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Réflexions sur l’Église

Numéro 9/10 septembre/octobre 2014 - Église par Jacques Leclercq

septembre 2014

Je viens de ter­mi­ner mon livre sur l’Église, et je vou­drais consi­gner par écrit quelques conclu­sions actuel­le­ment impubliables.

Dossier

Elles sont impu­bliables parce qu’elles vont à l’encontre de toute la poli­tique ecclé­sias­tique depuis de nom­breux siècles et qu’elles sou­lè­ve­raient donc des pro­tes­ta­tions véhé­mentes, en par­ti­cu­lier de la part des auto­ri­tés ecclé­sias­tiques. Cepen­dant ces conclu­sions se dégagent de l’étude de l’histoire de l’Église d’une façon qui me paraît tout à fait déci­sive ; elles n’ont d’ailleurs aucune réper­cus­sion sur la doc­trine chré­tienne. Au contraire, elles s’accordent avec l’Évangile beau­coup mieux que la concep­tion géné­ra­le­ment reçue. 

L’idée essen­tielle est que l’Église, pour accom­plir sa mis­sion, doit être tout à fait indé­pen­dante des puis­sances tem­po­relles ; elle accom­plit sa mis­sion dans la mesure où elle jouit de cette indé­pen­dance. Mais cette indé­pen­dance n’est pos­sible que si l’Église ne groupe qu’un nombre rela­ti­ve­ment res­treint de fidèles et vit dans une assez grande pauvreté. 

En effet, quand l’Église a dans un pays une grande impor­tance sociale, par le fait qu’elle réunit en elle la plus grande par­tie ou l’ensemble de la popu­la­tion, le gou­ver­ne­ment cherche à se ser­vir d’elle ; le catho­li­cisme devient une force natio­nale et ceux qui sont res­pon­sables de la nation, ou pré­oc­cu­pés du bien de la nation avant tout, cherchent à mettre cette force au ser­vice de la nation ; l’Église perd alors sa liber­té spi­ri­tuelle ; elle est ame­née à inter­ve­nir dans le tem­po­rel pour ser­vir les inté­rêts de l’État ; cela se voit bien aujourd’hui : dans chaque pays, l’Église est mobi­li­sée au ser­vice des inté­rêts natio­naux, et l’Église exprime dans chaque pays son appro­ba­tion pour l’attitude de l’État.

En même temps, quand l’Église acquiert une grande impor­tance sociale, elle profite de son influence dans l’État pour obte­nir d’être sou­te­nue par les pou­voirs publics ; ce sou­tien consiste dans des biens qui lui sont don­nés, comme dans l’Ancien Régime, ou dans des trai­te­ments alloués au cler­gé, des sub­sides aux écoles, des sub­sides pour la construc­tion d’églises, etc. Mais aus­si­tôt que l’Église reçoit de l’État des avan­tages, elle devient dépen­dante de l’État ; les diri­geants de l’Église deviennent pré­oc­cu­pés de ne pas déplaire à l’État, et cette pré­oc­cu­pa­tion se déve­loppe dans la mesure où les avan­tages accor­dés par l’État sont consi­dé­rables ; nous le voyons bien en Bel­gique : l’Église reçoit de l’État des avan­tages consi­dé­rables ; aus­si nos évêques sont convain­cus que l’Église ne pour­rait plus se pas­ser de ces avan­tages et une de leurs pré­oc­cu­pa­tions prin­ci­pales est de ne pas avoir de conflit avec l’État, ce qui les amène à une série d’attitudes dont les der­nières années ont four­ni plus d’un exemple et qui sont exac­te­ment à l’encontre de ce qu’on appelle la liber­té apostolique. 

