Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Qu’est ce qu’un « bon » système d’enseignement supérieur ?

Numéro 3 - 2016 par Jean-Paul Lambert

mai 2016

Les enquêtes Pisa com­parent les per­for­mances de l’enseignement secon­daire des pays de l’OCDE, mais ce type d’évaluation n’existe pas pour l’enseignement supé­rieur. Une ana­lyse plus appro­fon­die que les clas­se­ments mon­diaux (ran­king) révèle une varié­té de modèles et de mode de finan­ce­ment de cet ensei­gne­ment. En Fédé­ra­tion Wal­lo­nie-Bruxelles, il est très per­for­mant et devrait inci­ter de se gar­der de tout pro­jet aven­tu­reux de réforme.

Articles

Pour éva­luer la qua­li­té d’un sys­tème, il est utile de pou­voir com­pa­rer les per­for­mances de celui-ci à celles des sys­tèmes étran­gers. C’est la démarche des enquêtes Pisa por­tant sur les sys­tèmes édu­ca­tifs des pays de l’OCDE. Mais celles-ci ne portent que sur l’enseignement obli­ga­toire. Qu’en est-il alors de l’enseignement supé­rieur ? Ici, l’exercice est plus ardu car il n’existe pas d’enquête inter­na­tio­nale « de type Pisa » por­tant sur l’enseignement supérieur.

Quels systèmes universitaires émergent des rankings ?

Une pre­mière piste porte à exploi­ter les « World Uni­ver­si­ty Ran­kings », qui publient annuel­le­ment un clas­se­ment mon­dial des uni­ver­si­tés. Les deux ran­kings les plus en vue sont ceux pro­duits par l’université Jiao Tong de Shan­ghai (depuis 2003) et par le Times Higher Edu­ca­tion (depuis 2004). Il faut cepen­dant res­ter conscient des limites (sévères) de ces ran­kings : en ver­tu des cri­tères adop­tés, ceux-ci ne consi­dèrent que les uni­ver­si­tés (dont la recherche fon­da­men­tale fait par­tie des mis­sions prio­ri­taires) et ignorent les autres ins­ti­tu­tions d’enseignement supé­rieur. Une exploi­ta­tion de ces ran­kings per­met donc, tout au plus, d’évaluer les « sys­tèmes uni­ver­si­taires » qui ne consti­tuent qu’une com­po­sante des « sys­tèmes d’enseignement supé­rieur» ; l’examen atten­tif des indi­ca­teurs rete­nus par les ran­kings révèle que ceux-ci ne mesurent, en réa­li­té, que la « qua­li­té » de la recherche et qu’ils ne nous apprennent rien sur la « qua­li­té » de l’enseignement dis­pen­sé. En outre, la « qua­li­té » de la recherche, telle que mesu­rée, est affec­tée d’un double biais : un pre­mier biais « dis­ci­pli­naire » en faveur des sciences (mathé­ma­tiques et sciences de la nature) et des « sciences de la vie » et au détri­ment des sciences humaines et sociales, pau­vre­ment repré­sen­tées dans ces bases de don­nées ; un deuxième biais favo­rable aux revues scien­ti­fiques et aux cher­cheurs — et donc aux uni­ver­si­tés — du monde anglo-saxon.

Avec ces réserves en tête, ten­tons d’exploiter les ran­kings pour éva­luer la « qua­li­té » (en matière de recherche) des « sys­tèmes uni­ver­si­taires ». Il faut évi­dem­ment prendre quelques pré­cau­tions métho­do­lo­giques. Il convient d’abord de ne pas se lais­ser hyp­no­ti­ser par les seuls top 10 ou top 50, sous peine de se foca­li­ser sur l’«arbre qui cache la forêt ». Que dirait-on, en effet, d’un pays dont une uni­ver­si­té se trou­ve­rait clas­sée dans le top 20, mais dont toutes les autres uni­ver­si­tés se trou­ve­raient relé­guées au-delà du top 500 ? Esti­me­rait-on que ce pays dis­pose d’un sys­tème uni­ver­si­taire de qua­li­té ? Assu­ré­ment non. Consi­dé­rons donc, pour chaque pays de notre échan­tillon1, les nombres d’universités clas­sées res­pec­ti­ve­ment dans le top 100 et le top 500 des ran­kings de Shan­ghai et du Times. Et « nor­ma­li­sons » évi­dem­ment ces nombres pour tenir compte des tailles res­pec­tives des dif­fé­rents pays.

