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Quelles perspectives de démocratisation ?

Numéro 4 Avril 2011 par Vincent Legrand

avril 2011

La Jor­da­nie aus­si connait des mou­ve­ments de pro­tes­ta­tion, ins­pi­rés par les sou­lè­ve­ments égyp­tien et tuni­sien. Tous les sec­teurs de la socié­té, depuis les Bédouins issus des zones rurales jus­qu’aux « nou­veaux mou­ve­ments sociaux » des acti­vistes urbains, se retrouvent dans la rue pour dénon­cer la cor­rup­tion et récla­mer des réformes pro­fondes. Le roi Abdal­lah II n’est pas direc­te­ment mis en cause, mais bien son entou­rage et l’am­pleur de son pou­voir. Reste que l’op­po­si­tion est divi­sée, prin­ci­pa­le­ment entre les acti­vistes de gauche et les isla­mistes, et ne semble pas véri­ta­ble­ment convaincre les moins de trente ans qui forment 70% de la popu­la­tion jordanienne.

Le « prin­temps arabe » n’a pas épar­gné la Jor­da­nie et il ne s’y passe, depuis début jan­vier 2011, un ven­dre­di — jour de congé heb­do­ma­daire — sans mani­fes­ta­tions. Le pou­voir jor­da­nien a recou­ru à sa recette tra­di­tion­nelle en cas de crise : l’activation du fusible gou­ver­ne­men­tal, ren­con­trant ain­si une des reven­di­ca­tions des mani­fes­tants. Le 1er février 2011, le roi Abdal­lah II démet­tait le gou­ver­ne­ment du Pre­mier ministre Samir Al-Rifaï et char­geait Marouf Al-Bakhit, un homme de confiance qui a exer­cé par le pas­sé les fonc­tions de Pre­mier ministre (2005 – 2007), de géné­ral, de chef des ser­vices de ren­sei­gne­ments et d’ambassadeur de Jor­da­nie en Israël, d’en for­mer un nouveau.

Ins­pi­rés par les révo­lu­tions tuni­sienne et égyp­tienne, les mani­fes­tants expriment maints griefs com­pa­rables : pro­tes­ta­tion contre la vie chère (lutte contre l’inflation, qui touche le prix des car­bu­rants et des vivres, en rai­son notam­ment de la sup­pres­sion des sub­ven­tions par le gou­ver­ne­ment), le chô­mage et la cor­rup­tion de la classe poli­tique (cer­tains membres du gou­ver­ne­ment sont accu­sés d’avoir per­son­nel­le­ment béné­fi­cié de la vente d’entreprises publiques dans le cadre de la poli­tique de libé­ra­li­sa­tion éco­no­mique et de pri­va­ti­sa­tion). Le sen­ti­ment popu­laire est un sen­ti­ment d’injustice face à une cor­rup­tion alliant l’élite des affaires et une classe poli­tique qui s’enrichit sur le dos des pauvres, ou encore face au contraste entre les faibles rému­né­ra­tions des fonc­tion­naires et les reve­nus des hommes poli­tiques per­çus comme exces­si­ve­ment riches.

Le mécon­ten­te­ment a gagné les zones rurales habi­tées par les tri­bus bédouines, qui forment la colonne ver­té­brale du régime haché­mite et de ses forces de sécu­ri­té. Ain­si, le 5 février, trente-six membres des prin­ci­pales tri­bus bédouines du pays publiaient une lettre ouverte au roi, com­pa­rant sa femme, Rania, à celle du pré­sident tuni­sien déchu Ben Ali, l’accusant de cor­rup­tion et d’avoir créé autour d’elle des centres de pou­voir ser­vant ses propres inté­rêts, fai­sant éga­le­ment allu­sion aux rumeurs autour des dépenses enga­gées pour la luxueuse fête tenue pour ses qua­rante ans en aout 2010 dans le désert du Wadi Ram, « aux dépens du Tré­sor public et des pauvres1 ». La lettre l’accusait aus­si de tra­fic d’influence visant à pla­cer des proches à des postes impor­tants ou de favo­ri­ser l’obtention de la natio­na­li­té jor­da­nienne pour des Pales­ti­niens, notam­ment ceux ayant épou­sé des Jor­da­niens et deman­dait au roi « de rendre les terres et les fermes d’État don­nées à la famille Yas­sine, la terre appar­te­nant au peuple jor­da­nien2 ». La reine étant d’origine pales­ti­nienne, cela pointe les ten­sions inter­com­mu­nau­taires met­tant aux prises les Jor­da­niens de souche, pri­vi­lé­giés par l’accès à l’emploi dans un sec­teur public peu rému­né­ra­teur, et les Jor­da­niens d’origine pales­ti­nienne, per­çus comme favo­ri­sés par la réus­site éco­no­mique du sec­teur pri­vé, dans lequel ils sont relé­gués, mais qui est davan­tage rému­né­ra­teur. La Jor­da­nie « connai­tra tôt ou tard la vague tuni­sienne et égyp­tienne », indique la lettre, « en rai­son de la sup­pres­sion des liber­tés et du pillage des fonds publics ». Certes, le roi n’est pas direc­te­ment cri­ti­qué, mais, avec cette attaque viru­lente contre la reine et donc le Palais, on frise la ligne rouge des cri­tiques tolé­rables par le régime. La lettre envoie un signal clair : « Nous tirons l’alarme parce que nous nous sou­cions du roi et nous vou­lons que les Haché­mites conti­nuent à nous diri­ger et à diri­ger le pays », déclare un des signa­taires issu de la tri­bu Abba­di, qui pour­suit : « Nous reflé­tons les vues des jeunes Jor­da­niens, qu’ils soient des Bédouins urba­ni­sés ou vivant encore sous tente, selon les­quelles la situa­tion est deve­nue insup­por­table, la cor­rup­tion, le népo­tisme et la bureau­cra­tie sont par­tout et les riches deviennent plus riches, alors que les pauvres — comme beau­coup de Bédouins — deviennent de plus en plus pauvres » (Gav­lak, 2011).

