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Qui suis-je ? Le libre arbitre à la lumière des neurosciences cognitives

Numéro 3 Mars 2010 par Axel Cleeremans

mars 2010

Que pen­ser aujourd’­hui des rap­ports entre corps et esprit ? Est-il pos­sible de déco­der le conte­nu de mes pen­sées à par­tir de l’ac­ti­vi­té de mon cer­veau ? Et com­ment conce­voir le libre arbitre à par­tir du moment où ce der­nier semble lais­ser la place au déter­mi­nisme bio­lo­gique ? Les neu­ros­ciences cog­ni­tives apportent aujourd’­hui à ces ques­tions un éclai­rage nuan­cé qui doit nous ame­ner à recon­si­dé­rer notre concep­tion de la liber­té. Si notre vie men­tale ne peut en effet pas être autre chose qu’un aspect de l’ac­ti­vi­té bio­lo­gique de nos neu­rones, l’ac­ti­vi­té de ces der­niers est à son tour entiè­re­ment déter­mi­née par l’his­toire de nos inter­ac­tions avec le monde et les autres. Si la liber­té de pen­sée est bel et bien une liber­té bio­lo­gique, la pen­sée n’en est pas pour autant moins libre…

Dossier

La pers­pec­tive que l’homme entre­tient sur sa propre vie men­tale et, d’une manière plus géné­rale, sur les rap­ports entre corps et esprit, s’est aujourd’hui pro­fon­dé­ment modi­fiée, d’abord en ver­tu des pro­grès remar­quables des méthodes dont nous dis­po­sons pour appré­cier l’activité céré­brale, ensuite en ver­tu des moyens dont nous dis­po­sons pour en modi­fier le fonc­tion­ne­ment. Ces déve­lop­pe­ments, essen­tiel­le­ment tech­no­lo­giques — de la réso­nance magné­tique nucléaire à la sti­mu­la­tion intra­crâ­nienne, nous sug­gèrent ain­si que l’ensemble de notre expé­rience du monde et des autres est ins­crite dans notre bio­lo­gie. Pas un jour ne passe en effet qui ne voit paraitre l’un ou l’autre article appor­tant d’irréfutables argu­ments qui sou­tiennent l’idée qu’aucun évè­ne­ment men­tal n’échappe au déter­mi­nisme bio­lo­gique : ici, on loca­lise pré­ci­sé­ment l’empathie ; là, on démonte le sen­ti­ment reli­gieux, là encore on vous démontre que votre cer­veau est par­fai­te­ment capable de prendre les déci­sions impor­tantes de votre vie sans qu’il soit néces­saire que vous soyez conscient de ses délibérations.

De telles conclu­sions sus­citent sou­vent l’inquiétude, voire l’agressivité, tant il est vrai qu’il nous semble absurde de consi­dé­rer que notre vie men­tale se trou­ve­rait ain­si entiè­re­ment déter­mi­née par l’activité de notre cer­veau. On retrouve ain­si les débats sus­ci­tés il y a déjà plus d’un quart de siècle par les conclu­sions de L’Homme neu­ro­nal, ouvrage pion­nier du neu­ro­logue fran­çais Jean-Pierre Chan­geux, publié en 1983.

Cette pers­pec­tive est néan­moins la seule qui est com­pa­tible avec une vision maté­ria­liste de notre vie men­tale. Et cette pers­pec­tive maté­ria­liste est à son tour la seule qui fait sens à par­tir du moment où l’on se pro­pose d’abandonner le dua­lisme. Car en effet, en reje­tant l’idée que quelque chose de notre vie men­tale échappe néces­sai­re­ment à la bio­lo­gie, on se voit for­cé d’accepter que ce « quelque chose » dépende alors d’autre chose que de l’organisation de la matière.

Du cerveau à l’esprit : comment se débarrasser du dualisme ?

Deux fac­teurs essen­tiels expliquent sans doute pour­quoi l’idée que notre vie men­tale est inté­gra­le­ment réduc­tible à l’activité de notre cer­veau est tel­le­ment dif­fi­cile à accepter.

