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Qui a peur des homosexuels ? Violence et subjectivité

Numéro 3 mars 2014 par David Paternotte

février 2014

Au cours des der­nières années, l’actualité homo­sexuelle belge a été domi­née par la ques­tion des vio­lences et la (re)découverte d’une cer­taine vul­né­ra­bi­li­té. Si l’homophobie a depuis peu quit­té la rubrique des faits divers, ces évè­ne­ments ont lais­sé une marque durable dans les agen­das poli­tiques et mili­tants. On ne peut en effet faire l’impasse sur des trans­for­ma­tions cru­ciales des sub­jec­ti­vi­tés homo­sexuelles et de leur image. Si ces chan­ge­ments témoignent d’une accep­ta­tion accrue de l’homosexualité, ils par­ti­cipent aus­si d’une lec­ture par­ti­cu­lière des évè­ne­ments, qui contri­bue à éclip­ser d’autres inter­pré­ta­tions et ali­mente de nou­velles phobies.

Dossier

Depuis 2011, les médias se sont fait l’écho de nom­breux actes d’homophobie, sou­vent décrits à l’aide de l’expression « gay bashing ». Ils ont aus­si rap­por­té les peurs crois­santes d’homosexuels. Par­mi ces évè­ne­ments, d’aucuns se rap­pellent les deux meurtres homo­phobes qui se sont pro­duits à Liège en 2012. La pre­mière vic­time était un jeune gay musul­man, Ihsane Jar­fi, vio­len­té et poi­gnar­dé avant que sa dépouille ne soit aban­don­née dans les bois ; la deuxième, un sexa­gé­naire pré­sent sur un lieu de drague du centre de Liège, assas­si­né à coups de marteau.

Au moins deux autres évè­ne­ments méritent d’être rap­pe­lés. Fin 2011, deux hommes émé­chés ont fait irrup­tion au Fon­tai­nas, un bar gay bruxel­lois, et ont insul­té les clients. En réac­tion, un des employés a poi­gnar­dé les agres­seurs, et le bar a été fer­mé pen­dant plu­sieurs semaines. En novembre 2012, un étu­diant de la Hoges­chool Uni­ver­si­teit Brus­sel, tra­ves­ti dans le cadre de rites de bap­tême, a été vio­lé par deux mineurs d’âge alors qu’il ren­trait chez lui. La direc­tion de l’établissement a alors conseillé de ne plus se tra­ves­tir lors des fêtes étudiantes.

La peur des homosexuels

Ces agres­sions, qui consti­tuent la par­tie la plus spec­ta­cu­laire d’une longue liste d’évènements, ont pro­vo­qué des réac­tions en tous genres. Au cours de l’automne 2012, un jour­na­liste et mili­tant fla­mand, Sven Pichal, a réa­li­sé un repor­tage en camé­ra cachée dans les centres de Bruxelles et d’Anvers pour dénon­cer ce qu’il consi­dé­rait into­lé­rable. Il s’est bala­dé main dans la main avec un autre mili­tant et a fil­mé les réac­tions des pas­sants. Ce repor­tage s’inspirait du tra­vail de fin d’étude de Sofie Pee­ters, Femme de la rue, qui témoi­gnait de la per­sis­tance du sexisme dans les rues de Bruxelles. Le docu­men­taire de Pichal, inti­tu­lé Hommes de la rue et dif­fu­sé par la VRT, a été sui­vi d’un sujet dans l’émission Pano­ra­ma, relan­çant les débats.

De nou­veaux acteurs mili­tants sont éga­le­ment appa­rus, comme le groupe bruxel­lois Outrage ! Face à ce qu’il décrit comme le ras-le-bol des gays et des les­biennes, Outrage ! invite les homo­sexuels à inves­tir l’espace public au lieu de se cacher et a créé une appli­ca­tion logi­cielle pour télé­phones por­tables et tablettes contro­ver­sée qui per­met de car­to­gra­phier les endroits répu­tés « dan­ge­reux » de Bruxelles. Ini­tia­le­ment mis sur pied pour dénon­cer l’invisibilité des vio­lences homo­phobes à Bruxelles, ce groupe a éten­du son action à la dénon­cia­tion de l’homophobie dans d’autres contextes, en par­ti­cu­lier la France et la Rus­sie. Comme l’indiquait un tract contre la venue de Fri­gide Bar­jot à Bruxelles en 2013, sa phi­lo­so­phie est la sui­vante : « Chaque fois que ces droits, nos droits, seront remis en cause, nous serons pré­sents pour les défendre. »

