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Quelle autonomie dans un système d’interdépendance et d’interrégulation ?

Numéro 05/6 Mai-Juin 2010 par Bernard Delvaux

mai 2010

Le débat sur l’au­to­no­mie dans le sys­tème sco­laire est trop foca­li­sé sur les pou­voirs orga­ni­sa­teurs, les écoles et les ensei­gnants : pour d’autres acteurs (élèves, familles…), la ques­tion de l’au­to­no­mie est éga­le­ment un enjeu. Le débat est aus­si trop cen­tré sur la ques­tion de savoir si le degré d’au­to­no­mie octroyé à ces acteurs est source d’ef­fi­ca­ci­té ou d’é­ga­li­té : d’autres éta­lons devraient être pris en compte. Il importe donc d’é­lar­gir le débat. L’é­lar­gir, c’est d’a­bord s’in­ter­ro­ger sur la socié­té dans laquelle s’in­sère l’é­cole, et notam­ment sur l’ex­ten­sion et la com­plexi­fi­ca­tion des réseaux d’in­ter­dé­pen­dance et d’in­ter­ré­gu­la­tion. Ce qui pose la ques­tion de la mis­sion de l’é­cole et plus pré­ci­sé­ment de son pro­jet d’é­du­ca­tion des jeunes à l’au­to­no­mie. Élar­gir le débat, c’est aus­si s’in­ter­ro­ger sur la com­plexi­fi­ca­tion et le décloi­son­ne­ment des réseaux d’in­ter­dé­pen­dance et de régu­la­tion propres au sys­tème sco­laire. Ce qui pose une autre ques­tion cru­ciale : celle du déca­lage entre la struc­ture réelle de ces réseaux de liens et le péri­mètre d’in­ter­ven­tion des struc­tures régu­la­trices du sys­tème scolaire.

Le débat actuel sur l’autonomie dans le sys­tème sco­laire tend à se foca­li­ser sur trois acteurs : les pou­voirs orga­ni­sa­teurs, les éta­blis­se­ments et les ensei­gnants. Cer­tains les jugent trop contraints par les normes décré­tales et les tra­cas­se­ries bureau­cra­tiques, tan­dis que d’autres les estiment trop libres. Ceux qui s’inquiètent du faible niveau de notre ensei­gne­ment pensent géné­ra­le­ment que leur auto­no­mie contri­bue à accroitre les per­for­mances du sys­tème. Ceux qui se pré­oc­cupent d’égalité craignent plu­tôt qu’elle accen­tue les inéga­li­tés. Au-delà de leurs diver­gences, les deux coa­li­tions d’acteurs par­tagent un point en com­mun : toutes deux se pré­oc­cupent d’abord de l’efficacité de mesures poli­tiques visant à accroitre ou réduire l’autonomie. C’est la ques­tion de l’efficacité ins­tru­men­tale de l’autonomie qu’elles mettent au centre du débat.

Dans cet article, je pren­drai dis­tance par rap­port à une telle pro­blé­ma­ti­sa­tion, m’intéressant aus­si à l’autonomie d’autres acteurs, et aux liens unis­sant le sys­tème édu­ca­tif à la socié­té, thèmes assez peu explo­rés dans les ana­lyses du sys­tème édu­ca­tif. Mon article aura donc le sta­tut d’un essai, avec les risques inhé­rents à ce type d’entreprise.

Ma pre­mière thèse est que l’école contem­po­raine s’insère dans une socié­té où tout acteur, même le plus puis­sant, vit de mul­tiples dépen­dances, est l’objet de mul­tiples régu­la­tions, et se trouve ain­si insé­ré dans de vastes et com­plexes réseaux d’interdépendance et d’interrégulation qu’il n’est pas en mesure de mai­tri­ser. Cette thèse m’amène à me deman­der si l’école a pour mis­sion de pré­pa­rer les jeunes à une auto­no­mie cir­cons­crite ou radi­cale au sein d’un tel sys­tème. La pre­mière consiste à outiller les jeunes pour qu’ils tirent au mieux par­ti de ce sys­tème, sans néces­sai­re­ment les rendre conscients de sa nature pro­fonde. La seconde consiste à déve­lop­per une telle conscience et la capa­ci­té de remettre en cause les règles du jeu social.

