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Qui a peur du méchant étudiant ?

Numéro 3 mars 2014 par

février 2014

La « vio­lence sco­laire » et les « agres­sions de pro­fes­seurs » font l’objet d’une intense pré­oc­cu­pa­tion média­tique et poli­tique. De la « jour­née de la jupe » aux guides de sur­vie en milieu sco­laire des­ti­nés à apprendre les bons réflexes aux ensei­gnants assaillis, un large ensemble d’ouvrages de fic­tion, de manuels et d’articles scien­ti­fiques dépeignent les ensei­gnants comme les pun­­ching-balls d’élèves […]

La « vio­lence sco­laire » et les « agres­sions de pro­fes­seurs » font l’objet d’une intense pré­oc­cu­pa­tion média­tique et poli­tique. De la « jour­née de la jupe » aux guides de sur­vie en milieu sco­laire des­ti­nés à apprendre les bons réflexes aux ensei­gnants assaillis, un large ensemble d’ouvrages de fic­tion, de manuels et d’articles scien­ti­fiques dépeignent les ensei­gnants comme les pun­ching-balls d’élèves aus­si incultes que tyran­niques. Désem­pa­rés face à l’« affai­blis­se­ment de leur auto­ri­té », les ensei­gnants seraient fina­le­ment relé­gués à une fonc­tion de souffre-dou­leur des élèves (et des parents d’élèves), mal­gré les for­ma­tions conti­nues des­ti­nées à leur incul­quer un « lea­deur­ship » face à la classe. Bien sûr, cette repré­sen­ta­tion géné­rale de l’« élève agres­sif » a trou­vé une décli­nai­son dans l’enseignement supé­rieur : après avoir péni­ble­ment ter­mi­né ses études secon­daires et avoir accé­dé mal­gré tout à l’enseignement supé­rieur, l’élève agres­sif qui ren­ver­sait son banc serait deve­nu l’étudiant exci­té hur­lant sur le pro­fes­seur à tra­vers l’auditoire.

Je ne revien­drai pas ici sur l’ampleur réelle du phé­no­mène des vio­lences sco­laires, sur le gouffre sépa­rant les réa­li­tés ter­rains des récits média­tiques (Lau­rens, 2006), ni sur l’implacable délé­gi­ti­ma­tion de l’école dans une socié­té néo­li­bé­rale (Van Haecht, 2001) — cau­sée notam­ment par la célé­bra­tion média­tique de l’idéologie du « don » que ce soit par les émis­sions de télé­réa­li­té « révé­lant » un talent caché ou par la glo­ri­fi­ca­tion des pseu­dos « self-made men », de Steve Jobs à War­ren Buf­fet. Ce qui m’intéressera en revanche, c’est, d’une part, la manière dont l’enseignement supé­rieur s’est impré­gné des dis­cours rela­tifs à la vio­lence sco­laire et, d’autre part, de déco­der les quelques mythes qui sont véhi­cu­lés dans le cas spé­ci­fique de cet enseignement.

Il faut rap­pe­ler d’emblée que l’enseignement supé­rieur de la Fédé­ra­tion Wal­lo­nie-Bruxelles se situe en tête d’un ran­king au niveau « euro­péen » : il est en effet l’un des plus fer­més aux classes les moins favo­ri­sées — et c’est par­ti­cu­liè­re­ment le cas des uni­ver­si­tés, où l’on constate que la ten­dance s’aggrave depuis plus d’une dizaine d’années. Concrè­te­ment, l’« écré­mage » des élèves qui, par leurs ori­gines sociales et cultu­relles, paraissent les moins « adap­tés » à l’enseignement géné­ral, a lieu lar­ge­ment en « amont » de l’entrée dans le pre­mier cycle du supé­rieur. On ne trouve donc fina­le­ment que peu d’étudiants « mal­gré eux », qui se seraient ins­crits « méca­ni­que­ment » dans le supé­rieur en sor­tant de l’enseignement secon­daire : il s’agit d’ailleurs d’une nuance impor­tante avec le cas des facs fran­çaises — sur­tout celles qui sont situées dans les ban­lieues des grandes villes (Beaud, 2001) —, qui rend caduques nombre de com­pa­rai­sons dont l’usage, à l’heure du féti­chisme des clas­se­ments inter­na­tio­naux, est pour­tant lar­ge­ment répandu.

