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RD Congo. Les paysans et la lutte contre la pauvreté

Numéro 4 Avril 2013 par Grégoire Ngalamulume Tshiebue

avril 2013

Au Congo, sept ménages sur dix sont pauvres avec une dis­pa­ri­té entre milieu rural (envi­ron huit ménages sur dix) et milieu urbain (moins de sept ménages sur dix). Pour assu­rer leur sur­vie, les pay­sans essaient de s’organiser en met­tant en œuvre diverses pra­tiques. Lorsque leur sens est déga­gé et com­pris du point de vue des pay­sans, on s’aperçoit qu’elles ne consti­tuent en rien des « résis­tances », comme le pensent cer­tains experts et agents.

Le Congo nour­rit de criants para­doxes : vaste pays, immenses res­sources natu­relles (agri­coles, fores­tières, minières, etc.), pour­tant sa popu­la­tion crou­pit dans la misère la plus noire et figure par­mi les plus pauvres de la pla­nète. Comme s’il y avait une malé­dic­tion des res­sources natu­relles, alors qu’elles devraient être source de rentes per­met­tant une meilleure lutte contre la pau­vre­té, c’est l’inverse qui est obser­vé : une gou­ver­nance faible, des inéga­li­tés de reve­nus pro­non­cées et une vio­lence éle­vée inhibent la crois­sance. L’abondance en res­sources natu­relles est un actif qui peut être mobi­li­sé en faveur du déve­lop­pe­ment par un accom­pa­gne­ment poli­tique et ins­ti­tu­tion­nel appro­prié. La redis­tri­bu­tion de la richesse passe essen­tiel­le­ment par l’État, alors que dans le cas des acti­vi­tés agri­coles et manu­fac­tu­rières, la richesse est pro­duite direc­te­ment par les ménages.

La guerre qu’a connue le Congo ain­si que les poches de conflits qui per­sistent sur­tout dans la par­tie est du pays, sans comp­ter la mau­vaise gou­ver­nance carac­té­ri­sée par les détour­ne­ments des deniers publics, la cor­rup­tion presque géné­ra­li­sée, l’inapplicabilité du prin­cipe de rede­va­bi­li­té par les diri­geants à tous les niveaux com­pliquent davan­tage la situa­tion des popu­la­tions pri­vées de leur droit élé­men­taire à vivre dans des condi­tions décentes.

Un espace social vide

L’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) et le Pro­gramme ali­men­taire mon­dial (PAM) relèvent une situa­tion très pré­oc­cu­pante : le nombre de per­sonnes sous-ali­men­tées a presque qua­dru­plé, pas­sant de 11,4 mil­lions en 1990 – 1992 à 43,9 mil­lions en 2004 – 2006 (36,6millions en 2000 – 2002), et la pré­va­lence est pas­sée de 29 à 75% (70% en 2000 – 2002) de la popu­la­tion. D’autres enquêtes natio­nales abou­tissent éga­le­ment à des conclu­sions inquié­tantes : plus de 70% de la popu­la­tion vit avec moins d’un dol­lar par jour ; le taux de mor­ta­li­té infan­to-juvé­nile s’élève à 158‰; la pré­va­lence de la mal­nu­tri­tion aigüe chez les enfants de moins de cinq ans s’élève à 13%; 24% de ceux-ci ont une insuf­fi­sance pon­dé­rale, 43% accusent un retard de crois­sance et 9% connaissent une perte de poids ; 549 femmes meurent à l’accouchement sur 100.000 nais­sances vivantes, etc.

