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Qu’est-ce que l’antiwokisme ?
Le 24 mars dernier, le Vlaams Belang lançait officiellement son programme électoral et plaçait celui-ci sous la bannière de l’antiwokisme et de la lutte contre la propagande de gauche et contre les élites globales. Outre des mentions dans le programme général opposant le wokisme à la normalité et au Flamand moyen, le parti a consacré une brochure programmatique […]
Le 24 mars dernier, le Vlaams Belang lançait officiellement son programme électoral et plaçait celui-ci sous la bannière de l’antiwokisme et de la lutte contre la propagande de gauche et contre les élites globales1. Outre des mentions dans le programme général opposant le wokisme à la normalité et au Flamand moyen2, le parti a consacré une brochure programmatique à ce sujet. Sur un fond bleu ciel, la couverture arbore une vierge blanche dont le socle est en train de se fissurer et le titre, massif, évoque un combat culturel3. En quarante pages, ce document revient sur les origines intellectuelles de ce phénomène en Flandre et à l’étranger et couvre un large spectre de domaines : éducation, enseignement supérieur, égalité, culture, soutien au tissu associatif, etc. Il affirme que le wokisme « empoisonne » la société flamande et annonce un éventail de mesures4.
Un débat incandescent
Le terme « wokisme », encore inconnu du grand public belge il y a quelques mois, s’est invité avec fracas dans la campagne électorale. Pour le grand public, il est entré dans le langage courant début 2023, à la suite d’une double séquence qui a traversé la frontière linguistique. En février, le Centre Jean Gol, centre d’étude du Mouvement réformateur (MR), a publié un rapport intitulé « Le wokisme, ce nouveau totalitarisme dont on ne peut prononcer le nom »5. Son autrice, la militante laïque Nadia Geerts, en a tiré quelques mois plus tard le livre Woke ! La tyrannie victimaire6. Reprenant les poncifs du débat français, ce rapport vise, tous azimuts, mouvements antiracistes ou féministes, les universitaires, etc., et a provoqué un large débat en Belgique francophone. Face aux nombreuses voix qui ont dénoncé son indigence scientifique7, tant le président du MR, Georges-Louis Bouchez, que le président de son centre d’études, Corentin de Salle, ont pris publiquement la parole pour défendre le document.
Quelques jours plus tard, le président de la NV‑A, Bart De Wever, a aussi publié un ouvrage sur le sujet, Over woke, rapidement traduit en français8. Ce livre couronne une série de conférences dans les universités flamandes sous le titre Hoe woke onze cultuur vernietigt (Comment le wokisme détruit notre culture) et accuse le monde culturel et surtout universitaire de propager une idéologie postmoderne qui éroderait les fondements de la nation flamande en valorisant des identités tantôt dénoncées comme trop cosmopolites, tantôt comme trop particulières9. Ses talents de communicateur lui ont permis de faire rebondir cette polémique de plateaux de télévision en studios de radio, comme le détaille l’article d’Alexander Dhoest dans ce numéro.
Le Vlaams Belang était quant à lui déjà mobilisé, le « wokisme » ayant à ses yeux rejoint l’islam et l’immigration parmi les principales menaces planant sur la Flandre. La compétition électorale entre les deux partis nationalistes flamands a rapidement conduit à une surenchère médiatique10, alimentée par des acteurs comme Dries Van Langenhove11. Ces entrepreneurs politiques se sont tous présentés comme des lanceurs d’alerte, qui souhaitaient mettre en garde la population contre des dangers pour les valeurs, la culture et l’héritage de la Flandre, la Belgique ou l’Occident. Ils ont aussi diffusé – avec un certain succès – un climat d’anxiété qui a tenté de faire de cette thématique jusqu’alors inconnue du grand public un des sujets principaux du débat électoral en cours12.
