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Qui a peur des homosexuels ? Violence et subjectivité
Au cours des dernières années, l’actualité homosexuelle belge a été dominée par la question des violences et la (re)découverte d’une certaine vulnérabilité. Si l’homophobie a depuis peu quitté la rubrique des faits divers, ces évènements ont laissé une marque durable dans les agendas politiques et militants. On ne peut en effet faire l’impasse sur des transformations cruciales des subjectivités homosexuelles et de leur image. Si ces changements témoignent d’une acceptation accrue de l’homosexualité, ils participent aussi d’une lecture particulière des évènements, qui contribue à éclipser d’autres interprétations et alimente de nouvelles phobies.
Depuis 2011, les médias se sont fait l’écho de nombreux actes d’homophobie, souvent décrits à l’aide de l’expression « gay bashing ». Ils ont aussi rapporté les peurs croissantes d’homosexuels. Parmi ces évènements, d’aucuns se rappellent les deux meurtres homophobes qui se sont produits à Liège en 2012. La première victime était un jeune gay musulman, Ihsane Jarfi, violenté et poignardé avant que sa dépouille ne soit abandonnée dans les bois ; la deuxième, un sexagénaire présent sur un lieu de drague du centre de Liège, assassiné à coups de marteau.
Au moins deux autres évènements méritent d’être rappelés. Fin 2011, deux hommes éméchés ont fait irruption au Fontainas, un bar gay bruxellois, et ont insulté les clients. En réaction, un des employés a poignardé les agresseurs, et le bar a été fermé pendant plusieurs semaines. En novembre 2012, un étudiant de la Hogeschool Universiteit Brussel, travesti dans le cadre de rites de baptême, a été violé par deux mineurs d’âge alors qu’il rentrait chez lui. La direction de l’établissement a alors conseillé de ne plus se travestir lors des fêtes étudiantes.
La peur des homosexuels
Ces agressions, qui constituent la partie la plus spectaculaire d’une longue liste d’évènements, ont provoqué des réactions en tous genres. Au cours de l’automne 2012, un journaliste et militant flamand, Sven Pichal, a réalisé un reportage en caméra cachée dans les centres de Bruxelles et d’Anvers pour dénoncer ce qu’il considérait intolérable. Il s’est baladé main dans la main avec un autre militant et a filmé les réactions des passants. Ce reportage s’inspirait du travail de fin d’étude de Sofie Peeters, Femme de la rue, qui témoignait de la persistance du sexisme dans les rues de Bruxelles. Le documentaire de Pichal, intitulé Hommes de la rue et diffusé par la VRT, a été suivi d’un sujet dans l’émission Panorama, relançant les débats.
De nouveaux acteurs militants sont également apparus, comme le groupe bruxellois Outrage ! Face à ce qu’il décrit comme le ras-le-bol des gays et des lesbiennes, Outrage ! invite les homosexuels à investir l’espace public au lieu de se cacher et a créé une application logicielle pour téléphones portables et tablettes controversée qui permet de cartographier les endroits réputés « dangereux » de Bruxelles. Initialement mis sur pied pour dénoncer l’invisibilité des violences homophobes à Bruxelles, ce groupe a étendu son action à la dénonciation de l’homophobie dans d’autres contextes, en particulier la France et la Russie. Comme l’indiquait un tract contre la venue de Frigide Barjot à Bruxelles en 2013, sa philosophie est la suivante : « Chaque fois que ces droits, nos droits, seront remis en cause, nous serons présents pour les défendre. »
Élus et partis politiques ont enfin unanimement condamné l’homophobie, même quand ils n’étaient pas connus pour leur attachement aux droits LGBT. Le MR a fait un lien direct avec l’insécurité à Bruxelles et a participé pour la première fois à la Belgian Pride. Plusieurs acteurs flamands ont mis en cause la gestion bruxelloise. La Ville de Bruxelles a étendu la portée des sanctions administratives aux insultes sexistes et homophobes, et le Premier ministre s’est lui-même saisi du dossier, convoquant les principaux acteurs de terrain pour mettre sur pied un plan d’action interfédéral contre les violences homophobes et transphobes.
De nouvelles peurs homosexuelles ?
