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Qui a tué Driss ? La trêve ou le sacrifice du bouc émissaire
Qui a tué Driss ? Qui lui a fait la peau bleue ? Footballeur professionnel pour le club de Heiderfeld, situé quelque part en Gaume, Driss Assani a été retrouvé mort dans la Semois, atteint d’une balle, les os brisés, le crâne défoncé. Récemment muté au village de Heiderfeld où il a vécu une partie de son adolescence, l’inspecteur Yoann Peeters conclut rapidement à un crime et est chargé de mener l’enquête. Toutefois, l’assassin n’est pas forcément le seul coupable. Si le bourreau est celui qui actionne la guillotine, c’est bien la foule qui amène l’agneau pantelant à l’abattoir : la dissection télévisuelle du petit village de Heiderfeld nous parle aussi de politique.
Programmée du 21 février au 20 mars 2016, la série La trêve (RTBF) tranche avec les séries de terroir et les modules comiques auxquels la télévision publique nous avait habitués. Le générique de La trêve caricature celui de True Detective (Pizzolato et Fukunaga, 2014), mais les premiers épisodes apparaissaient d’abord comme une reprise en mode mineur d’un genre déjà largement balisé, celui de la chronique rurale incestueuse. Dans La rumeur1, déjà, Hugo Claus décrivait comment un village atteint d’une épidémie foudroyante allait faire de René Cartrijsse, un mercenaire malade de retour dans son foyer, le catalyseur de tous les secrets boueux de la communauté. Plus près de nous, Le ruban blanc (Haneke, 2009) nous montre le processus par lequel le voile puritain couvrant un hameau allemand finit par se retourner contre ses habitants, les enfants du village punissant de plus en plus cruellement ses citoyens adultes au nom même des valeurs morales inculquées par ces derniers.
S’inscrivant modestement dans ces pas, La trêve met en scène un petit village sans histoires, avec sa baraque à frites, son carnaval, ses accents de pacotille, sa bourgmestre proche des vraies gens et son commissaire bonhomme. Et comme de bien entendu, les apparences sont trompeuses. Tout le monde se connait, mais à chacun sa tache honteuse. Matches truqués, expropriations abusives, parents démissionnaires, racisme latent, jeunesse désœuvrée, abus sexuels et violences conjugales : rien n’est épargné au spectateur, qui est appelé à découvrir que rien ne va plus, ma bonne dame. Gaume ou pas, quelque chose est pourri au royaume de Belgique.
Un village si tranquille, une victime nécessaire
Comme l’assène Peeters, tout le monde est donc coupable. Certes, la formule n’est pas nouvelle dans le genre policier, soit que le héros ait à trier, parmi le tas de secrets inavouables des suspects, celui qui a poussé l’un d’eux au crime, soit que le meurtre ait tout simplement été commis — comme dans Le crime de l’Orient Express, par exemple — par l’ensemble des suspects.
Toutefois, La trêve se distingue de ces deux figures. Tout d’abord, la communauté de Heiderfeld est le vrai sujet de la série plus que sa simple toile de fond. Pour un whodunit classique, l’exposition des personnages doit permettre d’orienter l’enquête. Dans La trêve, c’est au contraire l’apparition des indices qui permet de dessiner touche à touche la cartographie du village et de faire passer le récit d’un personnage à un autre. Ce faisant, les villageois de Heiderfled ne sont — sauf l’assassin nominal — pas coupables au sens strict, mais ont tous pris part au crime. Ce sont leur lâcheté, leur égoïsme, leurs arrangements qui, de poussée infime en poussée infime, amènent la mort de Driss. À cet égard, l’assassinat du jeune Africain ne résulte pas à proprement parler d’un enchainement un peu cruel de causes mécaniques. La confrontation finale avec son assassin survient d’ailleurs de manière absurde, à la suite d’un concours invraisemblable de circonstances, de malentendus et de malveillances non concertées.
Par contre, le meurtre se présente comme un évènement presque nécessaire : La trêve ne raconte pas une histoire policière, mais une variante sur le thème du bouc émissaire.
