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Quelques questions à la gauche flamande

Numéro 4 Avril 2009 par Lechat Benoît

avril 2009

La démarche que nous entre­pre­nons ici se veut à la fois infor­ma­tive et ouverte au dia­logue. Il s’a­git simul­ta­né­ment de com­prendre l’é­vo­lu­tion de la gauche fla­mande et d’en­ta­mer avec elle un débat sur l’a­ve­nir de la Bel­gique et sur les poli­tiques qui doivent y être menées, que ce soit dans le cadre ins­ti­tu­tion­nel actuel ou dans un […]

La démarche que nous entre­pre­nons ici se veut à la fois infor­ma­tive et ouverte au dia­logue. Il s’a­git simul­ta­né­ment de com­prendre l’é­vo­lu­tion de la gauche fla­mande et d’en­ta­mer avec elle un débat sur l’a­ve­nir de la Bel­gique et sur les poli­tiques qui doivent y être menées, que ce soit dans le cadre ins­ti­tu­tion­nel actuel ou dans un cadre modifié.
Nous sommes bien conscients que nous nous heur­tons d’emblée à dif­fé­rentes difficultés.

La pre­mière est d’i­den­ti­fier en quoi consiste « la » gauche fla­mande et, par­tant, d’en iden­ti­fier l’un ou l’autre inter­lo­cu­teur qui, à défaut d’être plei­ne­ment man­da­té ou repré­sen­ta­tif, peut expri­mer un point de vue à la fois enga­gé et infor­mé sur les ques­tions que nous enten­dons poser. Nous assu­mons donc le carac­tère abso­lu­ment non repré­sen­ta­tif et non exhaus­tif de la liste des per­sonnes — obser­va­teurs plus ou moins enga­gés de la scène publique fla­mande — à laquelle nous nous adres­sons et nous nous excu­sons d’a­vance pour son carac­tère par­tiel et par­tial. Mais il faut bien com­men­cer quelque part.

L’autre dif­fi­cul­té tient au fait que La Revue nou­velle n’a ni la voca­tion ni la légi­ti­mi­té de s’ex­pri­mer au nom de la gauche fran­co­phone et notam­ment en ce qui concerne les posi­tions ins­ti­tu­tion­nelles. En revanche, notre ambi­tion est d’a­li­men­ter le débat sur ces ques­tions, dans la mesure où nous esti­mons qu’elles ne ren­voient pas à de « faux » pro­blèmes, mais qu’elles condi­tionnent direc­te­ment la qua­li­té des poli­tiques publiques qui doivent être appli­quées au ser­vice de l’en­semble de la popu­la­tion de Belgique.

Nous enten­dons le faire ici à par­tir des réflexions que nous avons menées depuis plu­sieurs années sur ces ques­tions, mais en consi­dé­rant qu’elles res­tent encore lar­ge­ment incom­plètes et qu’elles doivent être ali­men­tées par le débat avec nos lec­teurs et tous ceux qui acceptent de contri­buer aux publi­ca­tions de La Revue nou­velle.

En ce sens ces ques­tions à la gauche fla­mande sont éga­le­ment des ques­tions que nous nous adres­sons à nous-mêmes, fran­co­phones, Belges, Wal­lons, Bruxel­lois ou ger­ma­no­phones, que nous soyons atta­chés aux valeurs et aux pra­tiques d’é­man­ci­pa­tion indi­vi­duelle et/ou col­lec­tive aux­quelles on iden­ti­fie tra­di­tion­nel­le­ment la gauche de l’é­chi­quier poli­tique, ou que plus lar­ge­ment nous soyons atta­chés à l’une des dif­fé­rentes visions du déve­lop­pe­ment démo­cra­tique de nos sociétés.

Le pre­mier constat que nous pou­vons faire quand nous nous tour­nons vers la Flandre, c’est qu’aux élec­tions légis­la­tives de juin 2007, les par­tis qui s’as­sument clai­re­ment comme appar­te­nant à la gauche, le SP.A et Groen!, ont recueilli à peine plus de 20% des suf­frages. C’est un score his­to­ri­que­ment très faible qui fait désor­mais de la Flandre l’une des régions d’Eu­rope les plus domi­nées par la droite. Les der­niers son­dages n’in­firment pas cette ten­dance, au contraire.