Représentations et techniques disciplinaires

Lorsqu’on inter­roge les pro­fes­seurs d’université (et plus lar­ge­ment de tout l’enseignement supé­rieur), une très large majo­ri­té se des­sine qui sug­gère en dépit du constat rap­pe­lé ci-des­sus que l’enseignement se « démo­cra­ti­se­rait » depuis une ving­taine d’années. Plus encore, une frange non négli­geable d’académiques — dont plu­sieurs rec­teurs — sug­gère un lien entre cette « démo­cra­ti­sa­tion » et le fait qu’on obser­ve­rait une « baisse de niveau » et l’apparition de « pro­blèmes dis­ci­pli­naires ». Les cibles de l’ire des pro­fes­seurs qui res­sentent leur déclas­se­ment mani­feste (ne fût-ce que par la dégra­da­tion sen­sible des condi­tions de tra­vail liée à une baisse dra­ma­tique du rap­port entre la dota­tion des ins­ti­tu­tions et le nombre d’étudiants) sont donc toutes dési­gnées : ces étu­diants « tou­ristes » qui n’ont rien à faire dans les audi­toires. Logi­que­ment, on voit donc fleu­rir les plai­doyers pour les exa­mens et concours d’entrée çà et là en Fédé­ra­tion Wal­lo­nie-Bruxelles (Maes, 2013).

Ces repré­sen­ta­tions col­lec­tives ali­mentent bien sûr le trai­te­ment des ques­tions « dis­ci­pli­naires » au sein des ins­ti­tu­tions. Ain­si, lorsqu’on inter­viewe des ensei­gnants uni­ver­si­taires dis­pen­sant leurs cours en pre­mière année du bac­ca­lau­réat, nombre d’entre eux opèrent un lien entre un « cer­tain cha­hut » et la pré­sence d’étudiants « mal pré­pa­rés aux exi­gences de l’université ». Ces étu­diants-là ne com­pren­draient pas les codes spé­ci­fiques à l’université et se com­por­te­raient de manière inap­pro­priée, n’hésitant pas à « pro­vo­quer un brou­ha­ha inces­sant ». Cer­tains ensei­gnants sug­gèrent éga­le­ment que ces étu­diants sont plus « tur­bu­lents », n’hésitant pas à les « apos­tro­pher » de manière viru­lente et en des termes peu fleu­ris. Enfin, afin de « mal­gré tout » réus­sir, ces étu­diants seraient ame­nés à pra­ti­quer plus volon­tiers la « tri­che­rie », la « fraude » aux exa­mens. En consé­quence, cer­tains pro­fes­seurs affirment en être ame­nés à ima­gi­ner des « dis­po­si­tifs de dis­ci­pli­na­ri­sa­tion », pas­sant par exemple par des remarques des­ti­nées à stig­ma­ti­ser aux yeux du reste du groupe les étu­diants dont le com­por­te­ment est inap­pro­prié (« regar­dez, mon­sieur qui arrive en retard », « tiens, madame ici rumine comme une vache », etc.). Plus lar­ge­ment, cer­tains sug­gèrent que les « jeunes d’aujourd’hui » ont une ten­dance à user d’outils sophis­ti­qués pour frau­der. Ain­si et récem­ment, un pro­fes­seur de méde­cine de l’ULB n’a pas hési­té à expli­quer dans les médias qu’il lui est désor­mais néces­saire d’user d’un détec­teur d’ondes avant les exa­mens, à défaut de pou­voir orga­ni­ser des fouilles cor­po­relles à la recherche d’outils tech­no­lo­giques per­met­tant la fraude1.