Les campagnes plus pauvres

Ces don­nées cachent néan­moins d’énormes dis­pa­ri­tés en défa­veur des milieux ruraux et pay­sans, moins bien lotis en infra­structures de base (hôpi­taux, centres de san­té, écoles, uni­ver­si­tés, routes, adduc­tion d’eau, four­ni­ture d’électricité, etc.) au contraire des villes et centres urbains. Les milieux ruraux sombrent pour cer­tains indi­ca­teurs : alpha­bé­ti­sa­tion des jeunes femmes, fré­quen­ta­tion de l’école pri­maire, eau et assai­nis­se­ment. Tou­te­fois même en milieu rural, les dis­pa­ri­tés per­sistent entre grandes agglo­mé­ra­tions, centres extra-cou­tu­miers et vil­lages. En effet, les grandes agglo­mé­ra­tions et centres extra-cou­tu­miers com­po­sés dans la majo­ri­té des cas des mis­sions reli­gieuses (paroisses catho­liques ou pro­tes­tantes), d’anciens ou actuels centres poli­ti­co-admi­nis­tra­tifs, des gares de che­min de fer ou ports impor­tants, concentrent à leur tour les prin­ci­pales infra­struc­tures des milieux ruraux, relé­guant les vil­lages à la traine. Ain­si, les enfants des vil­lages sont obli­gés de par­cou­rir pour cer­tains des dizaines de kilo­mètres pour atteindre l’école la plus proche ; les femmes enceintes, d’énormes dis­tances vers la mater­ni­té la plus proche, ce qui les contraint à accou­cher à la mai­son. Les dif­fi­cul­tés sont ain­si géné­rales dans les vil­lages pour tous les ser­vices essentiels.

Or plus de 70% de per­sonnes habitent le monde rural et s’occupent pour la plu­part d’activités agri­coles et connexes : cultures vivrières, éle­vage, pêche, chasse, cueillette, ramas­sage, etc. Les outils de pro­duc­tion sont encore rudi­men­taires, les ren­de­ments sont donc faibles, et les reve­nus que les popu­la­tions en tirent réduits. Leur situa­tion se com­plique davan­tage avec l’absence ou l’insuffisance d’infrastructures : loca­li­tés encla­vées, dif­fi­cul­té d’écouler la pro­duc­tion dans les centres de consom­ma­tion, ava­rie des pro­duits vivriers, etc. Alors que la charge de nour­rir des cita­dins de plus en plus nom­breux leur incombe, les pay­sans pauvres ne béné­fi­cient pas d’attention par­ti­cu­lière des pou­voirs publics pour les aider à amé­lio­rer leurs condi­tions de vie et de tra­vail. Pire, ils sont en butte à diverses tra­cas­se­ries fis­cales, poli­cières et admi­nis­tra­tives de pou­voirs publics cen­sés les pro­té­ger (Nga­la­mu­lume, 2011a).

D’autres fac­teurs influent néga­ti­ve­ment sur le bien-être des ménages. Une ana­lyse du pro­fil de pau­vre­té (DSCRP2, 2011) révèle que la pau­vre­té sévit plus dans les ménages dont le chef est appren­ti (80,25%), sui­vis de ceux dont le chef tra­vaille à son propre compte dans l’informel agri­cole (75,52%) et des ménages dont le chef est employé ou ouvrier semi-qua­li­fié (71,47%). La pau­vre­té aug­mente pro­por­tion­nel­le­ment à la taille des ménages dont la moyenne est de sept per­sonnes. Enfin, le niveau d’instruction influence la vul­né­ra­bi­li­té, les ménages dont le chef n’a aucun niveau d’instruction sont, en géné­ral, les plus pauvres ; la majo­ri­té d’entre eux ne dépasse pas le niveau de l’école primaire.

Com­ment les popu­la­tions réagissent-elles à la pau­vre­té et aux inéga­li­tés ? Quelles sont les dyna­miques et les stra­té­gies qu’elles mettent en place ? Dans cet « espace social vide » (Pee­mans, 1997a), c’est-à-dire d’absence, de déli­ques­cence ou d’effacement de l’État qui n’arrive pas à s’acquitter de ses tâches tra­di­tion­nelles d’organisation de l’espace et d’encadrement des popu­la­tions, de nou­velles dyna­miques émergent pour ten­ter de com­bler ce vide.