Ni la violence des actes rapportés ni la nécessité de réagir ne sont contestables, mais on peut manifester un certain étonnement face à la découverte « soudaine » de l’homophobie. En effet, en l’absence d’enquêtes sérieuses, il n’est pas possible de conclure à l’augmentation ou à la généralisation de ces violences. On pourrait tout autant affirmer que cette nouvelle visibilité reflète l’inacceptabilité croissante de tels agissements et que, pour cette raison, ils sont de plus en plus dénoncés par ceux qui en sont les victimes. On peut en outre imaginer que, loin d’être en augmentation, ces actes nous frappent plus parce qu’ils sont plus rares et plus extrêmes, et que cette radicalité traduit le désarroi d’agresseurs se sentant de plus en plus isolés. De même, l’insistance sur la question de l’homophobie peut conduire à interpréter sous cet angle des actes vus précédemment comme normaux ou interprétés autrement. Enfin, on ne peut que s’étonner face aux propos d’acteurs parfois éminents qui affirment qu’il leur était plus facile de tenir leur partenaire par la main il y a dix ou quinze ans, construisant ainsi un âge d’or qui n’a sans doute jamais existé.
Face à cela, ce texte se penche sur la manière dont ces évènements ont été perçus et sur la manière dont cela a influencé la teneur et l’ampleur des débats. Il n’inventorie pas les réponses à la question de savoir si les gays et les lesbiennes ont été victimes de violences homophobes, mais se demande comment ces personnes comprennent cette question et si son insertion dans de nouveaux cadres d’interprétation de l’expérience homosexuelle accentue le rôle joué par l’orientation sexuelle tout en occultant d’autres interprétations.
De manière frappante, de nombreux commentaires n’ont pas seulement présenté ces faits divers comme des actes de violence, mais ont ajouté qu’il s’agissait d’atteintes à l’essence même des homosexuels, à ce qu’ils ont de plus profond. Souvent, ces actes n’ont en outre pas été seulement décrits comme des attaques à l’encontre d’individus pris pour des homosexuels, mais aussi comme des agressions contre l’ensemble des gays et des lesbiennes en tant que groupe social.
Le consensus accompagnant ces condamnations est encore plus marquant. Si le refus de l’injure constitue depuis longtemps un axe fondamental des mobilisations homosexuelles, il était loin de faire l’unanimité, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la communauté homosexuelle. Or, les évènements de ces dernières années ont révélé une défense presque univoque des droits des homosexuels, ainsi que l’émergence de prises de parole nombreuses et variées d’homosexuels en tant qu’homosexuels.
Ces changements ne peuvent être compris qu’à travers la thèse d’une démocratisation du coming out. Elle postule que l’égalité des droits et une acceptation croissante ont permis à plus de personnes de sortir du placard et de s’exprimer publiquement en tant qu’homosexuels. Toutefois, ces personnes ne sont plus nécessairement liées à des mouvements alternatifs ou progressistes et les droits homosexuels s’insèrent aujourd’hui dans des agendas politiques très variés.
Ce mouvement de démocratisation est lui-même étroitement lié à un processus plus vaste, que l’on pourrait qualifier d’absolutisation de l’homosexualité en tant que facteur identitaire. Ce dernier a incontestablement contribué à rendre l’homosexualité acceptable par tous, en particulier dans un pays historiquement conservateur comme la Belgique, et a favorisé la conquête de nouveaux droits. Il a aussi d’une certaine manière rendu l’homosexualité indiscutable et incontestée.
Depuis longtemps, la sexualité joue un rôle important dans la manière dont les individus ont construit leur identité. Toutefois, là où, dans la plupart des sociétés, l’homosexualité était avant tout constitutive d’affects et de pratiques, elle est aujourd’hui devenue une inclination de l’âme clairement séparée de l’hétérosexualité. Paradoxalement, cette identité posée comme universelle est aussi abstraite, et tant ses composantes que ses mécanismes historiques de production ne sont pas interrogés. Ce phénomène s’accompagne souvent d’une certaine naturalisation, qui permet elle-même de faire fi du contexte.
Pour s’en convaincre, il suffit de se rappeler l’engouement public et médiatique autour du livre Biologie de l’homosexualité, publié en 2010 par le professeur Jacques Balthazart (ULg). Sous-titré « On nait homosexuel, on ne choisit pas de l’être », cet ouvrage prétendait avoir trouvé les racines naturelles de l’homosexualité et en faisait le principal argument pour exiger l’égalité des droits. Ce faisant, il oubliait de mentionner que d’autres avant lui avaient revendiqué une telle découverte à des fins diverses et évacuait les nombreux travaux historiques, sociologiques et anthropologiques qui tentent de comprendre la construction spatiale et temporelle de l’homosexualité, et l’émergence de l’homosexuel comme personnage central du théâtre social contemporain.