Des pro­blèmes fon­ciers ont éga­le­ment fait l’objet de pro­tes­ta­tions ailleurs dans le pays. Le 12 février, des membres de tri­bus du gou­ver­no­rat de Zar­qa ont pro­tes­té pour qu’on leur rétro­cède les terres d’État qui leur furent attri­buées pour l’agriculture et le pâtu­rage sous l’ère otto­mane et le Man­dat bri­tan­nique. Ils pré­tendent que le gou­ver­ne­ment les a allouées à d’autres pour des pro­jets de construc­tion de loge­ments. Le 15 février, des membres de la tri­bu des Bani Sakhr blo­quaient l’autoroute reliant Amman au sud du pays dans une pro­tes­ta­tion similaire.

Au cours de ses deux der­nières semaines d’existence, le gou­ver­ne­ment pré­cé­dent, diri­gé par le Pre­mier ministre Samir Al-Rifaï, avait annon­cé de nou­veaux sub­sides pour les car­bu­rants, quelques vivres (riz, sucre), le gaz de chauf­fage et de cui­sine, ain­si qu’une hausse des rému­né­ra­tions des fonc­tion­naires, dont le per­son­nel de sécu­ri­té, mais ces mesures n’ont pas suf­fi à apai­ser la situa­tion. Le roi a deman­dé au nou­veau Pre­mier ministre de « prendre des mesures pra­tiques, rapides et tan­gibles afin de lan­cer de véri­tables réformes poli­tiques. » Marouf Al-Bakhit est consi­dé­ré comme n’appartenant pas à la classe cor­rom­pue, mais sa cré­di­bi­li­té est minée par les fraudes qui enta­chèrent les élec­tions légis­la­tives et muni­ci­pales qui eurent lieu sous son pre­mier man­dat de Pre­mier ministre en 2007.

Un front éclaté

Les mani­fes­tants, qui ras­semblent de manière hété­ro­clite divers sec­teurs de la socié­té — le plus grand par­ti d’opposition, isla­miste, le Front d’action isla­mique (FAI) (l’aile poli­tique de la confré­rie jor­da­nienne des Frères musul­mans), des syn­di­cats et asso­cia­tions pro­fes­sion­nelles, le mou­ve­ment Jâyîne (« Nous arri­vons »), for­mé d’une coa­li­tion d’opposants de la gauche natio­na­liste arabe de ten­dance laïque, de jeunes, d’étudiants, de fonc­tion­naires mécon­tents, de géné­raux à la retraite et des orga­ni­sa­tions de la socié­té civile (Civil Thought Asso­cia­tion, Social Left Move­ment), com­por­tant des acti­vistes de ce qu’on appelle dans le pays les « nou­veaux mou­ve­ments sociaux » —, ne se satis­font pas d’un simple chan­ge­ment de gou­ver­ne­ment et demandent des réformes approfondies.

Cela est valable pour l’opposition isla­miste, même si elle ces­sa de mani­fes­ter à la suite du chan­ge­ment de gou­ver­ne­ment, affir­mant vou­loir don­ner une chance au nou­veau Pre­mier ministre, comme pour les mani­fes­tants des autres ten­dances, qui deman­daient la démis­sion du nou­veau gou­ver­ne­ment frai­che­ment nom­mé. Pour les jeunes acti­vistes, « quelle que soit la direc­tion que pren­dra [le gou­ver­ne­ment], l’activisme civique continuera ».

