Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Questions sur l’intégrité dans la recherche

Numéro 07/8 Juillet-Août 2013 par Albert Bastenier

juillet 2013

Avec une fré­quence qui doit nous inquié­ter, les médias rap­portent de mul­tiples écarts de conduite chez ceux dont le métier est de déve­lop­per la recherche scien­ti­fique. Exis­te­rait-il une science immo­rale ? La ques­tion n’est pas vrai­ment nou­velle. Néan­moins, le contexte des der­nières décen­nies s’est radi­ca­li­sé. Et il faut se deman­der si et pour­quoi les condi­tions d’exercice de la recherche au sein de ce qu’on appelle la « socié­té de la connais­sance » n’intensifient pas une dérive vers des pro­duits intel­lec­tuels fre­la­tés. La péné­tra­tion des tech­niques de la com­mu­ni­ca­tion et du mar­ke­ting fait que la science est désor­mais conta­mi­née par l’industrie de la fraude, affirme Hen­ri Atlan. Cela vien­drait appro­fon­dir encore la ten­dance à la concur­rence entre les pra­ti­ciens du tra­vail scien­ti­fique de plus en plus finan­cés par le sec­teur com­mer­cial. Entrai­né dans la course de la mon­dia­li­sa­tion, il empor­te­rait l’université avec elle. L’analyse des causes de la fraude intel­lec­tuelle n’est pas dis­so­ciable de ce que sont ses sources sociales et cultu­relles. Lorsque dans une socié­té don­née, il s’agit sur­tout de « gagner » et de par­ve­nir au suc­cès par la com­pé­ti­tion, les pro­messes de gloire, de puis­sance ou d’enrichissement qu’elle fait miroi­ter à ses membres consti­tuent une source struc­tu­relle de ten­sions et de riva­li­tés qui pousse cer­tains à la fraude.

« Peut-il y avoir une science immo­rale ? » À la suite du célèbre mathé­ma­ti­cien Hen­ri Poin­ca­ré qui ins­pi­ra les concep­tions du savoir défen­dues par le Cercle de Vienne1, Anne Fagot-Lar­geault (2011) reprend cette ques­tion à sa manière. L’interrogation peut sem­bler incon­grue, dit-elle, tant on nous a habi­tués à recon­naitre dans la science un « amour de la véri­té » qui, en soi, est déjà toute une morale ! Pour­tant, il faut l’entendre. Parce qu’avec une fré­quence qui doit nous inquié­ter, les médias nous rap­portent de mul­tiples écarts de conduite chez ceux dont le métier est actuel­le­ment de déve­lop­per la recherche scien­ti­fique. La fraude intel­lec­tuelle s’avèrerait plus répan­due qu’on ne l’admet d’ordinaire et s’accroitrait même. Certes, les scien­ti­fiques n’ont jamais été plus que d’autres les paran­gons de la ver­tu. Hier comme aujourd’hui peu d’entre eux sans doute se sont conten­tés de vivre dans le ciel des idées pures. Néan­moins, le contexte des der­nières décen­nies s’est radi­ca­li­sé et il faut se deman­der si les condi­tions contem­po­raines d’exercice de la recherche n’intensifient pas une dérive vers des « pro­duits intel­lec­tuels » fre­la­tés. Typiques hélàs de ce que l’on appelle la « socié­té de la connais­sance », ils appa­raissent comme bien autre chose que des connais­sances au ser­vice de l’humanité : ce sont des pseu­do-savoirs avec les­quels, par la ruse ou le men­songe, leurs auteurs cherchent à tirer un avan­tage stric­te­ment personnel.

Fagot-Lar­geault observe que c’est dès les len­de­mains de la Seconde Guerre mon­diale que la figure du savant « héros de la véri­té » a com­men­cé à s’obscurcir. Et qu’au début des années 1980, c’est aux États-Unis que s’est sys­té­ma­ti­sée une réserve au sujet de la pro­bi­té des cher­cheurs. Qu’est-ce qui a contri­bué à cette évo­lu­tion de l’image que l’on se fai­sait jusque-là des arti­sans de la science ?

À par­tir du siècle des Lumières, le dis­cours scien­ti­fique s’était mon­tré capable de déve­lop­per avec suc­cès une vision de l’avenir concur­rente de celle pro­po­sée par la reli­gion, et le « savant » en était venu à occu­per une place très par­ti­cu­lière dans l’imaginaire col­lec­tif. D’une cer­taine façon, il avait endos­sé une fonc­tion démiur­gique : sau­ver le monde ou le détruire. Or, après le moment où, en 1945, la bombe A fut uti­li­sée à Hiro­shi­ma, appa­rurent les pre­miers doutes au sujet de ce qui se trou­vait à la pointe du savoir scien­ti­fique : la mai­trise de l’énergie ato­mique. Trente ans plus tard, tou­jours char­gée d’assurer la trans­for­ma­tion du monde, la même science s’est retrou­vée au cœur de nou­velles inter­ro­ga­tions : ses pro­mo­teurs adop­taient-ils des « conduites res­pon­sables » dans la mise en œuvre inten­sive de ses appli­ca­tions tech­no­lo­giques ? Ce furent les années de la catas­trophe de Bho­pal (1984) sui­vie par celle de Tcher­no­byl (1986), où le socio­logue alle­mand Ulrich Beck (1986) sou­le­va des ques­tions inquié­tantes au sujet de la moder­ni­té pro­mue par la « socié­té du risque ». On n’y échange plus seule­ment des « biens », disait-il, mais aus­si des « maux ».

Par ailleurs, il n’est pas éton­nant que ce soit dans la socié­té nord-amé­ri­caine, si libé­rale dans les lati­tudes qu’elle accorde à ses entre­pre­neurs, mais para­doxa­le­ment si sou­cieuse à l’égard du men­songe, où se mul­ti­pliaient déjà les zones grises ou même noires d’une « indus­trie de la connais­sance », que le puri­ta­nisme anglo-saxon ait pous­sé en pre­mier à la dénon­cia­tion des man­que­ments à la mora­li­té… scien­ti­fique. Tout au long des décen­nies ulté­rieures, ces pra­tiques semblent néan­moins n’avoir fait que s’intensifier et s’internationaliser. Et on ne s’étonnera pas que ce soit dans le domaine émi­nem­ment ren­table des sciences bio­mé­di­cales que les pre­mières mises en garde aient été for­mu­lées par les ins­ti­tu­tions attri­bu­trices des sub­ven­tions aux scien­ti­fiques. Tou­te­fois, la néces­si­té de s’assurer de la pro­pre­té de la recherche a rapi­de­ment dépas­sé ce seul domaine. Elle porte actuel­le­ment sur toutes les dis­ci­plines et concerne l’ensemble de la planète.