Ce débat ne vise toutefois pas seulement à conserver ou capter des électeurs et des électrices et il serait erroné de le cantonner au contexte électoral. La polémique sur le wokisme a émergé quelques années plus tôt et, surtout, elle est portée par une gamme plus diversifiée d’acteurs et d’actrices. Tant au nord qu’au sud du pays, ce débat a permis de relancer une frange du mouvement laïque historiquement mobilisée autour des risques de l’islam politique et de la dénonciation du communautarisme. En Belgique francophone, comme le rappelle Corinne Torrekens dans son article, Fadila Maaroufi et Florence Bergeaud-Blackler ont créé le Café laïque13 à la suite de l’Observatoire des fondamentalismes à Bruxelles, ce qui leur a permis d’élargir leur palette de mobilisation : islamisme, transactivisme, wokisme, éducation, etc. Des acteurs comme Marc et Julien Uyttendaele ont aussi multiplié les déclarations fracassantes dans les médias, en particulier pour défendre la neutralité de l’État14 et dénoncer l’avènement du communautarisme et de l’identitarisme en politique. Ces différents acteurs ont d’ailleurs récemment convergé dans un Manifeste des voix universalistes pour un monde commun16, une organisation qui a organisé des rencontres controversées sur le wokisme17 et les questions trans18 à l’Université d’Anvers.
Au nord du pays, on assiste à une mobilisation plus importante au sein des universités. Le philosophe Maarten Boudry a multiplié les interventions sur le sujet et a invité Susan Neiman à présenter son livre Left is not woke à Gand19. De même, le philosophe Andreas De Block (KUL) a connu une certaine visibilité avec le livre Is links gewoon slimmer ? Ideologie aan onze universiteiten (La gauche est-elle simplement plus maligne ? Idéologie à l’université)20, qui entend promouvoir la diversité idéologique contre une supposée mainmise de la gauche sur le monde académique. Surtout, une succession d’évènements, en particulier à Anvers, ont conduit à la création de l’organisation Hypatia21. Rassemblant des professeurs d’université de Flandre et des Pays-Bas22, celle-ci vise à dénoncer des menaces pour la liberté académique et à défendre la liberté d’expression sur les campus. Dans ce but, elle organise des évènements, fait connaitre des publications et propose sur son site un « système de signalement » (meldpunt). À l’inverse de ce qui se passe au niveau politique, ces acteurs ne sont pas uniquement de droite ou d’extrême droite, mais comprennent aussi des personnalités historiquement issues de la gauche ainsi qu’un nombre important de figures laïques. Leur vision de la science témoigne souvent d’un certain positivisme qui ignore ou s’oppose aux révolutions épistémiques des dernières décennies23 et leur discours invoque aussi l’esprit des Lumières, qu’il faudrait protéger de dérives identitaires.
D’autres enjeux ont enfin permis l’expression de discours antiwokistes dans l’espace public, parfois à la faveur d’acteurs plus disparates. Parmi ceux-ci, citons les débats sur le passé colonial belge et la commission parlementaire chargée d’examiner la mémoire coloniale ainsi que la question de l’inclusivité du langage, évoquée par Laurence Rosier dans ce numéro24. L’antiwokisme a aussi permis de relancer un mouvement antigenre au succès limité, en particulier autour de la question trans. C’est particulièrement le cas de l’Observatoire de la Petite Sirène, une organisation franco-belge qui s’inquiète « des discours idéologiques sur l’enfant et l’adolescent » et souhaite « mettre en garde les professionnels de l’enfance sur l’impact des réseaux sociaux et du militantisme »25. Cet Observatoire, qui a été un des visages les plus visibles des mobilisations contre l’EVRAS, entretient des liens avec d’autres acteurs belges et français, comme le Café laïque, l’Observatoire du décolonialisme (aujourd’hui « Observatoire des idéologies identitaires »26) ou le Belgian Centre for Evidence-Based Medecine27.
Un nouvel objet d’étude.
Comme l’indiquent ces quelques exemples, ni le terme « wokisme » lui-même ni son irruption dans le vocabulaire politique belge ne sont le fruit d’une génération spontanée. L’un et l’autre résultent de stratégies délibérées, diverses et pas nécessairement convergentes ou coordonnées. Celles-ci sont portées par des acteurs et actrices précises, qui pensent avoir un intérêt à reconfigurer le paysage politique et social contemporain en y introduisant un nouveau clivage, qui les opposerait aux « wokistes », élevé·es au rang de menace sournoise et protéiforme28.
