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RD Congo. Les paysans et la lutte contre la pauvreté
Au Congo, sept ménages sur dix sont pauvres avec une disparité entre milieu rural (environ huit ménages sur dix) et milieu urbain (moins de sept ménages sur dix). Pour assurer leur survie, les paysans essaient de s’organiser en mettant en œuvre diverses pratiques. Lorsque leur sens est dégagé et compris du point de vue des paysans, on s’aperçoit qu’elles ne constituent en rien des « résistances », comme le pensent certains experts et agents.
Le Congo nourrit de criants paradoxes : vaste pays, immenses ressources naturelles (agricoles, forestières, minières, etc.), pourtant sa population croupit dans la misère la plus noire et figure parmi les plus pauvres de la planète. Comme s’il y avait une malédiction des ressources naturelles, alors qu’elles devraient être source de rentes permettant une meilleure lutte contre la pauvreté, c’est l’inverse qui est observé : une gouvernance faible, des inégalités de revenus prononcées et une violence élevée inhibent la croissance. L’abondance en ressources naturelles est un actif qui peut être mobilisé en faveur du développement par un accompagnement politique et institutionnel approprié. La redistribution de la richesse passe essentiellement par l’État, alors que dans le cas des activités agricoles et manufacturières, la richesse est produite directement par les ménages.
La guerre qu’a connue le Congo ainsi que les poches de conflits qui persistent surtout dans la partie est du pays, sans compter la mauvaise gouvernance caractérisée par les détournements des deniers publics, la corruption presque généralisée, l’inapplicabilité du principe de redevabilité par les dirigeants à tous les niveaux compliquent davantage la situation des populations privées de leur droit élémentaire à vivre dans des conditions décentes.
Un espace social vide
L’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et le Programme alimentaire mondial (PAM) relèvent une situation très préoccupante : le nombre de personnes sous-alimentées a presque quadruplé, passant de 11,4 millions en 1990 – 1992 à 43,9 millions en 2004 – 2006 (36,6millions en 2000 – 2002), et la prévalence est passée de 29 à 75% (70% en 2000 – 2002) de la population. D’autres enquêtes nationales aboutissent également à des conclusions inquiétantes : plus de 70% de la population vit avec moins d’un dollar par jour ; le taux de mortalité infanto-juvénile s’élève à 158‰; la prévalence de la malnutrition aigüe chez les enfants de moins de cinq ans s’élève à 13%; 24% de ceux-ci ont une insuffisance pondérale, 43% accusent un retard de croissance et 9% connaissent une perte de poids ; 549 femmes meurent à l’accouchement sur 100.000 naissances vivantes, etc.
Les campagnes plus pauvres
Ces données cachent néanmoins d’énormes disparités en défaveur des milieux ruraux et paysans, moins bien lotis en infrastructures de base (hôpitaux, centres de santé, écoles, universités, routes, adduction d’eau, fourniture d’électricité, etc.) au contraire des villes et centres urbains. Les milieux ruraux sombrent pour certains indicateurs : alphabétisation des jeunes femmes, fréquentation de l’école primaire, eau et assainissement. Toutefois même en milieu rural, les disparités persistent entre grandes agglomérations, centres extra-coutumiers et villages. En effet, les grandes agglomérations et centres extra-coutumiers composés dans la majorité des cas des missions religieuses (paroisses catholiques ou protestantes), d’anciens ou actuels centres politico-administratifs, des gares de chemin de fer ou ports importants, concentrent à leur tour les principales infrastructures des milieux ruraux, reléguant les villages à la traine. Ainsi, les enfants des villages sont obligés de parcourir pour certains des dizaines de kilomètres pour atteindre l’école la plus proche ; les femmes enceintes, d’énormes distances vers la maternité la plus proche, ce qui les contraint à accoucher à la maison. Les difficultés sont ainsi générales dans les villages pour tous les services essentiels.