Nous pou­vons alors mesu­rer la posi­tion res­pec­tive de chaque pays (ou chaque « sys­tème uni­ver­si­taire ») par rap­port à celle d’un pays « moyen » qui, tant pour le top 100 que pour le top 500, clas­se­rait un nombre d’universités (nor­ma­li­sé par sa taille) égal à celui de la moyenne de l’échantillon. Les sur­prises sont au ren­dez-vous : les États-Unis et le Royaume-Uni, pour­tant sou­vent pré­sen­tés comme les « vedettes » des ran­kings, sont très loin de figu­rer en « pole posi­tion ». On abou­tit en effet aux constats suivants.

D’abord, les sys­tèmes uni­ver­si­taires des pays de l’Europe du Nord (dont la Bel­gique) pré­sentent des per­for­mances supé­rieures à celles de la moyenne2 des pays de l’OCDE. Le Royaume-Uni ne se hisse que de jus­tesse — avec des per­for­mances proches de la moyenne — dans ce groupe.

Ensuite, les sys­tèmes uni­ver­si­taires des grands pays d’Europe conti­nen­tale et des pays de l’Europe du Sud, de même que le Japon et la Corée, pré­sentent, en revanche, des per­for­mances plus faibles que la moyenne des pays de l’OCDE.

Enfin, le sys­tème uni­ver­si­taire des États-Unis occupe une posi­tion sin­gu­lière : il est le seul pays de notre échan­tillon à faire meilleure figure que la moyenne (de peu, cepen­dant) pour ce qui concerne le top 100 et à faire moins bonne figure que la moyenne (plus net­te­ment) pour ce qui concerne le top 500 ; cer­tains pays scan­di­naves (Fin­lande et Nor­vège) pré­sentent la confi­gu­ra­tion inverse : moins bons résul­tats que la moyenne pour le top 100, mais meilleurs résul­tats que la moyenne pour le top 500.

Cette der­nière obser­va­tion amène à exa­mi­ner la rela­tion entre le mode de régu­la­tion d’un sys­tème et la dyna­mique interne de celui-ci. La situa­tion aty­pique des États-Unis est le pro­duit d’un sys­tème presque tota­le­ment déré­gu­lé dans lequel les pou­voirs publics n’interviennent que très peu, lais­sant se déployer les forces du mar­ché. Le libre jeu du mar­ché a pro­duit un sys­tème carac­té­ri­sé par une extrême stra­ti­fi­ca­tion avec, au som­met de la pyra­mide, une poi­gnée d’universités d’«élite » (et immen­sé­ment riches), sui­vie d’un contin­gent de « bonnes » (et pas­sa­ble­ment riches) uni­ver­si­tés et, à la base, une grande majo­ri­té d’universités de qua­li­té médiocre (et net­te­ment moins bien dotées). Les sys­tèmes uni­ver­si­taires qui pré­sentent un modèle inverse de celui des États-Unis (Fin­lande et Nor­vège) font par­tie des pays dans les­quels la part du finan­ce­ment public de l’enseignement supé­rieur est supé­rieur à la moyenne euro­péenne. La confi­gu­ra­tion obser­vée dans ces sys­tèmes reflète bien un choix poli­tique : le main­tien d’une grande qua­li­té dans le plus grand nombre d’universités plu­tôt que la concen­tra­tion des moyens au pro­fit de quelques uni­ver­si­tés d’«élite » (et inévi­ta­ble­ment au détri­ment des autres).

Une ana­lyse plus appro­fon­die de l’ensemble des sys­tèmes de notre échan­tillon révèle que le mode de régu­la­tion d’un sys­tème d’enseignement supé­rieur n’est pas neutre quant aux per­for­mances glo­bales du sys­tème. Dans les sys­tèmes nord-euro­péens où les pou­voirs publics assurent l’essentiel du finan­ce­ment des uni­ver­si­tés, ces pou­voirs publics appa­raissent en mesure de garan­tir des per­for­mances géné­ra­le­ment supé­rieures et plus homo­gènes que dans les sys­tèmes prin­ci­pa­le­ment finan­cés (et régu­lés) « par le marché ».