De plus, ce lien de l’Église et de l’État, qui se res­serre des deux côtés, l’État cher­chant à domi­ner l’Église pour profi­ter de son influence, et l’Église cher­chant à plaire à l’État pour se ména­ger sa bien­veillance, amène l’Église à s’occuper du tem­po­rel et se plon­ger in nego­tiis sae­cu­la­ri­bus, au mépris de la volon­té for­mel­le­ment mani­fes­tée de son fon­da­teur. Notre temps ne cesse d’assister aux inter­ven­tions épis­co­pales dans tous les pays pour secon­der l’État dans des entre­prises pure­ment tem­po­relles, des guerres par exemple, ou des mou­ve­ments poli­tiques, où l’Église prend tou­jours le par­ti de ceux qui sont au pou­voir. En Bel­gique, les inter­ven­tions des évêques contre le mou­ve­ment fl amand, contre le rexisme étaient tou­jours des inter­ven­tions au ser­vice du par­ti au pou­voir ; de même, pen­dant la guerre de 1939, l’intervention du car­di­nal de Malines pour sou­te­nir la poli­tique de neu­tra­li­té ou pour approu­ver le roi à l’occasion de la capi­tu­la­tion de l’armée belge. 

Dans ces condi­tions, il est extrê­me­ment diffi­cile à des incroyants ou même à des catho­liques tièdes de recon­naitre dans l’Église du Christ. Ces prises de posi­tion de l’Église dans des ques­tions tem­po­relles émi­nem­ment dis­cu­tables sont tel­le­ment oppo­sées à l’esprit aus­si bien qu’à la lettre de l’Évangile, qu’il faut avoir beau­coup réflé­chi et beau­coup étu­dié l’Église pour com­prendre de quelle manière elle reste l’Église du Christ, mal­gré ces défaillances. Ceux que le catho­li­cisme attire sont atti­rés par les catho­liques fer­vents qu’ils ren­contrent, ou par le contact de la pen­sée catho­lique, en dehors de ces faits concrets. Un cer­tain nombre d’esprits, par contre, sont écar­tés de l’Église par ces inter­ven­tions et on ne voit pas que per­sonne puisse être conquis par elle, en tant qu’Église du Christ, à l’occasion de ces inter­ven­tions dans le tem­po­rel ; celles-ci peuvent lui valoir la sym­pa­thie de ceux aux­quels elle rend ser­vice ou dont elle flatte les pas­sions, mais cette sym­pa­thie va à une ins­ti­tu­tion humaine utile, non à l’Église du Christ, non à l’œuvre spi­ri­tuelle et sur­na­tu­relle de l’Église.

D’autre part encore, quand l’Église est une puis­sance ayant un rang tel qu’elle puisse trai­ter avec une appa­rente effi­ca­ci­té avec les gou­ver­ne­ments, les auto­ri­tés ecclé­sias­tiques s’imaginent être en état d’exercer une action consi­dé­rable en influen­çant direc­te­ment les gou­ver­nants. La recon­nais­sance offi cielle de l’Église, les hon­neurs exté­rieurs qui lui sont ren­dus, l’exhortation des princes, et, pour pou­voir les exhor­ter, le sou­ci d’être en bons termes avec eux, prennent alors dans les pré­oc­cu­pa­tions des chefs de l’Église une place tout à fait dis­pro­por­tion­née avec l’importance effec­tive que ces formes d’action peuvent avoir. L’histoire des papes de Pas­tor racon­tant dans le détail l’action des papes du XVe et du XVIe siècle est à cet égard triste à faire pleu­rer ; les papes passent leur temps à se lais­ser leur­rer par des témoi­gnages de res­pect, à se lais­ser extor­quer des conces­sions dont les consé­quences reli­gieuses sont ter­ribles en échange de témoi­gnages de défé­rence pure­ment exté­rieurs. Et l’Église étant riche, toutes les rela­tions des princes avec l’Église se concentrent sur les dési­rs des princes de domi­ner l’Église en nom­mant les digni­taires ecclé­sias­tiques de façon à dis­po­ser des biens, et d’obtenir du pape qu’il leur per­mette de taxer les biens d’Église.