C’est de cette exten­sion du pro­blème que témoigne la créa­tion de la Confé­rence mon­diale sur l’intégrité de la recherche, dont la pre­mière ses­sion s’est tenue à Lis­bonne en 2007, la seconde en 2010 à Sin­ga­pour et la der­nière en mai de cette année à Mont­réal où l’un des aspects des débats a concer­né la confiance ou la défiance qu’inspire la science en rai­son de ses liens avec les sphères éco­no­mique, poli­tique et média­tique. Com­ment com­prendre les soup­çons crois­sants qui pèsent sur ceux qui, aux yeux de l’opinion publique, devaient incar­ner la « science dés­in­té­res­sée » ? La fraude aug­mente-t-elle vrai­ment ? Pour quelles rai­sons ? Quelles sont les réac­tions pos­sibles face à cette réa­li­té qui concerne tous les citoyens puisque, dans les démo­cra­ties modernes, on les invite à faire confiance aux don­nées de la science ? La figure de l’«intellectuel qui éclaire le peuple » est-elle l’une des formes contem­po­raines de l’abus de pouvoir ?

Une ère de la fraude scientifique ?

« Bien­ve­nue dans l’ère de la fraude intel­lec­tuelle », titrait iro­ni­que­ment en France un article du pério­dique Sciences Humaines (2012) à pro­pos de trois cas récents de fraude en psy­cho­lo­gie sociale. Ce n’était pour­tant là que la décou­verte un peu tar­dive de ce que la délin­quance en col blanc n’est pas l’apanage des seuls ban­quiers, tra­deurs et autres affai­ristes. Au pays de Vol­taire, n’était-ce pas en 2001 déjà qu’Alain Minc, émi­nent intel­lec­tuel théo­ri­cien de la « mon­dia­li­sa­tion heu­reuse », fut condam­né par le tri­bu­nal de grande ins­tance de Paris pour la contre­fa­çon hon­teuse de sa bio­gra­phie de Spi­no­za ? Dans ce pays où l’on avait long­temps affir­mé une excep­tion fran­çaise en la matière, il ne fal­lut tou­te­fois que quelques semaines de plus pour que la décon­ve­nue du pério­dique connaisse un rico­chet média­tique qui fit grand bruit : l’«affaire » du pla­giat com­mis par Gilles Bern­heim, le grand rab­bin de ce pays. Cer­tains ont cru pou­voir argu­men­ter que ce der­nier cas avait mal­gré tout quelque ver­tu puisqu’il per­met­tait de voir que même des auto­ri­tés morales tenues à un devoir d’exemplarité peuvent être gagnées par la fièvre des nou­veaux faus­saires de l’esprit. Pas de quoi fouet­ter un chat sou­tinrent d’autres, puisqu’à peine quelques semaines aupa­ra­vant, la ministre alle­mande de l’éducation et de la recherche (un comble!) avait été contrainte de démis­sion­ner à la suite de la décou­verte de cer­taines fal­si­fi­ca­tions dans sa thèse de doc­to­rat en phi­lo­so­phie. Il fau­drait donc se rendre à l’évidence : les publi­ca­tions et les diplômes risquent bien aujourd’hui de n’être plus que des acces­soires de paco­tille qui habillent l’autorité des élites sociales.

On se trouve assu­ré­ment aujourd’hui dans une conjonc­ture où l’usurpation de mérites intel­lec­tuels fait figure d’imposture publique. Et leur mise en lumière scan­da­lise le citoyen ordi­naire en quête de repères dans un monde mou­vant et com­plexe. Mais si l’innocence per­due des intel­lec­tuels, petits ou grands, incite à la vigi­lance, faut-il pour autant pré­tendre que ces nou­veaux faus­saires ont enva­hi l’espace de la connais­sance ? Sans doute peut-on conjec­tu­rer qu’à l’université, tant les ensei­gnants que les étu­diants ne béné­fi­cient d’aucune immu­ni­té et que, pour la plu­part, ils s’avèrent être les enfants de leur époque. Mais les affir­ma­tions que l’on géné­ra­lise à pro­pos de la véné­rable ins­ti­tu­tion ne sont-elles pas un peu rapides ? Il faut ten­ter de prendre la mesure du phé­no­mène avant d’affirmer que la trom­pe­rie intel­lec­tuelle aurait pris une dimen­sion systémique.

Posons la ques­tion autre­ment : de quel esprit du temps la fraude scien­ti­fique telle qu’elle se mani­feste actuel­le­ment serait-elle l’expression ? N’est-ce pas une illu­sion au sujet du pas­sé que de voir notre époque comme celle d’un enfer­me­ment sys­té­mique de la science où la fraude s’accroitrait quan­ti­ta­ti­ve­ment et cou­vri­rait des pra­tiques de plus en plus graves ? Ne pas appor­ter de réponse uni­la­té­rale demande tout d’abord de se rap­pe­ler que les fraudes scien­ti­fiques exis­tèrent bel et bien par le pas­sé et que cer­taines mani­fes­tèrent une ampleur ou une audace édifiante.

D’hier à aujourd’hui

On sait que Gré­goire Men­del (1849 – 1902), ce moine bota­niste père fon­da­teur de la géné­tique moderne, n’hésita pas dans ses expé­riences sur les plantes hybrides. Il « arran­gea les choses » pour que sur la tota­li­té de ses petits pois sélec­tion­nés, leur nombre cor­res­ponde de plus près à la théo­rie de l’hérédité qu’il vou­lait accré­di­ter. Non moins ins­truc­tive fut la mise en scène par Charles Dawn­son (1864 – 1916) de l’affaire de l’«homme de Pilt­down ». Cet archéo­logue « décou­vrit » en 1912 dans le Sus­sex un fos­sile qui consti­tuait le chai­non man­quant dans les connais­sances dis­po­nibles à l’époque au sujet de la lignée humaine. Qua­rante ans plus tard, on s’aperçut qu’il s’agissait d’une fal­si­fi­ca­tion inté­grale. Un enjeu natio­na­liste explique sans doute cette fraude célèbre : l’Angleterre des années 1900 était pauvre en décou­vertes archéo­lo­giques et avait besoin de tenir son rang dans le domaine de la science. Lys­sen­ko (1898 – 1976) illustre d’une autre manière com­ment la fraude scien­ti­fique devient poli­tique. Cet ingé­nieur agro­nome par­vint à dis­cré­di­ter ses rivaux dans l’Union sovié­tique sta­li­nienne en pro­dui­sant des connais­sances col­lant idéo­lo­gi­que­ment avec ce que le dic­ta­teur vou­lait pour son pays. Plus près de nous enfin, l’affaire des fos­siles de l’Himalaya révé­lée en 1989 : le paléon­to­logue pen­ja­bi Vis­wa Jit Gup­ta de l’université de Chan­di­ga­rh était par­ve­nu depuis 1971 à publier quatre-cent-cin­quante articles à leur sujet qui étaient truf­fés d’invraisemblances et de men­songes. Cer­tains des sites où il pré­ten­dait les avoir trou­vés n’avaient tout sim­ple­ment pas d’existence et plu­sieurs des fos­siles exhi­bés pro­ve­naient du Maroc ou avaient été ache­tés dans des bou­tiques à Paris.