Pour les Belges fran­co­phones qui se situent, comme nous, à gauche du champ poli­tique, cette évo­lu­tion est à la fois intri­gante et inquié­tante. Intri­gante : nous ne sommes pas cer­tains de pou­voir dire avec pré­ci­sion l’im­por­tance res­pec­tive des dif­fé­rentes expli­ca­tions. Inquié­tante : nous consta­tons qu’elle rend très dif­fi­cile au niveau belge l’é­ta­blis­se­ment des poli­tiques que nous appe­lons de nos vœux.

Dès lors, si nous vou­lons réel­le­ment ren­for­cer l’o­rien­ta­tion pro­gres­siste des poli­tiques fédé­rales belges, il nous semble plus impor­tant de com­prendre ce qui se passe au sein de la gauche fla­mande que de se conten­ter de grandes décla­ra­tions en faveur d’un ras­sem­ble­ment des pro­gres­sistes fran­co­phones qui ferait l’im­passe sur le cadre réel (et sin­gu­liè­re­ment sur les rap­ports de forces) qui déter­mine la poli­tique en der­nière ins­tance au niveau fédéral.

Plus fon­da­men­ta­le­ment, nous pen­sons que le sys­tème ins­ti­tu­tion­nel belge est arri­vé à la fin d’une époque et qu’il doit être refon­dé, du moins si nous vou­lons que celui-ci per­mette au pays de rele­ver les défis mul­tiples aux­quels nous sommes confrontés.

En effet, nous sommes per­sua­dés que les crises démo­cra­tiques, finan­cières, éco­no­miques, sociales et éco­lo­giques requièrent des ins­ti­tu­tions et des hommes capables de por­ter l’in­no­va­tion à tous les étages de la socié­té. Mais nous esti­mons éga­le­ment que cette inno­va­tion, pas plus que la « bonne gou­ver­nance », ne suf­fi­ront à elles seules, si elles ne sont pas por­tées par un cer­tain nombre de valeurs par­ta­gées. C’est la rai­son pour laquelle nous vou­lons vous sou­mettre ici une série d’hy­po­thèses afin d’en­ta­mer un débat à la fois sur les ques­tions ins­ti­tu­tion­nelles et sur les posi­tions idéo­lo­giques qui les sous-tendent.

Hypothèse 1 : la prégnance du catholicisme

La pre­mière hypo­thèse que nous vou­drions tes­ter ici est ancrée dans ce qui fut long­temps le trait socio­po­li­tique cen­tral en Flandre : la domi­na­tion du monde catho­lique. Cette domi­na­tion a long­temps inter­dit aux tra­vailleurs chré­tiens de ral­lier le socia­lisme et a ralen­ti le pro­ces­sus de sécu­la­ri­sa­tion. Cette évo­lu­tion a évi­dem­ment aujourd’­hui plei­ne­ment abou­ti en Flandre. Mais entre-temps, ce retard et ce rat­tra­page com­plet, mais tar­dif, ont affai­bli dura­ble­ment la mou­vance social-démo­crate qui n’a pu s’an­crer et se conso­li­der dans la période qui lui était his­to­ri­que­ment la plus favo­rable. Cette fai­blesse qui s’est struc­tu­rée sur la longue durée a contri­bué à faire en sorte que le monde socia­liste fla­mand a ten­dan­ciel­le­ment pri­vi­lé­gié la soli­da­ri­té des tra­vailleurs au com­bat com­mun avec le mou­ve­ment fla­mand. Par peur de la mino­ri­sa­tion (à l’ins­tar du monde catho­lique en Wal­lo­nie), les socia­listes fla­mands ont tou­jours pré­fé­ré les négo­cia­tions à un niveau belge où le rap­port de force s’a­vé­rait plus favo­rable grâce à l’ap­port wal­lon, à un rap­port de force intra-fla­mand. Ils ont donc d’une cer­taine façon joué la Bel­gique contre la Flandre et, par­ti­cu­liè­re­ment, contre sa dyna­mique natio­nale qui pour­tant fut l’ex­pres­sion d’un mou­ve­ment d’é­man­ci­pa­tion auquel par­ti­ci­paient de grandes figures fla­mandes du POB, puis du PSB.