Mais le 25 février, les Frères musul­mans et le FAI déci­daient de se joindre à nou­veau aux mani­fes­ta­tions, à la suite de celles de la semaine pré­cé­dente, lors des­quelles les mani­fes­tants paci­fiques de la gauche natio­na­liste arabe et de la jeu­nesse furent agres­sés par des contre-mani­fes­tants pro­gou­ver­ne­men­taux. Les auto­ri­tés ont nié les allé­ga­tions selon les­quelles la police, qui n’est pas inter­ve­nue, aurait été com­plai­sante avec les assaillants, accu­sés d’être des voyous à la solde du gou­ver­ne­ment — scène qui n’est pas sans rap­pe­ler les affron­te­ments de la place Tah­rir au Caire. Ce retour des Frères musul­mans dans les mani­fes­ta­tions n’a pas été accueilli de manière uni­voque : la gauche natio­na­liste arabe et les jeunes y ont vu une ten­ta­tive des isla­mistes de pro­fi­ter des nou­velles forces sociales reven­di­quant des réformes dans le pays. Selon un jeune membre du mou­ve­ment Jâyîne, « les isla­mistes n’aiment pas voir les nou­veaux mou­ve­ments sociaux émer­ger » et « tentent de tirer par­ti de l’attaque de la semaine der­nière ». Après celle-ci, « ils ont réa­li­sé que, s’ils ces­saient de se mani­fes­ter, ils per­draient la rue et leur cré­di­bi­li­té3Selon Moham­mad Abu Rum­man, Centre for Stra­te­gic Stu­dies (uni­ver­si­té de Jor­da­nie), dans « Youth activists,
Islamists…»..»

Les rela­tions entre les deux ten­dances sont ten­dues : cer­tains ont contes­té la pré­sence des réfé­rences reli­gieuses dans les slo­gans des mani­fes­tants isla­mistes : « Nous appe­lons à un mou­ve­ment de la socié­té civile, pas à une socié­té reli­gieuse », avance un acti­viste du Social Left Move­ment4. Autre diver­gence : les isla­mistes évoquent éga­le­ment les Affaires étran­gères et Israël, alors que l’autre ten­dance se foca­lise sur la situa­tion inté­rieure, notam­ment au plan éco­no­mique et social.

Initiatives du roi et du nouveau gouvernement

Acti­vant la sou­pape face à la pres­sion de la rue, le 22 février, le gou­ver­ne­ment assou­plis­sait la loi sur les ras­sem­ble­ments publics. D’un autre côté, à peine le nou­veau gou­ver­ne­ment mis en place, les auto­ri­tés s’en pre­naient à des sites web et à des blogs de contestataires.

Du côté du roi, outre le chan­ge­ment de gou­ver­ne­ment, l’ampleur de la crise a pu être mesu­rée par le fait qu’il rece­vait en audience les diri­geants des Frères musul­mans pour la pre­mière fois depuis son acces­sion au trône en 1999. Il a éga­le­ment appe­lé à un dia­logue natio­nal entre tous les groupes poli­tiques en vue de rédi­ger une nou­velle loi élec­to­rale. La loi élec­to­rale, amen­dée en 1993, est décriée parce qu’elle favo­rise les repré­sen­tants tri­baux, répu­tés pour leur loyau­té à l’égard du régime. L’amendement de 1993 visait pré­ci­sé­ment à réduire le vote d’opposition isla­miste. Par ailleurs, le sys­tème élec­to­ral sur­re­pré­sente à la Chambre les zones rurales, peu­plées par les tri­bus trans­jor­da­niennes, piliers loyaux du régime, au détri­ment des zones urbaines, davan­tage peu­plées par les Jor­da­niens d’origine pales­ti­nienne, dont le vote est moins tri­bal et davan­tage islamiste.

Sui­vant le sou­hait du roi, le gou­ver­ne­ment déci­dait, le 22 février, la for­ma­tion d’un Comi­té de dia­logue natio­nal com­po­sé d’une série de ministres, dont le Pre­mier, de repré­sen­tants de par­tis poli­tiques, d’associations pro­fes­sion­nelles, du sec­teur éco­no­mique, d’organisations de la socié­té civile, d’associations de jeunes et de femmes. Le 14 mars, le roi deman­dait à ce comi­té de rédi­ger une loi élec­to­rale véri­ta­ble­ment démo­cra­tique et de révi­ser la loi sur les par­tis poli­tiques afin de favo­ri­ser le plu­ra­lisme poli­tique et la vie partisane.