L’objet de ce numéro n’est pas de répondre ou d’invalider ces discours, dans la mesure où cela impliquerait d’accepter les termes dans lesquels ce débat a initialement été posé et de concéder qu’une nouvelle division structurerait et peut-être même dominerait désormais le champ politique. Ce postulat écraserait toutes les nuances qui existent entre des positions politiques plurielles, aux histoires toujours mouvementées et singulières (antiracisme, féminisme, mouvement LGBTQI, postcolonialisme, écologisme…) abusivement rassemblées sous le qualificatif de « wokisme ». De plus, fonctionnant de manière performative, il contribuerait à une polémique simpliste qui renforce une opposition binaire formulée sous forme de « pour » ou « contre ». Enfin, il pourrait nous imposer de défendre toutes les manifestations de ce qui est désormais rangé dans la catégorie « wokisme », alors que, comme le rappellent Florence Delmotte, Justine Lacroix et Édouard Delruelle dans ce numéro, certaines d’entre elles méritent de plus amples discussions29. Il y a donc là un piège argumentatif dans lequel nous ne souhaitons pas tomber.
Cela ne veut pas dire pour autant que ces controverses ne soulèvent pas d’interrogations et ne méritent pas que l’on s’y arrête. Toutefois, il nous semble plus fécond, dans ce but, de déplacer la focale. À nos yeux, le concept de « wokisme » ne présente pas de grand intérêt sur le plan analytique dans la mesure où il range indistinctement sous une même dénomination des phénomènes sociopolitiques fort différents. Pour cette raison, il ne permet ni de décrire, ni de comprendre, ni d’expliquer le monde social qui nous entoure. En revanche, il apparait assez clairement que ce terme peut être – et a été – stratégiquement mobilisé dans des contextes déterminés par certains acteurs politiques et certains milieux intellectuels pour disqualifier leurs opposants ou pour reconfigurer des rapports de force. Plutôt que de répondre à cette mise en accusation, d’entériner et de consolider une division à la fois problématique et stérile, nous proposons d’inverser la question woke30 afin d’interroger l’ensemble composite d’idées et de slogans rassemblés sous la bannière de l’antiwokisme, ainsi que la nature et la composition des coalitions d’acteurs qui les portent. En d’autres mots, nous souhaitons faire de l’antiwokisme un objet d’étude — l’objectiver et l’objectifier — afin de poser les questions suivantes : que nous dit cette polémique des intentions, des visions du monde et des pratiques des accusateurs ? Quel est l’objectif poursuivi ? Quelles sont les institutions qui initient ou qui relaient ces démarches ? Quels sont les soubassements théoriques de ces discours ? Comment se construisent sociologiquement les réseaux d’acteurs qui les portent ?
Ce numéro, qui porte avant tout sur la Belgique francophone, est le premier résultat de cet effort intellectuel. Il découle de la journée d’étude « Anatomie de l’antiwokisme », organisée le 11 décembre 2023 sur le site de l’ancienne Université Saint-Louis à Bruxelles31. Produit d’une réflexion collective, cet évènement est le fruit du travail conjoint de collègues de toutes les universités belges francophones. Face à la multiplication d’attaques — dans lesquelles plusieurs d’entre nous ont été visé·es — il nous a paru important de créer l’espace et de prendre le temps pour l’analyse, afin de mieux comprendre le moment que nous traversons. Loin d’être exhaustif, ce numéro souhaite offrir une première mise en perspective et ébaucher les contours d’un programme de recherche. Portant avant tout sur la Belgique francophone, il offre néanmoins des ouvertures sur la Flandre, la France et plusieurs pays étrangers. Cet effort se poursuivra par un projet éditorial de plus grande envergure.
Prolégomènes à l’étude de l’antiwokisme
Si ce projet intellectuel est appelé à se poursuivre, quelques observations peuvent déjà être formulées. Elles nous aident à circonscrire cet objet d’étude émergent. Il faut tout d’abord relever que le concept même de « wokisme » s’inscrit plus dans le registre de la métaphore poétique que celui du langage technique des sciences sociales. Conformément à ses origines historiques dans le mouvement afro-américain, il évoque « l’éveil », le réveil, voire le renouveau et inviterait les citoyen·nes à « s’éveiller » (c’est la traduction littérale du mot anglais woke dont il est issu) aux discriminations multiples qui structureraient la société. Toutefois, ce terme, que sa construction en « ‑isme » désigne comme une idéologie politique, n’esquisse aucune ébauche de programme politique, si minimal soit-il. À titre de comparaison, des termes comme l’écologisme, le libéralisme, le socialisme, ou le communisme en révèlent bien plus sur les idéologies qu’ils désignent, là où le « wokisme » est in fine un mot qui ne veut rien dire et qui, pour cette raison, signifie ou peut signifier une multitude de choses différentes32.
