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Racisme antiblanc

Numéro 5 – 2020 - blanc décolonisation noir racisme par Abdellali Hajjat

juillet 2020

Utilisées tant par des organisations racistes qu’antiracistes, les notions de « racisme antiblanc » et de « racisme antifrançais » visent à dépolitiser la question raciale et à inverser symboliquement une relation de domination raciale matérielle afin de disqualifier celles et ceux qui contestent l’ordre racial dominé historiquement par les Blancs. Cet article se focalise sur le cas français, emblématique en raison de la précocité de l’usage de la notion et de la polarisation des points de vue dans l’espace des mobilisations antiracistes.

Dossier

La notion française de « racisme antiblanc » est une invention récente. Alors que le concept de racisme date du début du XXe siècle et qu’il a fait l’objet de nombreuses définitions en sciences sociales, les premières occurrences de l’expression « racisme antiblanc » apparaissent dans les années 1950 dans le contexte des décolonisations et de la montée en puissance du mouvement des droits civiques aux États-Unis. Cependant, entre les années 1980 et le début des années 2000, c’est la notion de « racisme antifrançais » qui s’impose dans les livres publiés en français, ce qui correspond à l’usage croissant de cette notion dans les discours d’extrême droite et de son analyse critique (graphique 1). Dans la presse francophone (graphique 2), les usages sont relativement rares jusqu’à la publication, le 25 mars 2005, de l’appel « contre les ratonnades antiblancs ». Les agressions et les vols qui se sont produits lors des manifestations parisiennes contre le contrat première embauche (CPE) ont été interprétés comme du racisme de la part de jeunes arabes et noirs de banlieue contre des jeunes blancs du centre-ville. Mais c’est en 2012 que la notion de racisme antiblanc connait un succès inédit à la suite de la relaxe, prononcée par le tribunal de Toulouse, de la militante Houria Bouteldja, qui était poursuivie pour avoir utilisé l’expression « souchien ». Plusieurs mouvements d’extrême droite se sont alors mobilisés contre ce jugement, exemplaire selon eux de la légitimation légale du racisme antiblanc.

Graphique 1 : Occurrences dans les livres en français entre 1950 et 2012
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Source : Google Ngram Viewer (livres en français).

Graphique 2 : Occurrences dans la presse francophone entre 1995 et 2019
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Source : Factiva (presse francophone internationale).

On pourrait croire que la notion est un marqueur typique du discours d’extrême droite. Pourtant, elle est utilisée à la fois par des intellectuels ou des partis ouvertement racistes et par des organisations antiracistes. L’usage de la notion de racisme antiblanc correspond à une inversion de la relation de domination raciale, typique du mode de pensée réactionnaire : dans le monde occidental et sur la planète en général, les Blancs seraient en position subalterne (ou en voie de l’être) face aux non-Blancs qui développeraient une idéologie et des pratiques racistes à leur encontre. Cette vision du monde est théorisée par l’intellectuel fasciste français Christophe Picard (alias Henri de Fersan), qui publie Le racisme antifrançais (éditions de l’Æncre, 1997), Le racisme antifrançais et antichrétien (1998) et L’imposture antiraciste (2001). Ce n’est donc pas un hasard si, le 15 aout 1998, dans son discours de clôture de l’université d’été du Front national, Jean-Marie Le Pen dénonce les « droits-de‑l’hommistes » et les organisations antiracistes : « l’antiracisme, instrument politique d’aujourd’hui, comme le fut l’antifascisme avant guerre, n’est pas un non-racisme ; c’est un racisme inversé, un racisme antifrançais, antiblancs, antichrétiens ». Créée en 1984 dans le giron du Front national, l’Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l’identité française et chrétienne (Agrif) milite pour la reconnaissance du racisme antiblanc par les tribunaux français.