Le succès de cet ouvrage tient avant tout à la base à priori intangible et incontestable qu’il apporte à l’homosexualité. Une telle approche permet aussi d’éviter certains sujets qui fâchent, au premier rang desquels les désirs et les pratiques sexuels, en transformant l’homosexualité en une catégorie tombée du ciel, incontestable et peu controversée, libérée des objections morales qui l’ont souvent accompagnée. On nait et on est homosexuel, sans que personne ne puisse contester le bienfondé de cette identité, ni imaginer que celle-ci puisse se transformer. D’une certaine manière, ce mouvement est cohérent avec les mobilisations antérieures en faveur du mariage et de l’adoption. En effet, si ces luttes ont permis un débat public sur l’homosexualité jamais vu auparavant, elles ont aussi désexualisé comme jamais les revendications gays et lesbiennes.
Une certaine fierté a enfin renforcé les effets de cette conception, lui attribuant l’illusion des solutions qui fonctionnent. Dépassant la notion de fierté homosexuelle, celle-ci a conduit à des formes de nationalisme sexuel. L’égalité des droits a incontestablement favorisé la prise de parole publique d’un nombre plus important d’homosexuels qui, sans s’être battus pour en bénéficier, en revendiquent aujourd’hui la paternité. L’ouverture du mariage et de l’adoption confirmait non seulement le bienfondé moral et politique de l’homosexualité, mais flattait en outre l’orgueil national de ceux qui l’ont compris avant presque tous les autres pays de la planète et s’efforcent aujourd’hui de l’exporter. La concomitance avec les débats français sur le mariage pour tous a renforcé cette dynamique.
Cette vision particulière de l’homosexualité a imprégné les débats publics des dernières années, avant tout — mais pas uniquement — au nord du pays. On la retrouve, par exemple, dans les réactions à l’interdiction des signes sexuels distinctifs par Bart De Wever et à l’assimilation de l’homosexualité à une obédience par le nouveau bourgmestre d’Anvers. Elles se sont aussi manifestées quand, en réponse à la nomination d’Elio Di Rupo au 16 rue de la Loi, la presse et les militants flamands se sont enorgueillis de l’homosexualité de leur nouveau Premier. Face à la palette d’identités du leadeur socialiste, c’est en effet son homosexualité qui a été mise en avant, à l’inverse des choix posés par Elio Di Rupo par le passé.
Ce mouvement d’absolutisation identitaire caractérise aussi la plupart des réactions aux incidents homophobes. Celles-ci se sont souvent placées sur le terrain de la défense des droits fondamentaux des personnes homosexuelles, suggérant que les récentes avancées étaient soudainement mises en cause par cette vague de violence. Ces discours ont confirmé l’idée d’un groupe distinct aux droits spécifiques, tout en conservant une définition vague, mais désexualisée de ce qui unit les homosexuels au-delà de l’affirmation d’une vérité de soi anhistorique et universelle. Un effet de surprise a de plus incontestablement contribué à l’emballement des débats. Beaucoup vivaient le réveil douloureux d’un long rêve nourri des avancées législatives de la dernière décennie et se rendaient compte que le droit au mariage et à l’adoption n’empêchait pas d’être insulté ou assassiné. Il en ressortait une impression de vulnérabilité et de danger liée à l’orientation sexuelle ; les homosexuels devenaient un groupe assiégé.
Il serait illusoire de vouloir se débarrasser de cette conception spécifique de l’homosexualité. Il faut par contre être conscient de ses effets. Outre l’accentuation de l’identité de danger et les peurs qu’elle génère, celle-ci a favorisé une lecture identitaire des phénomènes de violence, qui a isolé l’homosexualité de son intersection avec d’autres rapports sociaux et a renforcé la création d’un « nous » collectif opposé au « eux » indéfini des agresseurs potentiels. Cela a eu pour effet d’invisibiliser les gays et les lesbiennes issus des groupes souvent pointés du doigt, en particulier la communauté musulmane. Cette approche a aussi occulté d’autres clés d’analyse, telle qu’une lecture de classe et une approche en termes de territoires. Or, tout le monde sait que les quartiers décriés sont souvent pauvres et ont été longtemps abandonnés, que leurs habitants, abonnés au chômage et aux emplois précaires, font face à de nombreuses inégalités. À l’inverse, les gays et les lesbiennes qui fréquentent les zones en question sont la plupart du temps de classe moyenne, voire supérieure, et contribuent à la gentrification du centre-ville. Dans un tel contexte, sans nier la réalité de l’homophobie, ces violences sont sans doute aussi liées à une autre forme de rejet.