Cela se remarque d’ailleurs aus­si­tôt que Pépin le Bref crée l’État pon­tifi­cal. Immé­dia­te­ment, le sou­ci de la puis­sance tem­po­relle prend une place pri­mor­diale dans les pré­oc­cu­pa­tions des papes, et comme leur puis­sance tem­po­relle est fra­gile, comme ils sont inca­pables de la main­te­nir par eux-mêmes et qu’ils en sont rede­vables à la bien­veillance des princes, ils adoptent à l’égard de ceux-ci une atti­tude de qué­man­deurs, avi­lis­sante pour l’Église du Christ ; et ils se montrent prêts à accor­der des faveurs spi­ri­tuelles de toutes sortes pour obte­nir le sou­tien tem­po­rel dont ils ont besoin. Le spi­ri­tuel est mis au ser­vice du tem­po­rel au lieu que ce soit l’inverse.

On en retire la convic­tion déci­sive que la liber­té spi­ri­tuelle de l’Église exige qu’elle soit pauvre, qu’elle ne reçoive pas de sub­side de l’État, et qu’elle ne groupe qu’un nombre de fidèles assez res­treint pour que les catho­liques comme tels ne puissent exer­cer une influence déci­sive sur la vie de l’État.

Les quelques contacts que j’ai eus avec les catho­liques anglais m’ont fort impres­sion­né aus­si dans ce sens. Le catho­li­cisme en Angle­terre est bien plus exclu­si­ve­ment reli­gieux que chez nous, parce que les catho­liques comme tels n’ont pas d’action à exer­cer sur l’État. Les ques­tions poli­tiques et sociales y sont beau­coup plus net­te­ment dis­tinctes de la reli­gion. Ce qui y sépare un catho­lique d’un pro­tes­tant et d’un libre-pen­seur, ce n’est pas une atti­tude vis-à-vis de l’État ou de la ques­tion sociale, mais une atti­tude vis-à-vis du Christ et de la manière de s’unir au Christ. Les rap­ports de l’Église et de l’État, dans nos vieux pays catho­liques, ont eu comme résul­tat de lier la reli­gion à toute la vie tem­po­relle à un tel point que les valeurs pro­pre­ment reli­gieuses passent sou­vent à l’arrière-plan ou ont l’air d’y pas­ser, de façon que des catho­liques tièdes ou des incroyants ne peuvent plus par­ve­nir à les dis­cer­ner exac­te­ment — et donc, à recon­naitre le Christ dans l’Église.

L’expérience que l’Église a faite main­te­nant depuis dix-neuf siècles abou­tit donc à cette conclu­sion que la consti­tu­tion de pays catho­liques, la conver­sion de nations dans leur ensemble n’est pas un idéal pour l’Église, que l’État chré­tien est presque inévi­ta­ble­ment — et je crois même qu’on peut sup­pri­mer le « presque » —, que l’État chré­tien est inévi­ta­ble­ment une cause de déca­dence pour l’Église.

Ceci est un fait d’expérience, une consta­ta­tion pra­tique. Elle se heurte à ce qu’on a tou­jours cru, parce qu’on a tou­jours rai­son­né dans l’abstraction et que, théo­ri­que­ment, si les hommes étaient par­faits, il serait très dési­rable que tous les hommes se conver­tissent et qu’il y ait des États chré­tiens. Mais quand on a rai­son­né sur cette matière, on a tou­jours rai­son­né sur des hommes abs­traits et non sur les hommes concrets, tels qu’ils sont dans la réa­li­té, avec leurs fai­blesses. En fait, le point d’équilibre idéal de l’Église se trouve au moment où les catho­liques sont assez nom­breux pour exer­cer une forte influence, sans l’être suffi­sam­ment pour être ou aspi­rer à deve­nir la puis­sance domi­nante dans l’État.

C’est à ce point-là que l’Église atteint à l’influence la plus consi­dé­rable, en res­tant plei­ne­ment elle-même, et en exer­çant une action pro­pre­ment spirituelle. 

L’autre conclu­sion essen­tielle à laquelle j’arrive est celle de la néces­si­té de la per­sé­cu­tion pour l’Église actuelle. C’est ce qu’on pour­rait appe­ler la thèse catastrophique. 

