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Quelle est la « race » d’un président afro-américain qui visite l’Afrique ?

Numéro 07/8 Juillet-Août 2010 par Hilgers

juillet 2010

La pre­mière visite du pré­sident Barack Oba­ma en Afrique, au Gha­na, sou­lève des ques­tions inté­res­santes sur la situa­tion post­co­lo­niale. En effet, son dis­cours à Cape Coast com­pose un cock­tail, savam­ment dosé, mélan­geant la sym­bo­lique de la race, les inté­rêts éco­no­miques, l’im­pé­ria­lisme cultu­rel et poli­tique. De manière plus géné­rale, c’est à une ana­lyse des rap­ports des Amé­ri­cains à leurs ori­gines afri­caines que nous sommes conviés ici.

L’élection de Barack Oba­ma à la tête des États-Unis a fait cou­ler beau­coup d’encre. Les théo­ri­ciens des post­co­lo­nial stu­dies n’ont pas été en reste : des débats ani­més1 se sont tenus entre des intel­lec­tuels de pre­mier plan (Chat­ter­jee, Spi­vak, Talal Asad…). Ils visaient, notam­ment, à éva­luer les effets sur les mino­ri­tés de cette élec­tion consi­dé­rée comme un fait his­to­rique majeur. Il est clair que dans un pays où, comme le rap­pelle Mbem­bé, « les esclaves venus d’Afrique ont débar­qué […] en 1652, [où] le droit de vote n’a été vrai­ment acquis qu’il y a […] un demi-siècle, l’élection […] d’un Afro-Amé­ri­cain à la tête de l’État, le plus puis­sant au monde » a quelque chose d’étonnant.

Ce Came­rou­nais qui a long­temps ensei­gné aux États-Unis, auteur de l’ouvrage de réfé­rence inti­tu­lé De la post­co­lo­nie, sou­ligne le para­doxe sui­vant : Oba­ma n’est pas appa­ru par­tout, ni à tous comme un can­di­dat noir. Il n’a d’ailleurs jamais pro­non­cé le nom du conti­nent afri­cain lors de sa cam­pagne. Néan­moins, « contrai­re­ment à ce qu’affirment maints com­men­ta­teurs, il n’a pas [non plus] cher­ché à “trans­cen­der” la “race” […] il ne pense pas que nous vivions dans une ère post­ra­ciale où les ques­tions de mémoire, de jus­tice et de récon­ci­lia­tion soient sans objet. Je dirais, écrit Mbem­bé peu après l’élection d’Obama, que dans une intime étreinte, il a embras­sé le signi­fiant racial et l’a redou­blé afin de mieux le brouiller pour mieux s’en éloi­gner, pour mieux le conju­rer et pour mieux réaf­fir­mer la digni­té innée de chaque être humain, l’idée même d’une com­mu­nau­té humaine, d’une même huma­ni­té, d’une res­sem­blance et d’une proxi­mi­té humaine essen­tielle2. »

Ain­si, Oba­ma aurait joué avec sa cou­leur pour la dépas­ser et mar­quer sa com­mune huma­ni­té. Peut-être. Il n’empêche que, si cette iden­ti­té raciale n’apparait pas cen­trale à tous, elle semble sou­vent indis­so­ciable de sa per­sonne. C’est ce que sug­gère son pre­mier séjour en Afrique en tant que pré­sident amé­ri­cain. À l’occasion de ce voyage au Gha­na, le cock­tail, savam­ment dosé, mélan­geant la sym­bo­lique de la race, les inté­rêts éco­no­miques, l’impérialisme cultu­rel et poli­tique sou­lève des ques­tions inté­res­santes sur la situa­tion postcoloniale.

