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Quelle normalisation de l’extrême droite en Flandre ?

Numéro 8 – 2022 par Matthieu Sergier

décembre 2022

L’extrême droite occupe régu­liè­re­ment l’avant-scène média­tique fla­mande, et cela s’est confir­mé cet été 2022. Ain­si le 16 aout, le col­lège des éche­vins de la ville d’Ypres, en Flandre occi­den­tale, inter­dit la pre­mière édi­tion du fes­ti­val de musique Front­nacht en rai­son de ses liens évi­dents avec le néo­na­zisme et le néo­fas­cisme. Front­nacht était des­ti­né à deve­nir une composante […]

Billet d’humeur

L’extrême droite occupe régu­liè­re­ment l’avant-scène média­tique fla­mande, et cela s’est confir­mé cet été 2022.

Ain­si le 16 aout, le col­lège des éche­vins de la ville d’Ypres, en Flandre occi­den­tale, inter­dit la pre­mière édi­tion du fes­ti­val de musique Front­nacht en rai­son de ses liens évi­dents avec le néo­na­zisme et le néo­fas­cisme. Front­nacht était des­ti­né à deve­nir une com­po­sante de l’annuel ras­sem­ble­ment natio­na­liste IJzer­wake qui, depuis 2002, réunit dans la cam­pagne d’Ypres la frange radi­cale de fla­min­gants qui sont d’avis que les orga­ni­sa­teurs du pèle­ri­nage de l’Yser mènent une poli­tique trop édul­co­rée. Lors de ce pèle­ri­nage, les natio­na­listes fla­mands com­mé­morent annuel­le­ment les sol­dats fla­mands tom­bés lors de la Pre­mière Guerre mon­diale. La IJzer­wake en est une mani­fes­ta­tion dis­si­dente radi­cale, selon laquelle le pèle­ri­nage de l’Yser ne va pas assez loin dans ses reven- dica­tions natio­na­listes. L’âge moyen de ses adeptes aug­men­tant inexo­ra­ble­ment, l’organisation de l’IJzerwake misait sur une affiche musi­cale arbo­rant des groupes « iden­ti­taires » tels que Bron­son ou Sacha Korn pour la cure de jou­vence de ses ouailles. Mais la ville- musée des Flan­ders Fields en déci­da donc autrement.

Par la suite, pres­sen­tant que les auto- rités locales s’apprêtaient à inter­dire le Front­nacht, Dries Van Lan­gen­hove, dépu­té fédé­ral du Vlaams Belang, pré­vint par Twit­ter que la pré­sence de « soi-disant néo­na­zis » était un « pro­blème fictif ».

Dans un second tweet, il esti­ma même que décon­seiller à des per­sonnes de cou­leur de se rendre à Ypres n’était somme toute pas une si mau­vaise idée, et que cela pour­rait ins­pi­rer une expé­rience scien­ti­fique avec une ville fla­mande qui n’autoriserait plus que des Fla­mands eth­niques. Soit une inver­sion de ce que l’on entend com­mu­né­ment par « enri­chis­se­ment mul­ti­cul­tu­rel1 ». Pour rap­pel, Dries Van Lan­gen­hove est ce jeune poli­ti­cien aux allures de gendre idéal qui était à la tête du Schild & Vrien­den, ce mou­ve­ment de jeu­nesse dont l’émission d’investigation de la VRT Pano révé­la en 2018 les ambi­tions réso­lu­ment racistes, anti­sé­mites et misogynes.

Et pour finir, les médias fla­mands révé­lèrent que, le wee­kend du 13 aout, les jeunes N‑VA et Vlaams Belang entre- prirent un voyage en Pologne pour y effec­tuer un séjour d’étude orga­ni­sé par le par­ti homo­phobe PiS de l’actuel pre­mier ministre Mat­teusz Mora­wie­cki2.