Puisque les manifestations du wokisme sont plurielles, nombre de discours antiwokistes utilisent la stratégie du plus petit dénominateur commun pour capturer l’identité profonde de cette supposée idéologie. Ce qui unirait féministes, postcoloniaux, queers, antiracistes et activistes transgenres dans une grande coalition bigarrée, c’est la dénonciation partagée des discriminations dont iels ont à souffrir. On pourrait objecter à cette caractérisation que les groupes minorisés ne se mobilisent jamais contre « la Discrimination » définie abstraitement mais dénoncent des injustices concrètes et spécifiques, contextualisées et propres à leur situation, avec des dynamiques et des enjeux qui leur appartiennent. Rien ne permet de penser a priori que toutes ces luttes singulières vont mécaniquement converger pour former un camp politique unifié33+6.
Toutefois, loin d’être une faiblesse, cette imprécision s’avère politiquement redoutable. Parce qu’il s’agit d’un signifiant vide et que sa définition relève bien souvent plus de l’énumération de ses manifestations que de la description de son principe ou de son essence, le terme « wokisme » se révèle d’une grande plasticité. Rien n’est alors plus facile que de présenter divers phénomènes sociaux qui partagent un air de famille comme relevant de cette idéologie, en dépit des désaccords ou des conflits qui peuvent exister entre les acteurs ou les mouvements auxquels on appose ce label. Cela permet aussi d’adapter ce terme à des contextes et des idéologies différentes, sans s’encombrer outre mesure de la cohérence entre les idées avancées. Une telle caractéristique aide à comprendre comment des acteurs et des actrices aux trajectoires très différentes peuvent adopter ce terme, en faire un axe prioritaire de leurs luttes et, parfois, converger dans des coalitions à première vue étonnantes.
Tout ceci nous aide enfin à entrevoir les intentions cachées derrière l’invention de ce terme. Sa fonction principale n’est pas de décrire le monde social ou de dénoncer de nouvelles divisions mais de le scinder en deux. Il est employé pour créer un nouveau clivage dans l’espace politique et donner de bonnes raisons à celles et ceux qui se sentent menacés par les progrès de l’égalité sociale d’unir leurs forces au sein d’une grande coalition qui relativise, voire rend obsolète, la distinction qui existait au préalable entre droite modérée et droite radicale (et même entre certains milieux de la gauche et cette droite rassemblée). Pour cette raison, l’étude de l’antiwokisme doit non seulement s’inscrire dans l’analyse de constellations intellectuelles mais aussi dans celle de trajectoires de groupes et d’individus. Si la reprise de ce discours par des acteurs conservateurs ou d’extrême droite ne surprend personne, son articulation par des personnes issues de combats d’émancipation est plus difficile à comprendre. À ce niveau, il conviendrait de procéder à une analyse plus fine de l’évolution de certains courants de pensée comme la laïcité organisée et de l’articuler à une sociologie des acteurs qui tente de saisir des points de basculement au sein de trajectoires individuelles, ainsi que des parcours de radicalisation.