La thèse de René Girard sur le bouc émissaire est bien connue2. Pour Girard, le désir est d’abord l’imitation du désir de l’autre : on ne désire un objet que parce que quelqu’un d’autre le désire également. L’objet du désir — argent, prestige, reconnaissance ou confort — n’étant pas toujours partageable, cette dimension mimétique du désir met en concurrence le sujet désirant et son modèle, et attise dès lors une rivalité meurtrière. Or cette violence latente ne se déploie pas seulement entre individus isolés, mais aussi dans la société dans son ensemble. Chaque groupe devient l’ennemi potentiel de l’autre, soit que cet autre soit le modèle à abattre, soit qu’il s’avère le sujet désirant dont il faut se méfier. Dans ce cadre, comment éviter que le conflit mimétique se transforme en antagonisme généralisé ? Pour R. Girard, les sociétés primitives éprouvent leur cohésion à travers la pratique du sacrifice. Si les hommes vont jusqu’à tuer l’un de leurs semblables, ce n’est pas pour faire plaisir aux dieux, mais pour mettre fin à l’hémorragie de violence qui frappe le groupe : en proie à la guerre de tous contre tous, la société primitive se choisit une victime qui recueillera et détournera en sa personne toute l’agressivité collective. Les pratiques de sacrifice ont cessé au sens propre, et nous ne vivons plus dans des sociétés dites primitives. Toutefois, a perduré ce que Girard identifie comme le « rite du bouc émissaire ».
Le bouc émissaire n’est pas choisi au hasard. Il ne se définit pas non plus par sa simple innocence, mais doit présenter plusieurs caractéristiques le prédisposant à exercer sa fonction. Le bouc émissaire doit être à la fois suffisamment étranger au groupe pour qu’il puisse lui être sacrifié et suffisamment proche pour qu’un lien cathartique puisse s’établir. Ensuite, le groupe doit ignorer que la victime est innocente, sans quoi le sacrifice ne peut être mené de bonne foi. En outre, le bouc émissaire tend à présenter des qualités qui le distinguent du reste du groupe (albinisme, rousseur, appartenance culturelle particulière…). Enfin, la victime doit être en partie consentante afin de transformer la dynamique de persécution en vérité consensuelle. Le sacrifice du bouc émissaire permet alors à la fois de libérer l’agressivité collective et de ressouder la communauté autour d’une cohésion retrouvée. Un moment lavée par cette sorte de solidarité dans le crime, la violence ne tarde pourtant pas à ressurgir : la mécanique infernale du désir mimétique pousse la communauté à se trouver un nouveau bouc émissaire.
Il est difficile de ne pas retrouver en Driss les caractéristiques de ce bouc émissaire. Africain immigré, mais footballeur intégré à la communauté, la victime est à la fois l’étranger, l’ami, le grain de sable, l’aimant sexuel, le témoin des hontes du village et le compagnon commode. La couleur de sa peau le désigne. Son innocence est loin d’être évidente, car il est lui-même le jouet actif des pratiques de corruption visant à imposer à Heiderfeld la construction d’un nouveau barrage, ainsi qu’un des joueurs impliqués dans les matchs truqués de l’équipe locale. Enfin, il entretient lui-même un rapport ambivalent vis-à-vis des relations de domination qui lui sont imposées. Il accepte l’argent proposé par le couple Malausa avant toutefois de s’enfuir. Il consent à tremper dans les combines de son équipe puis se ravise. Il est le Noir de service du raciste, l’amoureux caché de l’une, l’amant réticent de l’autre, l’ami étranger de chacun. Il est enfin, très explicitement, le sujet de désir mimétique d’un des personnages auxquels le spectateur est le plus naturellement appelé à s’identifier, à savoir Sébastian Drummer, l’adjoint de Yoann Peeters.
La trêve ne raconte pas l’histoire du sacrifice, ni d’ailleurs vraiment celle de la découverte du coupable. De sa scène d’ouverture à son dernier plan, il s’agit plutôt d’une fable en eaux troubles, exhumant progressivement le processus par lequel une communauté se choisit une victime expiatoire pour assurer sa cohésion. Les motifs du sacrifice s’égrènent d’ailleurs dans les dialogues jusqu’à la caricature. « La mort de Driss n’est pas un meurtre, mais un décès naturel », soutient-on initialement : dans la logique du sacrifice, il s’agit d’une affirmation rigoureusement exacte. « Personne en particulier n’avait de motif pour tuer Driss. » Et pour cause : la dynamique du bouc émissaire n’obéit ni à des motifs ni à des intérêts, mais à une sorte de nécessité collective. « Tout le monde se connait à Heiderfeld » : c’est précisément la raison pour laquelle le village est le personnage principal de la série, dont le visage sera progressivement dévoilé au spectateur.