Ma seconde thèse est que l’écheveau des liens internes au sys­tème sco­laire pré­sente une forme sem­blable à celui de la socié­té : il a gagné en com­plexi­té et se trouve en outre lié à des sec­teurs et acteurs non sco­laires moins qu’avant pré­oc­cu­pés par les mêmes objec­tifs que l’école. Ce constat m’amène à mettre en lumière un second enjeu, rela­tif aux struc­tures de régu­la­tion du sys­tème sco­laire : confron­tées au fait que leur péri­mètre d’intervention cor­res­pond moins qu’avant à l’écheveau des liens effec­tifs, ces struc­tures se trouvent mises au défi de s’adapter ou de perdre per­ti­nence et efficacité.

Ces deux thèses et enjeux seront déve­lop­pés dans la suite de l’article. Mais un détour préa­lable est néces­saire pour défi­nir le concept d’autonomie, tout autant que pour dis­tin­guer les concepts de régu­la­tion et de dépen­dance, trop sou­vent consi­dé­rés comme synonymes.

Où il est question de la définition de termes polysémiques

Le terme auto­no­mie a plu­sieurs sens. Un acteur est radi­ca­le­ment auto­nome lorsqu’il défi­nit lui-même les normes aux­quelles il se sou­met, sans se lais­ser domi­ner par exemple par des phé­no­mènes col­lec­tifs de foule et de mode ou par les injonc­tions et pres­sions d’une auto­ri­té exté­rieure. Inutile de dire qu’une telle auto­no­mie n’est jamais abso­lue. C’est un hori­zon vers lequel il est pos­sible de tendre indé­fi­ni­ment, puisque per­sonne ne peut com­plè­te­ment échap­per aux condi­tion­ne­ments sociaux. L’autonomie cir­cons­crite est une ver­sion moins ambi­tieuse : dans cette optique, un acteur sera déjà jugé auto­nome s’il par­vient à acqué­rir et gar­der une posi­tion rela­ti­ve­ment favo­rable dans le tis­su des dépen­dances et des régu­la­tions mul­tiples, s’il par­vient à tirer par­ti de cette posi­tion pour évi­ter que d’autres acteurs aient trop d’emprise sur lui.

Le mot auto­no­mie est sou­vent oppo­sé au mot régu­la­tion. Au mini­mum, on per­çoit une ten­sion entre ces deux termes, ren­for­cée par le fait que, sou­vent, la régu­la­tion est défi­nie dans le sens res­tric­tif de contrainte par la règle. Je don­ne­rai à ce terme un sens plus large : la régu­la­tion est tout ce qui contri­bue à orien­ter les conduites des acteurs et à coor­don­ner leurs actions. Ces élé­ments régu­la­teurs prennent notam­ment la forme d’instruments de régu­la­tion. Ceux-ci peuvent être clas­sés en trois caté­go­ries prin­ci­pales : les règles (normes expli­cites assor­ties de sanc­tion en cas de non-res­pect); les inci­tants (dis­po­si­tifs récom­pen­sant, finan­ciè­re­ment ou sym­bo­li­que­ment, les acteurs adop­tant le com­por­te­ment que le régu­la­teur veut leur voir adop­ter); les ins­tru­ments dif­fu­sant de la connais­sance dans l’espoir de trans­for­mer les repré­sen­ta­tions des acteurs et ain­si d’orienter leurs comportements.

Contrai­re­ment à l’opinion répan­due, l’usage de tels ins­tru­ments n’est pas l’apanage des acteurs déte­nant auto­ri­té ou pou­voir. Tout acteur est en effet doté d’un mini­mum de res­sources lui per­met­tant de régu­ler les conduites d’autres acteurs. Si, par exemple, un direc­teur d’école dis­pose d’instruments pour orien­ter les conduites et les inter­ac­tions de « ses » ensei­gnants, ces der­niers dis­posent aus­si de leviers pour régu­ler l’action de la direc­tion, des leviers cepen­dant sou­vent indi­rects, qui sup­posent la média­tion d’autres acteurs, tels que le syn­di­cat ou le législateur.