Élargissons la perspective à l’ensemble de l’enseignement supérieur

Un exa­men des seuls « sys­tèmes uni­ver­si­taires » lais­se­rait cepen­dant dans l’ombre toutes les ins­ti­tu­tions du sec­teur « hors uni­ver­si­té », non sus­cep­tibles de prise en consi­dé­ra­tion par les World Uni­ver­si­ty Ran­kings. Or ce sec­teur est essen­tiel car les ins­ti­tu­tions qui en relèvent, por­teuses de mis­sions par­tiel­le­ment dis­tinctes de celles des uni­ver­si­tés, contri­buent à assu­rer la diver­si­té des pro­fils de for­ma­tions cor­res­pon­dant aux attentes d’un public étu­diant plus diver­si­fié qu’autrefois ain­si qu’aux besoins (éga­le­ment plus diver­si­fiés) de l’économie et de la socié­té. La capa­ci­té à assu­rer la diver­si­té requise des pro­fils de for­ma­tions appa­rait comme un déter­mi­nant majeur de la qua­li­té d’un « sys­tème d’enseignement supérieur ».

Les « sys­tèmes d’enseignement supé­rieur » se sont struc­tu­rés sous des formes très diverses dans les pays déve­lop­pés, au gré de l’histoire et des sen­si­bi­li­tés cultu­relles et poli­tiques propres à chaque pays. On peut néan­moins iden­ti­fier des « familles » de sys­tèmes, en fonc­tion de l’importance accor­dée — et du sta­tut confé­ré (ou non) — au sec­teur « hors université ».

Une varié­té de modèles pour les sys­tèmes d’enseignement supérieur

Les États-Unis sont, comme on l’a vu, l’exemple type d’un pays dans lequel les pou­voirs publics s’impliquent peu dans l’enseignement supé­rieur, la régu­la­tion du sys­tème étant lais­sée aux mains du « mar­ché ». L’arrivée mas­sive des géné­ra­tions du baby boom a sus­ci­té l’émergence et le déve­lop­pe­ment des Com­mu­ni­ty Col­leges (pro­grammes en quatre ans) et des Asso­cia­ted Col­leges (pro­grammes en deux ans) qui se sont jux­ta­po­sés aux ins­ti­tu­tions tra­di­tion­nelles (uni­ver­si­tés et Libe­ral Arts Col­leges)3. Le besoin de diver­si­té s’est donc expri­mé par une « dif­fé­ren­cia­tion » au sein d’un sys­tème dit « uni­taire ». Mais la dyna­mique du « mar­ché » a tôt fait d’induire une très nette — et expli­cite — hié­rar­chie des ins­ti­tu­tions, qui se marque notam­ment au tra­vers des droits d’inscription (très éle­vés pour les uni­ver­si­tés les plus pres­ti­gieuses et décrois­sant au fur et à mesure qu’on des­cend dans la hié­rar­chie) et des condi­tions d’admission (sélec­tion extrê­me­ment sévère pour les uni­ver­si­tés les plus pres­ti­gieuses jusqu’à l’accès tota­le­ment libre pour les Com­mu­ni­ty Col­leges). La dyna­mique du sys­tème « uni­taire » fait déri­ver celui-ci vers un sys­tème dit « stra­ti­fié », struc­tu­ré sous forme pyra­mi­dale et carac­té­ri­sé par une forte « dif­fé­ren­cia­tion ver­ti­cale » des institutions.

Ce modèle « uni­taire stra­ti­fié » est aus­si celui qui carac­té­rise le Japon et la Corée, deux pays dans les­quels le finan­ce­ment de l’enseignement supé­rieur est essen­tiel­le­ment (plus même qu’aux États-Unis) sup­por­té par des fonds d’origine privée.