Le 27 février, le Pre­mier ministre Marouf Al-Bakhit pré­sen­tait, en vue du vote de confiance pré­vu à la Chambre début mars, sa décla­ra­tion de poli­tique gou­ver­ne­men­tale et s’engageait à entre­prendre des réformes « véri­tables et gra­duelles5 ». Il pro­met­tait d’amender la loi élec­to­rale pour la fin de l’année et de mettre sur pied un dia­logue natio­nal, qui « pren­dra du temps ». Le FAI a esti­mé qu’attendre la fin de l’année est inac­cep­table et a don­né un mois au gou­ver­ne­ment pour mettre en œuvre les réformes, que le roi vou­lait rapides, et que le Pre­mier ministre conçoit comme « graduelles ».

Les isla­mistes, qui ont boy­cot­té les élec­tions légis­la­tives de novembre 2010, ont cri­ti­qué la Chambre, contrô­lée par les loya­listes, pour avoir expri­mé sans grande dif­fi­cul­té un vote de confiance (111 voix sur 120) au gou­ver­ne­ment pré­cé­dent éphé­mère de Samir Al-Rifaï en décembre, alors que le mécon­ten­te­ment popu­laire allait crois­sant. Avec un vote de confiance empor­té de jus­tesse le 3 mars, le nou­veau gou­ver­ne­ment Al-Bakhit a payé pour celui qui a été accor­dé à plus de 90% par la Chambre au gou­ver­ne­ment pré­cé­dent, celle-ci ten­tant de la sorte de se refaire une répu­ta­tion hono­rable. On esti­mait que, même si la Chambre ne votait pas la confiance, elle aurait du mal à retrou­ver le sou­tien du public. Peu avant le vote de confiance au nou­veau gou­ver­ne­ment, cer­tains étaient d’avis que, quelle qu’en soit l’issue, les acti­vistes conti­nue­raient à deman­der la dis­so­lu­tion du Par­le­ment frai­che­ment élu : la demande est de le dis­soudre et de tenir de nou­velles élec­tions sous une nou­velle loi électorale.

Il s’agit bien là d’une reven­di­ca­tion com­mune à l’ensemble des mani­fes­tants. Au-delà, comme l’analyse Moham­med Abu Rum­man, « une fois que vous deman­dez de défi­nir la réforme, les acti­vistes ne tiennent tout sim­ple­ment plus le même langage ».

Initiatives de l’opposition

Le FAI a déci­dé de ne pas prendre part au Comi­té natio­nal de dia­logue6 mis sur pied par le gou­ver­ne­ment, parce que l’ordre du jour n’inclut pas les chan­ge­ments consti­tu­tion­nels sou­hai­tés. À la mi-mars, le par­ti lan­çait sa propre ini­tia­tive — un « Panel natio­nal pour la réforme », une task-force repré­sen­tant dif­fé­rents par­tis poli­tiques et asso­cia­tions pro­fes­sion­nelles, le défi le plus impor­tant à rele­ver étant de sur­mon­ter les dis­sen­sions entre les dif­fé­rents oppo­sants, vu la néces­si­té d’unifier les posi­tions : l’idée est de for­mer un lob­by, l’expérience pas­sée des quinze der­nières années démon­trant que le manque de moyens de pres­sion adé­quats explique pour­quoi les gou­ver­ne­ments qui se sont suc­cé­dé n’ont pas pris les appels au sérieux.

« Ce n’est pas le roi qui est à blâ­mer », a décla­ré le secré­taire géné­ral du FAI, Ham­za Man­sour, « mais la clique qui l’entoure7 ». Si la monar­chie haché­mite et le régime ne sont pas remis en cause, des demandes de réformes appro­fon­dies du sys­tème poli­tique sont expri­mées : l’opposition isla­miste reven­dique la modi­fi­ca­tion de la loi élec­to­rale et sou­haite que les membres du gou­ver­ne­ment, dont le Pre­mier ministre, tra­di­tion­nel­le­ment nom­més par le roi, soient élus, en tant que membres issus de la Chambre des dépu­tés. Pour ce sec­teur de l’opposition, aucun dia­logue ne peut être mis sur pied avant la dis­so­lu­tion du Par­le­ment, consi­dé­ré comme une chambre d’entérinement de l’exécutif, qui est, de sur­croit, per­çue comme ayant été élue de manière frau­du­leuse. L’initiative est ouverte à l’ensemble du spectre poli­tique dans le pays.

