » Il y a une par­tie de moi-même qui est sor­tie de ma vie concrète à ce moment. Et j’ai l’impression que, quand je suis sor­tie de la média­tion, j’ai pu fer­mer les ten­tures. En sor­tant, j’ai croi­sé le regard du poli­cier qui était dans la pièce et j’ai vu dans ce regard la même sen­sa­tion de vide que quand mes parents m’ont annon­cé la mort de ma sœur. Il y a eu un deuxième déclic à ce moment-là.

a.v.d.: Vous ne vous êtes donc pas éner­vée pen­dant l’entretien, mal­gré la charge émotionnelle ?

c.m.: Je pense qu’il n’avait pas conscience de ce qu’il repré­sen­tait pour moi, de sa place d’assassin, des consé­quences de ses actes sur toute ma vie et ma famille… Il était poli. Il mon­trait qu’il avait envie de m’aider, mais il a eu quelques paroles culot­tées et dépla­cées sans, je crois, s’en rendre compte. Si je n’avais pas été dans cet état de non-res­sen­ti, il y a des mots que je n’aurais pas sup­por­tés. J’aurais fran­che­ment pu péter les plombs ! Quand je suis res­sor­tie, le poli­cier avait de la haine dans les yeux. Ma haine est res­tée dans les yeux du poli­cier. Je suis sor­tie sans tout ce bagage, ce chau­dron néga­tif qui pre­nait toute ma vie et qui avait des consé­quences infer­nales. C’est l’impression que j’ai eue et ça s’avère juste car la ten­dance s’est inver­sée. Le bilan est posi­tif. Il y a des choses que je ne rat­tra­pe­rai jamais ou avec beau­coup de cou­rage. Il y a des choses qui sont per­dues, des consé­quences de mon com­por­te­ment d’adolescence que je ne pour­rai jamais rat­tra­per. Mais main­te­nant je peux construire ma vie, j’ai confiance en moi. Je donne un sens à ma vie. J’ai très envie d’évoluer. Je peux pro­fi­ter du moment pré­sent. Je n’ai plus d’angoisses, elles sont par­ties du jour au len­de­main. Ce fut un gros chan­ge­ment car elles me bouf­faient l’existence. J’ai pu revivre. Vrai­ment. J’espère que ce genre de média­tion pour­ra aider d’autres gens. Même si on ne peut pas garan­tir que ce genre d’expérience ait tou­jours un impact posi­tif, moi ça m’a sor­tie de mon cau­che­mar. Je revis.

a.v.d.: Vous êtes donc opti­miste quant à votre avenir ?

c.m.: J’ai tou­jours un pro­blème avec le fait que les assas­sins de ma sœur pour­raient sor­tir un jour. Les gens ont du mal avec la réin­ser­tion des cri­mi­nels. J’estime avoir le droit, en tant que vic­time, et en tant que citoyenne, d’exiger qu’une enquête psy­cho­lo­gique à pro­pos de la capa­ci­té de l’auteur à s’inscrire dans la vie en socié­té soit effec­tuée. Je sou­hai­te­rais éga­le­ment que tout soit mis en œuvre pour que, le jour où ils sortent, ils ne réci­divent pas. Cela signi­fie qu’il faut qu’un tra­vail d’éducation soit mis en place dans les milieux car­cé­raux. J’aimerais que ce soient des per­sonnes saines qui sortent de pri­son. J’aimerais que soit mis en place un sys­tème plus rassurant.

C’est dif­fi­cile dans les faits, mais ce serait quand même plus agréable si tout le monde avait une vraie envie d’évolution, de choses rai­son­nables. J’aimerais que l’idée de la jus­tice res­tau­ra­trice soit pro­pa­gée au maxi­mum. Petite, ça m’aurait aidée. J’ai eu la chance d’avoir mon papa. J’espère que l’asbl que l’on va fon­der pour­ra jouer un rôle là-dedans.

a.v.d.: Pour­riez-vous nous en dire un peu plus sur cette asbl et sur votre rôle dans celle-ci ?

c.m.: Le but de l’asbl, qui s’appelle Re-Vivre, sera de pro­mou­voir la jus­tice res­tau­ra­trice. J’espère qu’elle pour­ra se per­mettre d’aller un peu par­tout pour pou­voir res­tau­rer des per­sonnes, pour pou­voir déve­lop­per des études spé­cia­li­sées dans la vic­ti­mo­lo­gie, des études de cas de per­sonnes qui s’en sont sor­ties. L’idée, c’est d’apprendre des autres et de déve­lop­per des tech­niques concrètes, pour don­ner cette envie d’évolution et pour per­mettre de sor­tir de sa condi­tion de vic­time, de pas­ser à autre chose.

Pour ma part, j’aimerais don­ner un coup de main dans la mesure du pos­sible. ça m’apporte beau­coup de choses de côtoyer des gens qui sont dans le même état d’esprit. Ça m’aide à évo­luer, à encore accep­ter cer­taines choses. C’est un milieu qui grouille de gens moti­vés, com­pé­tents, qui ont envie d’évolution dans le milieu, qui ont une manière très posi­tive et construc­tive de voir les choses. J’ai l’impression que je pour­rais don­ner mes petites idées. J’ai besoin de m’entourer de gens comme ça. C’est très enri­chis­sant de ren­con­trer des gens qui voient les choses dif­fé­rem­ment, qui pro­posent des idées nouvelles.

Pro­pos recueillis par Alexis Van Doos­se­laere le 11 février 2011

Cathy Malmendier


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