La mino­ri­sa­tion face à la domi­na­tion catho­lique a éga­le­ment contri­bué à une iden­ti­fi­ca­tion par­ti­cu­lière des socia­listes fla­mands au com­bat pour la laï­ci­té, ce qui a éga­le­ment joué avec les fac­teurs pré­ci­tés dans ce que Franck Van­den­broucke a appe­lé le lun­di 2 février l’«incapacité de la gauche socia­liste à ral­lier les chré­tiens ». Aujourd’­hui, les termes du débat ne sont plus les mêmes, mais les Fla­mands déchris­tia­ni­sés ne se sont pas recon­nus dans la social-démo­cra­tie qui n’a pas consti­tué leur canal prin­ci­pal de libé­ra­tion de l’emprise de l’É­glise. L’his­toire ne repasse pas les plats…

Hypothèse 2 : les effets contre-productifs de l’attachement à la solidarité fédérale

La fai­blesse rela­tive de la gauche fla­mande s’ex­pli­que­rait au moins en par­tie — pas exclu­si­ve­ment — par le fait qu’elle est iden­ti­fiée en Flandre comme rela­ti­ve­ment plus atta­chée que les autres forces poli­tiques à la défense de méca­nismes de soli­da­ri­té dont béné­fi­cient la Wal­lo­nie et Bruxelles. La gauche fla­mande a en quelque sorte été vic­time de son atta­che­ment à la soli­da­ri­té avec les fran­co­phones, notam­ment dans le cadre de la sécu­ri­té sociale, dans une socié­té fla­mande de plus en plus domi­née par la peur de perdre un confort éco­no­mique conquis de haute lutte dans la seconde moi­tié du XXe siècle.

Inver­se­ment, dans la même logique, la force rela­tive de la gauche fran­co­phone s’ex­pli­que­rait au moins autant par l’at­ta­che­ment idéo­lo­gique des fran­co­phones aux valeurs de soli­da­ri­té et d’é­ga­li­té que par le fait que le main­tien d’une soli­da­ri­té inter­per­son­nelle forte est finan­cé en bonne par­tie par les tra­vailleurs et les entre­prises implan­tées en Flandre. Ce qui entre­tient le soup­çon d’une posi­tion défen­due de manière un peu uti­li­ta­riste par les par­tis francophones.

Mais encore une fois, cette posi­tion a évo­lué au cours du temps : cet atta­che­ment contre-pro­duc­tif sur le plan élec­to­ral a ame­né la gauche fla­mande à prendre une cer­taine dis­tance par rap­port aux méca­nismes de soli­da­ri­té fédé­raux (en pro­po­sant notam­ment la défi­ni­tion de conven­tions col­lec­tives propres à la Flandre). On a eu l’im­pres­sion qu’elle fai­sait le pari de recen­trer la soli­da­ri­té sur l’es­pace fla­mand, pari ris­qué et fina­le­ment peu cré­dible vu le rap­port des forces en Flandre… Ce qui a peut-être conduit les socia­listes fla­mands à fina­le­ment perdre sur les deux tableaux : la gauche poli­tique fla­mande ne serait plus réel­le­ment soli­daire aux yeux de l’o­pi­nion de gauche « clas­sique » et le serait tou­jours trop auprès des seg­ments tou­jours plus impor­tants de l’é­lec­to­rat sen­sibles à la cri­tique des « transferts ».

Hypothèse 3 : l’adhésion à l’idéologie sociale-libérale et à l’État social actif

Cette troi­sième hypo­thèse est plus sou­vent for­mu­lée, géné­ra­le­ment du côté de la gauche fran­co­phone. Celle-ci revient à expli­quer le recul élec­to­ral qua­si­ment inin­ter­rom­pu de la gauche fla­mande par son évo­lu­tion idéo­lo­gique, en l’oc­cur­rence par l’emprise de plus en plus forte qu’au­raient exer­cé sur elle les prin­cipes de la troi­sième voie « libé­rale-sociale » et notam­ment au tra­vers de l’at­ta­che­ment impu­té aux socia­listes fla­mands aux prin­cipes de l’É­tat social actif.