Loin de moi la convic­tion bien trop sim­pliste qui lais­se­rait sup­po­ser que la Flandre est une nation raciste. Bien au contraire, la très grande majo­ri­té des Fla­mands ne l’est cer­tai­ne­ment pas. Loin de moi aus­si l’idée que l’entièreté de l’électorat du Vlaams Belang est raciste. Une large par­tie de ses votes sont encore et tou­jours des gestes de pro­tes­ta­tion contre l’ordre éta­bli ou contre une glo­ba­li­sa­tion jugée trop galo­pante. Le vote d’une per­sonne ne garan­tit cer­tai­ne­ment pas l’adhésion pleine et entière à toutes les idées d’un par­ti. Trop sou­vent, l’électeur de l’extrême droite fla­mande se laisse avant tout convaincre par une rhé­to­rique bien rodée. Je sou­hai­te­rais m’arrêter sur la façon dont ce dis­cours par­vient aux oreilles et aux yeux des habi­tants du Nord du pays, et indi­rec­te­ment jusqu’en Bel­gique fran­co- phone, et par­ti­cipe à une nor­ma­li­sa­tion de l’extrême droite en Flandre bien plus qu’en Wallonie.

La grande dif­fé­rence entre la média­ti­sa­tion de l’extrême droite au Nord et au Sud du pays se remarque avec le cor­don sani­taire audio­vi­suel strict pra­ti­qué par les médias fran­co­phones. Contrai­re­ment à la Flandre qui ne fait pas de dif­fé­rence de trai­te­ment entre ses poli­ti­ciens, même ceux issus du Vlaams Belang, les médias fran­co­phones déci­dèrent en 1991 d’exclure les dis­cours directs de l’extrême droite de leurs conte­nus. Cette déci­sion fut vali­dée par le Conseil d’État en 19993. Le tol­lé sus­ci­té par Georges-Louis Bou­chez lorsqu’il débat­tit avec Tom Van Grie­ken, le pré­sident du Vlaams Belang, dans l’émission Ter­zake dif­fu­sée sur la VRT le 21 avril 2022, témoigne bien de cette dif­fé­rence média­tique et de réception. 

Ain­si, la qua­si-invi­si­bi­li­té de l’extrême droite dans le pay­sage poli­tique wal­lon est-elle la preuve de l’efficacité du cor­don média­tique ? Afin de juger au mieux de sa per­ti­nence, com­men­çons par nous concen­trer sur la situa­tion en Flandre.

À l’origine, l’argument fla­mand en défa- veur d’un cor­don sani­taire média­tique était que si on lais­sait l’extrême droite s’exprimer publi­que­ment, on s’accordait la pos­si­bi­li­té de décons­truire son dis­cours et d’en démon­trer l’inconsistance. Cepen­dant, selon la poli­to­logue Léo­nie de Jonge4, cette volon­té de « démas­quer » s’est en quelques décen- nies muée en « accom­mo­da­tion ». Le pay­sage audio­vi­suel fla­mand traite donc désor­mais le Vlaams Belang comme n’importe quel autre par­ti : ses membres animent les débats et se font inter­vie­wer comme tout politicien.

Ain­si, le 24 mai 2022, Tom Van Grie­ken fut invi­té à ani­mer un cours de sciences poli­tiques à la KULeu­ven. Inver­se­ment, Van Grie­ken invite d’autres poli­ti­ciens fla­mands à coa­ni­mer ses pod­casts. Autre signe d’une nor­ma­li­sa­tion du dis­cours d’extrême droite : des par­tis tels que l’Open VLD ou la N‑VA remettent en ques­tion la per­ti­nence du cor­don… sani­taire cette fois-ci. C’est ain­si que lors des ten­ta­tives de for­ma­tion d’un gou­ver­ne­ment fédé­ral en 2019, le Vlaams Belang fut invi­té par l’informateur Bart De Wever à par­ti­ci­per aux négo­cia­tions, comme un par­ti poli­tique « nor­mal5 ».