L’Église actuelle est moins cor­rom­pue qu’en d’autres temps, mais elle est enli­sée dans un fatras de petites choses, des rou­tines, des conven­tions, des cadres sociaux, des pré­oc­cu­pa­tions tem­po­relles, qui voilent for­te­ment les traits du Christ en elle. Ceux qui abordent l’Église en entrant en contact avec des âmes pro­fon­dé­ment sur­na­tu­relles peuvent y trou­ver le Christ, mais ce n’est pas le grand nombre, et c’est pour­quoi les conver­sions sont rares. 

L’administration ecclé­sias­tique, par exemple, étouffe ter­ri­ble­ment l’esprit de l’Évangile.

Le fidèle moyen n’entre en contact avec l’Église qu’à pro­pos d’enterrements ou de mariages qui sont trai­tés comme une affaire com­mer­ciale ; s’il veut par sen­ti­ment faire célé­brer le ser­vice funèbre d’un des siens dans une cha­pelle à son gout, il se heurte à la reven­di­ca­tion des droits parois­siaux, qui se pré­sente avant tout comme une reven­di­ca­tion d’argent ; de même les ques­tions de titres et d’insignes hono­rifiques tiennent dans l’Église une place qui va radi­ca­le­ment à l’encontre de l’esprit du Christ ; les sou­tanes vio­lettes et les titres des pré­lats, les anneaux pré­cieux des évêques, les palais pon­tifi­caux, la pompe romaine sont autant d’insultes à l’Évangile ; et encore, quand les prêtres, dans notre pays, soignent leur cave, comme tant d’entre eux le font, quand le vin coule à flots à leur table, et qu’on met en regard leur pin­gre­rie, aus­si­tôt qu’il s’agit du vin de messe, qu’ils veulent le moins cher pos­sible et dis­pen­sé dans les burettes les plus petites pos­sible, com­ment croire qu’ils ont pour le sacrifice de la messe le res­pect et l’amour que sup­pose la foi dans la doc­trine de l’Église ? Il faut avoir beau­coup réflé­chi à ces choses-là pour com­prendre ces contra­dic­tions, mais celui qui voit l’Église sim­ple­ment de l’extérieur ne peut à ces signes-là recon­naitre en elle l’Église du Christ. 

Il en est de même de l’importance atta­chée à des usages qui n’en ont pas, comme à cer­taines formes de dévo­tion, à des règles rituelles. Un prêtre qui attache une impor­tance capi­tale à la réci­ta­tion de son bré­viaire, et montre par ailleurs peu de zèle pour les âmes, peu de déta­che­ment des biens maté­riels, beau­coup d’attachement à ses aises, est un per­son­nage extrê­me­ment cho­quant du point de vue chré­tien. Chez un grand nombre de ceux qu’on appelle de bons prêtres, la cha­ri­té chré­tienne ne se montre jamais, mais seule­ment une digni­té ou une hon­nê­te­té de vie toute natu­relle. Et chez un grand nombre de catho­liques, prêtres et laïcs, se mani­feste une étroi­tesse d’esprit qui fait pas­ser à l’arrière-plan l’essentiel de la reli­gion, l’amour de Dieu et du pro­chain, pour y sub­sti­tuer des formes exté­rieures et des cadres administratifs. 

On pour­rait encore ajou­ter un grand nombre d’autres traits, et notam­ment qu’un grand nombre de prêtres, et même d’évêques, s’intéressent beau­coup plus à des choses pro­fanes qu’au règne de Dieu ; quand ils trouvent un pré­texte pour s’occuper de poli­tique ou de ques­tions éco­no­miques, ils s’en emparent avec une satis­fac­tion facile à discerner. 

Et mal­gré cela l’Église est plus pure, de nos jours, tout au moins en Europe, qu’elle ne l’a été dans la plu­part des siècles anté­rieurs. Et pris l’un après l’autre, cha­cun des abus, dont je viens d’indiquer quelques-uns, est d’importance secon­daire. C’est l’esprit géné­ral dont ils pro­cèdent qui est grave. Et cet esprit est à peu près impos­sible à déra­ci­ner par des voies nor­males, parce que la lutte contre cha­cune de ces mani­fes­ta­tions deman­de­rait un effort dis­pro­por­tion­né avec l’importance de son enjeu. 