Le pre­mier fac­teur est que notre expé­rience du monde ne néces­site en rien une réfé­rence à l’activité de notre cer­veau. La manière dont ce der­nier traite l’information nous est tota­le­ment opaque : nous n’avons jamais conscience des pro­ces­sus neu­ro­cog­ni­tifs qui sont à l’œuvre quand nous réa­li­sons des tâches aus­si diverses que cher­cher en mémoire le nom d’un ami, pla­ni­fier la jour­née de demain ou déter­mi­ner que le feu est vert. Nos facul­tés cog­ni­tives — la mémoire, l’action et la per­cep­tion — obéissent à des lois dont nous igno­rons encore qua­si­ment tout et sont déter­mi­nées par des pro­ces­sus dont nous n’avons aucun moyen de prendre conscience, sauf peut-être dans cer­taines cir­cons­tances par­ti­cu­lières lors des­quelles on peut avoir l’impression, par exemple, d’un « effort mental ».

Cette opa­ci­té des pro­ces­sus impli­qués, ou, pour le dire autre­ment, le fait que l’activité du cer­veau ne nous appa­rait pas comme trans­pa­rente, explique que nous consi­dé­rons l’activité de notre cer­veau comme dis­tincte de l’activité de notre « moi » : je ne suis pas mon cer­veau. Or ce « je » ne peut être rien d’autre que l’activité de mon cer­veau, à moins que l’on soit prêt à accep­ter une vision dua­liste des rap­ports entre corps et esprit. Il est signi­fi­ca­tif de remar­quer qu’une forme de dua­lisme lin­guis­tique conti­nue d’empreindre le dis­cours que nous avons à pro­pos de nous-même, et ce y com­pris dans le domaine de ces sciences neu­ro­cog­ni­tives qui cherchent pré­ci­sé­ment à nous en débar­ras­ser. C’est ain­si que l’on peut dire sans sour­ciller des choses telles que « Votre cer­veau a déci­dé à votre place », ou encore « Votre cer­veau a déjà lui-même déter­mi­né la posi­tion que la balle occu­pe­ra dans quelques ins­tants avant même que vous n’en pre­niez conscience ». Mais qui peut bien être ce « vous » qui semble être autre chose que l’activité de votre cerveau ?

Il est évi­dem­ment tout à fait natu­rel de se vivre et de se pen­ser comme dif­fé­rent de l’activité de notre cer­veau. Mais cela n’est en rien dif­fé­rent de ce que nous disons quand nous carac­té­ri­sons les états de notre corps. De la même manière que nous disons « J’ai mal à l’estomac » plu­tôt que « La muqueuse de mon fun­dus pro­duit trop d’acide chlor­hy­drique », nous dirons « Je me sens un peu dépri­mé » plu­tôt que « Mon cer­veau est en manque de séro­to­nine ». Nous adop­tons ce lan­gage en rai­son du fait que les méca­nismes bio­lo­giques qui déter­minent nos états men­taux n’ont aucune inci­dence sur notre sou­hait de com­mu­ni­quer ces états men­taux à d’autres per­sonnes, et que ces actes de parole ont pré­ci­sé­ment pour fonc­tion de com­mu­ni­quer des états men­taux et émo­tion­nels plu­tôt que d’en expli­quer les méca­nismes. Mais rien de cela n’a d’incidence sur le fait qu’en ultime res­sort, « je » ne peux être rien d’autre que l’activité de mon cer­veau. Notons en outre qu’il n’y a en prin­cipe aucune rai­son d’arrêter la réduc­tion à la bio­lo­gie : de la même manière que l’on peut réduire l’activité men­tale à l’activité bio­lo­gique du cer­veau, on pour­rait réduire cette der­nière aux pro­ces­sus phy­si­co-chi­miques dont elle dépend. Cette deuxième réduc­tion n’est pas plus per­ti­nente que la pre­mière en ce qui concerne l’appréciation que nous pou­vons avoir de nos états mentaux.