Or plus de 70% de personnes habitent le monde rural et s’occupent pour la plupart d’activités agricoles et connexes : cultures vivrières, élevage, pêche, chasse, cueillette, ramassage, etc. Les outils de production sont encore rudimentaires, les rendements sont donc faibles, et les revenus que les populations en tirent réduits. Leur situation se complique davantage avec l’absence ou l’insuffisance d’infrastructures : localités enclavées, difficulté d’écouler la production dans les centres de consommation, avarie des produits vivriers, etc. Alors que la charge de nourrir des citadins de plus en plus nombreux leur incombe, les paysans pauvres ne bénéficient pas d’attention particulière des pouvoirs publics pour les aider à améliorer leurs conditions de vie et de travail. Pire, ils sont en butte à diverses tracasseries fiscales, policières et administratives de pouvoirs publics censés les protéger (Ngalamulume, 2011a).
D’autres facteurs influent négativement sur le bien-être des ménages. Une analyse du profil de pauvreté (DSCRP2, 2011) révèle que la pauvreté sévit plus dans les ménages dont le chef est apprenti (80,25%), suivis de ceux dont le chef travaille à son propre compte dans l’informel agricole (75,52%) et des ménages dont le chef est employé ou ouvrier semi-qualifié (71,47%). La pauvreté augmente proportionnellement à la taille des ménages dont la moyenne est de sept personnes. Enfin, le niveau d’instruction influence la vulnérabilité, les ménages dont le chef n’a aucun niveau d’instruction sont, en général, les plus pauvres ; la majorité d’entre eux ne dépasse pas le niveau de l’école primaire.
Comment les populations réagissent-elles à la pauvreté et aux inégalités ? Quelles sont les dynamiques et les stratégies qu’elles mettent en place ? Dans cet « espace social vide » (Peemans, 1997a), c’est-à-dire d’absence, de déliquescence ou d’effacement de l’État qui n’arrive pas à s’acquitter de ses tâches traditionnelles d’organisation de l’espace et d’encadrement des populations, de nouvelles dynamiques émergent pour tenter de combler ce vide.
Les pratiques paysannes
Les communautés rurales sont davantage exposées aux risques, et la sécurité d’existence demeure un enjeu majeur. Les contraintes que la colonisation, les dictatures, la mondialisation ont fait peser sur les populations paysannes au cours de l’histoire les ont amenées à adopter diverses stratégies d’adaptation et de contournement.
Une observation attentive de la réalité sociale permet de découvrir et de comprendre le fonctionnement réel des communautés paysannes ainsi que le sens profond de leurs pratiques. Une série de pratiques, invisibles à première vue, sont porteuses d’un certain sens pour les acteurs qui les utilisent. Elles jouent ainsi un rôle indéniable dans la sécurisation humaine et socioéconomique des paysans à travers la confiance retrouvée en soi. Notre travail de terrain a permis de relever un certain nombre de ces pratiques.
La constitution des stocks vivriers
Nul n’ignore que l’agriculture congolaise est à l’heure actuelle en grande partie une agriculture de subsistance, où plus de 80% de la production agricole est consommée par les ménages producteurs. Des perturbations dans le cycle cultural (peu ou fortes pluies, sècheresse, maladies, insectes, etc.) sont synonymes de difficultés sérieuses pour les ménages et les communautés. Ainsi, chacun prend-il des dispositions particulières pour conserver en toute sécurité une partie de sa production pour assurer son alimentation jusqu’à une nouvelle récolte. Dans les conditions actuelles, il devient indispensable de soutenir cette pratique et de la promouvoir à grande échelle.