Une seconde observation vient épauler la première. Si le terme « wokisme » rassemble différents courants de droite en leur agrégeant quelques figures du centre et de la gauche, il contribue aussi à normaliser des idées conservatrices et d’extrême droite dans l’espace public. En effet, le combat antiwoke vise in fine à maintenir des privilèges et des hiérarchies, à promouvoir le statuquo et à limiter les progrès de l’égalité. C’est de cette façon qu’il s’inscrit, comme le rappellent Laurence Rosier et Ugo Laquièze, dans la consolidation d’un projet nationaliste et populiste. De tels efforts pour reconfigurer le paysage politique et rendre à nouveau fréquentable la droite radicale ne sont pas neufs, mais s’inscrivent dans une longue histoire dont le « wokisme » est le dernier avatar et celui qui, en Belgique francophone, rencontre peut-être le plus de succès. Cette histoire se décline au gré des termes mobilisés pour réaliser cette opération, parmi lesquels on peut citer « politiquement correct », « communautarisme », « théorie du genre », « marxisme culturel » ou « islamo-gauchisme »34. Chaque terme est porteur d’enjeux propres, liés à un moment historique précis et plusieurs de ces généalogies sont retracées dans ce numéro. Corinne Torrekens revient ainsi sur les différents épisodes de la controverse au sujet du port du voile islamique dans l’espace public pour montrer comment celles et ceux qui étaient hier dénoncés comme des « islamo-gauchistes » sont aujourd’hui requalifiés en « wokistes ». De même, en étudiant les luttes épistémiques qui sous-tendent l’offensive antiwokiste, David Paternotte tisse des liens entre cet épisode et les luttes plus anciennes contre le « marxisme culturel » et le « politiquement correct ».
Si chacun de ces termes disqualifiants connait une histoire propre qui le lie à une époque et un enjeu, force est de constater qu’il y a également un élément de continuité qui fait de ces différentes désignations les maillons d’une même chaine car, dans la controverse qui a entouré chacun d’entre eux, se rejoue à chaque fois la dénonciation de progrès partiels de l’égalité juridique et sociale et des dispositifs de luttes contre la discrimination. Joseph Mumbaza Ngeke, Claudia Toma et Laurent Licata illustrent ce point dans leur contribution en exposant les résistances auxquelles les politiques de diversité, d’égalité et d’inclusion doivent faire face dans leur mise en œuvre au sein de grandes organisations comme les universités. Pour bien comprendre le discours antiwokiste, il est donc indispensable de le saisir dans cette double dimension. Il faut à la fois faire droit à cette histoire longue, qui le dépasse et le déborde, tout en prêtant attention à ce qu’il y a d’inédit et d’original dans cette réitération de la controverse.
Troisièmement, les discours antiwokistes ne possèdent pas seulement une histoire mais aussi une géographie. Ils ne viennent pas de nulle part et n’ont pas circulé en suivant n’importe quels canaux. Comme l’ont établi de nombreux travaux35, ceux-ci sont avant tout issus des milieux de la Droite étasunienne et doivent être replacés dans un combat culturel entamé il y a déjà plusieurs décennies. Ils s’inscrivent dans des enjeux tant idéologiques que matériels et visent à ancrer durablement un virage à droite aux États-Unis36. Ces discours se sont toutefois propagés à travers le globe de façon impressionnante au cours des dernières années et ont trouvé un terreau particulièrement fertile en Europe. La question de leur circulation est par conséquent d’un intérêt capital car elle nous amène à nous interroger sur leurs relais transnationaux, ainsi que sur les effets de diffraction que subissent ces discours lorsqu’ils sont transplantés d’un espace public à un autre. En effet, si le phénomène est bel et bien global et si les plateformes digitales ont favorisé leur propagation sous des formes standardisées comme le montre Ugo Laquièze dans son article, les termes du débat ne s’en trouvent pas moins reconfigurés au gré des contextes afin de s’adapter aux cultures politiques nationales ou locales. Ainsi, le passage de la controverse par la France a eu pour effet corolaire de faire des enjeux de la laïcité ou de l’universalisme abstrait républicain deux de ses préoccupations principales37, alors que ces éléments sont globalement absents de ce débat aux États-Unis. Dans son texte, Laurence Rosier insiste ainsi sur la crispation identitaire et nationaliste qui a suivi en France les propositions de réformer la langue française afin de la rendre plus inclusive.