Le deuxième fac­teur qui explique pour­quoi nous éprou­vons tel­le­ment de dif­fi­cul­tés à accep­ter cette idée que notre vie men­tale peut se réduire à l’activité de notre cer­veau est qu’il y a une véri­table forme de désen­chan­te­ment dans le constat que nous pro­posent aujourd’hui les neu­ros­ciences. À quoi bon se « cas­ser la tête » à pro­gres­ser s’il est vrai que je suis ain­si réduc­tible ? Et com­bien sinistre est la conclu­sion que la beau­té de mes sen­ti­ments peut se voir être réduite à l’activité de quelques cen­taines de mil­lions de neu­rones ! Il y a néan­moins dans ces asser­tions une erreur fon­da­men­tale : celle de consi­dé­rer le cer­veau comme un simple organe exé­cu­tif, qui pren­drait ses ordres d’un ailleurs mal défi­ni, mais situé en tous les cas en dehors de la bio­lo­gie. On retrouve ici le mirage du dua­lisme per­sis­tant évo­qué plus haut.

Or cette pers­pec­tive, certes pro­fon­dé­ment intui­tive, que le cer­veau est un simple organe exé­cu­tif est encore une fois tota­le­ment incom­pa­tible avec ce que les neu­ros­ciences modernes nous donnent à voir. Il appa­rait ain­si que même de simples déci­sions, comme celle de pous­ser sur un bou­ton, sont prises « par notre cer­veau » avant même que « nous » ne pre­nions conscience de l’intention d’effectuer l’action. En d’autres termes, la conscience que j’ai de mes actions semble suivre, et non pas pré­cé­der comme le vou­draient nos intui­tions, nos actions elles-mêmes. C’est éga­le­ment la conclu­sion qu’offre l’ouvrage récent de Daniel Wegner, ouvrage inti­tu­lé The illu­sion of Conscious Will, dans lequel l’auteur déve­loppe une théo­rie qu’il a appe­lée la « théo­rie de la cau­sa­tion men­tale appa­rente ». Selon cette théo­rie, tant nos inten­tions que nos actions elles-mêmes trouvent toutes deux leur ori­gine dans l’activité incons­ciente du cer­veau. Ce der­nier éta­blit alors un lien cau­sal (mais illu­soire) entre la sur­ve­nue de l’intention et la sur­ve­nue de l’action. Notre conscience du monde, dans cette pers­pec­tive, ne serait donc pas grand-chose de plus qu’une recons­truc­tion nar­ra­tive des chaines cau­sales incons­cientes qui déter­minent notre comportement.

Décoder pensées et intentions

De nom­breuses expé­riences récentes sont ain­si venues remettre en cause, et d’une manière dif­fi­ci­le­ment réfu­table, ce constat par­ti­cu­liè­re­ment désen­chan­teur. On peut citer ici par exemple le tra­vail de John-Dylan Haynes, dont les recherches se situent à l’avant-plan d’un nou­veau domaine d’étude appe­lé Min­drea­ding. La pre­mière expé­rience de Haynes et ses col­la­bo­ra­teurs (Haynes & Rees, 2005) pro­po­sait aux sujets de détec­ter un sti­mu­lus visuel — un grillage tex­tu­ré orien­té soit vers la gauche, soit vers la droite — pré­sen­té très rapi­de­ment et mas­qué. À chaque essai, le sujet, qui pas­sait l’expérience en réso­nance magné­tique nucléaire, devait indi­quer l’orientation du sti­mu­lus en enfon­çant l’une des deux touches. Les don­nées com­por­te­men­tales indi­quèrent que les sujets étaient inca­pables de déci­der de l’orientation du sti­mu­lus, la pré­ci­sion moyenne de leurs réponses ne dépas­sant pas le niveau du hasard. Haynes et ses col­lègues ana­ly­sèrent ensuite l’activité céré­brale des sujets en vue de déter­mi­ner s’il était pos­sible d’identifier, dans l’aire céré­brale V1 — la pre­mière région cor­ti­cale du sys­tème visuel — des confi­gu­ra­tions d’activité neu­ro­nale per­met­tant de recons­truire le sti­mu­lus pré­sen­té aux sujets. Pour ce faire, ils avaient préa­la­ble­ment entrai­né des réseaux de neu­rones arti­fi­ciels à déci­der quel sti­mu­lus était pré­sent sur la base de l’activité céré­brale de sujets à qui on avait mon­tré les mêmes sti­mu­li, mais dans des condi­tions telles que ceux-ci étaient visibles. Et les résul­tats mon­trèrent que ces réseaux de neu­rones entrai­nés étaient en effet capables de recons­truire, avec un taux de réus­site d’environ 80 %, les sti­mu­li invi­sibles mon­trés aux sujets !