Chômage d’un jour
La société traditionnelle organise la vie de ses membres à travers une série de règles, de normes et de rites socialement partagés et intériorisés. Ces règles édictent des comportements et des attitudes à adopter, qu’il importe de respecter pour être sous la protection collective, sous peine d’excommunication et de rejet par les autres membres, et ainsi s’exposer à divers risques et à une insécurisation permanente. Les membres qui cherchent à s’émanciper vivent ce que Pierre-Joseph Laurent (2001, 1998) qualifie de « modernité insécurisée1 ». Parmi ces rites, nous retiendrons principalement l’interdiction du travail agricole un jour de la semaine ou à l’occasion de certains évènements : apparition d’une nouvelle lune, naissance ou deuil au village, après la tombée d’une pluie orageuse ou de grêle. Comme le note Pierre de Schilppé (1986), dans ces sociétés, « la foi implicite dans la sorcellerie, dans la magie, bonne ou mauvaise, et dans les oracles est un élément social important ». S’agissant, par exemple, de l’interdiction du travail agricole (« nshidi » dans le Kasaï), un jour de la semaine, généralement le mercredi ou le vendredi, est consacré aux « ancêtres ». L’interdiction peut être partielle, concerner certains travaux (défrichement, labour et semis) ou totale (pas d’usage de la houe) selon les villages. L’explication officielle fournie est que les ancêtres « se promènent » ce jour-là dans les lotissements pour y répandre des bénédictions, de la nourriture, des carottes de manioc, et qu’il ne faut pas les déranger et entraver leur travail.
Mais, en regardant de près, cette pratique a bien un sens pour les acteurs contrairement aux craintes et dénonciations des experts et agents de développement. En effet, en discutant avec les paysannes et les paysans, nous avons réalisé qu’elle n’est rien d’autre qu’une stratégie d’organisation de la vie du village. En réalité, on ne chôme pas ; bien que chômé pour le travail agricole, ce jour est consacré à d’autres activités et au renforcement de la cohésion et du lien social du village. Comme les mères sont occupées toute la semaine, c’est le seul jour où elles peuvent aller chercher le bois de chauffe et constituer du stock, faire la mouture des produits (maïs et manioc) et stocker la farine, aller récupérer le manioc roui pour le sécher, bref, le jour consacré aux travaux ménagers ; c’est le jour de la chasse et de la pêche ou l’occasion d’extraire l’huile de palme, de s’occuper de la construction ou de la réfection de sa case. En effet, « le temps de travail considéré comme perdu ou gaspillé selon les normes modernisatrices est en fait le plus souvent celui consacré à assurer la sécurisation de la vie sociale à travers les heures consacrées à produire, de diverses manières, la préservation du lien social ou la conservation du milieu naturel » (Peemans, 2008).
Sur le plan social et communautaire, c’est un jour consacré au travail communautaire (réfection des infrastructures communautaires : écoles, centres de santé, routes) ou à la résolution des problèmes et conflits sociaux (jugements, palabres). On comprend donc que toutes ces activités ne peuvent se dérouler convenablement un jour de travail. Il s’agit donc d’une stratégie d’organisation du travail du village. Mais certains experts et acteurs s’époumonent à condamner la pratique sans comprendre réellement sa pertinence et sa logique qui la fonde.
Pour assurer le respect de ces normes, différents mécanismes de contrôle social sont mis en place. Celui-ci s’exerce à travers des aspects moraux et juridiques. Comme le rappelle Pierre de Schilppé (1986), les croyances et les superstitions sont un facteur de protection et de défense sociale dans les sociétés traditionnelles.
Dans les groupements paysans actuels, en plus de certains de ces mécanismes, les paysans ont instauré leurs règles propres que chacun des membres est tenu à respecter. Il y a des cahiers de présence, des chargés de travaux, des commissions de contrôle, etc., pour suivre qui fait quoi et imposer des sanctions qu’ils ont librement arrêtées et qui sont consignées dans les règlements intérieurs.
Insertion dans des réseaux sociaux et partage des risques
Pour faire face à la misère et à l’insécurité alimentaire, la mobilisation du capital social à travers le partage des risques et l’insertion dans des réseaux de sociabilité sont l’une des stratégies les utilisées par les acteurs populaires. Ils mettent en place ou intègrent diverses structures communautaires dans lesquelles règne un lien social très fort qui cimente leur cohésion, forme et marque ainsi leur identité. Le dynamisme, la vitalité ainsi que l’efficacité de ces réseaux sont fonction des trajectoires historico-institutionnelles des groupes et des membres qui les composent, ainsi que des lieux de résidence et des normes et valeurs sociétales qui leur sont propres.