À l’opposé de ce modèle, plu­sieurs pays euro­péens ont pré­fé­ré garan­tir la diver­si­té « externe » en orga­ni­sant leur ensei­gne­ment supé­rieur selon une struc­ture dite « binaire », c’est-à-dire en deux sec­teurs, l’un asso­ciant les uni­ver­si­tés, l’autre les ins­ti­tu­tions « hors uni­ver­si­té ». Les mis­sions confiées aux ins­ti­tu­tions rele­vant des deux sec­teurs sont par­tiel­le­ment com­munes (recherche appli­quée, ser­vice à la socié­té et déve­lop­pe­ment régio­nal), mais elles se dis­tinguent pour la dimen­sion « ensei­gne­ment » (for­ma­tions à voca­tion plus « aca­dé­mique » dans le sec­teur uni­ver­si­taire et à voca­tion plus « pro­fes­sion­na­li­sante » dans le sec­teur « hors uni­ver­si­té ») et « recherche » (la recherche fon­da­men­tale rele­vant de l’université). Pour prendre en compte les spé­ci­fi­ci­tés de chaque sec­teur — de façon à confor­ter la diver­si­té per­çue comme sou­hai­table — des légis­la­tions dis­tinctes régissent le plus sou­vent les ins­ti­tu­tions de chaque sec­teur, tant du point de vue du finan­ce­ment que, par exemple, du point de vue de la ges­tion des car­rières des ensei­gnants. Ces légis­la­tions dis­tinctes n’empêchent nul­le­ment l’établissement de rela­tions entre sec­teurs (« pas­se­relles » pour la pour­suite d’études, col­la­bo­ra­tion en matière de recherche appli­quée, par­tage d’infrastructures, etc.). Par oppo­si­tion au modèle des États-Unis, carac­té­ri­sé par une forte « dif­fé­ren­cia­tion ver­ti­cale » (c’est-à-dire une « hié­rar­chi­sa­tion ») des ins­ti­tu­tions, la struc­ture « binaire » peut être vue comme expri­mant une « dif­fé­ren­cia­tion hori­zon­tale ». Dans cette approche, les deux sec­teurs jouissent en effet d’une grande consi­dé­ra­tion sociale et la régu­la­tion, par les pou­voirs publics, pré­vient tout pro­ces­sus de concen­tra­tion des res­sources sus­cep­tible de conduire à une « stra­ti­fi­ca­tion » éven­tuelle au sein de chaque secteur.

Des expé­riences révé­lant les dyna­miques internes des systèmes

Ces sys­tèmes génèrent des dyna­miques internes très dif­fé­rentes, comme le révèle l’examen atten­tif — et ins­truc­tif — des évo­lu­tions enre­gis­trées dans les deux pays (Aus­tra­lie et Royaume-Uni) qui, à la fin des années 1980 et au début 1990, ont déci­dé d’effacer la « ligne de par­tage » (entre le sec­teur uni­ver­si­taire et le sec­teur « hors uni­ver­si­té ») pour trans­for­mer leur sys­tème (jusqu’alors « binaire ») en un sys­tème « uni­taire » ou, plus pré­ci­sé­ment, comme le révè­le­ra l’expérience, « uni­taire stratifié ».

Les expé­riences aus­tra­lienne et bri­tan­nique, menées à quelques années d’intervalle4, pré­sentent de grandes simi­li­tudes et ont, in fine, pro­duit les mêmes effets. Dans les deux cas, le contexte poli­tique était celui du triomphe idéo­lo­gique des poli­tiques néo­li­bé­rales pro­mues, aux États-Unis, par Ronald Rea­gan et, au Royaume-Uni, par Mar­ga­reth That­cher. Dans les deux cas, les gou­ver­ne­ments concer­nés opèrent un revi­re­ment radi­cal de leur poli­tique d’enseignement supé­rieur, le « mar­ché » étant appe­lé à se sub­sti­tuer doré­na­vant aux pou­voirs publics comme régu­la­teur du sys­tème. Sur le plan de l’organisation du sys­tème, la déré­gu­la­tion implique l’abandon du sys­tème « binaire » : en Aus­tra­lie, les Col­leges of Advan­ced Edu­ca­tion sont invi­tés soit à s’intégrer dans des uni­ver­si­tés exis­tantes, soit à fusion­ner entre eux, les ins­ti­tu­tions éma­nant de ces fusions consti­tuant de nou­velles uni­ver­si­tés tan­dis qu’au Royaume-Uni, les anciennes Poly­tech­nics sont rebap­ti­sées « Uni­ver­si­ties ». Les pro­mo­teurs de cette poli­tique déclarent attendre beau­coup de cette régu­la­tion par le mar­ché : la « dis­ci­pline du mar­ché » devrait inci­ter, plus vive­ment qu’auparavant, les ins­ti­tu­tions à adap­ter leurs pro­grammes (d’enseignement et de recherche) aux besoins variés du monde éco­no­mique (et, plus lar­ge­ment, de la socié­té); cette adap­ta­tion devrait inci­ter chaque ins­ti­tu­tion à déve­lop­per une (ou des) spécialisation(s) en fonc­tion de ses avan­tages com­pa­ra­tifs ; fina­le­ment, le sys­tème d’enseignement supé­rieur pré­sen­te­ra une plus grande diver­si­té, les ins­ti­tu­tions s’étant cha­cune dotée d’un pro­fil spécifique.