Un autre argu­ment en défa­veur du cor­don média­tique est l’utilisation sans cesse crois­sante des médias sociaux pour dif­fu­ser les idéo­lo­gies. En effet, à quoi bon main­te­nir un cor­don sani­taire dans les médias offi­ciels si dif­fu­ser ses opi­nions au tra­vers des méandres de la Toile, bien au-delà des fron­tières natio­nales et lin­guis­tiques, devient un jeu d’enfant ? À titre d’exemple, le mon­tant dépen­sé par le Vlaams Belang en matière de com­mu­ni­ca­tion sur inter­net s’élevait en 2021 à 900 000 euros. Seule la N‑VA dépen­sa encore plus : 1 700 000 euros. C’est dire à quel point ces par­tis misent sur d’autres canaux que les médias tra­di­tion­nels. En témoignent aus­si les nom­breux troles œuvrant au ser­vice de regrou­pe­ments hai­neux, char­gés de semer le doute xéno­phobe sur les forums et autres dis­cus­sions en ligne.

Outre l’application ou non d’un cor­don média­tique, se pose aus­si la ques­tion du conte­nu du dis­cours que l’on laisse s’insinuer, dont sa dimen­sion ima­go­lo­gique. On le sait, il plait à l’extrême droite de revi­si­ter à son avan­tage l’identité cultu­relle d’une nation, en rédui­sant le plus pos­sible son pas­sé à une suc­ces­sion sélec­tive de faits héroïques sur les­quels le peuple n’aurait plus qu’à ali­gner son iden­ti­té natio­nale. Que ces faits héroïques soient his­to­ri­que­ment cor­rects ou non, qu’il ne s’agisse que de quelques mor­ceaux choi­sis, tout cela est d’une impor­tance rela­tive devant leur contri­bu­tion à la mytho­lo­gie de l’identité nationale.

Or, l’affiche 2022 du Front­nacht grouille de réfé­rences à des lieux de mémoire fla­mands. Un sol­dat du Moyen-Âge y tient dans la main droite une arme qui rap­pelle le « goe­den­dag ». Cette arme mythique fut uti­li­sée à la bataille des Épe­rons d’or le 11 juillet 1302, et quelques mois plus tôt lors des Matines de Bruges le 18 mai 1302. L’histoire pré­tend que les Fla­mands y assas­si­nèrent les Fran­çais qu’ils repé­rèrent à leur inca­pa­ci­té à dire cor­rec­te­ment le schib­bo­leth « Schild en vriend ». Oui, c’est le même nom dont s’est ins­pi­ré le mou­ve­ment de jeu­nesse de Dries Van Lan­gen­hove. Et « 1302 » était le chiffre impri­mé au dos du t‑shirt de ses membres lors du tour­nage du fameux repor­tage en 2018.

Un autre lieu de mémoire que rap­pelle l’affiche est la pierre tom­bale mili­taire fla­mande de la Pre­mière Guerre mon­diale : la « hel­den­hul­de­zerk ». En effet, le dis­cours natio­na­liste pré­tend que de nom­breux sol­dats fla­mands périrent à la suite des ordres d’officiers fran­co­phones, dont ils ne com­pre­naient pas la langue. Par la pro­pa­ga­tion de cette idée — à nuan­cer, mais mal­gré tout proche de la véri­té — l’émancipation fla­mande se trans­for­ma dès la fin de la Pre­mière Guerre mon­diale en mou­ve­ment popu­laire muni de sym­boles dis­tinc­tifs forts, que l’on retrouve déjà en grande par­tie sur la « hel­den­hul­de­zerk ». Ces pierres, finan­cées par un comi­té natio­na­liste catho­lique fla­mand, sont en effet recon­nais­sables à leur croix cel­tique, à l’inscription « AVV-VVK » qui signi­fie « Alles Voor Vlaan­de­ren — Vlaan­de­ren Voor Kris­tus » et enfin à l’oiseau mythique « blauw­voet » chan­té par la jeu­nesse catho­lique fla­mande. À ces sym­boles, il faut ajou­ter les Tours de l’Yser, dont la pre­mière fut dyna­mi­tée dans un élan anti­fla­mand en juin 1945, et les frères mar­tyrs Van Raem­donck, que les géné­raux fran­co­phones ne sou­hai­taient pas rapa­trier parce que l’un d’eux était fla­min­gant. D’ailleurs, c’est près du monu­ment dres­sé à leur mémoire qu’a lieu l’annuel IJzer­wake. On le voit, un seul sym­bole (la « hel­den­hul­de­zerk ») peut en faire sur­gir de nom­breux autres. En vue de nor­ma­li­ser la pen­sée radi­cale, l’affiche s’approprie sélec­ti­ve­ment tout un pan de l’héritage iden­ti­taire de la nation fla­mande, empreint de souf­france, de vio­lence et d’injustice.