Élus et par­tis poli­tiques ont enfin una­ni­me­ment condam­né l’homophobie, même quand ils n’étaient pas connus pour leur atta­che­ment aux droits LGBT. Le MR a fait un lien direct avec l’insécurité à Bruxelles et a par­ti­ci­pé pour la pre­mière fois à la Bel­gian Pride. Plu­sieurs acteurs fla­mands ont mis en cause la ges­tion bruxel­loise. La Ville de Bruxelles a éten­du la por­tée des sanc­tions admi­nis­tra­tives aux insultes sexistes et homo­phobes, et le Pre­mier ministre s’est lui-même sai­si du dos­sier, convo­quant les prin­ci­paux acteurs de ter­rain pour mettre sur pied un plan d’action inter­fé­dé­ral contre les vio­lences homo­phobes et transphobes.

De nouvelles peurs homosexuelles ?

Ni la vio­lence des actes rap­por­tés ni la néces­si­té de réagir ne sont contes­tables, mais on peut mani­fes­ter un cer­tain éton­ne­ment face à la décou­verte « sou­daine » de l’homophobie. En effet, en l’absence d’enquêtes sérieuses, il n’est pas pos­sible de conclure à l’augmentation ou à la géné­ra­li­sa­tion de ces vio­lences. On pour­rait tout autant affir­mer que cette nou­velle visi­bi­li­té reflète l’inacceptabilité crois­sante de tels agis­se­ments et que, pour cette rai­son, ils sont de plus en plus dénon­cés par ceux qui en sont les vic­times. On peut en outre ima­gi­ner que, loin d’être en aug­men­ta­tion, ces actes nous frappent plus parce qu’ils sont plus rares et plus extrêmes, et que cette radi­ca­li­té tra­duit le désar­roi d’agresseurs se sen­tant de plus en plus iso­lés. De même, l’insistance sur la ques­tion de l’homophobie peut conduire à inter­pré­ter sous cet angle des actes vus pré­cé­dem­ment comme nor­maux ou inter­pré­tés autre­ment. Enfin, on ne peut que s’étonner face aux pro­pos d’acteurs par­fois émi­nents qui affirment qu’il leur était plus facile de tenir leur par­te­naire par la main il y a dix ou quinze ans, construi­sant ain­si un âge d’or qui n’a sans doute jamais existé.

Face à cela, ce texte se penche sur la manière dont ces évè­ne­ments ont été per­çus et sur la manière dont cela a influen­cé la teneur et l’ampleur des débats. Il n’inventorie pas les réponses à la ques­tion de savoir si les gays et les les­biennes ont été vic­times de vio­lences homo­phobes, mais se demande com­ment ces per­sonnes com­prennent cette ques­tion et si son inser­tion dans de nou­veaux cadres d’interprétation de l’expérience homo­sexuelle accen­tue le rôle joué par l’orientation sexuelle tout en occul­tant d’autres interprétations.

De manière frap­pante, de nom­breux com­men­taires n’ont pas seule­ment pré­sen­té ces faits divers comme des actes de vio­lence, mais ont ajou­té qu’il s’agissait d’atteintes à l’essence même des homo­sexuels, à ce qu’ils ont de plus pro­fond. Sou­vent, ces actes n’ont en outre pas été seule­ment décrits comme des attaques à l’encontre d’individus pris pour des homo­sexuels, mais aus­si comme des agres­sions contre l’ensemble des gays et des les­biennes en tant que groupe social.

Le consen­sus accom­pa­gnant ces condam­na­tions est encore plus mar­quant. Si le refus de l’injure consti­tue depuis long­temps un axe fon­da­men­tal des mobi­li­sa­tions homo­sexuelles, il était loin de faire l’unanimité, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la com­mu­nau­té homo­sexuelle. Or, les évè­ne­ments de ces der­nières années ont révé­lé une défense presque uni­voque des droits des homo­sexuels, ain­si que l’émergence de prises de parole nom­breuses et variées d’homosexuels en tant qu’homosexuels.

Ces chan­ge­ments ne peuvent être com­pris qu’à tra­vers la thèse d’une démo­cra­ti­sa­tion du coming out. Elle pos­tule que l’égalité des droits et une accep­ta­tion crois­sante ont per­mis à plus de per­sonnes de sor­tir du pla­card et de s’exprimer publi­que­ment en tant qu’homosexuels. Tou­te­fois, ces per­sonnes ne sont plus néces­sai­re­ment liées à des mou­ve­ments alter­na­tifs ou pro­gres­sistes et les droits homo­sexuels s’insèrent aujourd’hui dans des agen­das poli­tiques très variés.

