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Qui a tué Driss ? La trêve ou le sacrifice du bouc émissaire

Numéro 4 - 2016 par John Pitseys

juillet 2016

Qui a tué Driss ? Qui lui a fait la peau bleue ? Foot­bal­leur pro­fes­sion­nel pour le club de Hei­der­feld, situé quelque part en Gaume, Driss Assa­ni a été retrou­vé mort dans la Semois, atteint d’une balle, les os bri­sés, le crâne défon­cé. Récem­ment muté au vil­lage de Hei­der­feld où il a vécu une par­tie de son ado­les­cence, l’inspecteur Yoann Pee­ters conclut rapi­de­ment à un crime et est char­gé de mener l’enquête. Tou­te­fois, l’assassin n’est pas for­cé­ment le seul cou­pable. Si le bour­reau est celui qui actionne la guillo­tine, c’est bien la foule qui amène l’agneau pan­te­lant à l’abattoir : la dis­sec­tion télé­vi­suelle du petit vil­lage de Hei­der­feld nous parle aus­si de politique.

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Pro­gram­mée du 21 février au 20 mars 2016, la série La trêve (RTBF) tranche avec les séries de ter­roir et les modules comiques aux­quels la télé­vi­sion publique nous avait habi­tués. Le géné­rique de La trêve cari­ca­ture celui de True Detec­tive (Piz­zo­la­to et Fuku­na­ga, 2014), mais les pre­miers épi­sodes appa­rais­saient d’abord comme une reprise en mode mineur d’un genre déjà lar­ge­ment bali­sé, celui de la chro­nique rurale inces­tueuse. Dans La rumeur1, déjà, Hugo Claus décri­vait com­ment un vil­lage atteint d’une épi­dé­mie fou­droyante allait faire de René Car­tri­jsse, un mer­ce­naire malade de retour dans son foyer, le cata­ly­seur de tous les secrets boueux de la com­mu­nau­té. Plus près de nous, Le ruban blanc (Haneke, 2009) nous montre le pro­ces­sus par lequel le voile puri­tain cou­vrant un hameau alle­mand finit par se retour­ner contre ses habi­tants, les enfants du vil­lage punis­sant de plus en plus cruel­le­ment ses citoyens adultes au nom même des valeurs morales incul­quées par ces derniers.

S’inscrivant modes­te­ment dans ces pas, La trêve met en scène un petit vil­lage sans his­toires, avec sa baraque à frites, son car­na­val, ses accents de paco­tille, sa bourg­mestre proche des vraies gens et son com­mis­saire bon­homme. Et comme de bien enten­du, les appa­rences sont trom­peuses. Tout le monde se connait, mais à cha­cun sa tache hon­teuse. Matches tru­qués, expro­pria­tions abu­sives, parents démis­sion­naires, racisme latent, jeu­nesse dés­œu­vrée, abus sexuels et vio­lences conju­gales : rien n’est épar­gné au spec­ta­teur, qui est appe­lé à décou­vrir que rien ne va plus, ma bonne dame. Gaume ou pas, quelque chose est pour­ri au royaume de Belgique.

Un village si tranquille, une victime nécessaire

Comme l’assène Pee­ters, tout le monde est donc cou­pable. Certes, la for­mule n’est pas nou­velle dans le genre poli­cier, soit que le héros ait à trier, par­mi le tas de secrets inavouables des sus­pects, celui qui a pous­sé l’un d’eux au crime, soit que le meurtre ait tout sim­ple­ment été com­mis — comme dans Le crime de l’Orient Express, par exemple — par l’ensemble des suspects.

Tou­te­fois, La trêve se dis­tingue de ces deux figures. Tout d’abord, la com­mu­nau­té de Hei­der­feld est le vrai sujet de la série plus que sa simple toile de fond. Pour un who­du­nit clas­sique, l’exposition des per­son­nages doit per­mettre d’orienter l’enquête. Dans La trêve, c’est au contraire l’apparition des indices qui per­met de des­si­ner touche à touche la car­to­gra­phie du vil­lage et de faire pas­ser le récit d’un per­son­nage à un autre. Ce fai­sant, les vil­la­geois de Hei­der­fled ne sont — sauf l’assassin nomi­nal — pas cou­pables au sens strict, mais ont tous pris part au crime. Ce sont leur lâche­té, leur égoïsme, leurs arran­ge­ments qui, de pous­sée infime en pous­sée infime, amènent la mort de Driss. À cet égard, l’assassinat du jeune Afri­cain ne résulte pas à pro­pre­ment par­ler d’un enchai­ne­ment un peu cruel de causes méca­niques. La confron­ta­tion finale avec son assas­sin sur­vient d’ailleurs de manière absurde, à la suite d’un concours invrai­sem­blable de cir­cons­tances, de mal­en­ten­dus et de mal­veillances non concertées.