Le premier président noir des États-Unis en Afrique

Ven­dre­di 10 juillet 2009, à 21 heures 30 au Gha­na, l’avion de Barak Oba­ma se posait à Accra pour une visite très atten­due sur le conti­nent. Les rela­tions entre le Gha­na et les États-Unis sont fortes de plu­sieurs décen­nies. Kwame Nkru­mah, pre­mier pré­sident du pre­mier ter­ri­toire colo­nial d’Afrique noire à accé­der à l’indépendance (1957), a fait ses études aux États-Unis et joua un rôle majeur dans l’élaboration d’une tra­di­tion poli­tique amé­ri­caine en Afrique noire. Le Gha­na est le pays où les Amé­ri­cains envoient le plus de jeunes volon­taires. Bill Clin­ton s’est ren­du au Gha­na en 1998, Georges W. Bush en 2007. Chaque fois, les pré­si­dents gha­néens, Raw­lings puis Kufuor, finis­saient leur man­dat. Mais pour la pre­mière fois, un pré­sident amé­ri­cain noir et frai­che­ment élu, ren­contre un pré­sident gha­néen, Atta Mil­ls, qui vient lui-même d’entrer dans ses fonctions.

L’évènement a été soi­gneu­se­ment pré­pa­ré : cam­pagne mas­sive de net­toyage, sou­tien et impli­ca­tion des auto­ri­tés tra­di­tion­nelles, réno­va­tion de cer­tains bâti­ments, affiches, ban­de­roles, dra­peaux, t‑shirts, pagnes à l’effigie du pré­sident amé­ri­cain ; on trouve éga­le­ment des feuillets avec Oba­ma et Atta Mil­ls jusque dans l’emballage du pain ven­du en rue. Les auto­ri­tés affirment avoir déployé dix-mille agents pour assu­rer la sécu­ri­té du pré­sident. Les opé­ra­teurs télé­pho­niques pra­tiquent des prix spé­ciaux pour les com­mu­ni­ca­tions entre le Gha­na et les États-Unis. Les médias ont éga­le­ment été très impli­qués dans la pro­mo­tion de la visite du pré­sident amé­ri­cain. Plu­sieurs semaines avant son arri­vée, les télé­vi­sions ont dif­fu­sé des spots van­tant la venue d’Obama ; ils étaient de plus en plus nom­breux à mesure que la date de son arri­vée appro­chait, toutes les trente minutes aux heures de grande écoute quelques jours avant que l’avion pré­si­den­tiel se pose à Accra. Les télé­vi­sions ont sou­li­gné jus­qu’ad nau­seam le carac­tère his­to­rique de la visite en Afrique du pre­mier pré­sident noir des États-Unis.

Ici la dimen­sion « raciale » joue un rôle cen­tral. Sur les antennes, des artistes, des chan­sons et des danses de tous les styles (tra­di­tion­nels, rap, reg­gae…) sou­haitent la bien­ve­nue au pré­sident, ponc­tuent les émis­sions sur les pré­pa­ra­tifs de sa venue, les débats sur les enjeux liés à sa visite ou les nom­breuses hagio-bio­gra­phies retra­çant le des­tin extra­or­di­naire de cet « Afro-Amé­ri­cain ». Dans les rues de Cape Coast, où je rési­dais à cette période, de mul­tiples affiches et ban­de­roles annon­çaient l’arrivée du pré­sident. Elles met­taient en scène les pré­si­dents Oba­ma et Mil­ls côte à côte au-des­sus d’un slo­gan : Toge­ther, Yes We can.

Intérêts économiques

Dif­fi­cile de ne pas être pris par l’ambiance fié­vreuse qui anime la ville, le matin de son arri­vée. Toutes les chaines de télé­vi­sion dif­fusent l’évènement et sont pour le moins enthou­siastes : « Le Gha­na est pour un moment le centre poli­tique du monde puisque l’homme poli­tique le plus impor­tant du monde est au Gha­na », peut-on entendre à la télé­vi­sion natio­nale. Cette impres­sion d’un pays « domi­né », mais néan­moins béni par­mi les pauvres, par­court de part en part les moments d’une visite dont res­sortent cinq enjeux majeurs.