Les pratiques paysannes

Les com­mu­nau­tés rurales sont davan­tage expo­sées aux risques, et la sécu­ri­té d’existence demeure un enjeu majeur. Les contraintes que la colo­ni­sa­tion, les dic­ta­tures, la mon­dia­li­sa­tion ont fait peser sur les popu­la­tions pay­sannes au cours de l’histoire les ont ame­nées à adop­ter diverses stra­té­gies d’adaptation et de contournement.

Une obser­va­tion atten­tive de la réa­li­té sociale per­met de décou­vrir et de com­prendre le fonc­tion­ne­ment réel des com­mu­nau­tés pay­sannes ain­si que le sens pro­fond de leurs pra­tiques. Une série de pra­tiques, invi­sibles à pre­mière vue, sont por­teuses d’un cer­tain sens pour les acteurs qui les uti­lisent. Elles jouent ain­si un rôle indé­niable dans la sécu­ri­sa­tion humaine et socioé­co­no­mique des pay­sans à tra­vers la confiance retrou­vée en soi. Notre tra­vail de ter­rain a per­mis de rele­ver un cer­tain nombre de ces pratiques.

La constitution des stocks vivriers

Nul n’ignore que l’agriculture congo­laise est à l’heure actuelle en grande par­tie une agri­cul­ture de sub­sis­tance, où plus de 80% de la pro­duc­tion agri­cole est consom­mée par les ménages pro­duc­teurs. Des per­tur­ba­tions dans le cycle cultu­ral (peu ou fortes pluies, sèche­resse, mala­dies, insectes, etc.) sont syno­nymes de dif­fi­cul­tés sérieuses pour les ménages et les com­mu­nau­tés. Ain­si, cha­cun prend-il des dis­po­si­tions par­ti­cu­lières pour conser­ver en toute sécu­ri­té une par­tie de sa pro­duc­tion pour assu­rer son ali­men­ta­tion jusqu’à une nou­velle récolte. Dans les condi­tions actuelles, il devient indis­pen­sable de sou­te­nir cette pra­tique et de la pro­mou­voir à grande échelle.

Chômage d’un jour

La socié­té tra­di­tion­nelle orga­nise la vie de ses membres à tra­vers une série de règles, de normes et de rites socia­le­ment par­ta­gés et inté­rio­ri­sés. Ces règles édictent des com­por­te­ments et des atti­tudes à adop­ter, qu’il importe de res­pec­ter pour être sous la pro­tec­tion col­lec­tive, sous peine d’excommunication et de rejet par les autres membres, et ain­si s’exposer à divers risques et à une insé­cu­ri­sa­tion per­ma­nente. Les membres qui cherchent à s’émanciper vivent ce que Pierre-Joseph Laurent (2001, 1998) qua­li­fie de « moder­ni­té insé­cu­ri­sée1 ». Par­mi ces rites, nous retien­drons prin­ci­pa­le­ment l’interdiction du tra­vail agri­cole un jour de la semaine ou à l’occasion de cer­tains évè­ne­ments : appa­ri­tion d’une nou­velle lune, nais­sance ou deuil au vil­lage, après la tom­bée d’une pluie ora­geuse ou de grêle. Comme le note Pierre de Schilp­pé (1986), dans ces socié­tés, « la foi impli­cite dans la sor­cel­le­rie, dans la magie, bonne ou mau­vaise, et dans les oracles est un élé­ment social impor­tant ». S’agissant, par exemple, de l’interdiction du tra­vail agri­cole (« nshi­di » dans le Kasaï), un jour de la semaine, géné­ra­le­ment le mer­cre­di ou le ven­dre­di, est consa­cré aux « ancêtres ». L’interdiction peut être par­tielle, concer­ner cer­tains tra­vaux (défri­che­ment, labour et semis) ou totale (pas d’usage de la houe) selon les vil­lages. L’explication offi­cielle four­nie est que les ancêtres « se pro­mènent » ce jour-là dans les lotis­se­ments pour y répandre des béné­dic­tions, de la nour­ri­ture, des carottes de manioc, et qu’il ne faut pas les déran­ger et entra­ver leur travail.