À chacun ses secrets
Plus qu’une série d’actions, La trêve est une suite de confessions. Chaque épisode s’ouvre sur la mise à nu des cauchemars d’un personnage, au cours duquel Driss joue à la fois le rôle de la victime et du procureur. Il se poursuit immanquablement par l’interrogatoire du personnage en question, filmé comme dans un isoloir par les caméras de surveillance du commissariat. L’aveu ne tarde jamais. Chacun des suspects successifs répète en boucle qu’il n’a pas tué Driss. Mais personne ne dit jamais qu’il est innocent, et pour cause. Le couple Malausa a exploité Driss. Ronald Vermeiren, le coach de l’équipe de foot, l’a entrainé dans des paris truqués. Amis et coéquipiers, Kevin Fischer et Markus ont froidement tenté de le tuer après l’avoir accidentellement renversé. Entretenant une liaison avec la victime, Zoé Fischer a obstinément refusé de répondre à ses appels le soir du meurtre. Bourgmestre de Heiderfeld et mère de Kevin et Zoé, Brigitte Fischer est tacitement complice des manœuvres d’intimidation et d’expropriation abusive auxquelles Driss prêtera la main. Yoann Peeters n’échappe pas au confessionnal non plus, scruté durant chaque épisode par la psychologue chargée d’établir sa responsabilité dans un autre crime qui se dessine insidieusement. Véritable fil rouge narratif, les incursions dans l’inconscient de l’inspecteur sont autant de griffes au vernis cabossé de son armure farouche. Et ses petits secrets ne sont guère plus reluisants que ceux de ses congénères.
Les premiers interrogatoires font rarement progresser l’intrigue. Seuls ceux qui auraient pu, comme Driss, servir de bouc émissaire dévoilent d’ailleurs de réels indices, qu’il s’agisse de Jeff l’«Indien » ou du personnage de fils de diplomate un peu dégénéré — dans les deux cas, des personnages en partie étrangers à la communauté, et rapidement présentés comme des coupables naturels. À vrai dire, le réalisateur Matthieu Donck s’intéresse peu à la cohérence de l’enquête et les deux derniers épisodes sont peu crédibles en la matière. Les indices sont posés de manière grossière et la scène de découverte du coupable est dérisoire, sinon artificielle. L’identité de l’assassin est évidente depuis longtemps : suivant pour une fois les règles mécaniques du genre, c’est forcément le personnage ayant l’air le plus innocent qui se révèle être le coupable. Mais à vrai dire, cela importe peu. L’enquête consiste moins à découvrir ce qui s’est passé la nuit du meurtre de Driss que de découvrir ce que les personnages ont à en dire, et d’esquisser peu à peu le tas poisseux d’engrenages sociaux ayant conduit le jeune homme à attendre ensanglanté, battu, blessé, trompé et désespérément seul l’arrivée de son assassin.
L’inspecteur Peeters est quant à lui le double de Driss, mais aussi de Heiderfeld. Clairvoyant mais marginal, Bruxellois mais familier des lieux, bouc émissaire de substitution lui-même accusé du meurtre de son coéquipier, Peeters comprend que le meurtre de Driss est l’affaire de l’ensemble de la communauté : il en devient progressivement l’accoucheur, puis le procureur. Toutefois, Peeters fait aussi partie intégrante de la tragédie. S’il croit poser un regard extérieur sur la chape de mensonges recouvrant Heiderfeld, c’est pourtant sur lui que se referme la boucle des culpabilités. C’est par lâcheté, cécité et complaisance que Peeters refuse d’envisager qu’un de ses proches puisse être l’assassin, et pour cause : c’est par lâcheté, cécité et complaisance également qu’il l’a jadis laissé à sa solitude et à un désespoir le menant un jour à commettre l’irréparable.