La Belgique constitue un laboratoire particulièrement riche pour étudier ces circulations, dans la mesure où, de manière classique, acteurs francophones et flamands s’abreuvent à des sources différentes. Ainsi, Nadia Geerts cite surtout des écrits francophones ou traduits en français (Badinter, Bastié, Braunstein, Couturier, Heinich, Polony, Roza, Salvador, Taguieff, Valentin, etc.) tandis que Bart De Wever et les collaborateurs du Vlaams Belang s’inspirent de sources anglophones (Dawkins, Fukuyama, Haidt, Kaufmann, Lind, McWhorter, Murray…), que complètent des influences néerlandaises. Ces circulations sont étroitement liées à des flux culturels via les médias et les productions éditoriales, qui voient par exemple les étals des libraires belges francophones inondés de la production antiwokiste française. Elles résultent aussi de contacts personnels et organisationnels, dans la mesure où nombre d’acteurs font le pont entre notre pays, la France et les Pays-Bas. À titre d’exemples, le Café laïque et l’Observatoire de la Petite Sirène déploient leurs activités par-delà la frontière franco-belge, tandis qu’Hypatia rassemble des collègues flamands et néerlandais. Enfin, la NV‑A participe au même groupe parlementaire européen que Vox, Fratelli d’Italia ou le PiS polonais, tandis que des ténors du Vlaams Belang participent régulièrement à des évènements internationaux, tant en Europe qu’aux États-Unis.
Pour terminer, l’antiwokisme se caractérise par un style et une forme de prise de parole. Ces productions empruntent beaucoup au registre du lanceur d’alerte et de l’enquête d’investigation, qu’illustrent notamment la métaphore de l’infiltration et le récit de voyage en terres wokistes38. Cette posture justifie, voire requiert, des constats catastrophistes, des hyperboles et des condamnations sans appel car l’enjeu n’est alors plus de comprendre un phénomène sociopolitique mais d’enrayer, au choix, le totalitarisme qui vient, l’érosion de la liberté d’expression ou la décadence de la civilisation. Au jugement analytique se substitue ainsi le jugement moral, qui ne s’encombre guère des nuances propres aux sciences sociales puisque son objet est de trancher entre le bien et le mal.
Au prix de quelques tours de passepasse, ce combat se pare aussi des atours du discours des droits humains. Le wokisme, présenté comme la pointe politique avancée du postmodernisme, s’éloignerait du précieux héritage des Lumières et menacerait de faire tomber de leur piédestal des normes cardinales de notre vivre-ensemble comme l’universalisme, la laïcité, la liberté d’expression ou l’égalité entre les citoyens. Combattre le wokisme reviendrait alors à lutter pour la démocratie et les droits humains.
Comme le rappelle Édouard Delruelle en conclusion39, ce renversement des fronts n’est cependant qu’apparent. D’une part, nombre de luttes dénoncées comme « wokistes » sont menées précisément au nom de l’égalité et de l’universalité des droits. Elles insistent sur la nécessaire articulation de ces principes avec la reconnaissance des différences et rejettent l’injonction à l’homogénéité, sans toutefois rejeter l’horizon d’une universelle égalité. D’autre part, les Lumières ne se sont jamais confondues avec une doctrine figée. Ce terme désigne un mouvement intellectuel pluriel, critique et militant, qui avait fait de la dénonciation des injustices sociopolitiques sa raison d’être. Rien n’interdit donc de voir dans les mouvements sociaux contemporains des émules et non des fossoyeurs de cet esprit rebelle.
- Andries S. et Debrock F., Het programma van Vlaams Belang : niet meer de islam maar « woke » is vijand nr.1, De Standaard, 24 mars 2024.
- Vlaams Belang, Vlaanderen weer van ons. Verkiezingsprogramma, Bruxelles, 2024.
- Vlaams Belang, Cultuurstrijd, Bruxelles, 2023. Ce document a bénéficié de l’expertise de Paul Boonefaes, également auteur de l’ouvrage Zwijg ! Waarom woke niet deugt, Deurne, Ertsberg, 2021. Le Vlaams Belang évoque aussi la question du wokisme dans les brochures programmatiques consacrées aux médias et à la culture.
- Ibid. p. 25.
- Geerts N., Le wokisme : ce nouveau totalitarisme dont on ne peut prononcer le nom, Les études du Centre Jean Gol, Bruxelles, 2023.
- Geerts N., Woke ! La tyrannie victimaire, Bruxelles, Éditions f Devillé, 2024.
- Notamment Delwit P., Deleixhe M. et Pranchère J.-Y.
- De Wever B., Over woke, Gand, Borgerhoff & Lamberigts, 2023. Il faut par ailleurs noter que Drieu Godefridi, choisi pour emmener la liste NV‑A en Brabant wallon, est l’auteur de nombreux ouvrages sur des thèmes connexes : genre, race, islam, écologie, etc.