Vou­loir faire triom­pher une théo­rie, s’inféoder à un pou­voir poli­tique ou sim­ple­ment cher­cher à com­bler sa vani­té, furent assu­ré­ment des moti­va­tions actives par le pas­sé, et on ne peut pré­tendre qu’elles ont dis­pa­ru. Mais pour illus­trer la tran­si­tion entre ce qu’aurait été la fraude scien­ti­fique ancienne et ce qu’elle serait deve­nue actuel­le­ment, on évo­que­ra trois autres cas qui firent par­ler d’eux.

C’est en 1988 qu’en France, l’immunologiste Jacques Ben­ve­niste (1935 – 2004) entraine un énorme écho avec la publi­ca­tion de son article sur la « mémoire de l’eau ». Il y sou­tient que l’eau qui a été mise en contact avec cer­taines sub­stances conserve une empreinte de leurs pro­prié­tés alors même que ces sub­stances ne s’y retrouvent sta­tis­ti­que­ment plus. Tant cette hypo­thèse allait à l’encontre des cer­ti­tudes éta­blies de la phy­sique et de la chi­mie, que la contro­verse fut immense. Elle illustre presqu’à la per­fec­tion non pas ce qu’est le men­songe dans la recherche contem­po­raine — per­sonne par­mi ses détrac­teurs n’a jamais sérieu­se­ment sou­te­nu qu’il soit un frau­deur —, mais ce qu’y sont deve­nues les condi­tions de sa pro­duc­tion, ses dogmes et l’environnement éco­no­mi­co-ins­ti­tu­tion­nel dans les­quels elle se passe. Parce que Ben­ve­niste ten­dait à ava­li­ser la posi­tion des tenants de l’homéopathie et que ses recherches avaient été finan­cées en par­tie par une firme spé­cia­li­sée dans la pro­duc­tion de ce genre de médi­ca­ments, cer­tains l’accuseront d’avoir suc­com­bé à un conflit d’intérêts. Et comme la dif­fi­cul­té de repro­duire sys­té­ma­ti­que­ment ses expé­riences consti­tue le prin­ci­pal reproche adres­sé à son étude, on par­la de pseu­do-science, de pro­to­cole expé­ri­men­tal contro­ver­sé, de publi­ca­tion de tra­vaux insuf­fi­sam­ment vali­dés et d’intervention délé­tère des médias dans le débat scien­ti­fique. Bien que l’enquête ne mît en évi­dence aucune faute fla­grante, il dut néan­moins quit­ter l’Insern pour pou­voir pour­suivre ses recherches. Le pro­fes­seur Luc Mon­ta­gnier, asso­cié à la décou­verte du virus du sida et prix Nobel de méde­cine 2008, n’a pas caché l’intérêt que gar­daient pour lui les tra­vaux de Ben­ve­niste. En 2009, il leur appor­ta un sou­tien clair en affir­mant qu’à ses yeux, la bio­lo­gie molé­cu­laire avait atteint des limites et qu’elle n’expliquait pas tout. Cer­tains phé­no­mènes comme l’homéopathie, dit-il, res­tent mys­té­rieux… Si l’on com­mence par nier ces phé­no­mènes, il ne se pas­se­ra rien.

Tout autre est le cas du Sud-Coréen Hwang Woo-suk, répu­té pour ses recherches sur les cel­lules souches à l’université de Séoul. Il pré­ten­dit avoir réus­si le pre­mier clo­nage humain, mais en 2005, on décou­vrit les fal­si­fi­ca­tions de ses tra­vaux. Fina­le­ment incul­pé pour détour­ne­ment de fonds, il fut condam­né à deux ans de pri­son. Cela ne l’a pas empê­ché de réap­pa­raitre plus tard dans une fon­da­tion où, moyen­nant le ver­se­ment de 100.000dollars, il pro­pose le clo­nage de chiens. Récem­ment, il s’est retrou­vé asso­cié à une entre­prise qui tente de faire revivre une car­casse de bébé mam­mouth décou­verte dans le per­ma­frost sibé­rien. On rap­pel­le­ra enfin le cas du phy­si­cien alle­mand Jan Hen­drick Schön qui, dans le domaine des nano­tech­no­lo­gies, avait obte­nu divers prix scien­ti­fiques inter­na­tio­naux entre 1997 et 2001. Sus­pec­té par des col­lègues, il dut recon­naitre avoir fal­si­fié diverses don­nées de ses recherches en vue de four­nir des preuves plus convain­cantes de ses résul­tats. Il avait vou­lu faire une car­rière spec­ta­cu­laire, mais l’université de Constance le révo­qua en affir­mant qu’il y avait là une « conduite désho­no­rante » et la « plus impor­tante fraude en phy­sique depuis cin­quante ans ».

La fraude scientifique augmente-t-elle ?

Toutes les fraudes scien­ti­fiques ne sont évi­dem­ment pas repé­rées, ne sont pas toutes du même genre, ni ne revêtent la même gra­vi­té. Dans la diver­si­té des com­por­te­ments consi­dé­rés comme répré­hen­sibles existe un accord pour en iden­ti­fier trois prin­ci­pales : le « pla­giat », qui consiste à ne pas indi­quer la source de ce que l’on copie en fai­sant pas­ser l’idée d’un autre pour la sienne, la « fal­si­fi­ca­tion » qui consiste à inflé­chir la pré­sen­ta­tion de cer­taines don­nées dans un sens favo­rable à la thèse que l’on cherche à défendre, et la « fabri­ca­tion » des résul­tats qui n’est rien d’autre que les inven­ter de toutes pièces. La réa­li­té de la fraude recouvre cepen­dant des choses plus diverses encore et sa défi­ni­tion conti­nue d’être un objet de débats. C’est ce qui, au niveau inter­na­tio­nal, a conduit les agences exis­tantes à plu­tôt faire usage de la notion d’«intégrité de la recherche ». La confiance de l’opinion publique, argu­mentent-elles, est fon­dée sur l’existence de normes d’intégrité du milieu de la recherche et les cher­cheurs doivent se mon­trer res­pon­sables de la fia­bi­li­té de leurs tra­vaux en se tenant à l’écart de pra­tiques contes­tables. Cette inté­gri­té n’est évi­dem­ment garan­tie par aucun accord inter­na­tio­nal parce que ce qui est accep­table dans un pays peut être consi­dé­ré comme illé­gal dans un autre. La recom­man­da­tion vise donc plu­tôt à ce que dans tous les pays, on s’achemine vers des prin­cipes et des obli­ga­tions pro­fes­sion­nelles similaires.