La décou­verte de gise­ments pétro­liers (un pre­mier poten­tiel est esti­mé à 140.000 barils par jour, et d’autres gise­ments sont atten­dus) et de gaz au Gha­na n’est pas étran­gère au dépla­ce­ment d’Obama. Les États-Unis pré­voient qu’en 2015, 25% de leur consom­ma­tion de pétrole sera assu­rée par l’Afrique de l’Ouest. Les rela­tions avec le Nige­ria, le plus gros pro­duc­teur de pétrole du conti­nent (2,4 mil­lions de barils par jour) ou l’Angola rap­pellent que le res­pect des prin­cipes démo­cra­tiques ou des cri­tères de bonne gou­ver­nance ne sont pas une condi­tion néces­saire pour deve­nir un par­te­naire éco­no­mique. De nom­breux tra­vaux ont mon­tré que l’instabilité poli­tique ne rete­nait pas les inves­tis­seurs avides de res­sources natu­relles : pétrole, dia­mant, or… (Réno, 1998 ; Wats, 2004 ; Fer­gu­son, 2006)3. Au contraire, les pays afri­cains qui ont le taux de crois­sance le plus éle­vé et qui béné­fi­cient des inves­tis­se­ments étran­gers les plus impor­tants sont les moins stables et les moins démo­cra­tiques (jusque récem­ment un taux de crois­sance de 8% pour le Sou­dan, mais aus­si l’Angola, la RDC ou la Gui­née équatoriale).

Le Gha­na pour­rait deve­nir une excep­tion sur le conti­nent et sa sta­bi­li­té poli­tique pour­rait encou­ra­ger l’implantation d’entreprises plus res­pec­tables tout en consti­tuant une base plus trans­pa­rente pour les rela­tions diplo­ma­tiques. La jeune tra­di­tion d’alternance poli­tique, mar­quée par la régu­lière suc­ces­sion d’un par­ti de centre-droit (NPP) et d’un par­ti de centre-gauche (NDC), le fonc­tion­ne­ment rela­ti­ve­ment effi­cace des ins­ti­tu­tions laissent espé­rer que la décou­verte de ces nou­velles res­sources aura des réper­cus­sions posi­tives pour les popu­la­tions locales. L’Afrique dis­pose d’importantes res­sources natu­relles. Mais, jusqu’à pré­sent, tous les pays ont échoué à conver­tir leur rente pétro­lière en déve­lop­pe­ment durable et aucun pays gros pro­duc­teur de pétrole n’est démo­cra­tique. On peut espé­rer, de manière réa­liste, que le Gha­na montre qu’une autre ges­tion des res­sources est pos­sible, qu’il conti­nue à incar­ner un modèle régio­nal et conti­nue sa marche de bon élève sur le che­min de la démocratie.

Enjeux politiques

Même si la récente décou­verte de pétrole a joué un rôle, le choix du Gha­na comme pre­mier pays visi­té par Oba­ma en Afrique noire rap­pelle l’image de pro­mo­teur de la démo­cra­tie que les États-Unis veulent incar­ner et sou­ligne la bonne répu­ta­tion du pays hôte, intro­ni­sé par cette visite comme le lea­deur de la bonne gou­ver­nance en Afrique4. Le dis­cours pro­non­cé devant les par­le­men­taires était d’ailleurs très clair : les pays qui font preuve d’un réel enga­ge­ment vers la démo­cra­tie seront sou­te­nus par les États-Unis. Le XXIe siècle sera celui de la « res­pon­sa­bi­li­té poli­tique des élites et des popu­la­tions », de la « bonne gou­ver­nance » et de la sépa­ra­tion des pou­voirs. Il faut « inves­tir dans les hommes » et les ins­ti­tu­tions pour mettre un terme à la bar­ba­rie et aux vio­lences dont l’Afrique fut trop récem­ment le théâtre. Les États-Unis seront pré­sents comme « par­te­naire et ami » pour chaque pays qui conso­lide une gou­ver­nance démo­cra­tique non pas seule­ment avec des élec­tions, mais aus­si avec « une réelle oppo­si­tion qui fonc­tionne » et une socié­té civile active.