De son côté, fin février, début mars 2011, un groupe de vingt-quatre natio­na­listes arabes et isla­mistes indé­pen­dants a for­mé une com­mis­sion appe­lée Ini­tia­tive monar­chique consti­tu­tion­nelle, prô­nant l’évolution du sys­tème poli­tique vers une monar­chie consti­tu­tion­nelle dans laquelle le roi ne gou­verne pas, celui-ci gar­dant un rôle d’arbitre et de sécu­ri­té. Il s’agirait d’établir une véri­table monar­chie consti­tu­tion­nelle, car, sur papier ou dans sa ver­sion d’origine, c’en est une, ins­pi­rée, comme ont l’habitude de l’évoquer les juristes jor­da­niens, de la Consti­tu­tion belge. Ain­si, le mou­ve­ment Jâyîne demande un retour à la Consti­tu­tion de 1952, qui fut pro­mul­guée par le grand-père du roi Abdal­lah II, le roi Talal, mais qui fut amen­dée à plu­sieurs reprises, accrois­sant chaque fois le pou­voir du roi au détri­ment du pou­voir légis­la­tif. L’objectif est de réduire les pou­voirs du roi, qui en l’état gou­verne par décret et peut nom­mer et révo­quer le gou­ver­ne­ment et le Par­le­ment à sa guise.

L’islamisme jordanien

La ques­tion de la démo­cra­ti­sa­tion se pose d’autant plus à pro­pos en cette période de tran­si­tion que nous dis­po­sons de l’expérience his­to­rique de la fin des années quatre-vingt et des années nonante. À la suite d’émeutes qui éclatent en rai­son de la situa­tion éco­no­mique et sociale dans les « bas­tions bédouins » du Royaume au prin­temps 1989, la direc­tion jor­da­nienne décide de pour­suivre la poli­tique d’austérité éco­no­mique exi­gée par les poli­tiques d’ajustement struc­tu­rel du FMI, mais accom­pa­gnée d’une libé­ra­li­sa­tion poli­tique contrô­lée afin de désa­mor­cer le mécon­ten­te­ment et de faire par­ta­ger le far­deau de l’impopularité des mesures d’ajustement éco­no­mique en créant un « effet de sou­pape ». Des élec­tions se tiennent ain­si en automne 1989. Les can­di­dats de la confré­rie des Frères musul­mans emportent 22 sièges sur 80, aux­quels s’ajoutent une dizaine d’islamistes, indé­pen­dants, ce qui donne donc 32 dépu­tés isla­mistes sur un total de 80 députés.

L’ouverture poli­tique du régime intègre ain­si le mou­ve­ment isla­miste dans le sys­tème poli­tique par inclu­sion dans le cadre de la com­pé­ti­tion élec­to­rale et de la vie par­le­men­taire, ain­si que par coop­ta­tion (entre jan­vier et juillet 1991, des membres de la Confré­rie et des isla­mistes indé­pen­dants finissent, après des dis­sen­sions au sein du mou­ve­ment, par par­ti­ci­per au gou­ver­ne­ment et obtiennent sept portefeuilles).

Mais le suc­cès poli­tique du mou­ve­ment va éga­le­ment conduire le régime à l’endiguer, ce qui mène­ra à la régres­sion du pro­ces­sus démo­cra­tique. Il s’est donc agi d’une « stra­té­gie de sur­vie » (Krä­mer, 1994), une démo­cra­ti­sa­tion qui est prin­ci­pa­le­ment res­tée de nature « défen­sive » pour le régime (Robin­son, 1998). Mal­gré la régres­sion assez rapide que connai­tra ce pro­ces­sus, les isla­mistes forment la prin­ci­pale force d’opposition, par­fois viru­lente, mais qui est tou­jours demeu­rée loyale au régime, rela­tion por­tée notam­ment par un contexte his­to­rique favo­rable de quatre décen­nies anté­rieures d’alliance presque conti­nue8 entre les deux par­ties : l’ennemi com­mun était consti­tué par les oppo­si­tions anti­ré­gime des gauches natio­na­listes arabes laïques de ten­dances nas­sé­rienne, ba’athiste et autres. Le jeu de coopé­ra­tion entre la Confré­rie et le régime ne signi­fie pas qu’il n’y ait pas eu de ten­sions dans cer­tains dos­siers. Il demeure que, pen­dant les décen­nies durant les­quelles fut impo­sée la loi mar­tiale et les par­tis poli­tiques, inter­dits, la Confré­rie fut le seul mou­ve­ment poli­tique auto­ri­sé. Avec la léga­li­sa­tion des par­tis poli­tiques en 1992, les Frères musul­mans créent for­mel­le­ment leur aile poli­tique, qui prend le nom de Front d’action isla­mique (FAI).