Mais, en regar­dant de près, cette pra­tique a bien un sens pour les acteurs contrai­re­ment aux craintes et dénon­cia­tions des experts et agents de déve­lop­pe­ment. En effet, en dis­cu­tant avec les pay­sannes et les pay­sans, nous avons réa­li­sé qu’elle n’est rien d’autre qu’une stra­té­gie d’organisation de la vie du vil­lage. En réa­li­té, on ne chôme pas ; bien que chô­mé pour le tra­vail agri­cole, ce jour est consa­cré à d’autres acti­vi­tés et au ren­for­ce­ment de la cohé­sion et du lien social du vil­lage. Comme les mères sont occu­pées toute la semaine, c’est le seul jour où elles peuvent aller cher­cher le bois de chauffe et consti­tuer du stock, faire la mou­ture des pro­duits (maïs et manioc) et sto­cker la farine, aller récu­pé­rer le manioc roui pour le sécher, bref, le jour consa­cré aux tra­vaux ména­gers ; c’est le jour de la chasse et de la pêche ou l’occasion d’extraire l’huile de palme, de s’occuper de la construc­tion ou de la réfec­tion de sa case. En effet, « le temps de tra­vail consi­dé­ré comme per­du ou gas­pillé selon les normes moder­ni­sa­trices est en fait le plus sou­vent celui consa­cré à assu­rer la sécu­ri­sa­tion de la vie sociale à tra­vers les heures consa­crées à pro­duire, de diverses manières, la pré­ser­va­tion du lien social ou la conser­va­tion du milieu natu­rel » (Pee­mans, 2008).

Sur le plan social et com­mu­nau­taire, c’est un jour consa­cré au tra­vail com­mu­nau­taire (réfec­tion des infra­struc­tures com­mu­nau­taires : écoles, centres de san­té, routes) ou à la réso­lu­tion des pro­blèmes et conflits sociaux (juge­ments, palabres). On com­prend donc que toutes ces acti­vi­tés ne peuvent se dérou­ler conve­na­ble­ment un jour de tra­vail. Il s’agit donc d’une stra­té­gie d’organisation du tra­vail du vil­lage. Mais cer­tains experts et acteurs s’époumonent à condam­ner la pra­tique sans com­prendre réel­le­ment sa per­ti­nence et sa logique qui la fonde.

Pour assu­rer le res­pect de ces normes, dif­fé­rents méca­nismes de contrôle social sont mis en place. Celui-ci s’exerce à tra­vers des aspects moraux et juri­diques. Comme le rap­pelle Pierre de Schilp­pé (1986), les croyances et les super­sti­tions sont un fac­teur de pro­tec­tion et de défense sociale dans les socié­tés traditionnelles.

Dans les grou­pe­ments pay­sans actuels, en plus de cer­tains de ces méca­nismes, les pay­sans ont ins­tau­ré leurs règles propres que cha­cun des membres est tenu à res­pec­ter. Il y a des cahiers de pré­sence, des char­gés de tra­vaux, des com­mis­sions de contrôle, etc., pour suivre qui fait quoi et impo­ser des sanc­tions qu’ils ont libre­ment arrê­tées et qui sont consi­gnées dans les règle­ments intérieurs.

Insertion dans des réseaux sociaux et partage des risques

Pour faire face à la misère et à l’insécurité ali­men­taire, la mobi­li­sa­tion du capi­tal social à tra­vers le par­tage des risques et l’insertion dans des réseaux de socia­bi­li­té sont l’une des stra­té­gies les uti­li­sées par les acteurs popu­laires. Ils mettent en place ou intègrent diverses struc­tures com­mu­nau­taires dans les­quelles règne un lien social très fort qui cimente leur cohé­sion, forme et marque ain­si leur iden­ti­té. Le dyna­misme, la vita­li­té ain­si que l’efficacité de ces réseaux sont fonc­tion des tra­jec­toires his­to­ri­co-ins­ti­tu­tion­nelles des groupes et des membres qui les com­posent, ain­si que des lieux de rési­dence et des normes et valeurs socié­tales qui leur sont propres.

