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Quoi de neuf ? Les sciences humaines et sociales !

Numéro 4 Avril 2013 par Christophe Mincke

avril 2013

« Il est grand temps d’abandonner l’illusion que la tech­no­lo­gie sau­ve­ra l’humanité. » Le pro­pos est ico­no­claste, sur­tout lorsqu’il sort de la bouche de Máire Geo­­ghe­­gan-Quinn, la com­mis­saire euro­péenne à la Recherche et à l’Innovation. « Nous avons jusqu’ici lar­ge­ment pri­vi­lé­gié les sciences exactes et les approches tech­no­lo­giques pour répondre aux défis du futur. Ce fut notam­ment le cas avec […]

« Il est grand temps d’abandonner l’illusion que la tech­no­lo­gie sau­ve­ra l’humanité. » Le pro­pos est ico­no­claste, sur­tout lorsqu’il sort de la bouche de Máire Geo­ghe­gan-Quinn, la com­mis­saire euro­péenne à la Recherche et à l’Innovation. « Nous avons jusqu’ici lar­ge­ment pri­vi­lé­gié les sciences exactes et les approches tech­no­lo­giques pour répondre aux défis du futur. Ce fut notam­ment le cas avec le pro­gramme FET Flag­ship (Future and Emer­ging Tech­no­lo­gies, NDLR) qui a abou­ti à miser 1 mil­liard d’euros en dix ans sur la recherche sur le gra­phène et la simu­la­tion infor­ma­tique du cer­veau humain. Mais il est temps de nous pen­cher sur les sciences humaines et sociales, elles ont autant, voire plus, à nous apprendre. » 

Ambitieux programme de recherche 

La Com­mis­sion euro­péenne vient donc de déci­der de consa­crer 1 mil­liard d’euros sur dix ans à la recherche en sciences humaines. Quatre pro­jets inter­na­tio­naux devront être sélec­tion­nés à la mi-2014. Selon le com­mu­ni­qué dif­fu­sé par la Com­mis­sion, ils devront cher­cher « à amé­lio­rer notre connais­sance des phé­no­mènes sociaux, cultu­rels et psy­cho­lo­giques qui déter­mi­ne­ront la capa­ci­té de la socié­té euro­péenne à réagir aux défis qui s’imposent à elle ». La prio­ri­té sera don­née aux approches inter­dis­ci­pli­naires et à la mise sur pied d’instruments et de théo­ries trans­ver­sales sus­cep­tibles d’une appli­ca­tion dans de mul­tiples domaines. Il est fait appel à la com­bi­nai­son d’approches mul­tiples, notam­ment qua­li­ta­tives, afin de mettre en place des pro­ces­sus « per­met­tant une réelle com­pré­hen­sion des phé­no­mènes étudiés ». 

À titre d’exemple, le com­mu­ni­qué men­tionne : « L’évolution des struc­tures fami­liales, des com­por­te­ments en matière d’emploi, des habi­tudes de consom­ma­tion, des formes de mili­tance poli­tique et asso­cia­tive, des moda­li­tés de recours à diverses pra­tiques thé­ra­peu­tiques, des types de pro­duc­tions et de consom­ma­tions média­tiques, des formes d’expressions cultu­relles, des formes de rap­ports au reli­gieux, etc. » 

À quoi bon déve­lop­per de nou­veaux maté­riaux si les gens en ont peur et refusent de les uti­li­ser ? Pour­quoi cher­cher la source d’énergie mira­cu­leuse alors que nous connais­sons si peu Les déter­mi­nants des com­por­te­ments de consom­ma­tion ? Quelle est l’utilité d’un déve­lop­pe­ment indus­triel s’il s’opère sans rap­port avec les fac­teurs pesant sur l’emploi, la for­ma­tion et l’insertion sociale ? À quoi peut ser­vir la voi­ture de demain quand on ne connait ni les rai­sons de l’usage actuel de l’automobile ni les fac­teurs influant sur son poids dans la culture occi­den­tale ? D’une manière géné­rale, l’on peut s’interroger sur le sens qu’il y a à cher­cher à déve­lop­per des télé­phones por­tables plus per­for­mants lorsqu’on en sait si peu sur le sen­ti­ment d’insécurité, sur la réci­dive, sur l’intégration sociale des per­sonnes d’origine étran­gère, sur les nou­velles formes de famille et de vie col­lec­tive, sur les fac­teurs pesant sur la san­té men­tale, sur le bien-être au travail/en mai­son de retraite/à l’école, sur les com­por­te­ments de pollution… 