De ce point de vue, la gauche fla­mande serait en réa­li­té vic­time de ses seules errances idéo­lo­giques et de son éloi­gne­ment par rap­port à une doc­trine de gauche que l’on voit comme « indé­pas­sable ». Cette conta­mi­na­tion de la gauche fla­mande par les idées libé­rales expli­que­rait éga­le­ment le fait qu’un par­ti comme le SP.A ait sou­te­nu l’in­té­gra­tion, dans le pro­gramme de gou­ver­ne­ment fla­mand, des réso­lu­tions votées en 1999 par le Par­le­ment fla­mand, qui demandent le trans­fert aux Com­mu­nau­tés de com­pé­tences direc­te­ment liées à la sécu­ri­té sociale, comme les soins de san­té ou la poli­tique de l’emploi. Cette adhé­sion serait le pro­lon­ge­ment logique d’une adhé­sion à la com­pé­ti­ti­vi­té, pas­sant éga­le­ment par une mise en com­pé­ti­tion des régions européennes.

Hypothèse 4 : la matrice culturelleou le rapport du mouvement ouvrier à l’autre

La mobi­li­sa­tion natio­nale qu’a réus­sie le mou­ve­ment fla­mand visait à la recon­nais­sance effec­tive d’une langue et d’une culture niées, ou au mieux folk­lo­ri­sées par l’É­tat belge bour­geois et frans­quillon. Mais elle visait par là même à sor­tir ceux qui par­ta­geaient cette langue et cette culture d’un état de domi­na­tion sociale et poli­tique. Avec l’in­té­gra­tion élec­to­rale de la petite bour­geoi­sie et ensuite des masses, la langue, pro­mue au rang de sym­bole de l’i­den­ti­té, s’est impo­sée comme la clef d’ac­cès aux droits sociaux et poli­tiques conquis. Ce com­bat a avant tout été mené par le mou­ve­ment fla­mand dont la com­po­sante socia­liste était for­te­ment mino­ri­taire. Mais cette dyna­mique a eu d’autres effets. Lorsque, au cours des années soixante, la Flandre est deve­nue tar­di­ve­ment une terre d’im­mi­gra­tion, le tra­vailleur immi­gré a été avant tout per­çu comme un « allo­phone », mena­çant l’ho­mo­gé­néi­té lin­guis­tique du ter­ri­toire fla­mand dure­ment acquise face à l’es­ta­blish­ment belge fran­co­phone, un « alloch­tone ». Cet alloch­tone est dou­blé d’un concur­rent dans le par­tage des béné­fices d’un État social qui intègre de plus la soli­da­ri­té avec la Wal­lo­nie pauvre, socia­liste, mal gou­ver­née, voire vue comme fai­néante, etc.

Il y aurait là une sorte de creu­set cultu­rel qui ali­mente la légi­ti­ma­tion natio­na­liste reprise par la majo­ri­té des par­tis fla­mands et dont le VB a long­temps pro­fi­té pour pas­ser plus récem­ment le relais à De Decker. Le SP.A a long­temps eu plus de mal à s’ac­com­mo­der de cette matrice cultu­relle qui a pour­tant for­te­ment mar­qué son élec­to­rat poten­tiel, ouvrier et employé.

Ce serait donc une ques­tion de culture poli­tique, hypo­thèse que rejoint une fois de plus Frank Van­den­broucke en sou­li­gnant « l’im­por­tance d’un mou­ve­ment popu­liste de droite en Flandre dû à la dérive du mou­ve­ment d’é­man­ci­pa­tion natio­nale vers la droite extrême, ce qui pro­duit struc­tu­rel­le­ment du rejet de l’autre ».

Mais cette hypo­thèse est déli­cate à abor­der, parce qu’elle dérive très vite vers le cultu­ra­lisme le plus plat qui sub­stan­tia­lise et natu­ra­lise cette construc­tion sociale de longue durée, ce que l’on retrouve dans les pro­pos fri­sant la xéno­pho­bie côté fran­co­phone du style : « les Fla­mands sont comme ça », quand cela n’est pas « les Fla­mands sont des fachos ».