Les réseaux aux­quels les acteurs recourent pour amé­lio­rer leur exis­tence sont, dans la plu­part des cas, la famille, l’église, le groupe d’entraide ou ris­tourne de tra­vail, les ris­tournes d’argent ou ton­tines, la mutuelle des res­sor­tis­sants, les asso­cia­tions ou grou­pe­ments paysans.

Le recours, mieux le retour à l’autoconsommation, et le pri­mat du petit mar­ché local, consti­tuent le cœur de ces pra­tiques dont le fonc­tion­ne­ment est basé sur le prin­cipe de la réci­pro­ci­té : don­ner, rece­voir, rendre. On peut voir dans ces ini­tia­tives des ins­ti­tu­tions qui à la fois per­mettent de déve­lop­per la soli­da­ri­té et la sécu­ri­té ligna­gères consi­dé­rées comme valeurs socio­cul­tu­relles fon­da­men­tales, et de mettre en œuvre de nou­velles formes de pro­grès éco­no­mique (Pee­mans, 1997b).

Par­mi les prin­cipes de dis­tri­bu­tion des biens et ser­vices iden­ti­fiés par Pola­nyi (Marée et Sybille, 2006), le mar­ché, la redis­tri­bu­tion et la réci­pro­ci­té, ces struc­tures opèrent plus par la redis­tri­bu­tion et la réci­pro­ci­té. Le finan­ce­ment de leurs acti­vi­tés se fait exclu­si­ve­ment par leur inves­tis­se­ment per­son­nel à tra­vers le tra­vail des membres et des dépen­dants de leur famille. La vente sur le mar­ché n’est pas une fin en soi, encore moins la réa­li­sa­tion de béné­fices. Il s’agit là des moyens pour la réa­li­sa­tion des objec­tifs de sécu­ri­té d’existence col­lec­tive et indi­vi­duelle. Les par­ties pre­nantes au jeu échangent prin­ci­pa­le­ment par réci­pro­ci­té, don et contre-don, tra­dui­sant ain­si l’existence d’un lien social entre eux. Comme l’affirme Latouche (1998), dans la sphère du don, la rela­tion de paren­té ou d’amitié pré­cède à la fois logi­que­ment et onto­lo­gi­que­ment les rela­tions d’échanges et d’affaires. L’économie est mise au ser­vice du réseau, et non le réseau au ser­vice de l’économie. Et cela même si toute pen­sée inté­res­sée n’est pas absente de la stra­té­gie de consti­tu­tion des réseaux ou de déci­sion d’adhérer à un réseau déjà existant.

Ces ini­tia­tives jouent un rôle crois­sant à tra­vers leur capa­ci­té de recréer les condi­tions de la sécu­ri­té col­lec­tive dans un monde de plus en plus com­plexe et insé­cu­ri­sant. Elles réin­ventent le local et deviennent le lieu cen­tral de la pro­duc­tion de la sécu­ri­té. Elles prennent ain­si le relai du rôle joué aupa­ra­vant par les rap­ports ligna­gers quand bien même ce pro­ces­sus est plein de ten­sions et de contradictions.

Une économie populaire paysanne

Pour faire face aux contraintes, les ménages mul­ti­plient les acti­vi­tés, ce qui consti­tue la carac­té­ris­tique prin­ci­pale de l’économie popu­laire pay­sanne et s’observe par la mobi­li­sa­tion de tous les membres du ménage et du réseau.

Comme le signale Jean-Phi­lippe Pee­mans (2008), la stra­té­gie pay­sanne de diver­si­fi­ca­tion vise à assu­rer la sécu­ri­sa­tion dans le main­tien de l’autonomie et est à la base des pra­tiques de vie mul­ti­ter­ri­to­riales. Cette diver­si­fi­ca­tion se fonde sur la flexi­bi­li­té dans une pers­pec­tive de long terme qui vise le bien-être et la repro­duc­tion de la famille. Mettre l’accent sur la flexi­bi­li­té signi­fie que l’idée pay­sanne du déve­lop­pe­ment n’est pas cen­trée exclu­si­ve­ment sur la pré­ser­va­tion d’un reve­nu mini­mum ou sur la recherche d’un pro­fit maximum.