Pourtant, l’usage de la notion n’est pas réservé à l’extrême droite. Certaines organisations antiracistes comme le Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP) qui, lors de son congrès des 30 mars et 1er avril 2012, adopte un texte ayant fait polémique : « Promouvoir des identités artificielles et “uniques”, qu’elles soient nationales, religieuses, ethniques ou raciales, conduit inéluctablement au racisme. Ces enfermements identitaires émanent des groupes dominants, mais se reproduisent dans les groupes dominés : le racisme antiblanc en représente un avatar. Le MRAP le condamne à ce titre d’autant plus qu’il apporte une inacceptable et dangereuse non-réponse aux méfaits et aux séquelles de la colonisation.» De même, la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (Licra) se félicite du jugement de la cour d’Appel de Lyon du 29 mars 2016 qui condamne un homme à trois mois de prison ferme pour injures à caractère racial (« sale Français, sale blanc »), proférées lors d’une altercation dans un train Mâcon-Lyon le 9 juin 2014.

Comment expliquer l’apparent paradoxe de l’usage partagé d’une même notion par des organisations et des antiracistes ? Il n’est pas inutile de revenir sur les différents usages de la notion de racisme antiblanc (et de racisme antifrançais) depuis les années 1950 en posant quelques questions élémentaires : qui l’utilise, quand et pourquoi ? Cette rapide généalogie révèle non seulement le flou de la notion, rarement définie, qui contredit la définition du racisme du point de vue des sciences sociales, mais aussi le principal enjeu de ses usages : dépolitiser la question raciale et inverser symboliquement une relation de domination raciale matérielle afin de disqualifier celles et ceux qui contestent l’ordre racial dominé historiquement par les Blancs.

Contre le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes

Les premières occurrences des termes de racisme antiblanc et de racisme antifrançais se produisent durant la guerre d’indépendance algérienne (1954 – 1962). Comme le soulignent Colette et Francis Jeanson, célèbres « porteurs de valises » du Front de libération nationale algérien, « certains journalistes et officiels français expliquent l’insurrection [algérienne] par le racisme antifrançais et le panislamisme1 ». Dès le début de la guerre, les partisans de l’Algérie française cherchent non seulement à établir un rapport de force militaire défavorable au FLN, mais aussi à disqualifier l’adversaire en l’affublant de tous les maux, dont le fait d’être raciste. Malgré sa défaite d’un point de vue strictement militaire, le FLN est parvenu, comme beaucoup d’autres mouvements indépendantistes, à internationaliser sa cause nationale et anticolonialiste, notamment grâce aux soutiens obtenus au sein de l’Organisation des Nations unies (ONU). Ce n’est donc pas un hasard si les discours sur le racisme antiblanc visent explicitement l’ONU. François Méjan (1908 – 1993), haut fonctionnaire « socialiste » ayant eu une expérience dans l’administration coloniale, dénonce le « déchainement mondial contre l’homme blanc » et la complicité de l’ONU (et du Vatican) contre la « France d’outre-mer » : « l’encouragement théorique et l’appui pratique donnés par l’Église catholique aux néonationalismes des peuples de couleur, la hâte à faire disparaitre tout lien entre eux et les Blancs, entre leurs coutumes et leurs passions et la civilisation “occidentale”, rejoint le racisme et l’impérialisme antiblanc qui se déchaine contre les puissances “blanches”, contre la France surtout, dans le monde entier […]. Le racisme antiblanc de l’ONU s’est beaucoup accentué depuis la conférence de Bandoung2. »

Cette rhétorique coloniale n’est pas nouvelle. Même si le terme de racisme n’existait pas, les révoltes des esclaves des XVIIIe et XIXe siècles ont été disqualifiées comme relevant de la « haine des Blancs3 ». Dans les années 1950, la révolution haïtienne (1791 – 1804) est toujours analysée en ces termes par les nostalgiques de l’Empire colonial français, en ajoutant la notion de racisme antiblanc : « la République noire de Haïti doit à ses origines une certaine tendance au racisme antiblanc. […] Le racisme antiblanc provoque, malgré tout, des mouvements d’humeur contre ce clergé [importé d’Europe] et encourage la religion concurrente, souvenir de l’Afrique, le “Vaudouisme”. Or, ce culte barbare, parfois sanglant, ne saurait élever, socialement, la race4. »