Tou­jours est-il que cette hypo­thèse, si elle par­vient à ne pas déra­per, poin­te­rait un élé­ment expli­ca­tif impor­tant : une culture sociale et poli­tique mar­quée par la super­po­si­tion des conflits de classe et de langue, la pré­gnance d’un sen­ti­ment de domi­na­tion, d’une culture du mérite, de l’ef­fort, du petit entre­pre­neur, etc. et par la dérive d’une par­tie du mou­ve­ment d’é­man­ci­pa­tion fla­mand vers la droite extrême.

Hypothèse 5 : L’échec des alliances à gauche

Les dif­fé­rentes gauches en Flandre (socia­liste, démo­crate chré­tienne, éco­lo­giste, sociale-libé­rale, natio­na­liste pro­gres­siste, etc.) mino­ri­taires sont de plus frag­men­tées et ne par­viennent pas à s’al­lier sans que cela ne soit per­çu comme une ten­ta­tive d’O­PA de la part du SP.A…

On pour­rait mul­ti­plier les hypo­thèses sociales, poli­tiques, cultu­relles, orga­ni­sa­tion­nelles, ins­ti­tu­tion­nelles, etc. Elles sont évi­dem­ment réduc­trices. La véri­té se trouve sans doute à leur croi­se­ment. Il n’y a pas de rai­son que la gauche fla­mande échappe aux évo­lu­tions des par­tis socia­listes et sociaux-démo­crates euro­péens qui sont tous plus ou moins mar­qués par une ten­sion entre un atta­che­ment aux États-pro­vi­dence tels qu’ils ont été déve­lop­pés au len­de­main de la Seconde Guerre mon­diale et une volon­té de les adap­ter aux pré­ceptes de la libé­ra­li­sa­tion éco­no­mique et aux chan­ge­ments réels qu’ont connus les socié­tés, notam­ment du fait de la mon­tée de l’in­di­vi­dua­li­sa­tion des pra­tiques sociales. Cette ten­sion explique en grande par­tie le fait que, mal­gré la remise en ques­tion du libé­ra­lisme éco­no­mique par la crise actuelle, la gauche semble encore condam­née — du moins pour un cer­tain temps — à res­ter mino­ri­taire dans la plu­part des pays de l’U­nion européenne.

En Bel­gique, cette ten­sion se mani­fes­te­rait indi­rec­te­ment dans les visions diver­gentes que les par­tis de gauche, de part et d’autre de la fron­tière lin­guis­tique, peuvent déve­lop­per non seule­ment sur les ques­tions sociales et éco­no­miques, mais éga­le­ment sur les ques­tions ins­ti­tu­tion­nelles. Comme dif­fé­rentes hypo­thèses le montrent, cette ques­tion est pro­ba­ble­ment une des plus cen­trales et sur­tout, elle déter­mine les pos­si­bi­li­tés d’une com­pré­hen­sion mutuelle et d’un dia­logue franc et ouvert en per­met­tant de voir com­ment les fran­co­phones s’y trouvent impliqués.
Il y aurait donc bien des liens à renouer, non pas pour essayer de rap­pro­cher à tout prix les points de vue, mais au moins pour com­men­cer à iden­ti­fier les diver­gences avant de ten­ter de les sur­mon­ter. Cela implique en pre­mier lieu qu’en tant que membres de La Revue nou­velle nous expo­sions quelle est en gros notre posi­tion sur l’a­ve­nir du sys­tème ins­ti­tu­tion­nel belge.

Nous l’a­vons déjà dit, nous sommes convain­cus que le sys­tème ins­ti­tu­tion­nel belge actuel est arri­vé au bout de ses possibilités.

La nos­tal­gie pour l’é­poque bénie « où on se par­lait encore à l’in­té­rieur des familles poli­tiques au-delà de la fron­tière lin­guis­tique » ne pèse guère par rap­port à la liste (non exhaus­tive) des traits cen­tri­fuges du fédé­ra­lisme belge qu’une géné­ra­tion de plom­biers — ces cham­pions de la négo­cia­tion ins­ti­tu­tion­nelle incar­nés avec maes­tria par Jean-Luc Dehaene — aura soit contour­nés soit renforcés.

On en dénom­bre­ra au moins cinq.