Les réseaux auxquels les acteurs recourent pour améliorer leur existence sont, dans la plupart des cas, la famille, l’église, le groupe d’entraide ou ristourne de travail, les ristournes d’argent ou tontines, la mutuelle des ressortissants, les associations ou groupements paysans.
Le recours, mieux le retour à l’autoconsommation, et le primat du petit marché local, constituent le cœur de ces pratiques dont le fonctionnement est basé sur le principe de la réciprocité : donner, recevoir, rendre. On peut voir dans ces initiatives des institutions qui à la fois permettent de développer la solidarité et la sécurité lignagères considérées comme valeurs socioculturelles fondamentales, et de mettre en œuvre de nouvelles formes de progrès économique (Peemans, 1997b).
Parmi les principes de distribution des biens et services identifiés par Polanyi (Marée et Sybille, 2006), le marché, la redistribution et la réciprocité, ces structures opèrent plus par la redistribution et la réciprocité. Le financement de leurs activités se fait exclusivement par leur investissement personnel à travers le travail des membres et des dépendants de leur famille. La vente sur le marché n’est pas une fin en soi, encore moins la réalisation de bénéfices. Il s’agit là des moyens pour la réalisation des objectifs de sécurité d’existence collective et individuelle. Les parties prenantes au jeu échangent principalement par réciprocité, don et contre-don, traduisant ainsi l’existence d’un lien social entre eux. Comme l’affirme Latouche (1998), dans la sphère du don, la relation de parenté ou d’amitié précède à la fois logiquement et ontologiquement les relations d’échanges et d’affaires. L’économie est mise au service du réseau, et non le réseau au service de l’économie. Et cela même si toute pensée intéressée n’est pas absente de la stratégie de constitution des réseaux ou de décision d’adhérer à un réseau déjà existant.
Ces initiatives jouent un rôle croissant à travers leur capacité de recréer les conditions de la sécurité collective dans un monde de plus en plus complexe et insécurisant. Elles réinventent le local et deviennent le lieu central de la production de la sécurité. Elles prennent ainsi le relai du rôle joué auparavant par les rapports lignagers quand bien même ce processus est plein de tensions et de contradictions.
Une économie populaire paysanne
Pour faire face aux contraintes, les ménages multiplient les activités, ce qui constitue la caractéristique principale de l’économie populaire paysanne et s’observe par la mobilisation de tous les membres du ménage et du réseau.
Comme le signale Jean-Philippe Peemans (2008), la stratégie paysanne de diversification vise à assurer la sécurisation dans le maintien de l’autonomie et est à la base des pratiques de vie multiterritoriales. Cette diversification se fonde sur la flexibilité dans une perspective de long terme qui vise le bien-être et la reproduction de la famille. Mettre l’accent sur la flexibilité signifie que l’idée paysanne du développement n’est pas centrée exclusivement sur la préservation d’un revenu minimum ou sur la recherche d’un profit maximum.
Il s’agit donc d’une véritable économie de la débrouillardise. Le paysan peut être à la fois agriculteur, coupeur de noix de palme, et vendeur de braises ou creuseur de diamant, ou à la fois agriculteur, ramasseur de champignons et chasseur de gibier. La paysanne peut, en même temps qu’elle s’occupe de ses champs, vendre l’huile de palme, les feuilles de manioc ou de patate douce, pêcher à la nasse ou à digue, chercher les termites et fourmis à vendre, et faire quelques petits travaux journaliers (transport, champ pour autrui, etc.).
En effet, l’activité agricole est saisonnière, et les ménages connaissent des difficultés alimentaires à certaines époques de l’année et, par moments, des plages de temps presque libres. Les paysans sont ainsi obligés d’utiliser ce temps « libre » pour faire autre chose. Toutes ces activités ne sont pas incompatibles, mais complémentaires.
