Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
Quelle normalisation de l’extrême droite en Flandre ?
L’extrême droite occupe régulièrement l’avant-scène médiatique flamande, et cela s’est confirmé cet été 2022. Ainsi le 16 aout, le collège des échevins de la ville d’Ypres, en Flandre occidentale, interdit la première édition du festival de musique Frontnacht en raison de ses liens évidents avec le néonazisme et le néofascisme. Frontnacht était destiné à devenir une composante […]
L’extrême droite occupe régulièrement l’avant-scène médiatique flamande, et cela s’est confirmé cet été 2022.
Ainsi le 16 aout, le collège des échevins de la ville d’Ypres, en Flandre occidentale, interdit la première édition du festival de musique Frontnacht en raison de ses liens évidents avec le néonazisme et le néofascisme. Frontnacht était destiné à devenir une composante de l’annuel rassemblement nationaliste IJzerwake qui, depuis 2002, réunit dans la campagne d’Ypres la frange radicale de flamingants qui sont d’avis que les organisateurs du pèlerinage de l’Yser mènent une politique trop édulcorée. Lors de ce pèlerinage, les nationalistes flamands commémorent annuellement les soldats flamands tombés lors de la Première Guerre mondiale. La IJzerwake en est une manifestation dissidente radicale, selon laquelle le pèlerinage de l’Yser ne va pas assez loin dans ses reven- dications nationalistes. L’âge moyen de ses adeptes augmentant inexorablement, l’organisation de l’IJzerwake misait sur une affiche musicale arborant des groupes « identitaires » tels que Bronson ou Sacha Korn pour la cure de jouvence de ses ouailles. Mais la ville- musée des Flanders Fields en décida donc autrement.
Par la suite, pressentant que les auto- rités locales s’apprêtaient à interdire le Frontnacht, Dries Van Langenhove, député fédéral du Vlaams Belang, prévint par Twitter que la présence de « soi-disant néonazis » était un « problème fictif ».
Dans un second tweet, il estima même que déconseiller à des personnes de couleur de se rendre à Ypres n’était somme toute pas une si mauvaise idée, et que cela pourrait inspirer une expérience scientifique avec une ville flamande qui n’autoriserait plus que des Flamands ethniques. Soit une inversion de ce que l’on entend communément par « enrichissement multiculturel1 ». Pour rappel, Dries Van Langenhove est ce jeune politicien aux allures de gendre idéal qui était à la tête du Schild & Vrienden, ce mouvement de jeunesse dont l’émission d’investigation de la VRT Pano révéla en 2018 les ambitions résolument racistes, antisémites et misogynes.
Et pour finir, les médias flamands révélèrent que, le weekend du 13 aout, les jeunes N‑VA et Vlaams Belang entre- prirent un voyage en Pologne pour y effectuer un séjour d’étude organisé par le parti homophobe PiS de l’actuel premier ministre Matteusz Morawiecki2.
Loin de moi la conviction bien trop simpliste qui laisserait supposer que la Flandre est une nation raciste. Bien au contraire, la très grande majorité des Flamands ne l’est certainement pas. Loin de moi aussi l’idée que l’entièreté de l’électorat du Vlaams Belang est raciste. Une large partie de ses votes sont encore et toujours des gestes de protestation contre l’ordre établi ou contre une globalisation jugée trop galopante. Le vote d’une personne ne garantit certainement pas l’adhésion pleine et entière à toutes les idées d’un parti. Trop souvent, l’électeur de l’extrême droite flamande se laisse avant tout convaincre par une rhétorique bien rodée. Je souhaiterais m’arrêter sur la façon dont ce discours parvient aux oreilles et aux yeux des habitants du Nord du pays, et indirectement jusqu’en Belgique franco- phone, et participe à une normalisation de l’extrême droite en Flandre bien plus qu’en Wallonie.