  • l’ab­sence de défi­ni­tion « posi­tive » du fédé­ral : une défi­ni­tion com­mu­né­ment accep­tée par les enti­tés fédé­rées de la fina­li­té com­mune de l’É­tat fédé­ral belge ;
  • un fédé­ra­lisme dual (à deux Com­mu­nau­tés) qui déres­pon­sa­bi­lise chaque Com­mu­nau­té et ren­voie à l’autre la res­pon­sa­bi­li­té de ses propres dif­fi­cul­tés et qui favo­rise le sous-natio­na­lisme éco­no­mique, au sens de la défense du « juste retour» ;
  • un fédé­ra­lisme qui se prive d’ins­tru­ments fédé­ra­teurs réel­le­ment démo­cra­tiques (comme une cir­cons­crip­tion fédé­rale et des par­tis fédéraux);
  • un fédé­ra­lisme qui ne peut s’ap­puyer sur une vision par­ta­gée de la por­tée — rela­tive ou abso­lue — à don­ner à l’ho­mo­gé­néi­té lin­guis­tique des territoires.
  • un État fédé­ral qui refuse d’as­su­mer ses obli­ga­tions à l’é­gard de sa capitale.

La conju­gai­son de ces évo­lu­tions a pour résul­tat que, de part et d’autre de la fron­tière lin­guis­tique, la las­si­tude et les frus­tra­tions réelles par rap­port à la poli­tique belge ne cessent d’aug­men­ter. Du côté fran­co­phone, la prise de conscience aus­si tar­dive que revan­charde de la mon­tée du natio­na­lisme fla­mand (voir le déplo­rable faux JT de la RTBF) et la décou­verte quo­ti­dienne de la dif­fi­cul­té de gou­ver­ner la Bel­gique, incitent de plus en plus de per­sonnes à se réfu­gier dans l’i­dée d’un ave­nir wal­lon et bruxel­lois indé­pen­dant de la Flandre, éven­tuel­le­ment via la piste d’un rat­ta­che­ment à la France qui reste, il est vrai, lar­ge­ment mino­ri­taire dans la population.

Du côté fla­mand, l’a­vè­ne­ment d’un État-nation fla­mand semble de plus en plus deve­nir le ter­mi­nus ad quem du mou­ve­ment fla­mand — il ne s’a­git plus d’as­su­rer son épa­nouis­se­ment dans le cadre belge, le cas échéant en l’ins­tru­men­ta­li­sant — et de tous ceux qui s’y sentent chez eux, même si les enquêtes d’o­pi­nion ne donnent qu’une très faible part de la popu­la­tion fla­mande atta­chée à l’i­dée d’un écla­te­ment de la Belgique.

Mais dans l’un comme dans l’autre cas, au Nord comme au Sud, il appa­raît que la pers­pec­tive d’un au-delà de la Bel­gique relève sur­tout de ce que le socio­logue Luc Huyse appelle les « poli­tiques du vau­dou1 », comme si quelques incan­ta­tions suf­fi­saient à pro­duire des réformes ins­ti­tu­tion­nelles et, par exemple, à faire de la Flandre un État euro­péen indé­pen­dant comme les autres.

Dans les deux cas, les « obs­tacles » à sur­mon­ter sont énormes, du moins si on entend res­ter dans un cadre démo­cra­tique et paci­fique. La pers­pec­tive d’un au-delà de la Bel­gique fait notam­ment l’im­passe non seule­ment sur Bruxelles, mais plus fon­da­men­ta­le­ment sur les liens éco­no­miques, sociaux et cultu­rels très impor­tants qui sub­sistent entre les trois Régions du pays.

Inver­se­ment, nous ne pou­vons nous conten­ter de capi­ta­li­ser sur l’exis­tence de ces liens, ni de spé­cu­ler sur les coûts de la non-Bel­gique. C’est en effet exac­te­ment ce qui est en train de se pas­ser, le fla­con démo­cra­tique belge étant en train de se vider à une vitesse accé­lé­rée par manque d’a­li­men­ta­tion en pro­jets et en valeurs communes.