Les résultats de l’enquête nationale du PAM et de l’INS (2008) ont montré que tous les ménages exercent au moins une activité génératrice de revenus. 23% de ménages exercent une seule activité, tandis que 45,4% en exercent deux, et 31,6% trois. De grandes disparités sont à noter entre provinces. En effet, à peine un ménage sur dix exerce une seule activité dans les provinces de l’Équateur (10,8%) et du Maniema (7,4%) alors que cette proportion est de près d’un ménage sur deux dans les provinces de Bas-Congo (47,1%) et du Kasaï-Oriental (44,1%).
Les principales activités exercées sont de type agropastoral : agriculture (92,6%), pêche (19,8%), élevage (11,3%), chasse (9,7%) ou cueillette (4,8%). Elles peuvent être liées au commercede produits agricoles (17,6%) ou petit commerce (12,3%). Elles peuvent encore être liées au travail salarial : travail journalier (6,9%), fonctionnariat (5,5%) ou enfin liées à l’artisanat ou aux petits métiers (10,3%).
Au cours de nos enquêtes menées entre 2007 et 2009 dans l’hinterland de la ville de Kananga et dans les territoires de Mweka et de Luiza dans la province du Kasaï occidental (Ngalamulume, 2011), nous n’avions rencontré aucun ménage agricole exerçant une seule activité. Seuls 26%, soit un peu plus d’un quart, exerçaient deux activités alors que le reste en exerçait au moins trois. Les activités réalisées par les ménages rencontrés sont l’agriculture (98%), l’élevage de quelques volailles ou de petit bétail (62%), la pêche (28%), le ramassage et la cueillette (54%), l’artisanat (8%), la chasse (8%), le petit commerce (18%), la fabrication d’alcool (2,5%), la fabrication des braises (16%), le creusage du diamant (1%), le travail journalier (6,5%), la vente de produits agricoles (22,5%), la transformation des produits (savon, confiture, jus d’ananas, etc.) (4%), la fonction publique (1%). Ces résultats confirment la stratégie de diversification des activités et des sources de revenus en vue de construire une réelle sécurité économique du ménage agricole.
Cette stratégie se rencontre même au sein de diverses activités. Ainsi, dans l’agriculture, on verra des ménages s’adonner à plusieurs cultures à la fois (pérennes, vivrières et maraichères), dans de petits champs multiples ou dans un seul champ dans le cadre de la polyculture ; ou à l’élevage à la fois de la volaille (poules, canards, pintades) et du petit bétail (chèvres, porcs, moutons). En dehors des principales activités paysannes (l’agriculture ou l’élevage qui produisent en temps normaux l’essentiel des revenus des paysans), ces derniers recourent comme jadis aux activités connexes comme la cueillette et le ramassage (champignons, chenilles, termites, sauterelles), la chasse (gibier, rats, oiseaux).
Dans un contexte de post-conflit et de pauvreté généralisée, de plus en plus de paysans cherchent de manière quasi permanente des solutions immédiates. Bon nombre rejettent des initiatives qui comportent un grand risque au profit de solutions simples, bien connues, ayant déjà fait leurs preuves et bien adaptées. De plus en plus, les gens aiment ce qui produit immédiatement. Pour cela, ils sont prêts à faire du travail journalier, car cela paie tout de suite, à abandonner leur champ et à se faire enrôler comme cantonnier car la rémunération est sûre. Cela participe à une logique de diversification des sources de revenus car la femme continuera à s’occuper du champ alors que l’homme recherche l’argent frais et immédiat ailleurs. Les hommes peuvent émigrer pour exercer des activités minières dans d’autres villages.
Les gens vivent au jour le jour et ont parfois des difficultés à investir dans les activités qui ne rapportent pas immédiatement ou rapidement. Or, les activités agricoles ne rapportent que plus tard, d’où une grande inadéquation. Il importe donc de discuter avec les paysans pour voir quels sont leurs besoins et comment les soutenir de manière efficace pour éviter les échecs, ce qui permettrait d’aboutir à des décisions cohérentes, équilibrées et adéquates.