Ces attentes se sont-elles concré­ti­sées ? Nul­le­ment et, pour­rait-on dire, au contraire. Les tra­vaux ana­ly­sant le bilan de ces expé­riences montrent que, dans les deux cas, cette déci­sion poli­tique a, in fine, pro­duit les effets sui­vants : une réduc­tion de la diver­si­té des pro­fils de for­ma­tion, par un méca­nisme de « dérive aca­dé­mique5» ; un « déclas­se­ment » des (anciennes) ins­ti­tu­tions « hors uni­ver­si­té » qui se retrouvent désor­mais relé­guées au rang d’«universités de troi­sième caté­go­rie6 ».

Très ins­truc­tive éga­le­ment est l’évolution de quelques pays (Nor­vège, Suède, Irlande et Israël) qui, tout en conser­vant encore for­mel­le­ment un sys­tème « binaire », ont pris, au cours des der­nières années, des dis­po­si­tions ayant eu pour effet un « flou­tage de la ligne de par­tage » (entre les sec­teurs uni­ver­si­taire et « hors uni­ver­si­té ») poten­tiel­le­ment por­teur des dérives repé­rées en Aus­tra­lie et au Royaume-Uni. On enre­gistre déjà, dans ces pays, dont le sys­tème peut être qua­li­fié de « binaire fra­gi­li­sé », les pre­mières mani­fes­ta­tions de « dérive aca­dé­mique » et de « stra­ti­fi­ca­tion » des institutions.

Signa­lons enfin le cas des quelques pays qui, à l’analyse, ne relèvent d’aucun des grands sys­tèmes que nous venons d’examiner. L’Italie et l’Espagne, où l’enseignement supé­rieur se limite essen­tiel­le­ment aux uni­ver­si­tés7, pré­sentent un sys­tème qui peut être qua­li­fié de « domi­né par les uni­ver­si­tés ». L’Autriche pré­sente un sys­tème qua­li­fié de « dual », carac­té­ri­sé par une rela­tive frag­men­ta­tion du sec­teur « hors uni­ver­si­té » et des rela­tions très ténues (notam­ment en matière de « pas­se­relles ») entre les deux sec­teurs. La France pré­sente un sys­tème très sin­gu­lier8, qui a été qua­li­fié de « fragmenté ».

Des sys­tèmes aux per­for­mances contrastées

Le tableau pré­sente la répar­ti­tion des vingt-et-un pays de notre échan­tillon OCDE selon la typo­lo­gie des sys­tèmes d’enseignement supé­rieur qui vient d’être discutée.

Tableau : clas­se­ment des pays OCDE dans la typo­lo­gie des sys­tèmes d’en­sei­gne­ment supérieur
domi­né par les universités dual binaire binaire fra­gi­li­sé uni­taire stratifié frag­men­té
Ita­lie
Espagne
Autriche Bel­gique
Pays-Bas
Danemark
Suisse
Allemagne
Finlande
Portugal
Canada
Nor­vège
Suède
Irlande
Israël
États-Unis
Australie
Royaume-Uni
Japon
Corée
France

À la lumière de la dis­cus­sion qui vient d’être menée, on peut s’attendre à ce que ces dif­fé­rents sys­tèmes pro­duisent des résul­tats très inégaux quant à la « diver­si­té » sou­hai­tée des pro­fils, tant des for­ma­tions offertes aux (futurs) étu­diants que des diplô­més se pré­sen­tant sur le mar­ché du travail.

Faute d’indicateur qui mesu­re­rait direc­te­ment, pour chaque pays, sur une base inter­na­tio­na­le­ment com­pa­rable, cette « diver­si­té » des pro­fils, nous pou­vons recou­rir aux résul­tats d’une enquête inter­na­tio­nale inter­ro­geant, chaque année, les chefs d’entreprise de très nom­breux pays sur l’«adéquation du sys­tème d’enseignement supé­rieur (de leur pays) aux besoins d’une éco­no­mie com­pé­ti­tive ». Les réponses, sol­li­ci­tées sur une échelle nor­ma­li­sée, sont inter­na­tio­na­le­ment comparables.