Nous pen­sons donc qu’il y a lieu à la fois de voir la Bel­gique simul­ta­né­ment comme une contrainte — nous sommes condam­nés à vivre ensemble — et comme une valeur en soi — refon­dée, elle peut consti­tuer un pro­jet d’a­ve­nir dans une Europe qui res­te­ra — quoi qu’on en pense mar­quée par la coexis­tence des niveaux régio­nal, natio­nal et supra-natio­nal. Cette refon­da­tion pour­rait se baser sur une ten­ta­tive ori­gi­nale de com­bi­ner iden­ti­tés et soli­da­ri­tés, natio­na­lisme, régio­na­lisme et cos­mo­po­li­tisme dans une pers­pec­tive euro­péenne postnationale.

Un tel pro­jet ne pour­rait voir le jour sans que soient pris en compte les cinq traits cen­tri­fuges men­tion­nés ci-des­sus et sans que des réponses ins­ti­tu­tion­nelles et poli­tiques satis­fai­santes pour la toute grande majo­ri­té des Belges y aient été apportées.

Le débat auquel nous vous pro­po­sons de contri­buer doit d’a­bord se concen­trer sur ces réponses. Pour l’en­ta­mer, nous vous pro­po­sons donc de réagir à notre point de vue sur ces questions.

Sur l’ab­sence de défi­ni­tion « posi­tive » du fédé­ral : il nous semble qu’au­cune nou­velle avan­cée dans le cadre de la réforme de l’É­tat — et en l’oc­cur­rence qu’au­cun nou­veau trans­fert de com­pé­tences vers les enti­tés fédé­rées — ne pour­ra se faire sans qu’en même temps les enti­tés fédé­rées expriment concrè­te­ment leur atta­che­ment à un État belge réfor­mé et à des objec­tifs com­muns en termes de bien-être pour cha­cun des habi­tants de la fédé­ra­tion, sur le modèle de ce que pré­voit la Consti­tu­tion d’autres pays fédé­raux2.

Sur le fédé­ra­lisme dual (à deux Com­mu­nau­tés) qui déres­pon­sa­bi­lise chaque Com­mu­nau­té : nous pen­sons que nous devons pas­ser à un sys­tème à trois, voire quatre enti­tés fédé­rées (la Flandre, la Wal­lo­nie, Bruxelles et la Région ger­ma­no­phone) qui doivent accep­ter le prin­cipe de res­pon­sa­bi­li­té comme corol­laire logique de la soli­da­ri­té dont elles béné­fi­cient dans le cadre de la fédé­ra­tion. Cette res­pon­sa­bi­li­sa­tion des Régions ne peut cepen­dant remettre en ques­tion les méca­nismes de soli­da­ri­té inter­per­son­nelle qui existent dans le cadre de la sécu­ri­té sociale.

Sur la néces­si­té de la mise en place d’ins­tru­ments fédé­ra­teurs : nous pen­sons qu’il ne peut être ques­tion de ren­for­cer la res­pon­sa­bi­li­té et les com­pé­tences des Régions sans simul­ta­né­ment créer une cir­cons­crip­tion fédé­rale (comme le pro­pose le groupe Pavia) et sans faire élire une par­tie des par­le­men­taires fédé­raux sur des listes éta­blies ensemble par les par­tis appar­te­nant à cha­cune des Régions.

Sur les fron­tières : nous pen­sons qu’il n’y aura pas de paix des Belges sans recon­nais­sance du carac­tère intan­gible des fron­tières entre Régions. Cette recon­nais­sance doit aller cepen­dant de pair avec la recon­nais­sance de droits aux mino­ri­tés qui y résident et/ou avec la pos­si­bi­li­té unique de remise en ques­tion du tra­cé de cette fron­tière en fonc­tion de l’ex­pres­sion des habi­tants des com­munes concer­nées qui doivent être consul­tés. Une fois cette consul­ta­tion opé­rée, il ne pour­rait plus jamais y avoir de remise en ques­tion du tra­cé des frontières.

Sur le rap­port avec la capi­tale fédé­rale : la Région capi­tale de Bruxelles est vic­time des dys­fonc­tion­ne­ments du fédé­ra­lisme belge. Elle souffre d’un sous-finan­ce­ment struc­tu­rel autant que d’un défi­cit d’i­mage, sin­gu­liè­re­ment auprès des Fla­mands qui ne se recon­naissent pas dans cette ville, notam­ment en rai­son de l’ab­sence de bilin­guisme effec­tif dans l’es­pace public. Récon­ci­lier toutes les enti­tés fédé­rées avec la capi­tale de la fédé­ra­tion ne pour­ra se faire sans une inten­si­fi­ca­tion des efforts en direc­tion d’un bilin­guisme effec­tif à Bruxelles.