Les régu­la­tions ne sont pas les seules entraves poten­tielles à l’autonomie. Il faut tenir compte éga­le­ment des dépen­dances. Les notions de dépen­dance et d’indépendance sont par­ti­cu­liè­re­ment poly­sé­miques. Le terme d’indépendance est par ailleurs sou­vent uti­li­sé comme syno­nyme d’autonomie. Je pro­pose cepen­dant de dis­tin­guer net­te­ment ces deux termes : je dirai qu’un acteur est dépen­dant quand il recourt à d’autres pour satis­faire ses besoins, de quelque nature qu’ils soient. Le concept de dépen­dance désigne donc la rela­tion d’un « uti­li­sa­teur » à son « four­nis­seur », deux termes qu’il faut prendre dans un sens très large. Dans le domaine sco­laire, la liste de telles rela­tions est longue. Quan­ti­té d’acteurs sont en effet dépen­dants d’autres pour cou­vrir leurs besoins. Les éta­blis­se­ments ont besoin de res­sources finan­cières, de maté­riel, d’élèves…; les ensei­gnants de dis­ci­pline, de recon­nais­sance sociale, de com­pé­tences de base de la part des élèves à for­mer, etc. Des rela­tions de dépen­dance lient ain­si les pou­voirs orga­ni­sa­teurs au gou­ver­ne­ment, les ensei­gnants aux parents, l’école secon­daire à l’école pri­maire ou le ministre aux élec­teurs. On l’aura com­pris : per­sonne n’est com­plè­te­ment indépendant.

De vastes et complexes réseaux d’interdépendance et d’interrégulation

Les réseaux ou confi­gu­ra­tions d’interdépendance (Elias, 1981) se sont éten­dus grâce notam­ment au déve­lop­pe­ment conti­nu de la divi­sion du tra­vail, de la moné­ta­ri­sa­tion des échanges de biens et ser­vices, et des tech­niques de com­mu­ni­ca­tion et de trans­port. Nous ne sommes plus dépen­dants seule­ment d’acteurs géo­gra­phi­que­ment proches. Dans beau­coup de domaines, nous sommes désor­mais insé­rés dans des réseaux d’interdépendance mon­dia­li­sés. Il en va de même, mais avec retard, pour les réseaux d’interrégulation. Cette seconde évo­lu­tion est notam­ment liée à la crois­sance du niveau moyen de com­pé­tences cog­ni­tives des indi­vi­dus et à la dif­fu­sion de l’idéal démo­cra­tique, en ver­tu duquel cha­cun a le droit d’être doté de moyens de contre-pouvoir.

La com­plexi­fi­ca­tion du réseau — seconde évo­lu­tion notoire — se mani­feste par l’allongement des chaines de dépen­dance. La divi­sion du tra­vail est en effet deve­nue à ce point pous­sée qu’un pro­duit ou un ser­vice implique bien sou­vent l’intervention de mul­tiples acteurs. La com­plexi­fi­ca­tion se mani­feste aus­si par la mul­ti­pli­ca­tion des inter­mé­diaires que les acteurs mobi­lisent quand ils tentent de régu­ler les autres : les régu­la­tions directes, en vis-à-vis, laissent en effet sou­vent la place à des régu­la­tions médiées. La com­bi­nai­son de ces deux évo­lu­tions fait que le réseau des liens se pré­sente de plus en plus sous la forme d’un entre­croi­se­ment de mul­tiples chaines de dépen­dance et de régulation.

Cette com­plexi­fi­ca­tion par­ti­cipe au troi­sième pro­ces­sus, celui de l’aplanissement du réseau. Certes, les hié­rar­chies for­melles de même que les dif­fé­ren­tiels de res­sources n’ont pas dis­pa­ru. Mais les dépen­dances vis-à-vis d’acteurs puis­sants vont rare­ment sans contre-dépen­dance, et les régu­la­tions opé­rées par des puis­sants rare­ment sans contre-régu­la­tions. Dans un tel contexte, cha­cun est incer­tain de l’impact de ses actions, et le dérou­le­ment du jeu est lar­ge­ment impré­vi­sible. Aucun acteur, fût-il puis­sant, n’est capable de contrô­ler com­plè­te­ment le jeu, de pré­dire l’enchainement des actions, de « jouer » d’une main sûre, de coor­don­ner avec préscience.