Cepen­dant, s’ils sont prêts à « aider à chaque étape » (c’est-à-dire selon cette idéo­lo­gie : libé­ra­li­sa­tion, tran­si­tion puis conso­li­da­tion démo­cra­tique), les popu­la­tions sont les seules res­pon­sables de leur ave­nir et de la res­pon­sa­bi­li­té de leurs diri­geants. Tout en main­te­nant les États-Unis dans le rôle his­to­rique du pro­mo­teur de l’idéal occi­den­tal, cette idéo­lo­gie masque en par­tie son carac­tère impé­ria­liste en sou­li­gnant la cor­ré­la­tion entre déve­lop­pe­ment et ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques, mais elle sous-estime les pos­si­bi­li­tés réelles dont dis­posent les popu­la­tions ou l’opposition poli­tique dans de nom­breux pays du conti­nent (Bur­ki­na Faso, Togo, Came­roun, Gabon… ou en ce moment même Kenya, Sou­dan, Zim­babwe). Si cer­taines condi­tion­na­li­tés poli­tiques régis­sant l’obtention de l’aide s’avèrent néces­saires, on peut se deman­der si une poli­tique divi­sée entre pays « bien » ou « mal » gou­ver­nés est la meilleure solu­tion pour réduire la frac­ture entre le niveau de déve­lop­pe­ment qui se creuse à l’intérieur même de l’Afrique. Contrai­re­ment à tous ses voi­sins, le Gha­na n’a pas été clas­sé par le PNUD par­mi les nations au plus bas indice de déve­lop­pe­ment humain.

Dimension symbolique

Outre le fait que le pays est carac­té­ri­sé comme une « véri­table démo­cra­tie » dans un conti­nent où ce type de sys­tème poli­tique reste rare, le choix de l’ancienne capi­tale de la Gold Coast comme seconde étape de la visite du pre­mier pré­sident noir d’un pays mar­qué par la dis­cri­mi­na­tion raciale est émi­nem­ment sym­bo­lique. Fon­dée vers le XVe siècle, Cape Coast était renom­mée au XVIIIe pour être l’un des plus impor­tants ports d’exportation d’esclaves au monde. Point nodal dans la géo­gra­phie du com­merce tri­an­gu­laire, les êtres humains y étaient échan­gés contre de la ver­ro­te­rie (fripes, gin, fusil) par des mar­chands euro­péens puis reven­dus contre des épices, du café, des fruits et de l’or aux États-Unis. Alors que de plus en plus d’Afro-Américains recourent à l’ADN pour décou­vrir leurs ori­gines (afri­can roots), la visite du fort où étaient déte­nus les esclaves est hau­te­ment sym­bo­lique. Nombre d’habitants de cette ville prennent plai­sir à racon­ter que les ancêtres de la pre­mière lady sont pas­sés par la « porte du non-retour ». Telle une revanche his­to­rique, deux-cent-cin­quante ans après l’abolition de l’esclavage, cette visite illustre les pos­si­bi­li­tés d’ascension sociale dans le contexte démo­cra­tique et ren­force tant le mythe du rêve amé­ri­cain que, de manière sym­bo­lique au moins, les rela­tions entre l’Afrique et les États-Unis.