C’est donc au moment où les esclaves ou les colonisés se soulèvent contre l’esclavage et/ou la colonisation que les partisans de l’ordre esclavagiste et/ou colonial tendent à les disqualifier en les accusant de racisme antiblanc. Leurs luttes contre la domination raciale sont dépolitisées, c’est-à-dire sorties de leur contexte social et politique et réduites à une émotion primitive : la « haine ». Autrement dit, les partisans de l’ordre racial sont du côté de la raison et la décolonisation est un phénomène irrationnel dont il faut endiguer l’avènement.

Contre les minorités raciales du monde occidental

L’autre contexte dans lequel la rhétorique du racisme antiblanc est mobilisée concerne les minorités raciales vivant dans le monde occidental. La plupart des auteurs concernés insistent sur la dangerosité du racisme en général et n’hésitent pas à le dénoncer, mais ils en proposent rarement de définition claire et, quand ils le font, le racisme n’est pas du tout analysé comme un phénomène social systémique et « s’applique » de la même manière à n’importe quel groupe social. Il s’agit d’un « ressentiment », d’une « sottise », d’une « réaction » ou d’un « réflexe de défense » quasi-naturel. Ainsi, « le racisme n’est pas une sottise particulière à la race blanche. Les Blancs racistes sont même des “attardés” qui ne se rendent pas encore compte de la puissance aujourd’hui acquise dans le monde par le racisme antiblanc. […] Le racisme antiblanc résulte d’un ressentiment à l’égard d’un racisme blanc antérieur, des humiliations et des souffrances de toute nature que celui-ci a provoquées5. » Le racisme est « à la fois une réaction d’agressivité contre ce qui est différent et plus faible, et un réflexe de défense contre un éventuel concurrent dans la compétition de la vie6 », ou encore « un réflexe de défense avant d’être une pulsion d’agression7 ».

Paradoxalement, ce discours est repris par certaines organisations antiracistes. Selon Pierre Paraf, un des anciens présidents du MRAP, « racisme antijuif, racisme antinoir, racisme antiblanc… qu’il soit collectif ou individuel, le racisme demeure l’un des grands maux dont souffrent les hommes aujourd’hui8 ». Partant de cette mise à équivalence des racismes, il considère qu’il ne faut pas « transformer les victimes en autant d’abstractions9 ». En analysant certains mouvements radicaux africains-américains, il leur reproche de « céd[er] de plus en plus aux tentatives d’un contre-racisme antiblanc » et de s’en prendre « à ceux qui devaient être leurs alliés naturels, à leurs compatriotes israélites10 ». Leur racisme antiblanc irait de pair avec leur antisémitisme. Les mouvements pour le Black power sont particulièrement visés, notamment « les militants les plus intransigeants allaient jusqu’à un véritable racisme antiblanc11 ». Les rébellions urbaines de Los Angeles en 1992 sont, elles aussi, réduites à une forme de racisme : « ni un soulèvement politique ni une “émeute de la pauvreté” [,] elle relève, en profondeur, de ce racisme à rebours produit par l’exclusion prolongée […] on a deux racismes face à face12 ».

On retrouve le même type de discours concernant les rébellions urbaines de la région lyonnaise de l’été 198113. Le maire communiste de Vénissieux (Rhône), Marcel Houël, analyse les conflits entre habitants français et immigrés en termes de « seuil de tolérance ». Une fois atteinte une certaine proportion d’Arabes et de Noirs, les conflits entre eux se produiraient « naturellement » : « un double racisme se développe. Racisme de la part des Français à l’égard des immigrés et racisme des immigrés à l’égard des Français14. »