Les acteurs qui cherchent à régu­ler et à coor­don­ner sont à la recherche de parades face à cette impré­vi­si­bi­li­té rela­tive. Consta­tant les limites de la régu­la­tion par les normes, ils tendent à déve­lop­per la régu­la­tion par les inci­tants ou par la dif­fu­sion de connais­sances. Mais ces deux types d’instruments, dans la mesure où ils laissent aux acteurs régu­lés une plus grande marge de manœuvre que les règles, ne sont pas d’office de nature à réduire l’incertitude et l’imprévisibilité.

Cette confi­gu­ra­tion génère aus­si l’instabilité locale des liens de dépen­dance. Sou­cieux de ne pas don­ner aux autres trop d’emprise sur eux, les acteurs tendent à évi­ter de s’engager dans les liens de dépen­dance ou de régu­la­tion exclu­sifs ou durables. C’est la manière la plus cou­rante de pré­ser­ver une auto­no­mie circonscrite.

Cette insta­bi­li­té va cepen­dant de pair avec une grande sta­bi­li­té des pro­ces­sus fon­da­men­taux de ce sys­tème, et avec une forte « dépen­dance » de cha­cun au sys­tème. Ceux qui en sont peu ou prou exclus aspirent à y par­ti­ci­per. Amé­lio­rer ou main­te­nir sa posi­tion dans le sys­tème est un sou­ci constant pour cha­cun. Et ces efforts déployés par d’innombrables indi­vi­dus et orga­ni­sa­tions ne font qu’étendre et com­plexi­fier le réseau d’interdépendance et d’interrégulation, d’en confir­mer et ren­for­cer la forme.

L’aspiration à une autonomie circonscrite

Dans une telle confi­gu­ra­tion, l’autonomie n’est pas tota­le­ment bri­dée. Il est en effet pos­sible à un acteur de pré­ser­ver une rela­tive auto­no­mie vis-à-vis des régu­la­teurs ou des acteurs dont il dépend. La mul­ti­ré­gu­la­tion contri­bue à créer des espaces d’autonomie. On le voit dans le cas des jeunes régu­lés par des acteurs mul­tiples (école, famille, pro­duc­teurs cultu­rels) ne par­ta­geant pas les mêmes objec­tifs. L’autonomie nait aus­si du fait que l’acteur régu­lé peut régu­ler à son tour celui qui le régule : la pos­si­bi­li­té pour un ensei­gnant de sai­sir son syn­di­cat pour dépo­ser plainte contre les abus d’une direc­tion ou d’une ins­pec­tion est un des mul­tiples exemples de cette régu­la­tion réci­proque, qui est l’un des prin­cipes clés des socié­tés démo­cra­tiques. Enfin, l’acteur régu­lé gagne éga­le­ment en auto­no­mie lorsque les règles contrai­gnantes tendent à être rem­pla­cées par des dis­po­si­tifs de régu­la­tion basés sur l’incitation ou la dif­fu­sion de connaissances.

L’autonomie rela­tive est aus­si com­pa­tible avec cer­taines formes de dépen­dance. L’acteur peut par exemple conci­lier auto­no­mie et dépen­dance si cette der­nière est de nature contrac­tuelle et plus encore quand la contre­par­tie contrac­tuelle libère défi­ni­ti­ve­ment l’utilisateur de tout droit que son four­nis­seur pour­rait avoir sur lui. La contre­par­tie moné­ta­ri­sée joue par­fai­te­ment ce rôle, et cela explique lar­ge­ment son suc­cès. L’autonomie est éga­le­ment conci­liable avec la dépen­dance lorsque les « four­nis­seurs » sont régu­lés, lorsque l’utilisateur a le choix entre les « four­nis­seurs » sus­cep­tibles de satis­faire ses besoins ou lorsqu’il est libre d’en changer.

La prin­ci­pale conclu­sion de cette ana­lyse est que la mul­ti­pli­ca­tion des régu­la­tions et des dépen­dances n’est pas d’office syno­nyme d’absence d’autonomie, ou en tout cas d’une cer­taine forme d’autonomie. Les acteurs peuvent conqué­rir une telle auto­no­mie s’ils sont bien posi­tion­nés et habiles, s’ils diver­si­fient les régu­la­tions et les dépen­dances qu’ils subissent, s’ils savent tirer par­ti des mul­tiples régu­la­tions et dépen­dances qui pèsent sur les acteurs dont ils dépendent ou qui tentent de les régu­ler, pour limi­ter ain­si l’emprise que ces acteurs pour­raient avoir sur eux.