Il s’agit donc d’une véri­table éco­no­mie de la débrouillar­dise. Le pay­san peut être à la fois agri­cul­teur, cou­peur de noix de palme, et ven­deur de braises ou creu­seur de dia­mant, ou à la fois agri­cul­teur, ramas­seur de cham­pi­gnons et chas­seur de gibier. La pay­sanne peut, en même temps qu’elle s’occupe de ses champs, vendre l’huile de palme, les feuilles de manioc ou de patate douce, pêcher à la nasse ou à digue, cher­cher les ter­mites et four­mis à vendre, et faire quelques petits tra­vaux jour­na­liers (trans­port, champ pour autrui, etc.).

En effet, l’activité agri­cole est sai­son­nière, et les ménages connaissent des dif­fi­cul­tés ali­men­taires à cer­taines époques de l’année et, par moments, des plages de temps presque libres. Les pay­sans sont ain­si obli­gés d’utiliser ce temps « libre » pour faire autre chose. Toutes ces acti­vi­tés ne sont pas incom­pa­tibles, mais complémentaires.

Les résul­tats de l’enquête natio­nale du PAM et de l’INS (2008) ont mon­tré que tous les ménages exercent au moins une acti­vi­té géné­ra­trice de reve­nus. 23% de ménages exercent une seule acti­vi­té, tan­dis que 45,4% en exercent deux, et 31,6% trois. De grandes dis­pa­ri­tés sont à noter entre pro­vinces. En effet, à peine un ménage sur dix exerce une seule acti­vi­té dans les pro­vinces de l’Équateur (10,8%) et du Manie­ma (7,4%) alors que cette pro­por­tion est de près d’un ménage sur deux dans les pro­vinces de Bas-Congo (47,1%) et du Kasaï-Orien­tal (44,1%).

Les prin­ci­pales acti­vi­tés exer­cées sont de type agro­pas­to­ral : agri­cul­ture (92,6%), pêche (19,8%), éle­vage (11,3%), chasse (9,7%) ou cueillette (4,8%). Elles peuvent être liées au com­mer­cede pro­duits agri­coles (17,6%) ou petit com­merce (12,3%). Elles peuvent encore être liées au tra­vail sala­rial : tra­vail jour­na­lier (6,9%), fonc­tion­na­riat (5,5%) ou enfin liées à l’artisanat ou aux petits métiers (10,3%).

Au cours de nos enquêtes menées entre 2007 et 2009 dans l’hinterland de la ville de Kanan­ga et dans les ter­ri­toires de Mwe­ka et de Lui­za dans la pro­vince du Kasaï occi­den­tal (Nga­la­mu­lume, 2011), nous n’avions ren­con­tré aucun ménage agri­cole exer­çant une seule acti­vi­té. Seuls 26%, soit un peu plus d’un quart, exer­çaient deux acti­vi­tés alors que le reste en exer­çait au moins trois. Les acti­vi­tés réa­li­sées par les ménages ren­con­trés sont l’agriculture (98%), l’élevage de quelques volailles ou de petit bétail (62%), la pêche (28%), le ramas­sage et la cueillette (54%), l’artisanat (8%), la chasse (8%), le petit com­merce (18%), la fabri­ca­tion d’alcool (2,5%), la fabri­ca­tion des braises (16%), le creu­sage du dia­mant (1%), le tra­vail jour­na­lier (6,5%), la vente de pro­duits agri­coles (22,5%), la trans­for­ma­tion des pro­duits (savon, confi­ture, jus d’ananas, etc.) (4%), la fonc­tion publique (1%). Ces résul­tats confirment la stra­té­gie de diver­si­fi­ca­tion des acti­vi­tés et des sources de reve­nus en vue de construire une réelle sécu­ri­té éco­no­mique du ménage agricole.