Un racisme qui n’en est pas

De fait, l’usage des notions de racisme antiblanc et de racisme antifrançais aurait un sens sociologique si et seulement si, dans les sociétés occidentales, les positions de pouvoir étaient occupées par les groupes non blancs et les groupes blancs occuperaient les positions les plus subalternes. Or, ce n’est pas le cas. Donc ces notions escamotent et dénaturent complètement le concept de racisme en lui-même, qui se définit non seulement par le discours de légitimation (idéologie et/ou préjugés) d’une relation de domination matérielle fondée sur le signe de la race, religion ou culture, mais aussi par des pratiques discriminatoires (violences symboliques ou physiques) des majoritaires à l’encontre des minoritaires15. L’usage abusif du terme de racisme pour qualifier de réels comportements hostiles de minoritaires à l’encontre de majoritaires renvoie à une confusion dans la définition des termes de « majorité » et de « minorité ». Ceux-ci ne désignent pas une réalité quantitative, mais une réalité qualitative. Les femmes sont une minorité sociologique bien qu’elles soient la majorité démographique. Dans le contexte de la situation coloniale16, les « indigènes » étaient une minorité sociologique bien qu’ils constituassent l’écrasante majorité de la population. La différence entre la majorité et la minorité sociologiques réside dans la position que l’on occupe dans une relation de pouvoir. Dans cette perspective, les expressions de « racisme antiblanc » ou de « racisme antifrançais » n’ont aucun sens sociologiquement (et politiquement): une minorité sociologique ne domine pas dans la mesure où elle ne dispose pas des positions de domination lui permettant d’exercer le pouvoir (politique, économique, etc.). L’invention de ces expressions révèle non seulement la méconnaissance des mécanismes du racisme, mais aussi une stratégie de défense des majoritaires pour disqualifier les minoritaires : si les seconds sont aussi racistes, le racisme des premiers est à relativiser.

  1. Jeanson C. et Fr., L’Algérie hors la loi, Paris, Seuil, 1955, p. 301.
  2. Méjan Fr., Le Vatican contre la France d’outre-mer ?, Paris, Librairie Fischbacher, 1957, p. 136 – 137.
  3. Voir Gómez A. E., Le spectre de la révolution noire. L’impact de la révolution haïtienne dans le monde atlantique, 1790 – 1886, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013.
  4. Robert J. P., « Voyage aux “Iles d’Amérique”», Les Études sociales, n° 42 – 43, juin-septembre 1959, p. 28 – 28, organe de la Société d’économie et de sciences sociales, École de Le Play.
  5. Tunc A., Dans un monde qui souffre, Paris, Fayard, 1962, p. 46 – 47.
  6. Périllier L. et L. Tur J.-J., Le Mondialisme, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 1977, p. 62.
  7. Emmanuel P., Une année de grâce : feuilles volantes, 1981 – 1982, Paris, Seuil, 1983, p. 158.
  8. Paraf P., Le racisme dans le monde, Paris, Payot, 1964, p. 108.
  9. Ibid., p. 63.
  10. Ibid., p. 107.
  11. Mathiex J. et Vincent G., Aujourd’hui. 2, Les États capitalistes, l’Europe, l’Asie, conclusions, Paris, Masson, 1994, s.p.
  12. Paraire Ph., Les Noirs américains : généalogie d’une exclusion, Paris, Hachette, 1993, p. 28.
  13. Voir Hajjat A., La Marche pour l’égalité et contre le racisme, Paris, Éditions Amsterdam, 2013.
  14. Ibid., p. 93.
  15. Guillaumin C., L’idéologie raciste. Genèse et langage actuel, Paris, Gallimard, 2002 (1972).
  16. Balandier G., « La situation coloniale : approche théorique », Cahiers internationaux de sociologie, vol. 11, 1951, p. 44 – 79.

Abdellali Hajjat


Auteur

chargé de cours en sociologie à l’ULB, membre du Groupe de recherche sur les relations ethniques, la migration et l’égalité (Germe-ULB)
La Revue Nouvelle
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