Quelle ter­rible pré­somp­tion que de croire qu’il suf­fi­ra de créer des postes dans des indus­tries tech­no­lo­giques flam­bant neuves pour régler le pro­blème de l’emploi. Quelle hor­rible pau­vre­té que celle d’une civi­li­sa­tion qui prête plus d’attention au gra­phène qu’aux fon­de­ments de sa culture et à ses déve­lop­pe­ments actuels : théâtre, lit­té­ra­ture, ciné­ma, langues vivantes et mortes sont autant d’éléments de notre envi­ron­ne­ment qui nous aident davan­tage à don­ner sens à notre expé­rience indi­vi­duelle et col­lec­tive qu’un cris­tal de car­bone de l’épaisseur d’un atome. 

Une révolution des mentalités 

Il était temps, grand temps que l’on prît conscience de notre ter­rible igno­rance en matière de sciences humaines et sociales, que l’on accep­tât notre condi­tion d’êtres de sens et que l’on consen­tît à dépas­ser la sim­pli­ci­té des méca­niques et des sta­tis­tiques pour nous confron­ter enfin à des inter­ro­ga­tions et à des métho­do­lo­gies complexes. 

N’ayons pas peur des mots, nous assis­tons à une révo­lu­tion des men­ta­li­tés. Après avoir consa­cré des mil­liards au finan­ce­ment de la recherche fon­da­men­tale en sciences exactes et appli­quées, après n’avoir juré que par le pro­grès tech­no­lo­gique, la com­pé­ti­ti­vi­té, l’innovation et la concur­rence indus­trielle mon­diale, un acteur poli­tique de pre­mier plan prend conscience de la com­plexi­té du monde qui l’entoure. Et voi­là qu’après avoir lais­sé les miettes des finan­ce­ments euro­péens aux sciences humaines et sociales, la Com­mis­sion annonce son inten­tion d’opérer un revi­re­ment radical. 

Bien enten­du, David Came­ron s’est déjà fen­du d’une décla­ra­tion inter­ro­geant « les retom­bées concrètes des angoisses exis­ten­tielles d’une Com­mis­sion dont on se demande si elle est bien à même de juger des pré­oc­cu­pa­tions des citoyens bri­tan­niques » et appe­lant à « l’établissement d’une répar­ti­tion juste des bud­gets qui tienne compte à la fois du poids res­pec­tif des membres de l’Union euro­péenne, mais aus­si de l’excellence et de l’importance de leur sec­teur dans la recherche en sciences humaines et sociales ». 

Espé­rons que ce revi­re­ment de la Com­mis­sion ne sera pas une simple lubie et qu’il ins­pi­re­ra d’autres acteurs publics. Il est en effet plus que temps que nous sor­tions des âges bar­bares et que nous inves­tis­sions dans la connais­sance, celle qui mène à la com­pré­hen­sion. Une connais­sance vrai­ment utile.

Christophe Mincke


Auteur

Christophe Mincke est codirecteur de La Revue nouvelle, directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie et professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. Il a étudié le droit et la sociologie et s’est intéressé, à titre scientifique, au ministère public, à la médiation pénale et, aujourd’hui, à la mobilité et à ses rapports avec la prison. Au travers de ses travaux récents, il interroge notre rapport collectif au changement et la frénésie de notre époque.