La confron­ta­tion avec le « modèle amé­ri­cain », qui met en œuvre une régu­la­tion cen­tra­li­sée régie par une loi cri­mi­na­li­sant la fraude scien­ti­fique2, a fait prendre conscience de l’absence d’une vision euro­péenne uni­fiée en la matière. En 2007, la Com­mis­sion euro­péenne a char­gé un groupe d’experts de for­mu­ler des pro­po­si­tions à cet égard. Dans les dif­fé­rents pays de l’Union, il existe certes des chartes et comi­tés d’éthique, mais il y en a peu où la légis­la­tion en soit venue, comme au Dane­mark et en Nor­vège depuis 1992, à se doter des moyens de lut­ter contre les pra­tiques men­son­gères. L’Angleterre en 1997, l’Allemagne en 1998 et la France en 1999 ont com­men­cé à se doter de dif­fé­rents codes et comi­tés de contrôle. En Bel­gique, outre la loi de 1994 sur les « droits d’auteurs et droits voi­sins » (dont le pla­giat scien­ti­fique), le Ser­vice fédé­ral de la poli­tique scien­ti­fique a publié en 2009, à l’initiative des diverses aca­dé­mies de sciences, un code éthique de la recherche auquel toutes les uni­ver­si­tés adhèrent. C’est un texte de por­tée natio­nale comme il en existe aus­si un aux Pays-Bas. Il reste cepen­dant dif­fi­cile d’évaluer l’efficacité de ces divers dispositifs.

La ques­tion des rap­ports entre l’activité scien­ti­fique et sa régu­la­tion éta­tique n’est pas un domaine des plus simples à prendre en charge. Si la fraude dans ce domaine est un objet de scan­dale public qui exige de fixer des règles, il faut aus­si avoir conscience des dan­gers que repré­sentent ses cen­seurs trop zélés (Ramun­ni, 2003). Le « régime de pro­duc­tion des savoirs » consti­tue un domaine déli­cat qu’il s’agit de com­prendre avant de vou­loir admi­nis­tra­ti­ve­ment le for­ma­ter. Car s’y croisent contra­dic­toi­re­ment les exi­gences de cen­tra­li­sa­tion des poli­tiques sociales, sani­taires et de la sécu­ri­té col­lec­tive, et celles d’une créa­ti­vi­té de la recherche qui s’encadre dif­fi­ci­le­ment dans des sys­tèmes de normes stan­dar­di­sées. Briè­ve­ment, on pour­rait dire que s’y ren­contrent le sta­tut du « cher­cheur-fonc­tion­naire » et celui du « cher­cheur-entre­pre­neur ». Si l’on voit bien les impé­rieuses rai­sons qu’il y a à pro­té­ger la recherche de la capa­ci­té qu’ont les indus­tries d’y impo­ser leurs vues, on ne peut mini­mi­ser pour autant la ten­ta­tion per­ma­nente de l’«État stra­tège » cher­chant à ins­tru­men­ta­li­ser plus ou moins sub­ti­le­ment les sciences au ser­vice de poli­tiques. Dans cet autre domaine qu’est l’histoire, par exemple, les contro­verses autour du « néga­tion­nisme » ont mon­tré que les enceintes par­le­men­taires n’étaient pas le meilleur lieu pour déter­mi­ner le vrai du faux en science. Et pour­tant, la ques­tion conti­nue de se poser : une fois que la science devient une entre­prise qui imite l’organisation indus­trielle, est-elle encore capable de s’autoréguler ?

Si des ins­tru­ments de lutte contre la fraude ont com­men­cé à être mis en place au cours des der­nières décen­nies, c’est parce que des indices évi­dents indi­quaient l’existence d’une aug­men­ta­tion de son volume. Le nombre de publi­ca­tions rétrac­tées parce qu’elles repo­saient sur des don­nées fal­si­fiées ou fabri­quées était en constante crois­sance. Les enquêtes indiquent aus­si que si plus de 90% de la popu­la­tion euro­péenne affirme spon­ta­né­ment faire confiance à la science, cette opi­nion favo­rable décroit rapi­de­ment dès qu’elle sait que les recherches sont en lien avec l’industrie : 30% quand il s’agit du nucléaire, des OGM ou des nano­tech­no­lo­gies. L’opinion publique a été frap­pée par la gra­vi­té de la fraude appa­rue dans plu­sieurs études phar­ma­co­lo­giques liées à de grands labo­ra­toires com­mer­ciaux. Ce sont là des mani­fes­ta­tions de ce qu’Ulrich Beck appelle la « cui­sine des poi­sons ». Et désor­mais, ce sont les neu­ros­ciences qui sont l’objet d’une atten­tion par­ti­cu­lière, en rai­son des finan­ce­ments colos­saux dont béné­fi­cie ce domaine : la manne du mil­liard d’euros allouée par la Com­mis­sion euro­péenne à l’Human Brain Pro­ject sus­cite appa­rem­ment une infla­tion d’études sta­tis­ti­que­ment peu cré­dibles et aux métho­do­lo­gies douteuses.