La grande différence entre la médiatisation de l’extrême droite au Nord et au Sud du pays se remarque avec le cordon sanitaire audiovisuel strict pratiqué par les médias francophones. Contrairement à la Flandre qui ne fait pas de différence de traitement entre ses politiciens, même ceux issus du Vlaams Belang, les médias francophones décidèrent en 1991 d’exclure les discours directs de l’extrême droite de leurs contenus. Cette décision fut validée par le Conseil d’État en 19993. Le tollé suscité par Georges-Louis Bouchez lorsqu’il débattit avec Tom Van Grieken, le président du Vlaams Belang, dans l’émission Terzake diffusée sur la VRT le 21 avril 2022, témoigne bien de cette différence médiatique et de réception.
Ainsi, la quasi-invisibilité de l’extrême droite dans le paysage politique wallon est-elle la preuve de l’efficacité du cordon médiatique ? Afin de juger au mieux de sa pertinence, commençons par nous concentrer sur la situation en Flandre.
À l’origine, l’argument flamand en défa- veur d’un cordon sanitaire médiatique était que si on laissait l’extrême droite s’exprimer publiquement, on s’accordait la possibilité de déconstruire son discours et d’en démontrer l’inconsistance. Cependant, selon la politologue Léonie de Jonge4, cette volonté de « démasquer » s’est en quelques décen- nies muée en « accommodation ». Le paysage audiovisuel flamand traite donc désormais le Vlaams Belang comme n’importe quel autre parti : ses membres animent les débats et se font interviewer comme tout politicien.
Ainsi, le 24 mai 2022, Tom Van Grieken fut invité à animer un cours de sciences politiques à la KULeuven. Inversement, Van Grieken invite d’autres politiciens flamands à coanimer ses podcasts. Autre signe d’une normalisation du discours d’extrême droite : des partis tels que l’Open VLD ou la N‑VA remettent en question la pertinence du cordon… sanitaire cette fois-ci. C’est ainsi que lors des tentatives de formation d’un gouvernement fédéral en 2019, le Vlaams Belang fut invité par l’informateur Bart De Wever à participer aux négociations, comme un parti politique « normal5 ».
Un autre argument en défaveur du cordon médiatique est l’utilisation sans cesse croissante des médias sociaux pour diffuser les idéologies. En effet, à quoi bon maintenir un cordon sanitaire dans les médias officiels si diffuser ses opinions au travers des méandres de la Toile, bien au-delà des frontières nationales et linguistiques, devient un jeu d’enfant ? À titre d’exemple, le montant dépensé par le Vlaams Belang en matière de communication sur internet s’élevait en 2021 à 900 000 euros. Seule la N‑VA dépensa encore plus : 1 700 000 euros. C’est dire à quel point ces partis misent sur d’autres canaux que les médias traditionnels. En témoignent aussi les nombreux troles œuvrant au service de regroupements haineux, chargés de semer le doute xénophobe sur les forums et autres discussions en ligne.
Outre l’application ou non d’un cordon médiatique, se pose aussi la question du contenu du discours que l’on laisse s’insinuer, dont sa dimension imagologique. On le sait, il plait à l’extrême droite de revisiter à son avantage l’identité culturelle d’une nation, en réduisant le plus possible son passé à une succession sélective de faits héroïques sur lesquels le peuple n’aurait plus qu’à aligner son identité nationale. Que ces faits héroïques soient historiquement corrects ou non, qu’il ne s’agisse que de quelques morceaux choisis, tout cela est d’une importance relative devant leur contribution à la mythologie de l’identité nationale.
Or, l’affiche 2022 du Frontnacht grouille de références à des lieux de mémoire flamands. Un soldat du Moyen-Âge y tient dans la main droite une arme qui rappelle le « goedendag ». Cette arme mythique fut utilisée à la bataille des Éperons d’or le 11 juillet 1302, et quelques mois plus tôt lors des Matines de Bruges le 18 mai 1302. L’histoire prétend que les Flamands y assassinèrent les Français qu’ils repérèrent à leur incapacité à dire correctement le schibboleth « Schild en vriend ». Oui, c’est le même nom dont s’est inspiré le mouvement de jeunesse de Dries Van Langenhove. Et « 1302 » était le chiffre imprimé au dos du t‑shirt de ses membres lors du tournage du fameux reportage en 2018.
