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Radicalisation et démission politique

Numéro 3 - 2015 par Renaud Maes

mai 2015

À la suite des atten­tats de Bruxelles, Paris et Copen­hague, ain­si que de la fusillade de Ver­viers, la notion de « radi­ca­li­sa­tion » s’invite dans tous les débats poli­tiques et média­tiques. Il s’agit de lut­ter contre la radi­ca­li­sa­tion, conçue comme la « machine à pro­duire les ter­ro­ristes », et des plans de « lutte contre la radi­ca­li­sa­tion en pri­son » ou encore […]

Éditorial

À la suite des atten­tats de Bruxelles, Paris et Copen­hague, ain­si que de la fusillade de Ver­viers, la notion de « radi­ca­li­sa­tion » s’invite dans tous les débats poli­tiques et média­tiques. Il s’agit de lut­ter contre la radi­ca­li­sa­tion, conçue comme la « machine à pro­duire les ter­ro­ristes », et des plans de « lutte contre la radi­ca­li­sa­tion en pri­son » ou encore « à l’école » sont pré­sen­tés par les gou­ver­ne­ments un peu par­tout en Europe. Tous ces plans trouvent racine dans les dis­cours d’experts en sécu­ri­té dont le point com­mun tient dans une double hypo­thèse que recouvre la notion de radi­ca­li­sa­tion : les ter­ro­ristes sont des déviants, mais leur déviance est le fruit d’une tra­jec­toire indi­vi­duelle pou­vant être modé­li­sée selon une série d’étapes, pas­sant par des inter­ac­tions déterminantes.

Cette double hypo­thèse a deux consé­quences : d’une part, puisque les ter­ro­ristes sont des déviants, il n’est pas envi­sa­geable que leurs sché­mas de pen­sée puissent être cohé­rents et ana­ly­sés de manière ration­nelle — on peut donc s’abstenir d’une étude appro­fon­die de ces sché­mas de pen­sée ; d’autre part, puisque leur déviance peut tout de même être décrite comme une suite cau­sale, elle peut être empê­chée par des mesures ciblées — qui ont, elles, l’avantage d’éviter l’examen appro­fon­di des struc­tures sociales. C’est pour cela que l’on évoque la radi­ca­li­sa­tion à l’école et non par l’école, ou la radi­ca­li­sa­tion en pri­son, et non par la prison.

Le concept de radi­ca­li­sa­tion arrive par là à dis­si­mu­ler la contra­dic­tion fon­da­men­tale d’une forme de pen­sée qui se refuse à entre­voir la folie comme pro­duc­tion sociale et en même temps sou­haite la contrô­ler : en consi­dé­rant la « dji­ha­di­sa­tion » comme une mala­die (par essence exo­gène à la struc­ture sociale) conta­mi­nant cer­tains indi­vi­dus éven­tuel­le­ment « pré­dis­po­sés », on veut lui appli­quer un sché­ma de pré­dic­tion et un pro­to­cole de contrôle épi­dé­miques — ce qui est évi­dem­ment émi­nem­ment pré­fé­rable pour un gou­ver­ne­ment à une ana­lyse beau­coup plus struc­tu­relle et à un dis­cours admet­tant que la sécu­ri­té abso­lue est un leurre.

Mais plus que ce que la « lutte contre la radi­ca­li­sa­tion » dit, ce qui mérite d’être sou­le­vé, c’est ce qu’elle ne dit pas. Ou plu­tôt, ce qu’elle dit en creux. La per­sonne que l’on diag­nos­tique comme déviante ou sur le che­min de la déviance révèle en effet « par l’extérieur » ce que l’on consi­dère comme l’état « nor­mal » du citoyen.

Et le pre­mier constat en la matière, c’est que for­cé­ment, le citoyen nor­mal n’est pas musul­man. Ou alors, il l’est tel­le­ment peu que cela ne se voit pas du tout. Tous les débats sur la lutte contre la radi­ca­li­sa­tion visent plus ou moins expli­ci­te­ment les « ter­ro­ristes isla­mistes » poten­tiels, dont un fac­teur de pré­dis­po­si­tion serait d’être musul­man. C’est parce que l’on a déci­dé qu’il fal­lait pou­voir pré­dire en amont la « déviance ter­ro­riste » que l’on a éta­bli cette « pré­dis­po­si­tion » comme exis­tante : car qui­conque s’intéresse quelque peu aux « cas réels » se ren­dra compte que le « bas­cu­le­ment » n’est évi­dem­ment pas for­cé­ment le fait d’un « che­mi­ne­ment dans la foi ». Ou plus exac­te­ment, que les cas d’illuminations sont bien plus nom­breux que les sché­mas de lente conver­sion et de plon­gée pro­gres­sive vers la « radi­ca­li­sa­tion reli­gieuse vio­lente ». Cela n’a pour­tant rien d’étonnant : nous dis­po­sons, de Jeanne d’Arc à Guy Fawkes, de nombre d’exemples his­to­riques d’illuminations aus­si subites que maladives.

Mais la volon­té de pré­dire balaie toute ana­lyse cir­cons­tan­ciée et per­met au pas­sage de faire sau­ter les der­niers ver­rous qui restrei­gnaient quelque peu la parole isla­mo­phobe dans les man­chettes des jour­naux et dans les pro­pos de cer­tains élus des par­tis dominants.