Mal­gré ce nou­veau cli­mat de défiance, il demeure néan­moins dif­fi­cile d’affirmer avec cer­ti­tude que la fraude scien­ti­fique s’accroit réel­le­ment. Dans la com­mu­nau­té des cher­cheurs, elle est géné­ra­le­ment consi­dé­rée comme mar­gi­nale, mais les enquêtes récentes mettent en cause cette opi­nion. Les prin­ci­pales inves­ti­ga­tions dis­po­nibles pro­viennent des États-Unis. La syn­thèse qu’en donne Eliot Mar­schall (2000), dans le maga­zine Science, met en évi­dence que le nombre de ceux qui avouent avoir frau­dé plus ou moins gra­ve­ment dans au moins l’une de ces trois caté­go­ries de pra­tiques péna­li­sées varie­rait, selon les sources, de 1 à 35% par­mi les scien­ti­fiques en acti­vi­té. Ils seraient les plus nom­breux dans les sciences bio­lo­giques et médi­cales (35%), moins nom­breux dans les sciences humaines (16%) et plus rares dans les sciences dites dures (15 à 1%). La pré­va­lence de ces pra­tiques se situe­rait entre 1 et 2% du total des articles scien­ti­fiques publiés. S’il demeure dif­fi­cile de déter­mi­ner si la fré­quence de la fraude reste rela­ti­ve­ment stable et si son aug­men­ta­tion appa­rente n’est qu’un effet méca­nique de la mul­ti­pli­ca­tion du nombre des cher­cheurs, on ne peut cepen­dant pas s’étonner que l’on en soit venu à par­ler d’une « culture de la fraude ». Car même s’il n’y a que 2% des articles scien­ti­fiques qui sont l’objet d’une fal­si­fi­ca­tion décou­verte et que cela peut paraitre une faible pro­por­tion, aux États-Unis cela concerne tou­te­fois quelque 8.000 per­sonnes sur les 400.000 finan­cées sur des fonds fédé­raux. Et lorsque 35% de scien­ti­fiques d’une dis­ci­pline admettent, sous ano­ny­mat, avoir com­mis des fautes déon­to­lo­giques, cela consti­tue une pro­por­tion énorme.

En Europe, bien que l’on y reprenne l’affirmation selon laquelle toutes les études indiquent que les fraudes scien­ti­fiques sont en aug­men­ta­tion, les don­nées sur le volume quan­ti­ta­tif de la fraude res­tent très lacu­naires sinon absentes. Ce sont des publi­ca­tions amé­ri­caines (Fer­ric C. Fang, 2012) qui nous apprennent, par exemple, que, dans le domaine des sciences de la vie et si l’on se fie au nombre des articles scien­ti­fiques rétrac­tés, après les États-Unis, ce sont l’Allemagne et le Japon qui arrivent en tête, sui­vis direc­te­ment par la Chine dont on dit que le pla­giat et la fabri­ca­tion de don­nées y sont deve­nus un sport natio­nal. Viennent ensuite le Royaume-Uni et d’autres pays euro­péens comme la France et l’Italie. Par le biais d’informations ponc­tuelles dans les médias, on sait aus­si qu’au cours des der­nières années, en France, en Alle­magne et en Angle­terre, se sont mul­ti­pliées des enquêtes judi­ciaires au sein des uni­ver­si­tés où l’on soup­çonne des pro­fes­seurs d’avoir par­ti­ci­pé à diverses mal­ver­sa­tions per­met­tant la déli­vrance de grades aca­dé­miques indus dans dif­fé­rentes disciplines.

En Bel­gique, on ne dis­pose pas de don­nées publiques fiables sur l’ampleur qu’aurait la fraude scien­ti­fique. On doit s’y conten­ter des cas que les médias mettent en lumière. Ain­si, le men­suel EOS Weten­schap publiait en mars 2013 les résul­tats d’une enquête mon­trant que, dans les uni­ver­si­tés fla­mandes, un cher­cheur sur douze en sciences médi­cales admet­tait être prêt à fal­si­fier une recherche. Au même moment, un bio­lo­giste de la VUB était licen­cié à la suite de la décou­verte de l’importance de la fraude qu’il pra­ti­quait depuis de nom­breuses années. À l’ULB, de graves soup­çons de fal­si­fi­ca­tion de don­nées planent actuel­le­ment sur un cher­cheur che­vron­né en toxi­co­lo­gie. On rap­pel­le­ra enfin la sus­pi­cion de fraude qui, en 2012 à l’UCL, a pesé sur un gyné­co­logue de renom­mée inter­na­tio­nale lors de la publi­ca­tion de cer­tains de ses tra­vaux en matière de greffe de tis­sus ova­riens. Y a‑t-il eu faute ou omis­sion de signa­le­ment de cer­taines infor­ma­tions ? Ici, c’est sans doute la riva­li­té entre cher­cheurs qui est inter­ve­nue. On observe donc que la jalou­sie entre eux n’est pas absente et qu’ils peinent à résis­ter aux pres­sions qui, en vue de briller, les poussent par­fois à publier dans la hâte.

Pour­quoi frauder ?

Les rai­sons pour les­quelles nombre de cher­cheurs s’adonnent à la fraude par­tout dans le monde sont-elles très dif­fé­rentes de celles qui poussent les cou­reurs cyclistes à prendre des sub­stances qui amé­liorent leurs per­for­mances ? Ce qui ne manque pas de frap­per, c’est qu’au cours des vingt der­nières années, la mul­ti­pli­ca­tion des contrôles n’a pas plus enrayé la fraude qui affecte la publi­ca­tion des articles dans les revues scien­ti­fiques qu’elle n’est par­ve­nue à s’opposer au dopage des spor­tifs. Comme si les uns et les autres, mal­gré les bar­rages mis en place, étaient de plus en plus nom­breux à avoir besoin de mettre le sys­tème à l’épreuve, espé­rant certes ne pas être décou­verts, mais déci­dés à le bra­ver. Dans le « monde dar­wi­nien de la recherche », selon l’expression de Fagot-Lar­geault, exhi­ber des résul­tats qui retiennent l’attention consti­tue une néces­si­té si l’on veut res­ter dans la com­pé­ti­tion. Publier est deve­nu une obli­ga­tion incon­tour­nable, et on s’y donne d’autant plus faci­le­ment un coup de pouce fur­tif à soi-même que l’on estime être entou­ré de rivaux qui n’hésitent pas à en faire autant.

Dans son ouvrage De la fraude (2010), le bio­lo­giste et phi­lo­sophe Hen­ri Atlan affirme que la science est désor­mais « conta­mi­née par l’industrie du men­songe ». La péné­tra­tion des tech­niques de com­mu­ni­ca­tion et de mar­ke­ting dans la trans­mis­sion de l’information scien­ti­fique fait qu’elle n’est plus à l’abri des déra­pages frau­du­leux adop­tés avec une appa­rente indif­fé­rence par un grand nombre. Or, dit-il, dans cette manière de rabattre les pro­duits de la science sur des jeux d’intérêts, il y a une déna­tu­ra­tion du lan­gage. Donc aus­si une déna­tu­ra­tion des rap­ports avec la véri­té et une fra­gi­li­sa­tion de la démo­cra­tie sou­mise à des objec­tifs com­mer­ciaux ou idéologiques.