Cette stra­té­gie se ren­contre même au sein de diverses acti­vi­tés. Ain­si, dans l’agriculture, on ver­ra des ménages s’adonner à plu­sieurs cultures à la fois (pérennes, vivrières et marai­chères), dans de petits champs mul­tiples ou dans un seul champ dans le cadre de la poly­cul­ture ; ou à l’élevage à la fois de la volaille (poules, canards, pin­tades) et du petit bétail (chèvres, porcs, mou­tons). En dehors des prin­ci­pales acti­vi­tés pay­sannes (l’agriculture ou l’élevage qui pro­duisent en temps nor­maux l’essentiel des reve­nus des pay­sans), ces der­niers recourent comme jadis aux acti­vi­tés connexes comme la cueillette et le ramas­sage (cham­pi­gnons, che­nilles, ter­mites, sau­te­relles), la chasse (gibier, rats, oiseaux).

Dans un contexte de post-conflit et de pau­vre­té géné­ra­li­sée, de plus en plus de pay­sans cherchent de manière qua­si per­ma­nente des solu­tions immé­diates. Bon nombre rejettent des ini­tia­tives qui com­portent un grand risque au pro­fit de solu­tions simples, bien connues, ayant déjà fait leurs preuves et bien adap­tées. De plus en plus, les gens aiment ce qui pro­duit immé­dia­te­ment. Pour cela, ils sont prêts à faire du tra­vail jour­na­lier, car cela paie tout de suite, à aban­don­ner leur champ et à se faire enrô­ler comme can­ton­nier car la rému­né­ra­tion est sûre. Cela par­ti­cipe à une logique de diver­si­fi­ca­tion des sources de reve­nus car la femme conti­nue­ra à s’occuper du champ alors que l’homme recherche l’argent frais et immé­diat ailleurs. Les hommes peuvent émi­grer pour exer­cer des acti­vi­tés minières dans d’autres villages.

Les gens vivent au jour le jour et ont par­fois des dif­fi­cul­tés à inves­tir dans les acti­vi­tés qui ne rap­portent pas immé­dia­te­ment ou rapi­de­ment. Or, les acti­vi­tés agri­coles ne rap­portent que plus tard, d’où une grande inadé­qua­tion. Il importe donc de dis­cu­ter avec les pay­sans pour voir quels sont leurs besoins et com­ment les sou­te­nir de manière effi­cace pour évi­ter les échecs, ce qui per­met­trait d’aboutir à des déci­sions cohé­rentes, équi­li­brées et adéquates.

Le point de vue des paysans

En pré­sen­tant ces quelques stra­té­gies et pra­tiques pay­sannes de sécu­ri­sa­tion d’existence, notre objec­tif est de faire prendre conscience aux concep­teurs des poli­tiques de déve­lop­pe­ment des dif­fi­cul­tés et pré­oc­cu­pa­tions majeures des pay­sans. Les agents de déve­lop­pe­ment se plaignent régu­liè­re­ment de la « résis­tance2 » qu’opposent les acteurs aux inter­ven­tions qu’ils leur proposent.

Dans le contexte où vivent et tra­vaillent les pay­sans avec des condi­tions dif­fi­ciles et très sou­vent incom­prises par les agents de déve­lop­pe­ment, ces réac­tions et les pra­tiques qu’elles induisent sont nor­males, c’est-à-dire qu’elles peuvent s’expliquer, se com­prendre. Seule cette com­pré­hen­sion de l’«intérieur » (c’est-à-dire du point de vue des uti­li­sa­teurs) peut four­nir le moyen de sur­mon­ter ces « résis­tances3 » (Oli­vier de Sar­dan, 1995). Loin d’être irra­tion­nels comme tentent de les consi­dé­rer cer­tains, les pay­sans réagissent à cer­taines inno­va­tions car les inci­ta­tions qui s’offrent à eux ne sont pas attrayantes, comme le concé­dait Théo­dore Schultz, en fai­sant obser­ver que les pay­sans sont « pauvres, mais effi­caces ». Autre­ment dit, ils uti­lisent au mieux les maigres res­sources qu’ils ont à leur disposition.