On constate que sans sur­prise, les sys­tèmes « domi­nés par les uni­ver­si­tés » enre­gistrent (très net­te­ment) les scores les plus faibles. Les pays dotés d’un sys­tème « dual » ou « frag­men­té » n’enregistrent que des scores médiocres. Ensuite, ce sont les sys­tèmes « binaires » (non fra­gi­li­sés) qui enre­gistrent — très net­te­ment — les meilleurs scores, loin devant ceux des sys­tèmes « uni­taires stra­ti­fiés ». Enfin, les sys­tèmes « binaires fra­gi­li­sés » pré­sentent une per­for­mance dégra­dée, avec des scores inter­mé­diaires entre ceux des sys­tèmes « binaires » et ceux des sys­tèmes « uni­taires stra­ti­fiés ». Ce constat ne doit pas sur­prendre : comme nous l’avons vu, les sys­tèmes « binaires fra­gi­li­sés » ont, en pre­nant le risque d’estomper la « ligne de par­tage », don­né prise à des mani­fes­ta­tions de « dérive aca­dé­mique » pré­ju­di­ciables à la diver­si­té du sys­tème. Cette dégra­da­tion de la per­for­mance mérite, en tout cas, d’être médi­tée par les res­pon­sables poli­tiques (et de l’enseignement supé­rieur) des pays dis­po­sant d’un sys­tème « binaire ».

Enseignements à retenir pour la Fédération Wallonie-Bruxelles

Quels ensei­gne­ments peut-on tirer de cette ana­lyse pour notre Fédé­ra­tion Wallonie-Bruxelles ?

Le pre­mier ensei­gne­ment est que nous pou­vons nous réjouir de dis­po­ser d’un sys­tème — le sys­tème « binaire » — qui se révèle, à l’analyse, le plus « performant ».

Le deuxième ensei­gne­ment est que ce sys­tème, dès lors qu’il serait « fra­gi­li­sé » par toute ini­tia­tive impli­quant un « flou­tage de la ligne de par­tage » ver­rait ses per­for­mances se dégrader.

À cet égard, la por­tée du terme « rap­pro­che­ment », sou­vent uti­li­sé pour qua­li­fier le sou­hait d’interactions plus vivaces entre uni­ver­si­tés et hautes écoles, mérite d’être précisée.

Aucune réserve n’est évi­dem­ment à for­mu­ler — au contraire — si, par « rap­pro­che­ment », on vise le ren­for­ce­ment des mul­tiples formes de col­la­bo­ra­tions entre uni­ver­si­tés et hautes écoles. Évo­quons ici, à titre d’exemples, le par­tage d’infrastructures (encou­ra­gé au tra­vers des « pôles » dans le décret « Pay­sage »), l’établissement de « pas­se­relles » visant la pour­suite de par­cours d’études, la conduite conjointe de pro­jets de recherche appli­quée, l’échange d’enseignants pour des cours spé­ci­fiques, etc. Aucune de ces formes de col­la­bo­ra­tion n’est, semble-t-il, sus­cep­tible de brouiller la ligne de par­tage entre les deux sec­teurs et de fra­gi­li­ser, ce fai­sant, le système.

En revanche, les plus grandes réserves sont à for­mu­ler à l’égard d’initiatives qui pour­raient entrai­ner un « flou­tage de la ligne de par­tage ». À titre d’illustration, et en nous limi­tant aux « bouées d’essai » lan­cées, au cours des der­niers mois, par l’un ou l’autre inter­ve­nant, on men­tion­ne­ra pre­miè­re­ment, la mul­ti­pli­ca­tion de for­ma­tions coor­ga­ni­sées et codi­plô­mées par des uni­ver­si­tés et des hautes écoles ; deuxiè­me­ment, l’intégration, dans les uni­ver­si­tés, de for­ma­tions pro­fes­sion­na­li­santes (courtes) actuel­le­ment dis­pen­sées en haute école ; troi­siè­me­ment la fusion des légis­la­tions (concer­nant le finan­ce­ment et/ou la ges­tion des car­rières des per­son­nels ensei­gnants) régis­sant les uni­ver­si­tés et les hautes écoles.