Concur­rence, inté­rêt éco­no­mique, mar­ke­ting et tech­niques de com­mu­ni­ca­tion : l’activité scien­ti­fique se trouve aux prises avec une réa­li­té com­plexe où les res­pon­sa­bi­li­tés se par­tagent entre les indi­vi­dus, les admi­nis­tra­tions publiques et les entre­prises aux objec­tifs sou­vent contra­dic­toires. Car c’est le célèbre mot d’ordre « publiez ou péris­sez », pra­ti­que­ment impo­sé aux cher­cheurs par les ins­tances gou­ver­ne­men­tales à l’aide d’instruments d’évaluation biblio­mé­trique de leur « pro­duc­tion », qui a pous­sé nombre d’entre eux à publier tou­jours plus. En prin­cipe, il s’agissait de pur­ger les labo­ra­toires des scien­ti­fiques médiocres et « non ren­tables ». Le résul­tat obte­nu fut cepen­dant tout autre : pour « sau­ver leur peau », plus d’un s’est affran­chi des règles éthiques et on a vu fleu­rir la « science frau­du­leuse ». La lit­té­ra­ture uni­ver­si­taire s’est de cette façon ense­ve­lie elle-même sous une mons­trueuse ava­lanche de publi­ca­tions redon­dantes, dis­si­mu­lée sous des inti­tu­lés dif­fé­rents et que seuls les pro­grammes spé­cia­li­sés des machines digi­tales s’avèrent désor­mais capables d’inventorier et com­pa­rer. L’ironie de la situa­tion est tou­te­fois que ce sont les mêmes ins­tances, ini­tia­le­ment inci­ta­trices de cette excrois­sance maligne, qui se voient à terme char­gées d’une sorte de police des mœurs qui traque les impos­teurs. En Alle­magne, par exemple, l’État en est venu à modi­fier la légis­la­tion en vue de pro­té­ger les « lan­ceurs d’alertes » dénon­cia­teurs des cas de fraude scien­ti­fique. Le pres­ti­gieux ins­ti­tut Max Planck, quant à lui, a éta­bli une charte de la gui­dance des cher­cheurs qui, au trop fameux adage « publiez ou péris­sez », sub­sti­tue main­te­nant cet autre : « Publiez mieux et moins. »

L’irruption mas­sive de recherches finan­cées par des entre­prises com­mer­ciales n’a, par ailleurs, fait qu’accélérer le pilo­tage de tra­vaux orien­tés par une pré­su­mée « demande sociale » sou­vent réduite aux inté­rêts de l’économie mar­chande. Som­mée de trou­ver une cor­res­pon­dance entre le savoir et les cri­tères de l’efficacité pro­duc­tive, une part impor­tante de la science contem­po­raine s’est dès lors conçue elle-même comme si elle était un pro­duit au ser­vice de la socié­té de consom­ma­tion. Tout cela donne évi­dem­ment à réflé­chir sur ce qu’on appelle la « socié­té de la connais­sance » éri­gée en idéal dans le trai­té de Lis­bonne. La demande de savoirs y est deve­nue un impor­tant fac­teur de pro­duc­tion, un enjeu fon­da­men­tal dans la com­pé­ti­tion éco­no­mique qui pousse à pri­vi­lé­gier ceux qui sont « vrai­ment utiles ». Le vieux modèle de l’industrialisation s’étant rela­ti­ve­ment épui­sé, la demande d’innovation tech­no­lo­gique sus­cep­tible d’être prise en charge par la « recherche-déve­lop­pe­ment » est deve­nue un fac­teur stra­té­gique. Paral­lè­le­ment, dans les car­rières uni­ver­si­taires, la com­pé­ti­tion entre les indi­vi­dus est deve­nue de plus en plus féroce. La com­pé­tence de ceux que l’université cherche à recru­ter s’y appa­rente bien moins à celle des « savants » qu’à celle des « experts » ou des « tech­ni­ciens » hyper­spé­cia­li­sés dans un domaine des connais­sances sus­cep­tibles de se tra­duire dans des tech­no­lo­gies bre­ve­tables et commercialisables.

Un constat s’impose : à bien des égards, la dyna­mique de la mon­dia­li­sa­tion éco­no­mique a empor­té l’université avec elle, et il n’est pas outran­cier de se deman­der si, pour une très large part, elle n’est pas tom­bée aux mains des agents exé­cu­teurs de la ratio­na­li­té ins­tru­men­tale. C’est en tout cas la ques­tion que posait Jean Ladrière (2000) lorsqu’il disait que c’est cette rai­son-là qui tente de prendre tota­le­ment le contrôle de l’institution uni­ver­si­taire et que ce n’est que dans la mesure où cette der­nière lui prête son sou­tien que, de leur côté, ceux qui en tirent le plus de pro­fits lui apportent leur appui en termes de moyens. Pour les jeunes cher­cheurs d’aujourd’hui, cela se tra­duit par­tout dans la course folle aux demandes de sub­ven­tion, aux par­te­na­riats dans des réseaux inter­uni­ver­si­taires, aux confé­rences et col­loques inter­na­tio­naux où il s’agit sur­tout de se pla­cer parce qu’ils sont autant d’indicateurs d’excellence et de pro­duc­ti­vi­té dans ce que Bur­ton R. Clarck (1998) appelle l’«université entre­pre­neu­riale ». Très tôt, nombre des jeunes qui s’y engagent sont hap­pés par un cou­rant qui les rend pré­co­ce­ment cyniques, concur­rents entre eux et par­fai­te­ment indif­fé­rents aux divorces intel­lec­tuels et moraux dont souffre l’institution qui pour­tant les fait vivre. C’est en son sein que fata­le­ment se mul­ti­plient les faus­saires qui, au besoin, bâti­ront leur car­rière sur le mensonge.

La « socié­té de la connais­sance », c’est donc cela : celle où l’activité de recherche est plei­ne­ment deve­nue un fac­teur de la pro­duc­tion. Et au sein de l’université, c’est par l’adoption d’une pos­ture conforme à ses exi­gences que nombre de cher­cheurs en viennent à pro­duire des connais­sances fal­la­cieuses. En dehors des fal­si­fi­ca­teurs avé­rés qui, dans les sciences humaines comme dans celles de la nature, inventent de toutes pièces leurs « décou­vertes », le bluff osten­ta­toire se trouve aus­si chez ceux qui truquent leur CV, pla­gient des col­lègues, empruntent dis­crè­te­ment les idées de leurs étu­diants et col­la­bo­ra­teurs, omettent de men­tion­ner les résul­tats de ceux qui contre­disent les leurs, « sau­cis­sonnent » au maxi­mum la publi­ca­tion de leurs tra­vaux et affec­tionnent les publi­ca­tions mul­ti-auteurs qui per­mettent de gon­fler leur biblio­gra­phie per­son­nelle ou de béné­fi­cier du co-pres­tige de ceux avec qui ils « tra­vaillent en équipe ». Toutes ces pra­tiques qui ne pro­cèdent pas néces­sai­re­ment d’une volon­té de trom­per, témoignent néan­moins de la consti­tu­tion d’un milieu où la pro­bi­té est moins que jamais la ver­tu dominante.