Le déman­tè­le­ment des poli­tiques publiques dans le sec­teur agri­cole (appro­vi­sion­ne­ment en intrants, vul­ga­ri­sa­tion et recherche agri­coles, achat et vente des pro­duits agri­coles, déla­bre­ment des voies de com­mu­ni­ca­tion et dés­in­té­gra­tion des sys­tèmes de trans­port…) depuis la mise en œuvre des pro­grammes d’ajustement struc­tu­rel a pré­ci­pi­té la déli­ques­cence du sec­teur agri­cole et rural au Congo et com­plè­te­ment mis à mal les condi­tions de vie des acteurs pay­sans lar­ge­ment dépen­dants de la four­ni­ture de ces ser­vices pour le déve­lop­pe­ment de leurs acti­vi­tés et la satis­fac­tion de leurs besoins vitaux. L’insécurité, dans toutes ses dimen­sions, sévit dès lors dans les milieux ruraux et pay­sans ain­si dépos­sé­dés. Le recours au grand mar­ché glo­bal à tra­vers les impor­ta­tions ali­men­taires qui nuisent davan­tage aux capa­ci­tés pro­duc­tives des pro­duc­teurs locaux et des exploi­ta­tions fami­liales, de même que la moné­ta­ri­sa­tion presque abso­lue des échanges ain­si que l’érosion du lien social et la mar­chan­di­sa­tion crois­sante des rap­ports sociaux dans la socié­té actuelle, viennent aggra­ver la pré­ca­ri­sa­tion des condi­tions de vie pay­sannes et détruire les méca­nismes col­lec­tifs de sécurisation.

Dans ce contexte, les stra­té­gies et les pra­tiques pay­sannes par­ti­cipent à la recons­truc­tion des condi­tions de sécu­ri­sa­tion col­lec­tive et donc aux objec­tifs de développement.

  1. La moder­ni­té insé­cu­ri­sée est cet « hon­neur dans la honte » que vivrait un membre qui s’est éman­ci­pé du groupe, qui se retrouve seul à avoir réus­si alors que toute sa famille vit dans la misère. Il sera l’objet de jalou­sies, d’envoutement, voire de sor­cel­le­rie dans le vil­lage. Pour vivre en paix, il est contraint de redis­tri­buer ses richesses aux autres membres de la communauté.
  2. Michel Cro­zier et Erhard Fried­berg (1977) sont pour leur part sans équi­voque au sujet de la résis­tance au chan­ge­ment. Pour eux, la notion de « résis­tance au chan­ge­ment » qui a fait cou­ler tant d’encre, notam­ment dans la lit­té­ra­ture orga­ni­sa­tion­nelle, devrait être rayée du voca­bu­laire. Non qu’il n’y ait pas de résis­tances. Mais celles-ci ne sont le plus sou­vent que l’expression de l’appréciation tout à fait rai­son­nable et légi­time par les lec­teurs concer­nés des risques que com­porte pour eux tout chan­ge­ment conçu en dehors d’eux et visant avant tout à « ratio­na­li­ser » leurs com­por­te­ments, c’est-à-dire à les rendre plus pré­vi­sibles en sup­pri­mant leurs sources d’incertitudes.
  3. Pour Oli­vier de Sar­dan (1995), « Toute “résis­tance” à une inno­va­tion a ses rai­sons et sa cohé­rence, qu’elle soit d’ordre “stra­té­gique” ou “repré­sen­ta­tion­nel”». Il ne s’agit pas de mythi­fier les com­por­te­ments popu­laires, ni de pré­tendre que ces « résis­tances » sont tou­jours inévi­tables ou ont tou­jours des effets posi­tifs, loin de là.

Grégoire Ngalamulume Tshiebue


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