Par contre, le meurtre se pré­sente comme un évè­ne­ment presque néces­saire : La trêve ne raconte pas une his­toire poli­cière, mais une variante sur le thème du bouc émissaire.

La thèse de René Girard sur le bouc émis­saire est bien connue2. Pour Girard, le désir est d’abord l’imitation du désir de l’autre : on ne désire un objet que parce que quelqu’un d’autre le désire éga­le­ment. L’objet du désir — argent, pres­tige, recon­nais­sance ou confort — n’étant pas tou­jours par­ta­geable, cette dimen­sion mimé­tique du désir met en concur­rence le sujet dési­rant et son modèle, et attise dès lors une riva­li­té meur­trière. Or cette vio­lence latente ne se déploie pas seule­ment entre indi­vi­dus iso­lés, mais aus­si dans la socié­té dans son ensemble. Chaque groupe devient l’ennemi poten­tiel de l’autre, soit que cet autre soit le modèle à abattre, soit qu’il s’avère le sujet dési­rant dont il faut se méfier. Dans ce cadre, com­ment évi­ter que le conflit mimé­tique se trans­forme en anta­go­nisme géné­ra­li­sé ? Pour R. Girard, les socié­tés pri­mi­tives éprouvent leur cohé­sion à tra­vers la pra­tique du sacri­fice. Si les hommes vont jusqu’à tuer l’un de leurs sem­blables, ce n’est pas pour faire plai­sir aux dieux, mais pour mettre fin à l’hémorragie de vio­lence qui frappe le groupe : en proie à la guerre de tous contre tous, la socié­té pri­mi­tive se choi­sit une vic­time qui recueille­ra et détour­ne­ra en sa per­sonne toute l’agressivité col­lec­tive. Les pra­tiques de sacri­fice ont ces­sé au sens propre, et nous ne vivons plus dans des socié­tés dites pri­mi­tives. Tou­te­fois, a per­du­ré ce que Girard iden­ti­fie comme le « rite du bouc émissaire ».

Le bouc émis­saire n’est pas choi­si au hasard. Il ne se défi­nit pas non plus par sa simple inno­cence, mais doit pré­sen­ter plu­sieurs carac­té­ris­tiques le pré­dis­po­sant à exer­cer sa fonc­tion. Le bouc émis­saire doit être à la fois suf­fi­sam­ment étran­ger au groupe pour qu’il puisse lui être sacri­fié et suf­fi­sam­ment proche pour qu’un lien cathar­tique puisse s’établir. Ensuite, le groupe doit igno­rer que la vic­time est inno­cente, sans quoi le sacri­fice ne peut être mené de bonne foi. En outre, le bouc émis­saire tend à pré­sen­ter des qua­li­tés qui le dis­tinguent du reste du groupe (albi­nisme, rous­seur, appar­te­nance cultu­relle par­ti­cu­lière…). Enfin, la vic­time doit être en par­tie consen­tante afin de trans­for­mer la dyna­mique de per­sé­cu­tion en véri­té consen­suelle. Le sacri­fice du bouc émis­saire per­met alors à la fois de libé­rer l’agressivité col­lec­tive et de res­sou­der la com­mu­nau­té autour d’une cohé­sion retrou­vée. Un moment lavée par cette sorte de soli­da­ri­té dans le crime, la vio­lence ne tarde pour­tant pas à res­sur­gir : la méca­nique infer­nale du désir mimé­tique pousse la com­mu­nau­té à se trou­ver un nou­veau bouc émissaire.