Changer de culture

Sur ce fond de déco­rum aca­dé­mique, encore faut-il veiller à ne pas tom­ber dans un nou­veau mac­car­thysme intel­lec­tuel. Le fait que cer­tains, tarau­dés par l’idée de réus­site, n’hésitent pas sur les moyens de tra­fi­quer leurs tra­vaux pour qu’ils servent mieux leurs convic­tions idéo­lo­giques, leurs inté­rêts per­son­nels ou tout sim­ple­ment leur vani­té doit certes faire aban­don­ner la vision idéa­liste de l’activité intel­lec­tuelle comme celle qui consacre toute son éner­gie au débat voué à la recherche de la véri­té. Il y a à recon­naitre que s’y pour­suivent aus­si des inté­rêts par­ti­cu­liers au tra­vers d’une lutte pour l’hégémonie. Cela n’autorise pas pour autant l’ouverture d’une nou­velle chasse aux sorcières.

Or, ce risque n’est pas absent. On le voit, par exemple, dans les contro­verses actuelles sur le réchauf­fe­ment cli­ma­tique où des soup­çons acca­blants opposent les par­ti­sans du GIEC à leurs adver­saires cli­ma­to-scep­tiques. « Il faut se méfier non seule­ment du men­songe, mais aus­si des puristes », affirme Hen­ri Atlan (2010 b) qui en sait quelque chose à par­tir des réac­tions outran­cières que lui valurent les réserves qu’il avait expri­mées au sujet du sta­tut de la « véri­té scien­ti­fique » qui découle des modèles infor­ma­tiques uti­li­sés dans l’étude du cli­mat. Pour ce spé­cia­liste de la modé­li­sa­tion des sys­tèmes com­plexes, et en par­ti­cu­lier ceux qui ne peuvent pas être empi­ri­que­ment expé­ri­men­tés à grande échelle, le pro­blème n’est pas de réa­li­ser un « bon modèle », mais bien qu’il en existe trop sus­cep­tibles d’expliquer les mêmes obser­va­tions. Il ne fau­drait donc pas qu’une régence de la science « poli­ti­que­ment cor­recte » pousse les cher­cheurs à demeu­rer dans les pro­cé­dures métho­do­lo­giques et les domaines bali­sés d’une recherche qui les met à l’abri des risques et aven­tures d’une science véri­ta­ble­ment créa­trice. Il n’est pas évident de mettre en œuvre les cri­tères de la « bonne science » sans cou­rir le risque qu’ils ne soient à l’origine d’un enfer­me­ment idéologique.

Ce que met en lumière une telle contro­verse, c’est bien sûr qu’il faut faire une dis­tinc­tion claire entre le débat au sein du GIEC (ce qui relève des sciences) et le débat sur le GIEC et sur les déci­sions col­lec­tives que devraient sus­ci­ter ses tra­vaux (ce qui relève de choix poli­tiques, éco­no­miques et cultu­rels). Mais ce qui y est mis en lumière, en outre, c’est que s’il faut certes plai­der pour une science qui échappe aux conver­gences d’intérêts ou de convic­tions entre ceux qui la pro­duisent et ceux qui la financent, peu de scien­ti­fiques sont en réa­li­té mobi­li­sables pour four­nir des diag­nos­tics com­plè­te­ment indé­pen­dants de la vision par­ti­cu­lière qu’ils ont du monde dans lequel, comme tout un cha­cun, ils vivent. Indé­nia­ble­ment, au-delà des affir­ma­tions de neu­tra­li­té et d’indépendance de la science, la figure du cher­cheur enga­gé dans un champ de com­pé­tence inclut une dimen­sion d’intérêt sub­jec­tif et d’inclination poli­tique per­son­nelle. Et sans doute faut-il admettre que cela est inévi­table parce que la pour­suite opi­niâtre de connais­sances scien­ti­fiques par des indi­vi­dus indif­fé­rents au deve­nir du monde est inima­gi­nable. C’est d’ailleurs la rai­son pour laquelle, comme il faut bien le consta­ter, les exper­tises scien­ti­fiques par­ti­cipent lar­ge­ment à la pola­ri­sa­tion des débats démo­cra­tiques plu­tôt qu’elles ne per­mettent d’y mettre un terme défi­ni­tif. Comme le sou­tient le socio­logue alle­mand Ulrich Beck (2002) dans la « socié­té du risque », la réflexi­vi­té sociale et poli­tique passe par une lutte entre experts et contre-experts.

Parce que même en tenant compte de leur auto­no­mie, le com­por­te­ment des indi­vi­dus n’est jamais dis­so­ciable des valeurs qui servent de réfé­rence géné­rale dans une socié­té don­née, l’analyse des causes de la fraude intel­lec­tuelle n’est pas, elle non plus, dis­so­ciable de ce que sont ses sources sociales et cultu­relles. Le socio­logue amé­ri­cain Robert K. Mer­ton (1965) avait très tôt iden­ti­fié cette dimen­sion des choses dans ses études sur l’adaptation des conduites. C’est, disait-il, la contra­dic­tion entre les stan­dards éco­no­miques et cultu­rels dif­fu­sés par la socié­té, et la dis­tri­bu­tion inégale des moyens dont dis­pose cha­cun pour atteindre les objec­tifs ain­si ren­dus enviables qui contri­bue à faire exis­ter une diver­si­té de conduites « conformes » ou « déviantes ». Lorsque dans une socié­té don­née, il s’agit sur­tout de « gagner » et de par­ve­nir au suc­cès par la com­pé­ti­tion, les pro­messes de gloire, de puis­sance ou d’enrichissement qu’elle fait miroi­ter à ses membres consti­tuent une source struc­tu­relle de ten­sions et de riva­li­tés qui pousse cer­tains à la fraude. On pour­rait même sou­te­nir que la mise en œuvre de moyens frau­du­leux, mais effi­caces, même si elle est offi­ciel­le­ment condam­née, y est impli­ci­te­ment récom­pen­sée. Une exal­ta­tion sociale exa­gé­rée des suc­cès per­son­nels entraine, au sens lit­té­ral du mot, une « démo­ra­li­sa­tion » des indi­vi­dus. Ain­si, un sys­tème qui valo­rise la mobi­li­té sociale des indi­vi­dus et qui se foca­lise cultu­rel­le­ment sur l’issue de la com­pé­ti­tion entre eux, pèse sur les choix des indi­vi­dus et incite cer­tains à trans­gres­ser les règles du jeu. Les com­por­te­ments illé­gaux, loin d’être anor­maux, y deviennent alors un phé­no­mène très commun.