Ce mou­ve­ment de démo­cra­ti­sa­tion est lui-même étroi­te­ment lié à un pro­ces­sus plus vaste, que l’on pour­rait qua­li­fier d’absolutisation de l’homosexualité en tant que fac­teur iden­ti­taire. Ce der­nier a incon­tes­ta­ble­ment contri­bué à rendre l’homosexualité accep­table par tous, en par­ti­cu­lier dans un pays his­to­ri­que­ment conser­va­teur comme la Bel­gique, et a favo­ri­sé la conquête de nou­veaux droits. Il a aus­si d’une cer­taine manière ren­du l’homosexualité indis­cu­table et incontestée.

Depuis long­temps, la sexua­li­té joue un rôle impor­tant dans la manière dont les indi­vi­dus ont construit leur iden­ti­té. Tou­te­fois, là où, dans la plu­part des socié­tés, l’homosexualité était avant tout consti­tu­tive d’affects et de pra­tiques, elle est aujourd’hui deve­nue une incli­na­tion de l’âme clai­re­ment sépa­rée de l’hétérosexualité. Para­doxa­le­ment, cette iden­ti­té posée comme uni­ver­selle est aus­si abs­traite, et tant ses com­po­santes que ses méca­nismes his­to­riques de pro­duc­tion ne sont pas inter­ro­gés. Ce phé­no­mène s’accompagne sou­vent d’une cer­taine natu­ra­li­sa­tion, qui per­met elle-même de faire fi du contexte.

Pour s’en convaincre, il suf­fit de se rap­pe­ler l’engouement public et média­tique autour du livre Bio­lo­gie de l’homosexualité, publié en 2010 par le pro­fes­seur Jacques Bal­tha­zart (ULg). Sous-titré « On nait homo­sexuel, on ne choi­sit pas de l’être », cet ouvrage pré­ten­dait avoir trou­vé les racines natu­relles de l’homosexualité et en fai­sait le prin­ci­pal argu­ment pour exi­ger l’égalité des droits. Ce fai­sant, il oubliait de men­tion­ner que d’autres avant lui avaient reven­di­qué une telle décou­verte à des fins diverses et éva­cuait les nom­breux tra­vaux his­to­riques, socio­lo­giques et anthro­po­lo­giques qui tentent de com­prendre la construc­tion spa­tiale et tem­po­relle de l’homosexualité, et l’émergence de l’homosexuel comme per­son­nage cen­tral du théâtre social contemporain.

Le suc­cès de cet ouvrage tient avant tout à la base à prio­ri intan­gible et incon­tes­table qu’il apporte à l’homosexualité. Une telle approche per­met aus­si d’éviter cer­tains sujets qui fâchent, au pre­mier rang des­quels les dési­rs et les pra­tiques sexuels, en trans­for­mant l’homosexualité en une caté­go­rie tom­bée du ciel, incon­tes­table et peu contro­ver­sée, libé­rée des objec­tions morales qui l’ont sou­vent accom­pa­gnée. On nait et on est homo­sexuel, sans que per­sonne ne puisse contes­ter le bien­fon­dé de cette iden­ti­té, ni ima­gi­ner que celle-ci puisse se trans­for­mer. D’une cer­taine manière, ce mou­ve­ment est cohé­rent avec les mobi­li­sa­tions anté­rieures en faveur du mariage et de l’adoption. En effet, si ces luttes ont per­mis un débat public sur l’homosexualité jamais vu aupa­ra­vant, elles ont aus­si désexua­li­sé comme jamais les reven­di­ca­tions gays et lesbiennes.

Une cer­taine fier­té a enfin ren­for­cé les effets de cette concep­tion, lui attri­buant l’illusion des solu­tions qui fonc­tionnent. Dépas­sant la notion de fier­té homo­sexuelle, celle-ci a conduit à des formes de natio­na­lisme sexuel. L’égalité des droits a incon­tes­ta­ble­ment favo­ri­sé la prise de parole publique d’un nombre plus impor­tant d’homosexuels qui, sans s’être bat­tus pour en béné­fi­cier, en reven­diquent aujourd’hui la pater­ni­té. L’ouverture du mariage et de l’adoption confir­mait non seule­ment le bien­fon­dé moral et poli­tique de l’homosexualité, mais flat­tait en outre l’orgueil natio­nal de ceux qui l’ont com­pris avant presque tous les autres pays de la pla­nète et s’efforcent aujourd’hui de l’exporter. La conco­mi­tance avec les débats fran­çais sur le mariage pour tous a ren­for­cé cette dynamique.