Qu’en conclure ? Rete­nons que chaque men­tion de l’extrême droite ouvre la porte à sa nor­ma­li­sa­tion et à la légi- tima­tion de son exis­tence. Faut-il en déduire qu’il vaut mieux main­te­nir le cor­don média­tique ? La ques­tion est mal posée car elle force à la réflexion binaire, excluante, et prio­rise ce qui ne l’est pas for­cé­ment. En effet, muse­ler totale- ment, c’est-à-dire à 100 % l’extrême droite, est illu­soire et revient à confis­quer à la mis­sion jour­na­lis­tique — et par exten­sion au monde aca­dé­mique et poli­tique — une par­tie de son rôle socié­tal. N’attend-on pas du qua­trième pou­voir qu’il assume la fonc­tion cri­tique de décons­truc­tion et de démas­que­ment abor­dée plus tôt dans ce texte ? Cepen­dant, si on lui attri­bue ce rôle, il doit l’assumer exhaus­ti­ve­ment, en mon­trant l’aisance avec laquelle les dis­cours lis­sés et juri­di­que­ment accep­tables de l’extrême droite ne demandent qu’à se lais­ser lire avec les lunettes du radi­ca­lisme, en démon­trant l’irréalisme de ses pro­messes élec­to­rales, en met­tant à jour la vacui­té de la rhé­to­rique extré­miste… Enfin, il s’agit de ne pas sous-esti­mer le pres­tige dont jouissent aujourd’hui encore les médias offi­ciels. Leur force de convic­tion demeure grande mal­gré la pro­li­fé­ra­tion des sites web et médias sociaux reven­di­quant la pré­ten­due « véri­té qui dérange » face aux « fake news » des médias tra­di­tion­nels. Mais pour cela, il fau­drait reva­lo­ri­ser un jour­na­lisme qui ne se contente pas de lis­ter le fac­tuel, comme l’y contraint la course à l’immédiateté infor­ma­tion­nelle. Et ça, ce n’est pas gagné.

  1. San, « Dries Van Lan­gen­hove pleit voor “weten­schap- pelijk expe­riment met enkel etnische Vla­min­gen” », Het Nieus­blad, 16 aout 2022.
  2. Ver­mey­len K., « Vijf vra­gen over Poolse uits­tap N‑VA en VB : “Bek­lem­toont voo­ral hoe fout de Euro­pese vrien­den van N‑VA zijn” », Knack, 18 aout 2022.
  3. Crisp, « Cor­don sani­taire », Voca­bu­laire poli­tique, notice mise à jour en 2022.
  4. Van Ber­laer T., « Poli­to­loog Léo­nie de Jonge over de nor­ma­li­se­ring van radi­caal-rechts : “Sociale media wor­den totaal over­schat door jour­na­lis­ten” », Knack, 16 aout 2022.
  5. Van Ber­laer T., « Het banaal belang : is het Vlaams Belang nu een nor­male par­tij gewor­den ? », Knack, 11 juin 2022

Matthieu Sergier


Auteur

docteur en langues et littératures modernes, chargé de cours à l’université Saint-Louis-Bruxelles et à l’UCL