En d’autres mots : on trouve dans V1 des confi­gu­ra­tions d’activité neu­ro­nale qui per­mettent d’identifier un sti­mu­lus pré­sen­té à des sujets qui sont eux-mêmes inca­pables de déci­der de l’orientation de ces sti­mu­li et qui disent par ailleurs n’avoir rien vu. L’expérimentateur en sait donc para­doxa­le­ment plus à pro­pos du sti­mu­lus que le sujet lui-même… une conclu­sion dont la toute nou­velle dis­ci­pline qu’est la neu­roé­thique com­mence à peine à explo­rer les impli­ca­tions légales et morales car elle sou­lève la pos­si­bi­li­té qu’il sera bien­tôt pos­sible de déco­der l’activité neu­rale d’une manière suf­fi­sam­ment fine que pour recons­truire, en quelque sorte, les pen­sées d’un indi­vi­du. Cette pos­si­bi­li­té, parce qu’elle démo­li­rait le der­nier rem­part de notre vie pri­vée, à savoir le carac­tère fon­da­men­ta­le­ment pri­vé de nos états men­taux, sou­lève une inquié­tude jus­ti­fiée qui exi­ge­ra indu­bi­ta­ble­ment une prise de posi­tion sociétale.

Ulté­rieu­re­ment, Haynes et ses col­la­bo­ra­teurs (Soon, Brass, Heinze, Haynes, 2008) ont répli­qué, en uti­li­sant les mêmes méthodes d’imagerie céré­brale, les fameuses expé­riences concer­nant le libre arbitre ini­tia­le­ment réa­li­sées par le neu­ro­phy­sio­lo­giste amé­ri­cain Ben­ja­min Libet. Dans la situa­tion expé­ri­men­tale de Libet (Libet, Glea­son, Wright, Pearl, 1983), on demande aux sujets d’entamer un mou­ve­ment volon­taire simple (lever un doigt) au moment de leur choix. On enre­gistre simul­ta­né­ment leur acti­vi­té céré­brale par élec­troen­cé­pha­lo­gra­phie, en recher­chant dans le signal élec­trique un poten­tiel par­ti­cu­lier signa­lant la pré­pa­ra­tion motrice (le « rea­di­ness poten­tial »). On demande en outre aux sujets de repé­rer la posi­tion d’un sti­mu­lus se dépla­çant rapi­de­ment de manière cir­cu­laire sur un dis­po­si­tif res­sem­blant au cadran d’une montre au moment où ils prennent conscience pour la pre­mière fois de l’intention d’agir. En réali­gnant toutes les don­nées (le moment où le sujet effec­tue le mou­ve­ment ; le moment où il dit prendre conscience de l’intention d’agir, et le décours tem­po­rel du poten­tiel de pré­pa­ra­tion), Libet mon­tra ain­si que l’activité céré­brale indi­quant l’imminence d’un mou­ve­ment pré­cède de quelques cen­taines de mil­li­se­condes le moment où le sujet dit prendre conscience pour la pre­mière fois de l’intention d’agir.

En d’autres termes, la conscience d’une inten­tion semble suivre, et non pré­cé­der comme le vou­drait notre intui­tion, l’initiation par le cer­veau de l’activité neu­ro­nale pré­pa­ra­trice de l’action. Ce ren­ver­se­ment de cau­sa­li­té sus­ci­ta une dis­cus­sion qui conti­nue encore aujourd’hui, notam­ment en rai­son de cer­taines dif­fi­cul­tés métho­do­lo­giques qui ren­daient pro­blé­ma­tique l’interprétation pro­po­sée par Libet.

