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Quitter Israël

Numéro 07/8 Juillet-Août 2010 par Dan Kaminski

juillet 2010

- Où avez-vous séjour­né en Israël ? — Au kib­boutz Mish­mar Hae­meq. — Chez qui avez-vous séjour­né ? — Chez mon oncle et ma tante. — Qui sont-ils ? — Aki­va et Hava Kamins­ki. Aki­va est le frère de mon père. — Êtes-vous déjà venu en Israël ? — Oui, oui, de nom­breuses fois. — Com­bien de fois ? — Dix fois au moins. — Connais­­sez-vous l’hébreu ? — Non, à part quelques mots d’u­sage cou­rant. — Com­ment cela se fait-il ? — Je suis né et je vis en Bel­gique, où l’on […]

- Où avez-vous séjour­né en Israël ?
 — Au kib­boutz Mish­mar Haemeq.
 — Chez qui avez-vous séjourné ?
 — Chez mon oncle et ma tante.
 — Qui sont-ils ?
 — Aki­va et Hava Kamins­ki. Aki­va est le frère de mon père.
 — Êtes-vous déjà venu en Israël ?
 — Oui, oui, de nom­breuses fois.
 — Com­bien de fois ?
 — Dix fois au moins.
 — Connais­sez-vous l’hébreu ?
 — Non, à part quelques mots d’u­sage courant.
 — Com­ment cela se fait-il ?
 — Je suis né et je vis en Bel­gique, où l’on parle essen­tiel­le­ment fran­çais et néer­lan­dais. Je suis francophone.
 — Avez-vous vou­lu apprendre l’hébreu ?
 — Oui, quand j’é­tais petit, après mon deuxième séjour en Israël, mais je n’ai jamais rien entre­pris en ce sens.
 — Avez-vous reçu une édu­ca­tion juive religieuse ?
 — Non.
 — Pour­quoi êtes-vous venu en Israël cette fois ?
 — Pour visi­ter mon oncle et ma tante. Depuis que mon père est mort en 1997, j’es­saie de les ren­con­trer plus sou­vent. C’est la seule famille qui me reste.
 — Avez-vous fait votre valise vous-même ?
 — Oui.
 — Avez-vous reçu un cadeau pen­dant votre séjour ?
 — Oui, un livre de pho­tos de pay­sages d’Is­raël vu du ciel.
 — Qui vous l’a offert ?
 — Le mari de ma cou­sine, la fille ainée de mon oncle.

La jeune agent de sécu­ri­té de l’aé­ro­port inter­na­tio­nal Ben Gou­rion de Lod, vingt-cinq ans tout au plus, colle une éti­quette jaune sur mon bagage et sur mon pas­se­port. Elle me prie d’a­van­cer vers le scan­ner. Je sors mon net­book pour le faire radio­gra­phier sépa­ré­ment et j’at­tends le résul­tat de l’opération.

Mon sort est en fait déter­mi­né par la petite éti­quette. Fouille com­plète des bagages. Une autre jeune femme, plus jeune encore, m’in­vite à m’ap­pro­cher d’un comp­toir bas où je dois dépo­ser ma valise et mon ordi­na­teur. Une fouille sys­té­ma­tique est entre­prise. Le livre que j’ai reçu en cadeau et le net­book sont empor­tés et ouverts, cha­cun à sa manière. La bat­te­rie est démon­tée par un jeune homme et les pièces déta­chées sont pla­cées dans une étrange machine, pen­dant qu’un autre jeune homme passe, sur la reliure du livre van­tant les beau­tés du pays, un objet lisse et long, que j’i­ma­gine capable de trou­ver de l’or au fond des océans.

Pen­dant ce temps, la jeune fille fouille mon linge sale, mon linge propre aus­si, ma trousse
de toi­lette, mes livres et mes papiers divers en conti­nuant à me poser des ques­tions ciblées proches de celles aux­quelles j’a­vais déjà répon­du. Sans me dépar­tir d’une bonne humeur un peu exas­pé­rée, j’in­ter­romps l’ai­mable inter­ro­ga­toire de la jeune femme.