Impact social

Dans son dis­cours, le pré­sident s’adressait à l’Afrique dans son ensemble, il est donc dif­fi­cile de mesu­rer avec pré­ci­sion la teneur de ses enga­ge­ments. Oba­ma a évo­qué les soixante-trois mil­liards de dol­lars que son gou­ver­ne­ment s’est enga­gé à consa­crer à la san­té, pour­sui­vant ain­si les efforts de Bush contre le sida, élar­gis ici pour éra­di­quer les mala­dies tro­pi­cales, lut­ter contre la mala­ria et le sida (pas seule­ment dans la recherche, mais aus­si dans la pré­ven­tion), sup­pri­mer la polio et ren­for­cer les sys­tèmes de san­té (le finan­ce­ment de la recherche médi­cale aux États-Unis pou­vant tout à fait être inclus dans cette dona­tion). Même si le pré­sident pro­met de déga­ger 3,5 mil­liards de dol­lars en faveur de la sécu­ri­té ali­men­taire en sou­te­nant de nou­velles méthodes et tech­no­lo­gies de pro­duc­tion plu­tôt que la simple expé­di­tion de biens et ser­vices amé­ri­cains, on reste dubi­ta­tif devant ses encou­ra­ge­ments à l’autosuffisance ali­men­taire. « You can do it », conclut Oba­ma après avoir encou­ra­gé les lea­deurs poli­tiques à faire des choix res­pon­sables et les popu­la­tions locales à « expor­ter leur pro­duc­tion ». Est-ce que cela est si sûr lorsque les mar­chés amé­ri­cains spé­culent sur les matières pre­mières et que les États-Unis déversent leur sur­plus de pro­duc­tion dans plu­sieurs pays afri­cains au nom d’opérations huma­ni­taires met­tant à mal les pro­duc­tions locales ?

L’avenir

Seul l’avenir nous dira si l’arrivée d’Obama à la tête du gou­ver­ne­ment amé­ri­cain, dans un contexte éco­no­mique désas­treux, sera posi­tive pour l’Afrique. Com­pa­ra­ti­ve­ment à ses pré­dé­ces­seurs, son ori­gine, ses choix et les actions qu’il a menées jusqu’ici consti­tuent de bons pré­sages. Son inté­rêt pour l’Afrique n’est pas récent ; il a visi­té le Kenya, dont son père était ori­gi­naire, avant de débu­ter sa car­rière poli­tique. Il y est retour­né en tant que séna­teur pour mener des pro­grammes de lutte contre le sida et s’est ren­du en Afrique du Sud pour les mêmes rai­sons et plus récem­ment au Dar­four. Néan­moins, les échanges au Gha­na entre un Oba­ma, sys­té­ma­ti­que­ment en tête de la délé­ga­tion et tou­jours le pre­mier à prendre la parole, et les lea­deurs locaux reflètent les rela­tions pro­fon­dé­ment asy­mé­triques entre les nations que ces auto­ri­tés poli­tiques repré­sentent. Certes, il ne s’agit pas ici de rela­tions entre anciens colons et anciens colo­ni­sés, mais les échanges sem­blaient néan­moins sou­vent mar­qués par le ton pater­na­liste d’un Barack Oba­ma, paré de toute sa légi­ti­mi­té d’Afro-Américain his­sé au som­met et repré­sen­tant la pre­mière puis­sance mon­diale, et la doci­li­té qua­si ser­vile des élites gha­néennes lar­ge­ment deman­deuses de l’assistance amé­ri­caine, y com­pris pour exploi­ter leurs res­sources natu­relles. Rien de plus révé­la­teur d’ailleurs que la ritour­nelle expli­cite de la musique qui clô­tu­rait la céré­mo­nie d’accueil d’Obama au Par­le­ment, et sur­tout son dis­cours plein de bons conseils, « Yes We can, Yes We can, Yes We can ».

Com­ment les popu­la­tions locales ont-elles per­çu l’évènement ? À Cape Coast où j’étais depuis plu­sieurs mois avant qu’Obama n’arrive et où je suis res­té après son départ, la plu­part des jeunes expli­quaient les rai­sons de sa venue dans leur ville en rap­pe­lant l’importance de ses racines afri­caines, l’importance de la « culture gha­néenne5 » et de l’esclavage, mais aus­si la qua­li­té de la démo­cra­tie dans leur pays. Ils se déso­laient qu’il faille l’attendre pour entre­prendre une réno­va­tion qui, par ailleurs, se limi­tait à des cam­pagnes de net­toyage et à des couches de pein­ture sur le vieux fort por­tu­gais. Der­rière l’excitation et la convic­tion que c’est « bon pour le pays », nombre d’habitants demeu­raient convain­cus que cela ne chan­ge­ra « rien ou pas grand-chose » et s’indignaient des efforts consen­tis pour accueillir cet hôte aus­si illustre soit-il. Au fur et à mesure que la date de la visite appro­chait, les dis­cus­sions à la radio et les débats à la télé­vi­sion se mul­ti­pliaient, et on y sou­li­gnait avec un inté­rêt crois­sant l’importance du pétrole dans la venue du pré­sident amé­ri­cain : « Les Amé­ri­cains ne viennent jamais pour rien, mais le pétrole n’est pas la seule rai­son, et même pour le pétrole cela va beau­coup nous aider », m’expliquait, par exemple, un jeune de la ville.