C’est ici que l’expérience de Soon et de ses col­la­bo­ra­teurs apporte de pré­cieuses inno­va­tions. Ces auteurs ont adap­té la métho­do­lo­gie pro­po­sée par Libet à une étude en réso­nance magné­tique nucléaire, qui per­met, par contraste avec l’électroencéphalographie, d’apprécier l’activité céré­brale dans un ensemble de régions beau­coup plus éten­du et de mieux loca­li­ser cette acti­vi­té. À chaque essai, les par­ti­ci­pants devaient déci­der libre­ment d’appuyer sur l’une des deux touches plu­tôt que d’effectuer un simple mou­ve­ment — une autre dif­fé­rence impor­tante avec le para­digme de Libet. Pen­dant cette période, dif­fé­rentes lettres étaient affi­chées à l’écran. De la même manière que dans le pro­to­cole de Libet, on deman­dait aux par­ti­ci­pants de se rap­pe­ler la lettre qui était affi­chée à l’écran au moment où ils pre­naient conscience de leur déci­sion. Ils devaient ensuite rap­por­ter cette lettre à la fin de l’essai. En sui­vant la même pro­cé­dure que dans l’expérience pré­cé­dente, c’est-à-dire en uti­li­sant des méthodes de recon­nais­sance de patrons, les auteurs ont ensuite cher­ché à iden­ti­fier les régions céré­brales dont l’activité était pré­dic­tive de la déci­sion prise par les sujets.

Deux régions céré­brales s’avèrent ain­si par­ti­cu­liè­re­ment impor­tantes : une région du cor­tex pré­fron­tal (BA10) et une région parié­tale impli­quant le pré­cu­neus et la par­tie pos­té­rieure du cor­tex cin­gu­laire. De manière cru­ciale, l’activité de ces deux régions per­met­tait de pré­dire la déci­sion libre prise le sujet (pous­ser à gauche ou à droite) sept secondes avant que le sujet n’ait décla­ré avoir pris conscience de sa déci­sion ! Autre­ment dit, il est pos­sible de savoir quelle action le sujet va réa­li­ser avant même que le sujet n’en prenne conscience… Ce résul­tat récent ren­force donc encore les conclu­sions de Libet, et ce d’autant plus que le délai entre la pré­sence d’une acti­vi­té céré­brale pré­dic­tive et la prise de conscience cor­res­pon­dante se compte main­te­nant non plus en mil­li­se­condes, mais bien en secondes.

Votre cerveau est plastique

Ces deux expé­riences, ain­si que d’autres, de plus en plus nom­breuses, indiquent clai­re­ment ce que nous savions quelque part déjà, à savoir que notre conscience est une consé­quence plu­tôt qu’une cause de l’activité céré­brale menant à nos actions. Encore une fois, ce résul­tat n’est pas sur­pre­nant (com­ment pour­rait-il en être autre­ment?), mais vient mal­gré tout bou­le­ver­ser nos intui­tions, et sur­tout, le sen­ti­ment que nous dis­po­sons d’un libre arbitre tota­le­ment affran­chi du déter­mi­nisme de la bio­lo­gie (un sen­ti­ment de libre arbitre qui est par ailleurs illu­soire pour d’autres rai­sons éga­le­ment, voir à ce pro­pos l’excellent ouvrage de Daniel Den­nett, 1985).

Et pour­tant, quel est le pro­blème exac­te­ment ? Quel est le pro­blème, à par­tir du moment où nous accep­tons que « je » ne suis pas dif­fé­rent de mon cer­veau ? La menace que nous per­ce­vons dans les pro­grès des neu­ros­ciences cog­ni­tives dis­pa­raissent dès que nous recon­nais­sons que le cer­veau est un organe pro­fon­dé­ment plas­tique plu­tôt que le simple « hard­ware » bio­lo­gique que nous ima­gi­nons. Nous sommes en cela trom­pés par les méta­phores que nous ont don­nées les sciences de l’informatique et de l’intelligence arti­fi­cielle. Les ordi­na­teurs avec les­quels la plu­part d’entre nous inter­agissent quo­ti­dien­ne­ment fonc­tionnent selon des prin­cipes radi­ca­le­ment dif­fé­rents de ceux qui régissent le trai­te­ment de l’information par la machine bio­lo­gique qu’est le cer­veau. En par­ti­cu­lier, il existe chez les pre­miers une dis­tinc­tion forte entre maté­riel et logi­ciel, alors que cette dis­tinc­tion est tota­le­ment absente chez ce der­nier. Ce que fait un ordi­na­teur est à peu près com­plè­te­ment défi­ni par le pro­gramme qu’il est en train d’exécuter, et l’existence de ce pro­gramme est indé­pen­dante de la machine qui l’exécute. Ce que nous savons, par contre, n’existe qu’en ver­tu de l’inscription bio­lo­gique de ce savoir : la machine-cer­veau ne fait qu’un avec notre « logi­ciel » mental.