- Je vais vous expli­quer. Je vous pro­pose de m’é­cou­ter plu­tôt que de me poser vos ques­tions stan­dar­di­sées. Je ne sais pas si vous savez, mais en Europe, il y a juste soixante ans, s’est dérou­lée une grande guerre, au cours de laquelle de nom­breux Juifs ont péri ; on peut affir­mer que l’ex­ter­mi­na­tion ciblée des Juifs (par­mi d’autres cibles) a lar­ge­ment faci­li­té la créa­tion de l’É­tat d’Is­raël dont vous êtes fonc­tion­naire. Il y a cin­quante-huit ans, mon père (Joseph) et son frère (Charles, qu’i­ci on appelle Aki­va) ont été enfants cachés, orphe­lins de père et de mère. Leurs parents, mes grands-parents donc, se sont ins­tal­lés en Bel­gique dans le cadre d’une vague d’é­mi­gra­tion polo­naise. Ils étaient juifs et mon oncle l’est encore. Après la guerre, les deux enfants ont été sépa­rés par le frère de leur père. Aki­va, pris en charge par cet homme déli­cat, n’a pas sup­por­té la vie qu’il lui impo­sait. À quinze ans, en 1948, il a pris le bateau pour Israël. Mon père est res­té en Bel­gique où il a fait sa vie. Il a fal­lu plus de dix ans avant que les deux frères, qui étaient très liés, se retrouvent. Ils se sont revus de plus en plus régu­liè­re­ment jus­qu’en 1997, date de la mort de mon père. J’ai oublié de vous dire que mon père, juif et athée, s’est fait bap­ti­ser pour payer la dette qu’il avait contrac­tée à l’é­gard des chré­tiens géné­reux qui l’a­vaient caché pen­dant la guerre. Je suis né de ce père juif bap­ti­sé athée et d’une mère goy. Cela devrait vous aider à com­prendre pour­quoi je n’ai reçu aucune édu­ca­tion reli­gieuse ni la moindre connais­sance de l’hé­breu. J’ai sou­vent ren­con­tré mon oncle, sa femme et leurs enfants en Bel­gique ou en Israël, depuis mon pre­mier séjour ici (j’a­vais six ans). Quand mon père est mort, j’ai conti­nué à vou­loir les ren­con­trer en pen­sant qu’ils deve­naient vieux, qu’ils ne se ren­draient pro­ba­ble­ment plus en Bel­gique et que le bon­heur de les ren­con­trer, lui aus­si, dis­pa­rai­trait imman­qua­ble­ment. Et voi­là pour­quoi je suis venu en Israël les visi­ter pen­dant une semaine, voi­là pour­quoi je retourne en Bel­gique aujourd’­hui et revien­drai encore en Israël. Voi­là pour­quoi je dois répondre à vos questions.

- Oh, je com­prends main­te­nant, dit la jeune femme, avec une sin­cé­ri­té visible.

Elle m’a quand même — après avoir com­pris — deman­dé de faire fonc­tion­ner mon net­book et d’ou­vrir un docu­ment de mon choix. Ce que j’ai fait sans bron­cher, encore.

J’ai pu ensuite refer­mer mes bagages et me diri­ger vers la douane et la porte d’embarquement.

Je suis, par­mi d’autres choses peu avouables, pro­fes­seur de métho­do­lo­gie de la recherche en cri­mi­no­lo­gie. Je me suis ren­du compte, en y réflé­chis­sant dans l’a­vion, que j’a­vais vécu une expé­rience scien­ti­fique prou­vant la supé­rio­ri­té de l’en­tre­tien non diri­gé sur le ques­tion­naire stan­dar­di­sé. En tant que cri­mi­no­logue, l’ex­pé­rience m’a don­né aus­si à pen­ser que la vali­di­té d’un inter­ro­ga­toire de police n’ar­ri­vait pas à la che­ville de celle de l’a­veu spontané.

Plus impor­tant : j’a­vais affaire à deux très jeunes femmes qui sem­blaient ne pas pou­voir com­prendre ce qu’un Belge (alors qu’il était en train de ten­ter de quit­ter leur pays) venait faire en Israël, mal­gré leurs ques­tions aux­quelles j’ai pris soin de répondre pré­ci­sé­ment, comme le veut la consigne de ce genre d’in­ter­ro­ga­toire. Ces jeunes femmes exé­cu­taient un tra­vail selon des pro­cé­dures sophis­ti­quées et absurdes, inef­fi­caces autant qu’an­ti­dé­mo­cra­tiques. Ces jeunes femmes ne peuvent pas s’i­ma­gi­ner le rap­port his­to­rique qui lie un spé­ci­men de Belge sans inté­rêt et l’É­tat dans lequel elles vivent et qu’elles font vivre.

Je n’ai pas été refou­lé, comme Ivan Pra­do ou comme Noam Chom­ski. Je n’é­tais pas venu pour orga­ni­ser un fes­ti­val de clowns à Ramal­lah ni pour don­ner une confé­rence à l’u­ni­ver­si­té Bir Zeit. J’é­tais venu rendre visite à deux pion­niers de la construc­tion dou­lou­reuse de l’É­tat juif.

Il reste que j’ai gou­té, sans consé­quences réel­le­ment pénibles, le pur jus de la bureau­cra­tie sus­pi­cieuse, l’in­ves­ti­ga­tion inad­mis­sible des connais­sances acquises, des enfances et des édu­ca­tions reçues, des reli­gions trans­mises ou non… L’ex­tra­or­di­naire rou­tine (si on me per­met l’oxy­more), si déli­ca­te­ment appli­quée, prend place, presque inno­cem­ment, dans la série des refou­le­ments sin­gu­liers de Pra­do1 et de Chom­sky2 et de l’en­fer­me­ment col­lec­tif du peuple pales­ti­nien. Le pro­fes­sion­na­lisme de ces jeunes agents de sécu­ri­té signe la redou­table défaite du « devoir de mémoire » d’un État qui l’im­pose au reste du monde sans en tirer le moindre ensei­gne­ment pour sa propre conduite.

  1. Ivan Pra­do est un clown célèbre en Espagne. Voir l’ar­ticle de Gideon Levy dans le Haa­retz du 9 mai 2010 :
    www.haaretz.com/print-edition/opinion/israel-s-security-measures-don-t-make-me-laugh‑1.289150.
  2. Noam Chom­sky, lin­guiste, pro­fes­seur au MIT, est aus­si un acti­viste radi­cal. Voir l’ar­ticle d’A­mi­ra Haas dans le Haa­retz du 16 mai 2010 : www.haaretz.com/news/national/noam-chomsky-denied-entry-into-israel‑1.290701.

Dan Kaminski


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