Mais avant d’a­bor­der ces ques­tions essen­tielles, il nous semble éga­le­ment indis­pen­sable de reve­nir sur le débat pro­pre­ment idéo­lo­gique en ce qui concerne les réponses que les par­tis et les orga­ni­sa­tions de gauche doivent appor­ter à la crise actuelle.

Nous le répé­tons, nous sommes convain­cus que celle-ci ne pour­ra être com­bat­tue sans remettre en ques­tion trois grandes évo­lu­tions appa­rues dans les der­nières décen­nies du XXe siècle :

  • un décou­plage entre la crois­sance des reve­nus du capi­tal et du tra­vail obser­vable en Bel­gique comme dans qua­si­ment toutes les socié­tés indus­trielles, avec pour consé­quence une mon­tée inexo­rable de la pau­vre­té et de l’ex­clu­sion sociale ;
  • une crois­sance inin­ter­rom­pue des exter­na­li­tés néga­tives de la crois­sance éco­no­mique, avec en par­ti­cu­lier un impact désas­treux sur les condi­tions de vie des per­sonnes les plus défa­vo­ri­sées et sur les géné­ra­tions futures ;
  • un affai­blis­se­ment conti­nu des fonc­tions col­lec­tives et en l’oc­cur­rence de la qua­li­té des ser­vices publics, sous les coups conju­gués de la libé­ra­li­sa­tion, de l’aus­té­ri­té bud­gé­taire, mais aus­si d’une ins­tru­men­ta­li­sa­tion par­ti­sane des ser­vices publics.

Nous ne vous deman­dons pas de don­ner en détail votre réac­tion à ce por­trait beau­coup trop som­maire, voire cari­ca­tu­ral de l’é­vo­lu­tion de nos socié­tés. En revanche, nous vous invi­tons à expli­quer briè­ve­ment en quoi, selon vous l’é­che­lon fédé­ral belge et/ou ses enti­tés fédé­rées consti­tuent ou ne consti­tuent pas à chaque fois le niveau appro­prié pour répondre à cha­cun de ces défis.

Encore une fois, nous pen­sons que la réso­lu­tion de la crise éco­no­mique, sociale et éco­lo­gique qui se pré­sente devant nous ne peut être dis­tin­guée de la réso­lu­tion de la crise de crois­sance que tra­verse actuel­le­ment le sys­tème fédé­ral belge.

Au fond, nous sommes per­sua­dés qu’entre une Wal­lo­nie qui n’est jamais vrai­ment par­ve­nue à se recon­ver­tir com­plè­te­ment — en dépit d’un fédé­ra­lisme éco­no­mique sans doute arri­vé trop tard — et une Flandre qui se découvre ter­ri­ble­ment expo­sée aux muta­tions à venir sur le plan éco­lo­gique et indus­triel et Bruxelles qui, plus que d’être la capi­tale com­mune, doit aus­si assu­mer son rôle régio­nal dans un ensemble de contraintes ori­gi­nales, il y a non seule­ment des simi­la­ri­tés, mais aus­si peut-être des liens à refon­der, au-delà de toute forme de nos­tal­gie pour la Bel­gique unitaire.

De notre point de vue, le fédé­ra­lisme est un mou­ve­ment per­ma­nent de dia­logue et de remise en ques­tion auquel les Belges, qu’ils soient fla­mands, bruxel­lois ou wal­lons, ont tout inté­rêt à rendre un sens novateur.

  1. « De Vlaamse repu­bliek als uto­pie », De Mor­gen, 31 jan­vier 2009.
  2. Il est vrai qu’a­près la réuni­fi­ca­tion alle­mande, la notion d’«uniformité » des condi­tions de vie de l’ar­ticle 72 de la Consti­tu­tion alle­mande a été rem­pla­cée par celle d’«équivalence », comme le sou­ligne Ulrich Beck. Voir Ulrich Beck, Edgar Grande, Pour un Empire euro­péen, Flam­ma­rion, 2007.

Lechat Benoît


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