Plus encore, le citoyen nor­mal n’est pas immi­gré, ni enfant d’immigré (à moins qu’il donne tous les gages de sa totale assi­mi­la­tion en reje­tant com­plè­te­ment ses racines étran­gères). Le pro­blème de la radi­ca­li­sa­tion est en effet sys­té­ma­ti­que­ment lié à un enne­mi exté­rieur : c’est parce qu’il y a des puis­sances qui débauchent, entrainent et arment des per­sonnes rési­dant « chez nous » que le ter­ro­risme a lieu. Dans l’optique de la radi­ca­li­sa­tion, l’ennemi inté­rieur est tou­jours conçu comme lié à la menace des enne­mis exté­rieurs. Or rien n’est plus évident que les immi­grés, issus de l’extérieur, sont « pré­dis­po­sés » à entendre l’appel des enne­mis de l’extérieur.

Le second constat est que le citoyen nor­mal accepte sa posi­tion sociale. Le texte de la stra­té­gie de l’Union euro­péenne de 2005 « visant à lut­ter contre la radi­ca­li­sa­tion et le recru­te­ment de ter­ro­ristes » indi­quait notam­ment que les fac­teurs sui­vants pou­vaient influen­cer la radi­ca­li­sa­tion : « l’absence de pers­pec­tives éco­no­miques et poli­tiques ; des conflits natio­naux ou inter­na­tio­naux non réso­lus ; un ensei­gne­ment ou une offre cultu­relle inadap­tés et insuf­fi­sants pour les jeunes ». Mais il pré­ci­sait ensuite immé­dia­te­ment : « au sein de l’Union, la plu­part de ces fac­teurs n’existent pas, mais, dans cer­taines couches de la popu­la­tion, ils peuvent entrer en jeu, sans comp­ter qu’au sein des com­mu­nau­tés musul­manes peuvent aus­si se poser des ques­tions d’identité ». Le pro­blème n’est donc pas l’existence des inéga­li­tés, mais le fait que « cer­taines couches de la popu­la­tion » puissent les trou­ver pro­blé­ma­tiques. Le pro­blème des musul­mans euro­péens n’est pas l’islamophobie ambiante, c’est leur iden­ti­té. Dans tous les dis­cours por­tant sur cette ques­tion, c’est après avoir for­mu­lé ce pseu­do-diag­nos­tic que l’on fait alors appel à des notions-rideaux comme le « vivre ensemble » ou la « cohé­sion sociale » : il ne s’agit pas de réduire les inéga­li­tés, mais bien de faire en sorte que ceux qui les subissent acceptent leur situation.

Il est piquant de remar­quer que cer­tains édiles poli­tiques, après avoir mené des cam­pagnes de défi­nan­ce­ment du sys­tème sco­laire, après avoir por­té des réformes de la sécu­ri­té sociale qui ont contri­bué effi­ca­ce­ment à l’augmentation des inéga­li­tés, plaident aujourd’hui, dans l’objectif expli­cite d’éviter la « radi­ca­li­sa­tion », pour des mesures « inno­vantes » comme le ser­vice civil volon­taire. Ces sor­ties démontrent une forme de renon­ce­ment poli­tique à prio­ri : toutes les mesures de « lutte contre la radi­ca­li­sa­tion » sont pen­sées comme des modules « add-ons » que l’on va pou­voir gref­fer sur le sys­tème social, poli­tique et éco­no­mique exis­tant sans jamais le remettre en ques­tion. Or jus­te­ment, s’il y a un sens pro­fond à l’action poli­tique, c’est de por­ter un « pro­jet de socié­té », ce que cer­tains nomment l’«idéologie ». L’engagement poli­tique ne prend sens, dans cette pers­pec­tive, que dans une cer­taine forme de radi­ca­li­té, pas­sant par une cri­tique minu­tieuse et exhaus­tive des struc­tures sociales. Oui, mais voi­là, comme le sou­li­gnait déjà la stra­té­gie euro­péenne en 2005, la cri­tique de l’ordre éta­bli, c’est déjà le pre­mier pas de la radicalisation…

La lutte contre la radi­ca­li­sa­tion, en ce qu’elle a pour impli­ca­tion de nier les conflic­tua­li­tés qui struc­turent nos socié­tés, d’imposer une forme de sou­mis­sion des domi­nés dans un méca­nisme qui tient à la fois de la vio­lence sym­bo­lique et de la coer­ci­tion phy­sique (allant jusqu’au retrait du pas­se­port), en ce qu’elle par­ti­cipe de la croyance en la pos­si­bi­li­té d’une socié­té par­fai­te­ment sure et donc dépas­sion­née, et, enfin, en ce qu’elle ancre la thèse d’une pré­vi­si­bi­li­té abso­lue des com­por­te­ments humains, consti­tue de fait l’antithèse de l’engagement poli­tique : elle ne peut que pous­ser à la démis­sion politique.

Renaud Maes


Auteur

Renaud Maes est docteur en Sciences (Physique, 2010) et docteur en Sciences sociales et politiques (Sciences du Travail, 2014) de l’université libre de Bruxelles (ULB). Il a rejoint le comité de rédaction en 2014 et, après avoir coordonné la rubrique « Le Mois » à partir de 2015, il était devenu rédacteur en chef de La Revue nouvelle de 2016 à 2022. Il est également professeur invité à l’université Saint-Louis (Bruxelles) et à l’ULB, et mène des travaux de recherche portant notamment sur l’action sociale de l’enseignement supérieur, la prostitution, le porno et les comportements sexuels, ainsi que sur le travail du corps. Depuis juillet 2019, il est président du comité belge de la Société civile des auteurs multimédia (Scam.be).