Cette réa­li­té a (outre le fait un peu regret­table que l’on ne puisse pas se télé­char­ger un logi­ciel de mai­trise du ten­nis, par exemple) une impli­ca­tion cru­ciale qui nous échappe sou­vent : chaque expé­rience que nous vivons trouve une ins­crip­tion bio­lo­gique. Le simple fait de lire ce texte modi­fie vos connexions synap­tiques… et l’implication cen­trale de ce simple fait est que l’activité de votre cer­veau reflète tant la richesse que la diver­si­té de votre propre expé­rience du monde et des autres. Nous appre­nons tout le temps, que nous le vou­lions ou non. Si les conte­nus de notre vie men­tale sont entiè­re­ment déter­mi­nés par l’activité de notre cer­veau, l’activité de ce der­nier est à son tour qua­si­ment entiè­re­ment déter­mi­née par l’histoire de nos inter­ac­tions avec le monde et les autres. Cette boucle magni­fique qui connecte notre monde inté­rieur à la réa­li­té ins­crit notre acti­vi­té men­tale dans un sub­strat bio­lo­gique chan­geant constam­ment. Au déter­mi­nisme inflexible que conjure la méta­phore main­te­nant obso­lète de l’esprit en tant qu’ordinateur, il faut donc oppo­ser un déter­mi­nisme ouvert, plas­tique, en dia­logue constant avec le monde. En se modi­fiant constam­ment, le cer­veau, loin d’être ce simple « hard­ware » que nous laisse ima­gi­ner notre fami­lia­ri­té avec les ordi­na­teurs, est en réa­li­té simul­ta­né­ment la mémoire de nos expé­riences pas­sées ain­si que le siège de nos actions futures. La machine et son logi­ciel ne font qu’un.

Mais ce cer­veau est avant tout votre cer­veau, un organe dans lequel se sont ins­crites pro­gres­si­ve­ment toutes les expé­riences qui ont comp­té dans votre vie. Nous pou­vons donc faire l’économie du renon­ce­ment : rien n’est per­du (ni gagné, par ailleurs), en accep­tant l’idée que notre vie men­tale est inté­gra­le­ment cau­sée par le cer­veau, en inter­ac­tion avec notre envi­ron­ne­ment et avec les autres. Ce qui est peut-être plus pro­blé­ma­tique est d’accepter que la conscience que nous avons de nous-même est une sorte de post-dic­tion, comme l’avait déjà sug­gé­ré le phi­lo­sophe amé­ri­cain Daniel Den­nett dans son ouvrage de 1993 inti­tu­lé La conscience expli­quée. On peut sans doute trou­ver une forme de réso­lu­tion içi en enra­ci­nant la fonc­tion de la conscience dans la com­mu­ni­ca­tion : si je suis conscient des états de mon cer­veau, c’est avant tout pour pou­voir en par­ler aux autres et pour, en retour, m’expliquer mon propre fonc­tion­ne­ment. « La conscience, c’est pour les autres », comme me le disait récem­ment le psy­cho­logue anglais Chris Frith (voir aus­si son ouvrage récent Making up the mind). La conscience aurait donc, selon cette pers­pec­tive en plein essor actuel­le­ment, une ori­gine sociale : « Je suis un autre », comme disait le poète.

Dès lors, l’impression de désen­chan­te­ment que l’on peut éprou­ver à la lumière des tra­vaux récents en neu­ros­ciences cog­ni­tives s’efface pour lais­ser la place à un sen­ti­ment d’émerveillement devant la sophis­ti­ca­tion presque magique de notre machi­ne­rie bio­lo­gique, non seule­ment plas­tique, mais éga­le­ment tour­née vers les autres. Et les neu­ros­ciences cog­ni­tives ont bien com­pris, aujourd’hui, le for­mi­dable défi que repré­sente le pro­jet de faire le pont, en quelque sorte, entre ces deux points extrêmes de notre savoir — l’expérience sub­jec­tive que cha­cun d’entre nous a du monde et des autres, et notre com­pré­hen­sion de plus en plus fine des méca­nismes bio­lo­giques qui en sont responsables.

Axel Cleeremans


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