Il est dif­fi­cile de ne pas retrou­ver en Driss les carac­té­ris­tiques de ce bouc émis­saire. Afri­cain immi­gré, mais foot­bal­leur inté­gré à la com­mu­nau­té, la vic­time est à la fois l’étranger, l’ami, le grain de sable, l’aimant sexuel, le témoin des hontes du vil­lage et le com­pa­gnon com­mode. La cou­leur de sa peau le désigne. Son inno­cence est loin d’être évi­dente, car il est lui-même le jouet actif des pra­tiques de cor­rup­tion visant à impo­ser à Hei­der­feld la construc­tion d’un nou­veau bar­rage, ain­si qu’un des joueurs impli­qués dans les matchs tru­qués de l’équipe locale. Enfin, il entre­tient lui-même un rap­port ambi­va­lent vis-à-vis des rela­tions de domi­na­tion qui lui sont impo­sées. Il accepte l’argent pro­po­sé par le couple Malau­sa avant tou­te­fois de s’enfuir. Il consent à trem­per dans les com­bines de son équipe puis se ravise. Il est le Noir de ser­vice du raciste, l’amoureux caché de l’une, l’amant réti­cent de l’autre, l’ami étran­ger de cha­cun. Il est enfin, très expli­ci­te­ment, le sujet de désir mimé­tique d’un des per­son­nages aux­quels le spec­ta­teur est le plus natu­rel­le­ment appe­lé à s’identifier, à savoir Sébas­tian Drum­mer, l’adjoint de Yoann Peeters.

La trêve ne raconte pas l’histoire du sacri­fice, ni d’ailleurs vrai­ment celle de la décou­verte du cou­pable. De sa scène d’ouverture à son der­nier plan, il s’agit plu­tôt d’une fable en eaux troubles, exhu­mant pro­gres­si­ve­ment le pro­ces­sus par lequel une com­mu­nau­té se choi­sit une vic­time expia­toire pour assu­rer sa cohé­sion. Les motifs du sacri­fice s’égrènent d’ailleurs dans les dia­logues jusqu’à la cari­ca­ture. « La mort de Driss n’est pas un meurtre, mais un décès natu­rel », sou­tient-on ini­tia­le­ment : dans la logique du sacri­fice, il s’agit d’une affir­ma­tion rigou­reu­se­ment exacte. « Per­sonne en par­ti­cu­lier n’avait de motif pour tuer Driss. » Et pour cause : la dyna­mique du bouc émis­saire n’obéit ni à des motifs ni à des inté­rêts, mais à une sorte de néces­si­té col­lec­tive. « Tout le monde se connait à Hei­der­feld » : c’est pré­ci­sé­ment la rai­son pour laquelle le vil­lage est le per­son­nage prin­ci­pal de la série, dont le visage sera pro­gres­si­ve­ment dévoi­lé au spectateur.

À chacun ses secrets

Plus qu’une série d’actions, La trêve est une suite de confes­sions. Chaque épi­sode s’ouvre sur la mise à nu des cau­che­mars d’un per­son­nage, au cours duquel Driss joue à la fois le rôle de la vic­time et du pro­cu­reur. Il se pour­suit imman­qua­ble­ment par l’interrogatoire du per­son­nage en ques­tion, fil­mé comme dans un iso­loir par les camé­ras de sur­veillance du com­mis­sa­riat. L’aveu ne tarde jamais. Cha­cun des sus­pects suc­ces­sifs répète en boucle qu’il n’a pas tué Driss. Mais per­sonne ne dit jamais qu’il est inno­cent, et pour cause. Le couple Malau­sa a exploi­té Driss. Ronald Ver­mei­ren, le coach de l’équipe de foot, l’a entrai­né dans des paris tru­qués. Amis et coéqui­piers, Kevin Fischer et Mar­kus ont froi­de­ment ten­té de le tuer après l’avoir acci­den­tel­le­ment ren­ver­sé. Entre­te­nant une liai­son avec la vic­time, Zoé Fischer a obs­ti­né­ment refu­sé de répondre à ses appels le soir du meurtre. Bourg­mestre de Hei­der­feld et mère de Kevin et Zoé, Bri­gitte Fischer est taci­te­ment com­plice des manœuvres d’intimidation et d’expropriation abu­sive aux­quelles Driss prê­te­ra la main. Yoann Pee­ters n’échappe pas au confes­sion­nal non plus, scru­té durant chaque épi­sode par la psy­cho­logue char­gée d’établir sa res­pon­sa­bi­li­té dans un autre crime qui se des­sine insi­dieu­se­ment. Véri­table fil rouge nar­ra­tif, les incur­sions dans l’inconscient de l’inspecteur sont autant de griffes au ver­nis cabos­sé de son armure farouche. Et ses petits secrets ne sont guère plus relui­sants que ceux de ses congénères.