Com­ment ne pas recon­naitre dans cette per­cep­tion de Mer­ton ce que, dans la socié­té actuelle, on peut consi­dé­rer comme la « source socio­cul­tu­relle de la triche », une sorte de triomphe de l’intelligence amo­rale ? Elle affecte aus­si bien les élites intel­lec­tuelles de l’université que n’importe qui d’autre : le sujet indi­vi­duel moderne épris de réa­li­sa­tion de lui-même, en vue de figu­rer par­mi les gagnants d’une époque dont il a ava­lé toutes les repré­sen­ta­tions conven­tion­nelles, se hisse par­mi les meilleurs à l’aide des ins­tru­ments de la com­pé­ti­ti­vi­té clan­des­tine. Nombre de ceux qui étaient voués à pro­duire de la véri­té pro­duisent alors du mensonge.

La mise en lumière de la fraude intel­lec­tuelle ne doit pas être sim­ple­ment un objet de scan­dale pour l’opinion. Elle doit éga­le­ment faire naitre une volon­té de trans­for­mer le contexte socio­cul­tu­rel qui la sus­cite ou l’intensifie ain­si que les cadres règle­men­taires, admi­nis­tra­tifs et ins­ti­tu­tion­nels qui lui per­mettent de se per­pé­tuer. Comme le pense Fagot-Lar­geault (2011), il est sans doute urgent de rendre le monde de la recherche moins dar­wi­nien. Mais suf­fi­ra-t-il pour chan­ger sa culture que les uni­ver­si­tés dis­pensent des pro­grammes incul­quant aux géné­ra­tions mon­tantes les règles de la conduite du scien­ti­fique res­pon­sable, qu’elles mettent en place des codes de déon­to­lo­gie ain­si que d’efficaces ins­tru­ments de dis­sua­sion de la fraude et que, en outre, elles en viennent à sélec­tion­ner leur per­son­nel et à pro­mou­voir leur car­rière au fil du temps à par­tir de cri­tères moins absurdes que le volume de leur production ?

Les pou­voirs poli­tiques se sont tou­jours inté­res­sés aux sciences et à leurs déve­lop­pe­ments qui leur offraient des outils per­met­tant de trans­for­mer la nature et la vie sociale. Cela tou­te­fois en les fai­sant éven­tuel­le­ment men­tir, rap­pelle Domi­nique Pestre (2007). Par ailleurs, dit-il, la science moderne s’est dite en mesure d’écarter les erre­ments de la phi­lo­so­phie et de dire la véri­té du monde. Mais la science n’est pas plus démo­cra­tique par nature qu’elle n’est elle-même « natu­rel­le­ment là ». Et si on ne l’articule pas avec les ques­tions d’hégémonie, les rap­ports de pou­voir ou les ambi­tions des indi­vi­dus, on ne par­vient pas à com­prendre les contra­dic­tions qui s’y déve­loppent ou les mani­pu­la­tions qui s’y consti­tuent. Parce qu’il n’y a pas moins d’intérêts en jeu dans la pro­duc­tion des savoirs que dans les autres domaines de la vie col­lec­tive, nous devons aban­don­ner l’illusion d’un monde scien­ti­fique épar­gné par les ten­sions et l’arrivisme des appé­tits per­son­nels. Ils ne reflètent à bien des égards que ceux de la socié­té et de l’époque où elle se déploie. Dans l’analyse du pro­blème, ce n’est dès lors pas le cher­cheur iso­lé, tri­cheur poten­tiel, qui doit être pla­cé au cœur de l’interrogation. Mais bien tout ce qui concourt à défi­nir le contexte de son acti­vi­té. Certes la science moderne sup­pose un indi­vi­du auto­nome et libre. Mais la logique de la science et celle de la démo­cra­tie ne peuvent res­ter en oppo­si­tion. La recherche demande donc d’être incluse dans les termes d’un « contrat social » qui la pré­serve d’un « anti­dé­mo­cra­tisme méri­to­cra­tique » où sa liber­té est conta­mi­née par la liber­té de trom­per. Ce chan­ge­ment de culture peut-il s’entrevoir dans le cadre de la socié­té de la connais­sance et de l’innovation où, comme l’ont mon­tré cer­tains épi­sodes récents de concur­rence et d’espionnage scien­ti­fique, l’«État-stratège » lui-même pousse les cher­cheurs à faire usage « si besoin est » de moyens frau­du­leux pour que leur science rejoigne ses inté­rêts géoé­co­no­miques et géo­po­li­tiques de puis­sance ? (Moi­net, 2009)

  1. Le Cercle de Vienne, dont Ber­trand Rus­sel, Albert Ein­stein et Lud­wig Witt­gen­stein furent éga­le­ment des ins­pi­ra­teurs, est un club de savants qui, de 1923 à 1936, a défen­du en phi­lo­so­phie des sciences le pro­gramme du posi­ti­visme logique. Pour ce cou­rant qui eut une grande influence durant le siècle pas­sé, la connais­sance scien­ti­fique se doit d’être empi­rique et formelle.
  2. La qua­li­fi­ca­tion de « faute cri­mi­nelle » pour cer­taines pra­tiques dans le domaine scien­ti­fique s’est tra­duite, comme on le sait, dans d’importants pro­cès aux États-Unis, notam­ment vis-à-vis du lob­by ciga­ret­tier. Mais ce ne sont pas seule­ment les consé­quences publiques néfastes que le men­songe peut avoir en aval qui sont péna­li­sées dans ce pays. La loi inter­vient aus­si en amont comme dans le fait de n’attribuer de cré­dit public de recherche qu’aux can­di­dats qui, moyen­nant un contrat d’assurance, seront à même de rem­bour­ser le cré­dit en cas d’inconduite scientifique.

Albert Bastenier


Auteur

Sociologue. Professeur émérite de l'université catholique de Louvain. Membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle depuis 1967. S'y est exprimé régulièrement sur les questions religieuses, les migrations et l'enseignement.