- Parfois ces deux condamnations contradictoires cohabitent sur une même page, voir p. 38 dans le chapitre « De aanval op wie we zijn » (« L’attaque sur qui nous sommes »).
- Gustin A., « Doing gender at the far right. A study of the articulations of nationalism and populism in Vlaams Belang’s gender discourses », Journal of Language and Politics, 2023, Online First : https://doi.org/10.1075/jlp.22163.gus
- Du côté francophone, si le nouveau parti Chez Nous se positionne aussi sur le sujet, son poids politique et public reste à ce jour limité.
- Mahoudeau A., La panique woke, Paris : Textuel, 2022.
- https://www.cafla.be/
- Uyttendaele M., La neutralité en eaux troubles. Regard sur le modèle belge de neutralité à travers la jurisprudence des juridictions suprêmes, Limal, Anthemis, 2023.
- https://les-universalistes.be/ °]. En Flandre, ce courant se retrouve notamment autour du Humanistisch Verbond15Cette organisation a aussi contribué à la diffusion des livres Dyab Abou Jahjah, Verlichting onder vuur : Woke, islamisme, extreemrechtse, Deurne, Ertsberg, 2021 et Maarten Haarlaar (dir.), Ben ik wel woke genoeg ? Een ontdekkingstocht door het land der social justice warriors, Anvers, Gompel & Svacina, 2022.
- https://www.humanistischverbond.be/blog/855/van-activisme-tot-cancelcultuur-en-zelfcensuur-vormt-woke-een-bedreiging-voor-de-vrijheid-van-denken-19-maart-2022/; https://ertsberg.be/events/symposium-van-activisme-tot-cancelcultuur-en-zelfcensuur-vormt-woke-een-bedreiging-voor-de-vrijheid-van-denken/
- https://www.knack.be/nieuws/belgie/onvrede-aan-uantwerpen-bij-lezingenreeks-over-trans-personen/
- https://maartenboudry.be/
- Tielt, Lannoo, 2023.
- https://www.hypatia-academia.be/
- Dont Elbers A. (UA), Elchardus M. (VUB), Storme M. (KUL/UA) et Cliteur P. (Leiden)
- À ce niveau, les cartes blanches du biologiste Éric Muraille dans Le Soir sont éclairantes, même si elles paraissent plus isolées.
- Geerts N. a aussi contribué à une étude sur le sujet : Geerts N. et Vereecke J., « L’écriture inclusive », Les analyses du Centre Jean Gol, Bruxelles, 2021.
- https://www.observatoirepetitesirene.org/
- https://decolonialisme.fr/
- https://www.standaard.be/cnt/dmf20220912_97919377
- Moss D., Le monstre du wokeness, La revue nouvelle, n° 2, 2022, p. 18.
- Pranchère J.-Y., « Postface », dans Alain Policar, Le wokisme n’existe pas. La fabrication d’un mythe, Bordeaux, Le Bord de l’Eau, 2024.
- En clin d’œil à Fassin É., L’inversion de la question homosexuelle, Paris, Éditions Amsterdam, 2005.
- https://msh.ulb.ac.be/fr/agenda/journee-d-etude-anatomie-de-l-anti-wokisme
- Policar A., Le wokisme n’existe pas. La fabrication d’un mythe, Bordeaux, Le Bord de l’eau, 2024.
- Dupuis-Déri F., Panique à l’université : Rectitude politique, wokes et autres menaces imaginaires, Montréal, Lux, 2022.
- Maes M. et Paternotte D. (dir), Les nouveaux lieux communs de la droite, La revue nouvelle, n° 5, 2020.
- Mahoudeau A., op. cit. et Dupuis-Déri F., op. cit.
- Laurens S., Derrière la « crise » du free speech : l’université rêvée des industriels libertariens, Mouvements, n° 112, p. 126 – 136.
- Gautier C. et Zancarini-Fournel M., De la défense des savoirs critiques : Quand le pouvoir s’en prend à l’autonomie de la recherche, Paris, La Découverte, 2022.
- À titre d’exemple : Bussigny N., Les Nouveaux inquisiteurs. L’enquête d’une infiltrée en terres wokes, Paris, Albin Michel, 2023.
- Voir aussi Pranchère J.-Y., op. cit.