La ques­tion de la race ? L’origine raciale d’Obama a joué évi­dem­ment un rôle déci­sif dans l’ampleur prise par cette pre­mière visite pré­si­den­tielle. Il existe, en Afrique, un ima­gi­naire du rêve amé­ri­cain et de la réus­site sociale outre-Atlan­tique dont Oba­ma, avec son père qui fut un « boy » au ser­vice des colons au Kenya, incarne désor­mais le mythe à l’état vivant. Oba­ma com­men­ça son dis­cours au Gha­na après avoir été accueilli par le son des trom­pettes locales. Tri­bun ins­pi­ré, le pré­sident amé­ri­cain sou­li­gna à quel point celles-ci rap­pe­laient Louis Amstrong à sa mémoire. Et de fait, les mélo­manes savent que le légen­daire jazz­man a ses racines en Gold Coast. Au-delà de la musique, le pré­sident rap­pe­la dans son dis­cours qu’il avait du sang afri­cain dans les veines. Comme l’a dit Oba­ma, la colo­ni­sa­tion n’est pas res­pon­sable de tous les maux qui hantent l’Afrique. Selon lui, au-delà de l’horreur qu’il incarne, le fort de Cape Coast doit aus­si être per­çu comme le point de départ de l’épopée qui condui­sit les Noirs aux États-Unis, le seul pays où il a été pos­sible que quelqu’un comme lui devienne président.

Certes, les États-Unis n’ont pas colo­ni­sé l’Afrique, mais, on le sait, l’identité noire a joué un rôle déci­sif dans leur his­toire sociale et poli­tique. Le socio­logue Loïc Wac­quant (Uni­ver­si­ty of Cali­for­nia Ber­ke­ley) dis­tingue, au fil de l’histoire amé­ri­caine, quatre grandes étapes dans le pro­ces­sus de défi­ni­tion, de confi­ne­ment et de contrôle des Afro-Américains.

La pre­mière étape est l’exclusion sociale et sym­bo­lique enta­mée avec l’esclavagisme qui a conduit une large popu­la­tion d’origine afri­caine, dont un bon nombre serait pas­sé par le fort de Cape Coast, aux États-Unis où elle consti­tuait un pilier de l’économie des plan­ta­tions. Cette matrice de la divi­sion raciale s’est per­pé­tuée de l’ère colo­niale à la guerre civile. La seconde étape est le sys­tème Jim Crow qui, dans le Sud, conforte léga­le­ment la dis­cri­mi­na­tion et la ségré­ga­tion (1865 – 1965). Ces lois dis­tin­guaient les citoyens selon leur appar­te­nance raciale et intro­dui­saient la ségré­ga­tion dans les écoles et dans la plu­part des ser­vices publics, y com­pris les trains et les bus. Une goutte de sang noir dans les veines suf­fi­sait pour être consi­dé­ré comme noir et subir la dis­cri­mi­na­tion6.