Les pre­miers inter­ro­ga­toires font rare­ment pro­gres­ser l’intrigue. Seuls ceux qui auraient pu, comme Driss, ser­vir de bouc émis­saire dévoilent d’ailleurs de réels indices, qu’il s’agisse de Jeff l’«Indien » ou du per­son­nage de fils de diplo­mate un peu dégé­né­ré — dans les deux cas, des per­son­nages en par­tie étran­gers à la com­mu­nau­té, et rapi­de­ment pré­sen­tés comme des cou­pables natu­rels. À vrai dire, le réa­li­sa­teur Mat­thieu Donck s’intéresse peu à la cohé­rence de l’enquête et les deux der­niers épi­sodes sont peu cré­dibles en la matière. Les indices sont posés de manière gros­sière et la scène de décou­verte du cou­pable est déri­soire, sinon arti­fi­cielle. L’identité de l’assassin est évi­dente depuis long­temps : sui­vant pour une fois les règles méca­niques du genre, c’est for­cé­ment le per­son­nage ayant l’air le plus inno­cent qui se révèle être le cou­pable. Mais à vrai dire, cela importe peu. L’enquête consiste moins à décou­vrir ce qui s’est pas­sé la nuit du meurtre de Driss que de décou­vrir ce que les per­son­nages ont à en dire, et d’esquisser peu à peu le tas pois­seux d’engrenages sociaux ayant conduit le jeune homme à attendre ensan­glan­té, bat­tu, bles­sé, trom­pé et déses­pé­ré­ment seul l’arrivée de son assassin.

L’inspecteur Pee­ters est quant à lui le double de Driss, mais aus­si de Hei­der­feld. Clair­voyant mais mar­gi­nal, Bruxel­lois mais fami­lier des lieux, bouc émis­saire de sub­sti­tu­tion lui-même accu­sé du meurtre de son coéqui­pier, Pee­ters com­prend que le meurtre de Driss est l’affaire de l’ensemble de la com­mu­nau­té : il en devient pro­gres­si­ve­ment l’accoucheur, puis le pro­cu­reur. Tou­te­fois, Pee­ters fait aus­si par­tie inté­grante de la tra­gé­die. S’il croit poser un regard exté­rieur sur la chape de men­songes recou­vrant Hei­der­feld, c’est pour­tant sur lui que se referme la boucle des culpa­bi­li­tés. C’est par lâche­té, céci­té et com­plai­sance que Pee­ters refuse d’envisager qu’un de ses proches puisse être l’assassin, et pour cause : c’est par lâche­té, céci­té et com­plai­sance éga­le­ment qu’il l’a jadis lais­sé à sa soli­tude et à un déses­poir le menant un jour à com­mettre l’irréparable.

Pee­ters le répète à plu­sieurs reprises, il croit que ce n’est pas la socié­té qui fait le cri­mi­nel, mais la noir­ceur de l’âme humaine. Il pense que les gens ne changent pas, que les res­pon­sa­bi­li­tés sont indi­vi­duelles et qu’il suf­fit d’un regard pour cap­tu­rer la véri­té d’un homme. Mais voi­là. Ins­pec­tant com­pul­si­ve­ment son reflet dans le miroir, Pee­ters semble tou­jours n’apercevoir qu’un grand vide.

Du fait divers au fait social

La série nous raconte en réa­li­té l’histoire d’une res­pon­sa­bi­li­té col­lec­tive. Les cir­cons­tances ne révèlent pas les per­son­nages, mais les trans­forment. Elles révèlent éga­le­ment le par­cours par lequel une com­mu­nau­té, cher­chant à conju­rer ses fra­gi­li­tés, ses dys­fonc­tion­ne­ments, mais aus­si le déni même de sa vul­né­ra­bi­li­té per­çue, fait trêve avec elle-même en se choi­sis­sant un exu­toire commun.