Pre­nons par exemple la cour pon­tifi­cale, il est évident que jamais Jésus n’aurait accep­té d’habiter le palais du Vati­can. Il est tout à fait évident que le luxe de ces salons, les mil­lions dépen­sés tous les ans pour entre­te­nir des gardes suisses inutiles, etc., sont en contra­dic­tion avec l’esprit de l’Évangile. D’ailleurs ce palais du Vati­can a été construit et orné par des papes de la Renais­sance dont le sou­ve­nir est la honte de l’Église ; l’étiquette de la cour pon­tifi­cale a été prin­ci­pa­le­ment réglée à cette époque. Depuis lors, les papes sont deve­nus de bons prêtres, plu­sieurs même des saints, leur vie per­son­nelle est simple et aus­tère. Il n’est plus res­té de cette honte de la Renais­sance que le cadre, chose en soi peu impor­tante. Elle l’est suffi­sam­ment cepen­dant pour créer une cer­taine diffi­cul­té à voir dans le pape le repré­sen­tant du Christ. Car enfin, ce repré­sen­tant qui se pré­sente sous un aspect que son Maitre eût non seule­ment condam­né, mais abhor­ré, rend diffi­cile, par là même, de le recon­naitre pour ce qu’il est. 

Mais, par ailleurs, sup­pri­mer le palais du Vati­can, ins­tal­ler le pape dans une demeure digne de lui, sup­pri­mer la cour pon­tifi­cale, ame­ner le vicaire de Jésus-Christ à vivre d’une manière qui s’inspire de Jésus-Christ, jusque dans son appa­rence exté­rieure, se heurte à de telles diffi­cul­tés qu’il paraît pro­pre­ment irréa­li­sable, tant que le pape ne sera pas chas­sé de son palais et obli­gé de fuir et de vivre pen­dant quelque temps dans la misère. L’entourage du pape, la plu­part des chré­tiens, des membres du cler­gé, sont si peu chré­tiens ; s’inspirent si peu de l’esprit du Christ, que le pape qui vou­drait, de sa propre ini­tia­tive, trans­for­mer radi­ca­le­ment le genre de vie pon­tifi­cal se heur­te­rait à une résis­tance qui l’obligerait à user ses forces sur un objet en soi peu impor­tant. Sup­pri­mer le Vati­can et la cour pon­tifi­cale est sans doute une entre­prise plus diffi­cile que la défi­ni­tion d’un dogme ou la for­ma­tion de légions de mis­sion­naires ! Si on doit espé­rer que l’Église se purifie de ces petites taches qui ne la cor­rompent pas, mais qui souillent sa face et rendent diffi­cile d’y recon­naitre le visage du Christ, il faut sou­hai­ter que l’Église soit secouée au point que toutes ces écailles tombent. 

Or la secousse, c’est nor­ma­le­ment la per­sé­cu­tion qui la pro­duit. Le pape ne quit­te­ra le Vati­can que si on l’en chasse ; les digni­taires ecclé­sias­tiques ne quit­te­ront leurs titres ronflants et leurs cos­tumes tapa­geurs, les reli­gieux et les reli­gieuses n’abandonneront leurs cos­tumes absurdes et leurs usages désuets que si on les bous­cule, si on les chasse de leur vie cal­feu­trée, si on les oblige à trai­ner par les che­mins, à se cacher, à faire n’importe quel métier pour assu­rer leur exis­tence. La per­sé­cu­tion seule déga­ge­ra chez les catho­liques, cler­gé et fidèles, l’essentiel de la foi, la vie du Christ et la cha­ri­té, pour relé­guer à l’arrière-plan ce qui n’eut jamais dû en sortir. 

Évi­dem­ment la per­sé­cu­tion entraine d’innombrables mal­heurs. Le prin­ci­pal, ce sont les défec­tions. Dans l’Église embour­geoi­sée où nous vivons, les catho­liques capables de souf­frir pour leur foi ne sont pas très nom­breux. Mais en réa­li­té, la réduc­tion numé­rique qui se pro­dui­ra dans l’Église per­sé­cu­tée ne sera pas un dom­mage pour l’Église, car les chré­tiens qui l’abandonneront seront pour la plu­part des chré­tiens de tra­di­tion et d’habitude, qui ne sont des chré­tiens qu’en appa­rence. Par contre la per­sé­cu­tion trem­pe­ra les autres, purifie­ra tout le corps de la Sainte Église et lui ren­dra l’éclat qu’elle perd dans la mesure où elle s’éloigne de l’esprit du Christ. 

