Quelle est la différence entre Unité et Harmonie ?
Début octobre, les électeurs lettons se sont rendus aux urnes pour décider qui dirigera le pays pendant les quatre prochaines années. La Lettonie est une démocratie parlementaire, cela fait évidemment de l’élection du Parlement, Saeima en letton, un évènement d’importance. Et cette fois, un nombre record de partis politiques concouraient pour obtenir des sièges. Au […]
Début octobre, les électeurs lettons se sont rendus aux urnes pour décider qui dirigera le pays pendant les quatre prochaines années. La Lettonie est une démocratie parlementaire, cela fait évidemment de l’élection du Parlement, Saeima en letton, un évènement d’importance. Et cette fois, un nombre record de partis politiques concouraient pour obtenir des sièges. Au total, les électeurs avaient le choix entre seize listes différentes, pour un pays qui compte moins de 2 millions d’habitants.
La question évidente, comme pour toute élection, est : qui a gagné ? Et la réponse peut s’avérer quelque peu complexe. Juste après le vote, plusieurs groupes de médias occidentaux ont indiqué que le parti pro-russe et social-démocrate Harmonie (Saskaņa) avait gagné les élections. Mais cette lecture des résultats n’est pas complètement exacte. Harmonie est en effet le groupe politique le plus important du nouveau Parlement, mais cela implique-t-il que la Lettonie va bouleverser sa ligne politique et pivoter vers l’Est ? Pas vraiment, en tout cas, pas dans un futur proche.
Harmonie a gagné vingt-trois sièges sur cent. En fait, c’est un siège en moins par rapport à 2014. En 2011, ils avaient trente-et-un sièges. Ceci démontre que malgré une campagne électorale très active (et très onéreuse), que malgré la popularité de Nils Ušakovs, maire de Riga (la capitale, qui concentre près du tiers de la population), Harmonie n’a pas été capable d’élargir sa base au-delà de ses partisans. Or ces derniers sont principalement issus de la minorité russophone qui représente environ 25% de la population.
Division ethnique
Plus fondamentalement, la division ethnique de la société et de la politique lettonne devient particulièrement évidente lorsqu’on considère les noms des candidats qui ont obtenu (ou pas) un siège au Parlement. Notons tout d’abord que le système électoral letton a une particularité frappante : les électeurs peuvent avoir un impact sur le rang des candidats de la liste de leur choix. En pratique, cela signifie que chaque électeur peut apposer un signe «+» à côté des candidats qu’il apprécie et barrer le nom des candidats qu’il ne souhaite pas voir siéger au Parlement. Ceci peut avoir une influence profonde sur qui accède au statut de parlementaire. Dans un certain nombre d’élections antérieures, des politiciens très en vue, mais controversés n’ont pas été réélus car leurs noms étaient trop souvent biffés par les électeurs. Et quelques politiciens peu connus se sont hissés au Parlement au travers de campagnes locales, de petite envergure, mais suscitant une controverse.
Revenons à la question ethnique : traditionnellement, la liste des candidats d’Harmonie inclut essentiellement des noms à consonance russe. Afin d’atteindre un électorat plus large, le parti a essayé d’inclure sur ses listes des noms plus typiquement lettons, mais cette stratégie est globalement un échec. Les électeurs ont en effet systématiquement barré les candidats aux noms lettons et ajouté un «+» à côté des candidats russophones. Cette fois-ci, un seul des candidats haut placés dans la liste dont le nom est typiquement letton, Evija Papule, une ancienne fonctionnaire de haut niveau du ministère de l’Éducation, a été élue.
Bien sûr, la même dynamique fonctionne dans l’autre sens, les noms « russes » sont régulièrement rayés des listes de candidats des partis dits « lettons », c’est-à-dire des partis qui reçoivent l’essentiel de leur soutien d’électeurs « ethniquement lettons ». Bien entendu, des exceptions existent, comme les juristes et anciens députés Andrejs Judins et Aleksejs Loskutovs du parti Unité (Vienotība) ou l’ex-consultante et lobbyiste européenne Marija Golubeva du mouvement Développement/Pour ! (Attīstībai/Par!). Si elles sont notables, elles n’en restent pas moins des exceptions. En réalité, la division ethnique est la division principale qui structure le champ politique actuel en Lettonie.