Dans Le por­trait de Dorian Gray, le per­son­nage prin­ci­pal choi­sit un jour de voi­ler à tout jamais puis d’enfermer dans une pièce secrète le por­trait de lui qu’un de ses amis lui avait offert : si Dorian Gray semble res­ter éter­nel­le­ment beau et inno­cent, sa pein­ture reflète en effet l’empreinte du temps qui passe, mais aus­si des vices et crimes du jeune homme. Celui-ci finit par ten­ter de se rache­ter afin d’effacer les stig­mates de son por­trait avant de décou­vrir avec effroi, levant le voile du por­trait après quelque bonne action com­mise, qu’aux traits hor­ribles de son visage s’est encore ajou­té un pli d’hypocrisie. Déses­pé­ré, Dorian enfonce un cou­teau dans le tableau, afin de se déli­vrer du rap­pel constant de ses crimes : son corps hor­ri­ble­ment vieilli est retrou­vé le len­de­main à côté de son por­trait, d’une jeu­nesse à nou­veau éclatante.

Ce que nous dit La trêve, c’est que nos com­mu­nau­tés poli­tiques se créent des boucs émis­saires comme Dorian Gray a besoin de son por­trait. La manière dont la com­mu­nau­té désigne ceux qu’elle décide d’exclure repose sur un déni tout en ser­vant de révé­la­teur. La décou­verte du bouc émis­saire révèle à la fois ce que la com­mu­nau­té sou­haite cacher d’elle-même, et le fait qu’elle sou­haite le cacher. En ce sens, dire que Driss a été tué parce qu’il était étran­ger, ou que son décès a résul­té d’un enchai­ne­ment de lâche­tés indi­vi­duelles ne suf­fit pas à élu­ci­der les rai­sons du drame. Le meurtre de Driss est l’acte d’automutilation d’une socié­té qui n’en peut plus d’elle-même.

Le sacri­fice du bouc émis­saire ne pro­cède pas du fait que la vic­time est inno­cente, mais que la com­mu­nau­té croit son sacri­fice néces­saire. Parce que l’autre nous fait pen­ser à soi. Parce qu’une com­mu­nau­té ne se sent donc pas capable d’accueillir toute la misère du monde, ni d’assumer la sienne propre3. Parce que la créa­tion d’un Guan­ta­na­mo pour migrants, comme l’a sug­gé­ré Léo­pold Lip­pens4, per­met de garan­tir et d’occulter à la fois l’existence, comme dans sa com­mune de Knokke-le-Zoute, de for­te­resses géo­gra­phiques de classe. Parce qu’il appa­rait enfin pos­sible de reje­ter sur le faible nos propres expé­riences d’injustice et de dépos­ses­sion poli­tique. Parce que, sans doute aus­si, on ne se fait pas sau­ter dans un métro uni­que­ment parce qu’on déteste ceux qui s’y trouvent, mais aus­si car on se reproche de vou­loir leur ressembler.

Certes, La trêve est une fic­tion. La théo­rie du bouc émis­saire n’explique pas à elle seule l’émergence sociale de la vio­lence. À sa manière, on peut tou­te­fois pen­ser que la mort de Driss nous apprend quelque chose sur les atten­tats sur­ve­nus peu après la dif­fu­sion de cette série et sur une part des réac­tions qui les ont sui­vis : le sacri­fice ou le rejet du bouc émis­saire est avant tout un acte social de détes­ta­tion de soi.

  1. H. Claus, Het geruch­ten, De Bezige Bij, 1997.
  2. R. Girard, La vio­lence et le sacré, Gras­set, 1972 ; Le bouc émis­saire, Gras­set, 1982.
  3. Voir les décla­ra­tions récentes du gou­ver­neur de Flandre occi­den­tale deman­dant de ne pas nour­rir les réfu­giés (Radio2, 2 février 2016) ou ce com­men­taire d’un conseiller com­mu­nal décla­rant publi­que­ment que les réfu­giés « ne paie­ront pas vos retraites, mais vous allez payer leur chô­mage, leur loge­ment et leurs mos­quées » (Le Soir, 15 sep­tembre 2015).
  4. Sud­presse, 24 février 2016.

John Pitseys


Auteur

John Pitseys est licencié en droit et en philosophie, docteur en philosophie à l’UCLouvain (Chaire Hoover d’éthique économique et sociale), député au Parlement bruxellois et sénateur, chef du groupe Ecolo au Parlement régional bruxellois