Comme évo­qué plus haut, la nou­velle loi élec­to­rale, adop­tée en 1993, visa à réduire le vote isla­miste par modi­fi­ca­tion du mode de scru­tin. En 1994, la Jor­da­nie conclut un trai­té de paix avec Israël, ce qui pro­duit une très forte oppo­si­tion, notam­ment isla­miste. La paix israé­lo-jor­da­nienne va entrai­ner plus avant la régres­sion du pro­ces­sus démo­cra­tique, cen­sée conte­nir le mou­ve­ment anti­nor­ma­li­sa­tion des rela­tions avec Israël. Alors que de nou­velles élec­tions sont en vue en 1997, le FAI opte pour le boy­cott du scru­tin, en rai­son notam­ment du refus du gou­ver­ne­ment de modi­fier la loi élec­to­rale. Mais il ne faut pas négli­ger l’hypothèse selon laquelle il y eut pré­emp­tion en vue des évè­ne­ments à venir, car les isla­mistes connais­sant leur base, s’attendaient à un échec, en rai­son de leur com­pro­mis­sion dans la par­ti­ci­pa­tion aux affaires poli­tiques et leur inca­pa­ci­té à amé­lio­rer la situa­tion socioéconomique.

En 2000, un deuxième sou­lè­ve­ment (inti­fa­da) éclate dans les ter­ri­toires occu­pés de Pales­tine, avec toutes les réper­cus­sions poli­tiques que cela pro­voque dans une Jor­da­nie peu­plée majo­ri­tai­re­ment de Jor­da­niens d’origine pales­ti­nienne. C’est comme ça que les élec­tions pré­vues en 2001 sont repor­tées, avant de se tenir fina­le­ment en juin 2003. Cette fois, le FAI choi­sit de par­ti­ci­per aux élec­tions. Une nou­velle loi élec­to­rale, pro­mul­guée en juillet 2001, aug­mente le nombre de dépu­tés de 80 à 110. Le FAI négo­cie sa par­ti­ci­pa­tion avec le Palais en ne pré­sen­tant que 30 can­di­dats aux élec­tions : il s’agit d’une poli­tique de rete­nue qui vise à contrer les craintes d’un éven­tuel raz-de-marée isla­miste. Le FAI récolte 18 sièges et 6 sièges reviennent à des can­di­dats isla­mistes indépendants.

Pour les élec­tions légis­la­tives de 2007, à la suite des ter­gi­ver­sa­tions dues aux ten­sions entre « fau­cons » et « colombes » en son sein (un cli­vage inter­gé­né­ra­tion­nel, inter­com­mu­nau­taire jor­da­no-pales­ti­nien, et recou­pant les posi­tions pro- ver­sus anti-Hamas), le FAI pré­sente le plus petit nombre de can­di­dats (22) depuis la réac­ti­va­tion du Par­le­ment en 1989. Les isla­mistes font face à leur plus grande défaite, rem­por­tant seule­ment 6 sièges sur les 110 à pour­voir à la Chambre. Il semble qu’en rai­son de son inca­pa­ci­té à four­nir une alter­na­tive au sta­tu­quo ou à arti­cu­ler un pro­gramme spé­ci­fique (cf. infra), le FAI ait vu son sou­tien popu­laire for­te­ment s’éroder. La défaite du FAI a aus­si été impu­tée aux dis­sen­sions évo­quées plus haut entre « colombes » et « fau­cons » quant au choix des can­di­dats : seuls des « colombes » et des cen­tristes furent pré­sen­tés, les « fau­cons » appe­lant par ailleurs leur base à boy­cot­ter le scru­tin. Le FAI a crié à la fraude élec­to­rale. De son côté, l’Alliance civile jor­da­nienne, qui regroupe une série d’ong qui ont obser­vé le scru­tin, a annon­cé que, mal­gré quelques revers dans le pro­ces­sus élec­to­ral, les élec­tions se sont dérou­lées de manière libre et équitable.

Quant aux der­nières élec­tions légis­la­tives, qui se sont tenues en novembre 2010, le FAI a une nou­velle fois opté pour le boy­cott. La ques­tion qui se pose est de savoir si les Frères musul­mans ont boy­cot­té les élec­tions de 2010 pour pro­tes­ter contre le gou­ver­ne­ment et/ou aus­si pour évi­ter d’être confron­tés à une chute de leur popu­la­ri­té. Les esti­ma­tions ne sont pas aisées, mais selon une enquête menée par le gou­ver­ne­ment jor­da­nien lui-même, les isla­mistes ne pèse­raient que quelque 15 à 20 % de l’électorat. Beau­coup dans l’opposition accusent le gou­ver­ne­ment d’instrumentaliser la crainte de la mon­tée de l’islamisme pour jus­ti­fier une direc­tion auto­ri­taire du pays : selon l’opposante Tou­jan al-Fai­sal, « ceux que le gou­ver­ne­ment com­bat » véri­ta­ble­ment, « ce sont les plus modé­rés et les plus démo­crates9 ».