Origine sociale et point de vue étudiant

Pour com­prendre les dyna­miques qui s’instillent dans les ins­ti­tu­tions, il paraît essen­tiel de consi­dé­rer le regard que posent les étu­diants sur leurs pro­fes­seurs. Ce regard est très lar­ge­ment fonc­tion du degré de proxi­mi­té avec l’enseignement supé­rieur. Ain­si, on constate assez rapi­de­ment que les étu­diants dont les parents ne sont pas titu­laires d’un diplôme du supé­rieur et occupent des fonc­tions socia­le­ment peu valo­ri­santes sont par­ta­gés entre l’impression d’être « étran­gers » à l’université et en même temps, une pro­fonde recon­nais­sance « d’y être quand même ». Pla­çant le « pro­fes­seur d’université » sur un pié­des­tal, ils sont loin d’envisager jusqu’à la pos­si­bi­li­té de lui envoyer un e‑mail… L’apostropher direc­te­ment, c’est à mille lieues de leur réa­li­té. Il n’en est cepen­dant pas for­cé­ment de même pour les assis­tants, consi­dé­rés comme « plus proches d’eux » (le tutoie­ment étant même rela­ti­ve­ment répan­du). Ceci étant, là encore, tous les témoi­gnages que j’ai pu recueillir lors de tra­vaux eth­no­gra­phiques menés entre 2011 et 2012 et en près d’une soixan­taine d’entretiens ont tou­jours été congruents dans le fait de consi­dé­rer l’enseignant comme une sorte de « génie fas­ci­nant » qui impressionne.

Il n’en est pas du tout de même pour les étu­diants issus de milieux extrê­me­ment favo­ri­sés, dont les parents sont diplô­més de l’université : ceux-là vont consi­dé­rer par­fois avec mépris les ensei­gnants uni­ver­si­taires « qui ne sont jamais sor­tis de l’université », qui « sont des fonc­tion­naires ». Les étu­diants les plus aisés n’hésitent d’ailleurs pas à pro­non­cer des juge­ments lapi­daires sur la « décon­nexion » entre l’« uni­ver­si­té » et l’« entre­prise », dis­cours qui semblent des redites des rap­ports que la Table ronde des indus­triels euro­péens pro­dui­sait dans les années 1990.

Il y a sans doute là un élé­ment cru­cial : les étu­diants qui admettent avoir « bous­cu­lé » cer­tains pro­fes­seurs sont très lar­ge­ment des étu­diants qui consi­dèrent que l’« uni­ver­si­té » ne cor­res­pond pas à leurs attentes mais qu’il est cepen­dant tout « natu­rel » qu’ils y soient ins­crits. Ceux-là se consi­dèrent alors comme des « consom­ma­teurs » de l’université. Comme le résu­mait un témoin lors d’un entre­tien en 2012 : « Ici, quelque part, on paye pour avoir un ser­vice. En fait, on ne paye pas très cher, mais il faut dire aus­si qu’on n’a pas un ser­vice tou­jours de qualité. »

Étudiant-consommateur et non-débat

Il faut noter que la mise sur pied de ce que l’on nomme pom­peu­se­ment « avis péda­go­gique », mais qui s’avère géné­ra­le­ment une « enquête de satis­fac­tion » aug­mente encore l’impression, pour les étu­diants, d’être des consom­ma­teurs d’enseignement, sur­tout lorsque ces avis abou­tissent à des « sanc­tions » contre les pro­fes­seurs « pas assez péda­gogues » sans que ne soit jamais ouvert un espace de « dis­cus­sion éga­li­taire ». Puisque les ins­ti­tu­tions d’enseignement supé­rieur se consi­dèrent de plus en plus comme des « opé­ra­teurs de for­ma­tion et d’accréditation », il est logique que les étu­diants se consi­dèrent de plus en plus comme des « consom­ma­teurs » et exigent que les ensei­gne­ments cor­res­pondent à leurs attentes notam­ment en termes d’« uti­li­té » dans leur futur cadre pro­fes­sion­nel. S’ensuit sim­ple­ment le ren­ver­se­ment d’un rap­port d’autorité auquel se réduit fina­le­ment le « rap­port péda­go­gique » — que plus per­sonne ne prend la peine de consi­dé­rer en tant qu’objet complexe.

Par ailleurs, comme je l’ai mon­tré dans mes tra­vaux por­tant sur le pla­giat à l’université, non seule­ment il est impos­sible de prou­ver que le phé­no­mène de « la triche » connait une recru­des­cence toute par­ti­cu­lière aujourd’hui, mais plus encore, les méca­nismes de « triche » qui ont ten­dance à s’intensifier (nègres aca­dé­miques, mani­pu­la­tions de don­nées, etc.) sont plu­tôt le fait d’étudiants qui connaissent bien le milieu uni­ver­si­taire. Il s’agit d’ailleurs des mêmes tri­che­ries qui font aujourd’hui l’objet d’une atten­tion toute par­ti­cu­lière en matière de recherche scien­ti­fique (Bas­te­nier, 2013).