Le point de vue des paysans
En présentant ces quelques stratégies et pratiques paysannes de sécurisation d’existence, notre objectif est de faire prendre conscience aux concepteurs des politiques de développement des difficultés et préoccupations majeures des paysans. Les agents de développement se plaignent régulièrement de la « résistance2 » qu’opposent les acteurs aux interventions qu’ils leur proposent.
Dans le contexte où vivent et travaillent les paysans avec des conditions difficiles et très souvent incomprises par les agents de développement, ces réactions et les pratiques qu’elles induisent sont normales, c’est-à-dire qu’elles peuvent s’expliquer, se comprendre. Seule cette compréhension de l’«intérieur » (c’est-à-dire du point de vue des utilisateurs) peut fournir le moyen de surmonter ces « résistances3 » (Olivier de Sardan, 1995). Loin d’être irrationnels comme tentent de les considérer certains, les paysans réagissent à certaines innovations car les incitations qui s’offrent à eux ne sont pas attrayantes, comme le concédait Théodore Schultz, en faisant observer que les paysans sont « pauvres, mais efficaces ». Autrement dit, ils utilisent au mieux les maigres ressources qu’ils ont à leur disposition.
Le démantèlement des politiques publiques dans le secteur agricole (approvisionnement en intrants, vulgarisation et recherche agricoles, achat et vente des produits agricoles, délabrement des voies de communication et désintégration des systèmes de transport…) depuis la mise en œuvre des programmes d’ajustement structurel a précipité la déliquescence du secteur agricole et rural au Congo et complètement mis à mal les conditions de vie des acteurs paysans largement dépendants de la fourniture de ces services pour le développement de leurs activités et la satisfaction de leurs besoins vitaux. L’insécurité, dans toutes ses dimensions, sévit dès lors dans les milieux ruraux et paysans ainsi dépossédés. Le recours au grand marché global à travers les importations alimentaires qui nuisent davantage aux capacités productives des producteurs locaux et des exploitations familiales, de même que la monétarisation presque absolue des échanges ainsi que l’érosion du lien social et la marchandisation croissante des rapports sociaux dans la société actuelle, viennent aggraver la précarisation des conditions de vie paysannes et détruire les mécanismes collectifs de sécurisation.
Dans ce contexte, les stratégies et les pratiques paysannes participent à la reconstruction des conditions de sécurisation collective et donc aux objectifs de développement.
- La modernité insécurisée est cet « honneur dans la honte » que vivrait un membre qui s’est émancipé du groupe, qui se retrouve seul à avoir réussi alors que toute sa famille vit dans la misère. Il sera l’objet de jalousies, d’envoutement, voire de sorcellerie dans le village. Pour vivre en paix, il est contraint de redistribuer ses richesses aux autres membres de la communauté.
- Michel Crozier et Erhard Friedberg (1977) sont pour leur part sans équivoque au sujet de la résistance au changement. Pour eux, la notion de « résistance au changement » qui a fait couler tant d’encre, notamment dans la littérature organisationnelle, devrait être rayée du vocabulaire. Non qu’il n’y ait pas de résistances. Mais celles-ci ne sont le plus souvent que l’expression de l’appréciation tout à fait raisonnable et légitime par les lecteurs concernés des risques que comporte pour eux tout changement conçu en dehors d’eux et visant avant tout à « rationaliser » leurs comportements, c’est-à-dire à les rendre plus prévisibles en supprimant leurs sources d’incertitudes.
- Pour Olivier de Sardan (1995), « Toute “résistance” à une innovation a ses raisons et sa cohérence, qu’elle soit d’ordre “stratégique” ou “représentationnel”». Il ne s’agit pas de mythifier les comportements populaires, ni de prétendre que ces « résistances » sont toujours inévitables ou ont toujours des effets positifs, loin de là.