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Radicalisation et démission politique
À la suite des attentats de Bruxelles, Paris et Copenhague, ainsi que de la fusillade de Verviers, la notion de « radicalisation » s’invite dans tous les débats politiques et médiatiques. Il s’agit de lutter contre la radicalisation, conçue comme la « machine à produire les terroristes », et des plans de « lutte contre la radicalisation en prison » ou encore […]
À la suite des attentats de Bruxelles, Paris et Copenhague, ainsi que de la fusillade de Verviers, la notion de « radicalisation » s’invite dans tous les débats politiques et médiatiques. Il s’agit de lutter contre la radicalisation, conçue comme la « machine à produire les terroristes », et des plans de « lutte contre la radicalisation en prison » ou encore « à l’école » sont présentés par les gouvernements un peu partout en Europe. Tous ces plans trouvent racine dans les discours d’experts en sécurité dont le point commun tient dans une double hypothèse que recouvre la notion de radicalisation : les terroristes sont des déviants, mais leur déviance est le fruit d’une trajectoire individuelle pouvant être modélisée selon une série d’étapes, passant par des interactions déterminantes.
Cette double hypothèse a deux conséquences : d’une part, puisque les terroristes sont des déviants, il n’est pas envisageable que leurs schémas de pensée puissent être cohérents et analysés de manière rationnelle — on peut donc s’abstenir d’une étude approfondie de ces schémas de pensée ; d’autre part, puisque leur déviance peut tout de même être décrite comme une suite causale, elle peut être empêchée par des mesures ciblées — qui ont, elles, l’avantage d’éviter l’examen approfondi des structures sociales. C’est pour cela que l’on évoque la radicalisation à l’école et non par l’école, ou la radicalisation en prison, et non par la prison.
Le concept de radicalisation arrive par là à dissimuler la contradiction fondamentale d’une forme de pensée qui se refuse à entrevoir la folie comme production sociale et en même temps souhaite la contrôler : en considérant la « djihadisation » comme une maladie (par essence exogène à la structure sociale) contaminant certains individus éventuellement « prédisposés », on veut lui appliquer un schéma de prédiction et un protocole de contrôle épidémiques — ce qui est évidemment éminemment préférable pour un gouvernement à une analyse beaucoup plus structurelle et à un discours admettant que la sécurité absolue est un leurre.
Mais plus que ce que la « lutte contre la radicalisation » dit, ce qui mérite d’être soulevé, c’est ce qu’elle ne dit pas. Ou plutôt, ce qu’elle dit en creux. La personne que l’on diagnostique comme déviante ou sur le chemin de la déviance révèle en effet « par l’extérieur » ce que l’on considère comme l’état « normal » du citoyen.
Et le premier constat en la matière, c’est que forcément, le citoyen normal n’est pas musulman. Ou alors, il l’est tellement peu que cela ne se voit pas du tout. Tous les débats sur la lutte contre la radicalisation visent plus ou moins explicitement les « terroristes islamistes » potentiels, dont un facteur de prédisposition serait d’être musulman. C’est parce que l’on a décidé qu’il fallait pouvoir prédire en amont la « déviance terroriste » que l’on a établi cette « prédisposition » comme existante : car quiconque s’intéresse quelque peu aux « cas réels » se rendra compte que le « basculement » n’est évidemment pas forcément le fait d’un « cheminement dans la foi ». Ou plus exactement, que les cas d’illuminations sont bien plus nombreux que les schémas de lente conversion et de plongée progressive vers la « radicalisation religieuse violente ». Cela n’a pourtant rien d’étonnant : nous disposons, de Jeanne d’Arc à Guy Fawkes, de nombre d’exemples historiques d’illuminations aussi subites que maladives.
Mais la volonté de prédire balaie toute analyse circonstanciée et permet au passage de faire sauter les derniers verrous qui restreignaient quelque peu la parole islamophobe dans les manchettes des journaux et dans les propos de certains élus des partis dominants.
Plus encore, le citoyen normal n’est pas immigré, ni enfant d’immigré (à moins qu’il donne tous les gages de sa totale assimilation en rejetant complètement ses racines étrangères). Le problème de la radicalisation est en effet systématiquement lié à un ennemi extérieur : c’est parce qu’il y a des puissances qui débauchent, entrainent et arment des personnes résidant « chez nous » que le terrorisme a lieu. Dans l’optique de la radicalisation, l’ennemi intérieur est toujours conçu comme lié à la menace des ennemis extérieurs. Or rien n’est plus évident que les immigrés, issus de l’extérieur, sont « prédisposés » à entendre l’appel des ennemis de l’extérieur.
Le second constat est que le citoyen normal accepte sa position sociale. Le texte de la stratégie de l’Union européenne de 2005 « visant à lutter contre la radicalisation et le recrutement de terroristes » indiquait notamment que les facteurs suivants pouvaient influencer la radicalisation : « l’absence de perspectives économiques et politiques ; des conflits nationaux ou internationaux non résolus ; un enseignement ou une offre culturelle inadaptés et insuffisants pour les jeunes ». Mais il précisait ensuite immédiatement : « au sein de l’Union, la plupart de ces facteurs n’existent pas, mais, dans certaines couches de la population, ils peuvent entrer en jeu, sans compter qu’au sein des communautés musulmanes peuvent aussi se poser des questions d’identité ». Le problème n’est donc pas l’existence des inégalités, mais le fait que « certaines couches de la population » puissent les trouver problématiques. Le problème des musulmans européens n’est pas l’islamophobie ambiante, c’est leur identité. Dans tous les discours portant sur cette question, c’est après avoir formulé ce pseudo-diagnostic que l’on fait alors appel à des notions-rideaux comme le « vivre ensemble » ou la « cohésion sociale » : il ne s’agit pas de réduire les inégalités, mais bien de faire en sorte que ceux qui les subissent acceptent leur situation.
Il est piquant de remarquer que certains édiles politiques, après avoir mené des campagnes de définancement du système scolaire, après avoir porté des réformes de la sécurité sociale qui ont contribué efficacement à l’augmentation des inégalités, plaident aujourd’hui, dans l’objectif explicite d’éviter la « radicalisation », pour des mesures « innovantes » comme le service civil volontaire. Ces sorties démontrent une forme de renoncement politique à priori : toutes les mesures de « lutte contre la radicalisation » sont pensées comme des modules « add-ons » que l’on va pouvoir greffer sur le système social, politique et économique existant sans jamais le remettre en question. Or justement, s’il y a un sens profond à l’action politique, c’est de porter un « projet de société », ce que certains nomment l’«idéologie ». L’engagement politique ne prend sens, dans cette perspective, que dans une certaine forme de radicalité, passant par une critique minutieuse et exhaustive des structures sociales. Oui, mais voilà, comme le soulignait déjà la stratégie européenne en 2005, la critique de l’ordre établi, c’est déjà le premier pas de la radicalisation…
La lutte contre la radicalisation, en ce qu’elle a pour implication de nier les conflictualités qui structurent nos sociétés, d’imposer une forme de soumission des dominés dans un mécanisme qui tient à la fois de la violence symbolique et de la coercition physique (allant jusqu’au retrait du passeport), en ce qu’elle participe de la croyance en la possibilité d’une société parfaitement sure et donc dépassionnée, et, enfin, en ce qu’elle ancre la thèse d’une prévisibilité absolue des comportements humains, constitue de fait l’antithèse de l’engagement politique : elle ne peut que pousser à la démission politique.