Au moment où j’écris ces lignes, il semble que la per­sé­cu­tion approche ; elle s’est déjà abat­tue sur un cer­tain nombre de pays et on peut s’attendre à ce qu’elle se géné­ra­lise. Ce temps est donc béni. Il faut sou­hai­ter que la per­sé­cu­tion soit assez pro­fonde et durable pour bou­le­ver­ser l’Église jusqu’à ce que beau­coup croient être ses fon­de­ments, c’est-à-dire l’organisation parois­siale, les cos­tumes et les palais épis­co­paux, l’administration vati­cane, même les modes de dis­tri­bu­tion des sacre­ments. Déjà, dans cer­tains pays, on a dû, sous l’empire de la per­sé­cu­tion, per­mettre aux prêtres de célé­brer avec n’importe quel verre, aux fidèles de se com­mu­nier eux-mêmes. Mais pour qu’on dis­tingue dans la messe l’essentiel de l’accessoire, qu’on se rende compte par exemple que l’emploi du latin est sans impor­tance, de même que la com­mu­nion sous une ou deux espèces, de même que l’emploi du vête­ment litur­gique, de même que le jeûne eucha­ris­tique, et l’heure à laquelle la messe se célèbre, que tout cela est sans impo­tence, que la seule chose impor­tante est que la messe soit mise à la dis­po­si­tion des fidèles aus­si abon­dam­ment que pos­sible, et qu’elle soit célé­brée de façon qu’ils la com­prennent et puissent s’y unir aus­si faci­le­ment que pos­sible, pour qu’on arrive à cela, il faut qu’une secousse vio­lente mette l’Église en dan­ger et qu’on soit obli­gé de sacrifier tout l’accessoire pour sau­ver l’essentiel.

Dans l’état de paix et de tra­di­tio­na­lisme rou­ti­nier où nous sommes, pro­po­ser des chan­ge­ments aus­si peu impor­tants que de dire la messe en langue vul­gaire, de lais­ser com­mu­nier sous les deux espèces ou d’établir la concé­lé­bra­tion, sou­lève des tem­pêtes. Ce sont pour­tant des choses sans impor­tance qui ne mettent en ques­tion aucun point du dogme ni de la morale, et ces réformes ren­draient la reli­gion plus vivante et feraient mieux com­prendre au peuple que la messe est bien le sacrifice de la Cène que Jésus a ins­ti­tué le Jeu­di Saint. Quand on voit dans l’histoire les inter­mi­nables que­relles sur ces ques­tions sans impor­tance, les héré­sies ou les schismes que ces que­relles ont ali­men­tés, le nombre d’hommes intel­li­gents et de saints prêtres qui ont consa­cré une par­tie impor­tante de leur vie à défendre la tra­di­tion ecclé­sias­tique en ce domaine, comme si vrai­ment la vie de l’Église en dépen­dait, c’est à pleu­rer de dou­leur ! Et pen­dant ce temps, on laisse se déve­lop­per un ensei­gne­ment de la théo­lo­gie morale où la cha­ri­té n’a presque pas de part !…

Mais je sais bien que tout cela est inévi­table. Il n’y a qu’une per­sé­cu­tion pro­fonde et durable, un écrou­le­ment exté­rieur de l’Église, qui puisse y remé­dier. Un évêque alle­mand disait, il y a deux ou trois ans : « Nous devons ren­trer dans les cata­combes ». Je le crois. Il disait avec dou­leur. Je reprends son idée avec joie. Nous devons ren­trer dans les cata­combes ; nous en avons besoin. C’est dans les cata­combes que l’Église retrou­ve­ra sa pureté.

Ermi­tage du Bon Lar­ron, 23 juin 1940. 

Jacques Leclercq


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