Peeters le répète à plusieurs reprises, il croit que ce n’est pas la société qui fait le criminel, mais la noirceur de l’âme humaine. Il pense que les gens ne changent pas, que les responsabilités sont individuelles et qu’il suffit d’un regard pour capturer la vérité d’un homme. Mais voilà. Inspectant compulsivement son reflet dans le miroir, Peeters semble toujours n’apercevoir qu’un grand vide.
Du fait divers au fait social
La série nous raconte en réalité l’histoire d’une responsabilité collective. Les circonstances ne révèlent pas les personnages, mais les transforment. Elles révèlent également le parcours par lequel une communauté, cherchant à conjurer ses fragilités, ses dysfonctionnements, mais aussi le déni même de sa vulnérabilité perçue, fait trêve avec elle-même en se choisissant un exutoire commun.
Dans Le portrait de Dorian Gray, le personnage principal choisit un jour de voiler à tout jamais puis d’enfermer dans une pièce secrète le portrait de lui qu’un de ses amis lui avait offert : si Dorian Gray semble rester éternellement beau et innocent, sa peinture reflète en effet l’empreinte du temps qui passe, mais aussi des vices et crimes du jeune homme. Celui-ci finit par tenter de se racheter afin d’effacer les stigmates de son portrait avant de découvrir avec effroi, levant le voile du portrait après quelque bonne action commise, qu’aux traits horribles de son visage s’est encore ajouté un pli d’hypocrisie. Désespéré, Dorian enfonce un couteau dans le tableau, afin de se délivrer du rappel constant de ses crimes : son corps horriblement vieilli est retrouvé le lendemain à côté de son portrait, d’une jeunesse à nouveau éclatante.
Ce que nous dit La trêve, c’est que nos communautés politiques se créent des boucs émissaires comme Dorian Gray a besoin de son portrait. La manière dont la communauté désigne ceux qu’elle décide d’exclure repose sur un déni tout en servant de révélateur. La découverte du bouc émissaire révèle à la fois ce que la communauté souhaite cacher d’elle-même, et le fait qu’elle souhaite le cacher. En ce sens, dire que Driss a été tué parce qu’il était étranger, ou que son décès a résulté d’un enchainement de lâchetés individuelles ne suffit pas à élucider les raisons du drame. Le meurtre de Driss est l’acte d’automutilation d’une société qui n’en peut plus d’elle-même.
Le sacrifice du bouc émissaire ne procède pas du fait que la victime est innocente, mais que la communauté croit son sacrifice nécessaire. Parce que l’autre nous fait penser à soi. Parce qu’une communauté ne se sent donc pas capable d’accueillir toute la misère du monde, ni d’assumer la sienne propre3. Parce que la création d’un Guantanamo pour migrants, comme l’a suggéré Léopold Lippens4, permet de garantir et d’occulter à la fois l’existence, comme dans sa commune de Knokke-le-Zoute, de forteresses géographiques de classe. Parce qu’il apparait enfin possible de rejeter sur le faible nos propres expériences d’injustice et de dépossession politique. Parce que, sans doute aussi, on ne se fait pas sauter dans un métro uniquement parce qu’on déteste ceux qui s’y trouvent, mais aussi car on se reproche de vouloir leur ressembler.
Certes, La trêve est une fiction. La théorie du bouc émissaire n’explique pas à elle seule l’émergence sociale de la violence. À sa manière, on peut toutefois penser que la mort de Driss nous apprend quelque chose sur les attentats survenus peu après la diffusion de cette série et sur une part des réactions qui les ont suivis : le sacrifice ou le rejet du bouc émissaire est avant tout un acte social de détestation de soi.
- H. Claus, Het geruchten, De Bezige Bij, 1997.
- R. Girard, La violence et le sacré, Grasset, 1972 ; Le bouc émissaire, Grasset, 1982.
- Voir les déclarations récentes du gouverneur de Flandre occidentale demandant de ne pas nourrir les réfugiés (Radio2, 2 février 2016) ou ce commentaire d’un conseiller communal déclarant publiquement que les réfugiés « ne paieront pas vos retraites, mais vous allez payer leur chômage, leur logement et leurs mosquées » (Le Soir, 15 septembre 2015).
- Sudpresse, 24 février 2016.