Un autre lieu de mémoire que rappelle l’affiche est la pierre tombale militaire flamande de la Première Guerre mondiale : la « heldenhuldezerk ». En effet, le discours nationaliste prétend que de nombreux soldats flamands périrent à la suite des ordres d’officiers francophones, dont ils ne comprenaient pas la langue. Par la propagation de cette idée — à nuancer, mais malgré tout proche de la vérité — l’émancipation flamande se transforma dès la fin de la Première Guerre mondiale en mouvement populaire muni de symboles distinctifs forts, que l’on retrouve déjà en grande partie sur la « heldenhuldezerk ». Ces pierres, financées par un comité nationaliste catholique flamand, sont en effet reconnaissables à leur croix celtique, à l’inscription « AVV-VVK » qui signifie « Alles Voor Vlaanderen — Vlaanderen Voor Kristus » et enfin à l’oiseau mythique « blauwvoet » chanté par la jeunesse catholique flamande. À ces symboles, il faut ajouter les Tours de l’Yser, dont la première fut dynamitée dans un élan antiflamand en juin 1945, et les frères martyrs Van Raemdonck, que les généraux francophones ne souhaitaient pas rapatrier parce que l’un d’eux était flamingant. D’ailleurs, c’est près du monument dressé à leur mémoire qu’a lieu l’annuel IJzerwake. On le voit, un seul symbole (la « heldenhuldezerk ») peut en faire surgir de nombreux autres. En vue de normaliser la pensée radicale, l’affiche s’approprie sélectivement tout un pan de l’héritage identitaire de la nation flamande, empreint de souffrance, de violence et d’injustice.
Qu’en conclure ? Retenons que chaque mention de l’extrême droite ouvre la porte à sa normalisation et à la légi- timation de son existence. Faut-il en déduire qu’il vaut mieux maintenir le cordon médiatique ? La question est mal posée car elle force à la réflexion binaire, excluante, et priorise ce qui ne l’est pas forcément. En effet, museler totale- ment, c’est-à-dire à 100 % l’extrême droite, est illusoire et revient à confisquer à la mission journalistique — et par extension au monde académique et politique — une partie de son rôle sociétal. N’attend-on pas du quatrième pouvoir qu’il assume la fonction critique de déconstruction et de démasquement abordée plus tôt dans ce texte ? Cependant, si on lui attribue ce rôle, il doit l’assumer exhaustivement, en montrant l’aisance avec laquelle les discours lissés et juridiquement acceptables de l’extrême droite ne demandent qu’à se laisser lire avec les lunettes du radicalisme, en démontrant l’irréalisme de ses promesses électorales, en mettant à jour la vacuité de la rhétorique extrémiste… Enfin, il s’agit de ne pas sous-estimer le prestige dont jouissent aujourd’hui encore les médias officiels. Leur force de conviction demeure grande malgré la prolifération des sites web et médias sociaux revendiquant la prétendue « vérité qui dérange » face aux « fake news » des médias traditionnels. Mais pour cela, il faudrait revaloriser un journalisme qui ne se contente pas de lister le factuel, comme l’y contraint la course à l’immédiateté informationnelle. Et ça, ce n’est pas gagné.
- San, « Dries Van Langenhove pleit voor “wetenschap- pelijk experiment met enkel etnische Vlamingen” », Het Nieusblad, 16 aout 2022.
- Vermeylen K., « Vijf vragen over Poolse uitstap N‑VA en VB : “Beklemtoont vooral hoe fout de Europese vrienden van N‑VA zijn” », Knack, 18 aout 2022.
- Crisp, « Cordon sanitaire », Vocabulaire politique, notice mise à jour en 2022.
- Van Berlaer T., « Politoloog Léonie de Jonge over de normalisering van radicaal-rechts : “Sociale media worden totaal overschat door journalisten” », Knack, 16 aout 2022.
- Van Berlaer T., « Het banaal belang : is het Vlaams Belang nu een normale partij geworden ? », Knack, 11 juin 2022