Dif­fi­cile d’évaluer le score du FAI en cas d’élections libres et de sys­tème élec­to­ral réno­vé… Mais quel est le pro­gramme du par­ti et son posi­tion­ne­ment par rap­port à la démo­cra­tie ? Les isla­mistes jor­da­niens du cou­rant domi­nant, inté­grés au jeu poli­tique10, répètent à l’envi leur adhé­sion stra­té­gique — et non pas tac­tique — aux prin­cipes démo­cra­tiques, tout en prô­nant l’établissement d’une socié­té isla­mique régie par la cha­ria. Si l’on note donc leur prag­ma­tisme en termes d’adhésion au mode de gou­ver­ne­ment démo­cra­tique, on note aus­si l’absence d’un pro­gramme poli­tique opé­ra­tion­nel allant plus loin, par exemple, au plan socioé­co­no­mique, de l’action cari­ta­tive en faveur des pauvres. Rien de bien concret au-delà de grandes valeurs géné­rales et de grands prin­cipes, ou encore, du slo­gan « L’islam est la solu­tion », éga­le­ment une approche peu flexible et for­te­ment idéo­lo­gique au sujet du pro­ces­sus de paix israé­lo-arabe et des droits et de la place des femmes ain­si que de la ségré­ga­tion des sexes dans la socié­té (ceci étant de toute façon lié au carac­tère conser­va­teur et patriar­cal de la socié­té jor­da­nienne dans son ensemble).

Le changement générationnel

La popu­la­tion des pays arabes est for­mée pour moi­tié de jeunes de moins de vingt ans. En Jor­da­nie, on estime les moins de dix-huit ans à près de la moi­tié de la popu­la­tion, les jeunes de moins de trente ans for­mant 70 % de celle-ci : beau­coup d’entre eux sont « en mobi­li­té sociale », rom­pus à inter­net et bien au fait des évo­lu­tions régio­nales. Quelles sont leurs orien­ta­tions poli­tiques ? Com­ment vont-ils cana­li­ser poli­ti­que­ment leurs reven­di­ca­tions ? On a vu cette jeu­nesse en alliance avec des par­tis de la gauche natio­na­liste arabe, mais ces par­tis ont des bases sociales faibles : cette jeu­nesse va-t-elle s’y retrou­ver ? Édi­fier ses propres par­tis ? À pre­mière vue, elle s’inscrit davan­tage dans un com­bat civique de type « socié­té civile » que dans une approche d’engagement par­ti­san. Selon une jeune femme, « oui, la révo­lu­tion peut s’étendre, mais jusqu’à aujourd’hui, les seules voix qui se font entendre sont celles des par­tis poli­tiques exis­tants de la vieille école, qui ne sont pas repré­sen­ta­tifs de la popu­la­tion — une popu­la­tion dont les moins de trente-cinq ans forment la majo­ri­té et dont on attend tou­jours d’entendre la voix ».

En ce qui concerne les tri­bus, la vision des réformes est contras­tée et connai­trait éga­le­ment un cli­vage géné­ra­tion­nel. Les lea­deurs tri­baux tra­di­tion­nels de l’ancienne géné­ra­tion craignent les modi­fi­ca­tions de la loi élec­to­rale, qui pour­raient affec­ter leur repré­sen­ta­tion, au pro­fit des centres urbains. Mais le rôle social tra­di­tion­nel de la tri­bu aurait récem­ment évo­lué vers un rôle plus « socio­po­li­tique ». Ain­si, un nou­veau groupe de jeunes issus des tri­bus est en faveur de véri­tables réformes poli­tiques fon­dées sur les valeurs de la socié­té civile, ouvrant la voie à des par­tis poli­tiques jouant le jeu par­le­men­taire « majo­ri­té contre oppo­si­tion » sur la base de pro­grammes poli­tiques éla­bo­rés au niveau natio­nal, tout en demeu­rant atten­tif à l’impact des réformes sur le nombre de sièges bédouins au Parlement.