La troi­sième étape est celle qui a conduit dans le Nord les des­cen­dants d’esclaves vers les métro­poles indus­trielles (Chi­ca­go, Detroit…). L’urbanisation s’est accom­pa­gnée d’un pro­ces­sus de pro­lé­ta­ri­sa­tion des Afro-Amé­ri­cains dès le début de la Pre­mière Guerre mon­diale jusque dans les années soixante. Il n’a pas per­mis une meilleure inté­gra­tion des popu­la­tions noires, puisque celles-ci ont été « par­quées » dans les ghet­tos des grandes villes. La qua­trième étape est mar­quée par l’émergence conjointe de l’«hyperghetto » et d’un appa­reil car­cé­ral hyper­dé­ve­lop­pé et carac­té­ri­sé par l’incarcération dis­pro­por­tion­née des Afro-Amé­ri­cains depuis trois décen­nies (les Afro-Amé­ri­cains res­tent majo­ri­taires par­mi les admis dans les pri­sons d’État alors qu’ils ne repré­sentent que 12% de la popu­la­tion du pays). Après l’esclavage, le sys­tème de Jim Crow et les ghet­tos, les États-Unis auraient trou­vé, selon cer­tains auteurs, par ce biais la qua­trième ins­ti­tu­tion leur per­met­tant de régu­ler, de sur­veiller, mais aus­si d’exploiter et d’ostraciser la popu­la­tion noire (Wac­quant, 2008, 2009).

Dans un tel contexte, com­ment le glo­rieux et sym­bo­lique retour par « la porte du non-retour », cette porte du fort de Cape Coast qui s’ouvre sur l’océan et par laquelle tran­si­tèrent les esclaves en par­tance vers le conti­nent amé­ri­cain, fut-il per­çu au pays de l’Oncle Sam, où la ques­tion raciale demeure l’objet de mul­tiples contro­verses ? On doit s’étonner du rela­tif silence autour de la visite d’Obama en Afrique. Celle-ci est appa­rue comme une visite poli­tique nor­male, sans véri­tables enjeux sym­bo­liques propres à la dif­fé­ren­cier des visites clas­siques au cours des­quelles un pré­sident amé­ri­cain dif­fuse l’idéologie hégé­mo­nique du modèle démo­cra­tique occi­den­tal tout en veillant aux inté­rêts de sa nation. Ain­si, mal­gré le nombre éle­vé de citoyens amé­ri­cains qui partent en Afrique à la recherche de leurs racines, mal­gré le fait que le Gha­na soit l’une des pre­mières des­ti­na­tions des tou­ristes amé­ri­cains en Afrique et que le fort de Cape Coast y consti­tue un détour obli­gé, cette visite semble bien mar­gi­nale dans l’imaginaire outre-Atlan­tique. À juste titre peut-être. En effet, ne doit-on pas demeu­rer cir­cons­pect devant le fait qu’Obama a consa­cré moins de vingt-quatre heures à un séjour au cours duquel il affir­mait s’adresser à l’ensemble d’un conti­nent qu’il vou­drait voir davan­tage inté­gré dans la mon­dia­li­sa­tion ? Une ana­lyse plus détaillée poin­te­rait sans doute cer­tains débats liés à cette visite, mais ceux-ci n’ont pas connu une dif­fu­sion large et, en tout cas, cer­tai­ne­ment pas équi­va­lente à l’écho don­né à sa visite sur le conti­nent afri­cain lui-même.

Ce qu’un tel voyage aura donc illus­tré, ce sont des rela­tions pro­fon­dé­ment asy­mé­triques. Assez logi­que­ment, cette asy­mé­trie se marque aus­si dans les effets et l’audience média­tique accor­dée à cette visite. Et la ques­tion de la race ? Si elle a été abon­dam­ment com­men­tée en Afrique, on voit qu’elle peut dif­fi­ci­le­ment cimen­ter des soli­da­ri­tés objec­tives concrètes. Sur­tout si, sous le simple argu­ment de la race, ces soli­da­ri­tés impro­bables sup­posent de mettre en rela­tion le conti­nent le plus pauvre du globe, l’Afrique, avec la frange la plus défa­vo­ri­sée d’une des nations par­mi les plus avan­cées, les Afro-Amé­ri­cains, et son pré­sident emblé­ma­tique, Barack Obama.