On le constate, la ques­tion de la « démo­cra­ti­sa­tion » n’a fina­le­ment pas de lien évident avec les « pro­blèmes dis­ci­pli­naires » qu’identifient les pro­fes­seurs. Rap­pe­lons d’ailleurs qu’à l’instar de nombre de « pro­blèmes » cen­sé­ment nou­veaux (comme le-niveau-qui-baisse ou les-étudiants-qui-ne-font-plus‑d’efforts), la ques­tion de la « dis­ci­pline étu­diante » est une antienne ances­trale. Le théo­lo­gien fla­mand Jan Stan­donck, alors prin­ci­pal du col­lège de Mon­tai­gu, mit en place un régime extrê­me­ment sévère pour « redres­ser les mœurs étu­diantes » dès 1483, jus­ti­fiant ce régime par le « nou­veau cli­mat à l’université de Paris ». Les pro­fes­seurs de l’université de Francfort-sur‑l’Oder réunis en mai 1760 dans le cadre d’un sémi­naire inti­tu­lé « De la déca­dence de la jeu­nesse étu­diante » pro­po­sèrent un retour à cer­taines formes de châ­ti­ments cor­po­rels, pré­fé­ren­tiel­le­ment des­ti­nés aux jeunes bour­geois qui com­men­çaient à prendre place dans les audi­toires, aux côtés des grandes familles d’aristocrate. Les pre­miers sta­tuts de l’université libre de Bruxelles pré­voyaient expli­ci­te­ment un cha­pitre « de la dis­ci­pline et de la police » (articles 46 à 49), dans le sou­ci de « main­te­nir le silence et le bon ordre » des séances. On peut conti­nuer indé­fi­ni­ment cette énumération.

En ce qui concerne la situa­tion actuelle, la dif­fi­cul­té est bien évi­dem­ment que les repré­sen­ta­tions col­lec­tives des pro­fes­seurs sont elles aus­si façon­nées par les dis­cours média­tiques et poli­tiques domi­nants — en par­ti­cu­lier et comme le notait Ralph Mili­band (1969 : 131) « Les uni­ver­si­tés sont dans leur ensemble des ins­ti­tu­tions hau­te­ment confor­mistes, dont la plu­part des ensei­gnants se situent, par leur façon de pen­ser, à l’intérieur du consen­sus exis­tant. » En par­ti­cu­lier, l’image de la vio­lence sco­laire décrite dans les « 20 heures » des chaines télé­vi­sées publiques et pri­vées fran­çaises, qui fait inter­ve­nir le « jeune de ban­lieue en décro­chage » confron­té à l’enseignant « garant de l’ordre répu­bli­cain » a pro­fon­dé­ment mode­lé les repré­sen­ta­tions des ensei­gnants en Bel­gique, dans un contexte où, pour­tant, la culture sco­laire comme la ségré­ga­tion spa­tiale des plus défa­vo­ri­sés n’ont stric­te­ment rien à voir avec le cas fran­çais. Bien évi­dem­ment, en abor­dant une thé­ma­tique comme les ques­tions de dis­ci­pline dans l’enseignement supé­rieur en se fiant uni­que­ment aux repré­sen­ta­tions col­lec­tives, en ne cher­chant pas à déga­ger les « faits sociaux », on finit par adop­ter des « pseu­do-solu­tions » (à un pro­blème indé­fi­ni), qui foca­lisent l’attention, au détri­ment des ques­tions bien plus cen­trales, comme celles du « sens » du rap­port péda­go­gique entre ensei­gnant et étu­diant, et de la signi­fi­ca­tion de la « mis­sion d’enseignement » des institutions.

Fina­le­ment, la « peur du méchant étu­diant » est un excellent révé­la­teur de l’impasse concep­tuelle à laquelle sont confron­tées les ins­ti­tu­tions d’enseignement supé­rieur à l’heure du néo­li­bé­ra­lisme triomphant.

  1. Voir notam­ment le repor­tage dif­fu­sé par Télé-Bruxelles, 21 jan­vier 2014.