Sans doute ces « bouées d’essai » ont-elles été lan­cées sans malice et avec les meilleures inten­tions du monde. Les expé­riences étran­gères nous enseignent néan­moins que des ini­tia­tives de cette nature auront tôt fait de « flou­ter » la ligne de par­tage, met­tant en branle des méca­nismes qui, au bout du compte, entrai­ne­ront un appau­vris­se­ment de la diver­si­té de notre ensei­gne­ment supérieur.

Pour l’avenir de nos jeunes et la pros­pé­ri­té de notre éco­no­mie, il nous appar­tient de veiller au meilleur déve­lop­pe­ment de notre sys­tème d’enseignement supé­rieur, en tirant les leçons d’expériences étran­gères, par­fois malheureuses.

  1. Nous avons rete­nu les 21 pays de l’OCDE pré­sen­tant un sys­tème uni­ver­si­taire suf­fi­sam­ment déve­lop­pé pour pou­voir pla­cer des uni­ver­si­tés dans les top 500 (voire top 100) des ran­kings : Bel­gique, Pays-Bas, Suisse, Dane­mark, Fin­lande, Nor­vège, Suède, Autriche, Irlande, France, Alle­magne, Ita­lie, Espagne, Por­tu­gal, Royaume-Uni, Israël, États-Unis, Cana­da, Aus­tra­lie, Japon, Corée.
  2. On consi­dère ici qu’un sys­tème uni­ver­si­taire pré­sente des per­for­mances supé­rieures (resp. infé­rieures) à la moyenne de notre échan­tillon de pays de l’OCDE lorsque ce sys­tème classe, tant dans le top 100 que dans le top 500, un nombre d’universités (nor­ma­li­sé par la taille du pays) supé­rieur (resp. infé­rieur) à celui du pays « moyen ».
  3. Les pro­grammes des Asso­cia­ted Col­leges et de la plu­part des Com­mu­ni­ty Col­leges pré­sentent une tona­li­té plus pro­fes­sion­na­li­sante que ceux des uni­ver­si­tés et des Libe­ral Arts Colleges.
  4. En 1988 pour l’Australie et en 1992 pour le Royaume-Uni.
  5. La « dérive aca­dé­mique » désigne la ten­dance des ins­ti­tu­tions « hors uni­ver­si­té » à imi­ter les uni­ver­si­tés, soit en délais­sant (par­tiel­le­ment) les for­ma­tions à voca­tion plus « pro­fes­sion­na­li­sante », soit en alté­rant la tona­li­té de ces formations.
  6. Les anciennes ins­ti­tu­tions du sec­teur « hors uni­ver­si­té » se trouvent désor­mais en concur­rence directe avec les uni­ver­si­tés, mieux dotées en ensei­gnants au pro­fil aca­dé­mique et de recherche répon­dant aux cri­tères tra­di­tion­nels d’évaluation de la qua­li­té d’une uni­ver­si­té. D’où la « stra­ti­fi­ca­tion » qui carac­té­rise les sys­tèmes « unitaires ».
  7. En Ita­lie, les éta­blis­se­ments orga­ni­sant des for­ma­tions courtes à voca­tion pro­fes­sion­nelle ne sont le plus sou­vent pas consi­dé­rés comme ins­ti­tu­tions d’enseignement supé­rieur. En Espagne, les éta­blis­se­ments spé­cia­li­sés à voca­tion pro­fes­sion­nelle ont été pure­ment et sim­ple­ment inté­grés, dès les années 1970, dans les universités.
  8. Le sys­tème fran­çais se com­pose de deux sec­teurs sou­mis à des règle­men­ta­tions très dif­fé­rentes : d’un côté, le sec­teur des Grandes Écoles doté d’abondants moyens finan­ciers, très sélec­tif à l’entrée et prin­ci­pa­le­ment voué à la repro­duc­tion d’une élite sociale ; de l’autre, le sec­teur des uni­ver­si­tés, pau­vre­ment doté et lar­ge­ment acces­sible. Ce modèle est carac­té­ri­sé par une forte « dif­fé­ren­cia­tion ver­ti­cale » avec les uni­ver­si­tés, cette fois, au bas de la hiérarchie.

Jean-Paul Lambert


Auteur