Il en découle une caractéristique singulière : le spectre politique letton ne peut pas être analysé au travers du prisme « gauche-centre-droite » traditionnel, mais plutôt au travers d’un jeu entre les forces politiques et les politiciens identifiés comme « lettons » ou « russes ». Et la ligne rouge tracée avant les élections par littéralement tous les partis politiques « lettons » est la promesse de ne jamais monter en coalition avec le parti Harmonie. La principale raison de ce rejet explicite est que le parti est vu par nombre de politiciens et d’électeurs comme le cheval de Troie du Kremlin. Malgré ses efforts, Harmonie n’est jamais arrivé à dissiper cette image qui fait qu’aujourd’hui encore, il demeure dans l’opposition.
Électeurs polarisés
L’autre résultat notable de cette élection est la polarisation des électeurs. Il n’y a maintenant pas moins de sept partis dans le nouveau Parlement et toute coalition stable sans le parti Harmonie nécessite au minimum quatre ou cinq partis politiques. Or les orientations de ces partis sont parfois extrêmement différentes.
D’une part, une nouvelle force politique progressiste qui défend par exemple la légalisation des partenariats entre personnes de même sexe a obtenu un poids appréciable au Parlement. Il s’agit de l’alliance appelée « Development/For ! ». Il y a quatre ans, un tel résultat aurait été très difficilement imaginable. Mais depuis lors, le ministre des Affaires étrangères Edgars Rinkēvičš est devenu le Premier ministre en exercice à faire son coming out dans un espace postsoviétique. Beaucoup ont d’ailleurs pensé que ce serait le terme de sa carrière politique, mais il n’en a rien été. Non seulement il a gardé son poste jusqu’à la fin de la législature, mais au cours de cette élection, il est apparu qu’il était l’un des politiciens les plus populaires et le plus largement soutenus, puisqu’il a été réélu sans difficulté malgré les pertes gigantesques que son parti Unité a globalement enregistrées.
D’autre part, un nouveau parti populiste, KPV LV, a reçu un soutien important lui aussi. De manière assez semblable au Mouvement 5 étoiles italien, ce parti a été créé et est actuellement dirigé par un acteur, Artuss Kaimiņš qui a acquis sa célébrité en animant une émission très populaire sur internet au cours de laquelle il a largement critiqué ce qu’il appelle « la vieille élite ». Il a d’abord été élu au Parlement, il y a quatre ans, en se présentant avec « Alliance des Régions », mais a quitté ce parti. Il est aujourd’hui réélu avec son propre parti dont la promesse principale est de se « débarrasser » des « vieux communistes » qui sont toujours actifs en politique aujourd’hui.
Il est évidemment intéressant de noter que ce parti a reçu un soutien massif des Lettons qui vivent au Royaume-Uni, en Irlande et dans bien d’autres pays européens. Une large part de ceux-ci a quitté la Lettonie à cause de la crise économique de 2008 – 2010 et conserve une certaine amertume de cet exil. Pour beaucoup d’entre eux, on peut supposer que choisir KPV LV est un acte de protestation. Ou pour reprendre l’expression d’un électeur quelque peu éméché à la sortie du bureau de vote à Bruxelles : « Au moins, Kaimiņš va faire un bon spectacle là-bas ».
Pour résumer, un certain nombre des tendances lourdes de la politique lettonne en 2018 ressemble à celles que l’on observe dans d’autres pays européens. Comme dans les élections parlementaires récentes en Suède, aucun des partis ou blocs de partis n’a pu obtenir de majorité claire. Dès lors, la formation d’une coalition devient un casse-tête. La société et, par conséquent, les choix politiques des électeurs semblent être devenus plus fragmentés. Tout comme en France ou en Allemagne, on constate aussi un certain engouement pour les populistes, provenant surtout d’électeurs désabusés, contrariés ou en colère vis-à-vis des partis traditionnels. S’exprime également une demande claire pour un renouvèlement des « figures » politiques (soixante-cinq des cent députés du nouveau parlement sont élus pour la première fois), ainsi qu’une recherche d’un changement de modèle politique. Certains voient ce changement comme le chemin vers un modèle plus ouvert, plus libéral sur les « questions de société », plus proche aussi des modèles occidentaux. D’autres préfèrent un retour aux anciennes valeurs conservatrices. Et au milieu de toutes ces évolutions, la fracture ethnique persiste.