Cette vision par­ti­cu­lière de l’homosexualité a impré­gné les débats publics des der­nières années, avant tout — mais pas uni­que­ment — au nord du pays. On la retrouve, par exemple, dans les réac­tions à l’interdiction des signes sexuels dis­tinc­tifs par Bart De Wever et à l’assimilation de l’homosexualité à une obé­dience par le nou­veau bourg­mestre d’Anvers. Elles se sont aus­si mani­fes­tées quand, en réponse à la nomi­na­tion d’Elio Di Rupo au 16 rue de la Loi, la presse et les mili­tants fla­mands se sont enor­gueillis de l’homosexualité de leur nou­veau Pre­mier. Face à la palette d’identités du lea­deur socia­liste, c’est en effet son homo­sexua­li­té qui a été mise en avant, à l’inverse des choix posés par Elio Di Rupo par le passé.

Ce mou­ve­ment d’absolutisation iden­ti­taire carac­té­rise aus­si la plu­part des réac­tions aux inci­dents homo­phobes. Celles-ci se sont sou­vent pla­cées sur le ter­rain de la défense des droits fon­da­men­taux des per­sonnes homo­sexuelles, sug­gé­rant que les récentes avan­cées étaient sou­dai­ne­ment mises en cause par cette vague de vio­lence. Ces dis­cours ont confir­mé l’idée d’un groupe dis­tinct aux droits spé­ci­fiques, tout en conser­vant une défi­ni­tion vague, mais désexua­li­sée de ce qui unit les homo­sexuels au-delà de l’affirmation d’une véri­té de soi anhis­to­rique et uni­ver­selle. Un effet de sur­prise a de plus incon­tes­ta­ble­ment contri­bué à l’emballement des débats. Beau­coup vivaient le réveil dou­lou­reux d’un long rêve nour­ri des avan­cées légis­la­tives de la der­nière décen­nie et se ren­daient compte que le droit au mariage et à l’adoption n’empêchait pas d’être insul­té ou assas­si­né. Il en res­sor­tait une impres­sion de vul­né­ra­bi­li­té et de dan­ger liée à l’orientation sexuelle ; les homo­sexuels deve­naient un groupe assiégé.

Il serait illu­soire de vou­loir se débar­ras­ser de cette concep­tion spé­ci­fique de l’homosexualité. Il faut par contre être conscient de ses effets. Outre l’accentuation de l’identité de dan­ger et les peurs qu’elle génère, celle-ci a favo­ri­sé une lec­ture iden­ti­taire des phé­no­mènes de vio­lence, qui a iso­lé l’homosexualité de son inter­sec­tion avec d’autres rap­ports sociaux et a ren­for­cé la créa­tion d’un « nous » col­lec­tif oppo­sé au « eux » indé­fi­ni des agres­seurs poten­tiels. Cela a eu pour effet d’invisibiliser les gays et les les­biennes issus des groupes sou­vent poin­tés du doigt, en par­ti­cu­lier la com­mu­nau­té musul­mane. Cette approche a aus­si occul­té d’autres clés d’analyse, telle qu’une lec­ture de classe et une approche en termes de ter­ri­toires. Or, tout le monde sait que les quar­tiers décriés sont sou­vent pauvres et ont été long­temps aban­don­nés, que leurs habi­tants, abon­nés au chô­mage et aux emplois pré­caires, font face à de nom­breuses inéga­li­tés. À l’inverse, les gays et les les­biennes qui fré­quentent les zones en ques­tion sont la plu­part du temps de classe moyenne, voire supé­rieure, et contri­buent à la gen­tri­fi­ca­tion du centre-ville. Dans un tel contexte, sans nier la réa­li­té de l’homophobie, ces vio­lences sont sans doute aus­si liées à une autre forme de rejet.

David Paternotte


Auteur

David Paternotte est chargé de cours (ULB), vice-doyen aux relations internationales (Faculté de Philosophie et sciences sociales), président du comité de gestion du master de spécialisation interuniversitaire en études de genre, Atelier Genre(s) et Sexualité(s), Institut de sociologie, Striges (Structure de recherche interdisciplinaire sur le genre, l’égalité et la sexualité), Maison des sciences humaines.