Il faut, d’ailleurs, gar­der à l’esprit le carac­tère émi­nem­ment mar­gi­nal de la tra­jec­toire de ce der­nier. Celle-ci a été socio­lo­gi­que­ment pos­sible, mais elle n’en demeure pas moins radi­ca­le­ment impro­bable. Les avan­cées sociales dont elle est le vivant témoi­gnage et les effets sym­bo­liques dont elle est por­teuse ne doivent pas mas­quer la dua­li­té pro­fonde qui, aujourd’hui encore, façonne la socié­té amé­ri­caine et qui est una­ni­me­ment sou­li­gnée par les spé­cia­listes. Comme le dit Mbem­bé, Oba­ma est néces­sai­re­ment por­teur d’une « race », mais il la dépasse. Il la dépasse d’abord parce qu’il repré­sente le peuple amé­ri­cain dans son ensemble. Il la dépasse ensuite parce que les enjeux sociaux for­mu­lés en termes raciaux, en Afrique ou aux États-Unis, varient en fonc­tion des groupes et selon que ces der­niers sont consi­dé­rés, ou non, dans leurs ancrages natio­naux, trans­na­tio­naux, voire conti­nen­taux. Il la dépasse enfin, parce qu’il est plau­sible, mais ceci n’est qu’une hypo­thèse, que plus on s’élève dans la hié­rar­chie sociale, plus les affi­lia­tions de classes et la posi­tion dans la struc­ture sociale dégage l’individu de l’ancrage racial comme pre­mier mode de défi­ni­tion de soi.

Ce que montre le voyage d’Obama en Afrique, c’est que, mal­gré leur poly­sé­mie, les termes de situa­tion post­co­lo­niale et de race ren­voient tou­jours à des rap­ports de force et à des rela­tions de pou­voir bien plus com­plexes que ceux qu’un pre­mier regard per­met de sai­sir. La « soli­da­ri­té cuta­née » trans­at­lan­tique n’a pas la force que vou­draient lui prê­ter les médias les plus enthou­siastes sur le conti­nent afri­cain. Der­rière une cou­leur de peau appa­rem­ment iden­tique, der­rière les liens qu’on a men­tion­nés, il existe en réa­li­té des his­toires sociales, des enjeux et des inté­rêts pro­fon­dé­ment dif­fé­rents. Il faut donc se gar­der d’unifier la varia­tion des pro­ces­sus qui conduisent à la dis­cri­mi­na­tion par la race ou les valeurs asso­ciées à l’identification raciale de part et d’autre de l’Atlantique en les décri­vant comme le résul­tat uni­forme d’un phé­no­mène monochrome.

  1. Par exemple, on peut consul­ter en ligne l’un de ces débats au lien sui­vant http://fora.tv/2008/11/05/The_Present_as_History#fullprogram.
  2. Mbem­bé, « Barack Oba­ma : une cer­taine figure de notre monde », http://www.africultures.com/php/index.php?nav= article&no=8150.
  3. Le gou­ver­ne­ment amé­ri­cain qui a lui-même recours à des milices pri­vées en Irak et en Ango­la ne fait pas exception.
  4. Le Gha­na se dis­tingue à juste titre de tous les pays limi­trophes (et fran­co­phones): le Togo où Gnas­sing­bé Eya­de­ma a suc­cé­dé à son père qui gou­ver­na de 1967 à 2005, le Bur­ki­na Faso qui a Blaise Com­pao­ré comme pré­sident depuis 1987 et la Côte d’Ivoire qui a vu son niveau de vie chu­ter à la suite de la guerre civile entre 2002 et 2008 ; ou encore du Kenya, dont est ori­gi­naire le père d’Obama, qui a connu récem­ment de graves vio­lences postélectorales.
  5. Cape Coast pos­sède plu­sieurs bâti­ments qui sont recon­nus par l’Unesco comme patri­moine mon­dial de l’humanité.
  6. Ain­si, par exemple, en Flo­ride la loi sti­pu­lait que « Tout mariage entre une per­sonne blanche et une per­sonne nègre ou entre une per­sonne blanche et une per­sonne d’ascendance nègre à la qua­trième géné­ra­tion est interdit ».

Hilgers


Auteur

Mathieu Hilgers est chargé de cours à l'Université libre de Bruxelles, [Laboratoire d'anthropologie des mondes contemporains-> http://lamc.ulb.ac.be/].