Le clivage jordano-palestinien

En effet, les mani­fes­tants craignent tout à la fois que les réformes mènent à une Jor­da­nie trans­for­mée en « État pales­ti­nien de sub­sti­tu­tion ». Grande est la colère popu­laire contre Israël, vu l’échec de négo­cia­tions israé­lo-pales­ti­niennes cen­sées mener à un État pales­ti­nien indé­pen­dant sur le sol pales­ti­nien. Il semble à cet égard évident qu’un monde arabe plus démo­cra­tique ne fera pas l’affaire d’Israël, les régimes auto­ri­taires ayant jusqu’à pré­sent conte­nu l’animosité de popu­la­tions soli­daires du peuple pales­ti­nien et hos­tiles à la nor­ma­li­sa­tion des rela­tions avec Tel-Aviv. La solu­tion du conflit fai­sant jus­tice aux droits du peuple pales­ti­nien est de ce fait d’autant plus vitale si Israël veut s’assurer une véri­table sécu­ri­té et être accep­té comme État légi­time dans la région.

Les réformes

Le Comi­té pour le dia­logue natio­nal mis sur pied par le gou­ver­ne­ment par­vien­dra-t-il à éla­bo­rer une réforme répon­dant aux attentes des dif­fé­rentes par­ties en pré­sence ? Com­ment celles-ci arti­cu­le­ront-elles leurs reven­di­ca­tions ? Dans un front uni ou en ordre dis­per­sé ? Cela devrait influer sur leurs capa­ci­tés de pres­sion sur le pou­voir. Quoi qu’il en soit des évo­lu­tions poli­tiques aux plans inté­rieur et exté­rieur, les pro­blèmes ardus au plan éco­no­mique res­tent à trai­ter, que ce soit en situa­tion auto­ri­taire ou démocratique.

Comme le déclare un des pro­ta­go­nistes du « prin­temps arabe » jor­da­nien, « de manière géné­rale, les gens sou­haitent main­te­nir le roi au pou­voir, mais ils exigent que les réformes soient mises en œuvre immé­dia­te­ment » (Dav­lak, 2011). Contrai­re­ment à l’Égypte et à la Tuni­sie, la direc­tion jor­da­nienne n’est pas sou­mise à une demande de chan­ge­ment de régime, la monar­chie haché­mite n’est pas mise en cause, mais des signaux forts lui sont envoyés. Le régime ne pour­ra se satis­faire de chan­ge­ments cos­mé­tiques s’il veut plei­ne­ment res­tau­rer sa légitimité.

Le 21 mars 2011

L’auteur remer­cie Jime­na Mon­tal­do Man­cil­la de sa pré­cieuse contri­bu­tion à cet article, sta­giaire de recherche au Centre d’études et de recherches sur le monde arabe contem­po­rain (Cer­mac) de l’UCL, pour la col­lecte de don­nées effec­tuée ain­si que ses com­men­taires qui ont enri­chi l’analyse.

  1. « Bedouin tribes accuse Jordan’s Queen Rania of cor­rup­tion », The Guar­dian, 15 février 2011.
  2. Idem.
  3. Selon Moham­mad Abu Rum­man, Centre for Stra­te­gic Stu­dies (uni­ver­si­té de Jor­da­nie), dans « Youth activists,
    Islamists…».
  4. « Youth acti­vists, Islamists…».
  5. « Calls grow for consti­tu­tio­nal monar­chy in Jor­dan », Dai­ly Star Leba­non, 2 mars 2011. Idem pour le reste du paragraphe.
  6. Les noms de deux figures impor­tantes du FAI, Ishaq Farhan et Abdel Latif Ara­biyyat, figurent dans la liste des membres, mais ceux-ci n’auraient pas été consul­tés quant à leur sou­hait de s’y s’associer.
  7. « Bedouin tribes accuse Jordan’s Queen Rania…», op. cit.
  8. Si l’on exclut en effet le tour­nant autour de 1985, lorsque le rap­pro­che­ment entre la Jor­da­nie et la Syrie entrai­na une répres­sion des Frères en Jor­da­nie, à l’instar de la répres­sion que la confré­rie syrienne subis­sait quant à elle de longue date du fait du régime ba‘athiste syrien.
  9. Al-Jazee­ra English News, « Jor­dan back­tracks on elec­to­ral law », 29 jan­vier 2008.
  10. Nous trai­tons ici de l’islamisme jor­da­nien domi­nant, qui est un isla­misme réfor­miste (islâ­hî) et paci­fique et non pas de l’islamisme grou­pus­cu­laire violent, jihâ­diste, tel que l’a repré­sen­té le lea­der isla­miste jor­da­nien Abû Mus‘ab al-Zar­qâwî et qui puise dans la doc­trine qut­biste tak­fî­rî, ou doc­tri­na­le­ment plus radi­cal, comme le Par­ti de la libé­ra­tion isla­mique (Hizb al-Tah­rîr al-islâmî).

Vincent Legrand


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