Mais ce fai­sant, ils pour­suivent une auto­no­mie plu­tôt cir­cons­crite. L’aspiration à une telle forme d’autonomie, de même que les stra­té­gies mises en place pour l’acquérir ou la pré­ser­ver sont le pro­duit de la confi­gu­ra­tion socié­tale. Celle-ci façonne les repré­sen­ta­tions que les acteurs se font de l’idéal d’autonomie. En retour, les aspi­ra­tions à une telle forme d’autonomie ont nour­ri et nour­rissent encore cette confi­gu­ra­tion par­ti­cu­lière. Elles contri­buent à la repro­duire, l’étendre et la renforcer.

Quel projet d’éducation des jeunes à l’autonomie ?

Cette des­crip­tion des rap­ports entre auto­no­mie, dépen­dance et régu­la­tion m’amène à iden­ti­fier l’un des enjeux cru­ciaux du débat sco­laire, à savoir la nature du pro­jet d’éducation à l’autonomie. Deux grands types de pro­jets peuvent exis­ter. Le pre­mier, radi­cal, sup­pose qu’un acteur n’est auto­nome que s’il peut prendre conscience du sys­tème dans lequel il est insé­ré et est en mesure de sor­tir de ce sys­tème ou d’agir sur lui pour chan­ger les règles du jeu. Le second se réfère à une concep­tion plus cir­cons­crite de l’autonomie, n’impliquant pas néces­sai­re­ment la conscience des règles du jeu et la capa­ci­té de les remettre en cause. Dans ce second pro­jet, un acteur est déjà consi­dé­ré comme auto­nome si, à l’intérieur des règles du jeu, il est capable de pré­ser­ver ou d’accroitre ses marges de manœuvre et ses avan­tages rela­tifs, en d’autres termes de tirer son épingle du jeu.

Il existe deux ver­sions de ce second pro­jet : l’une col­lec­tive et l’autre indi­vi­duelle. Dans la pre­mière, l’aspiration à l’autonomie indi­vi­duelle est contrainte par la recherche d’une coopé­ra­tion mini­male entre les membres du col­lec­tif. Cette coopé­ra­tion vise à assu­rer au col­lec­tif une posi­tion avan­ta­geuse dans la com­pé­ti­tion à laquelle se livrent les col­lec­tifs. Ce qui fait tenir cette coopé­ra­tion, c’est l’idée que cha­cun peut tirer peu ou prou béné­fice d’une bonne posi­tion du col­lec­tif dans la com­pé­ti­tion. Cette ver­sion col­lec­tive de l’autonomie a été la norme au XXe siècle. Elle s’est concré­ti­sée par des pro­jets de déve­lop­pe­ment et des com­pro­mis entre par­te­naires sociaux à l’échelle nationale.

Mais la dif­fi­cul­té qu’éprouvent nos pays à main­te­nir leur rang dans une com­pé­ti­tion inter­na­tio­nale de plus en plus vive pousse les acteurs les plus puis­sants à déve­lop­per des stra­té­gies indi­vi­duelles, à se déso­li­da­ri­ser d’un col­lec­tif qu’ils per­çoivent davan­tage comme un han­di­cap que comme un atout. La ten­dance lourde semble donc défa­vo­rable à la ver­sion col­lec­tive du pro­jet d’autonomie circonscrite.

Le pro­jet radi­cal vise quant à lui à per­mettre aux acteurs d’avoir la mai­trise du sys­tème dans lequel ils s’inscrivent. Il en existe éga­le­ment deux ver­sions. La pre­mière, uni­ver­sa­liste, vise à déve­lop­per la capa­ci­té des acteurs à pen­ser le sys­tème socié­tal lar­ge­ment inter­na­tio­na­li­sé et à agir col­lec­ti­ve­ment sur lui pour en modi­fier les règles.

La seconde se concré­tise par une sor­tie du jeu et la créa­tion de com­mu­nau­tés plus ou moins auto­nomes du macro­sys­tème. Celles-ci peuvent être des lieux où germent des inno­va­tions sus­cep­tibles d’essaimer. Mais elles ne sont jamais à l’abri d’une mar­gi­na­li­sa­tion et d’une impuis­sance à essai­mer, tout autant que d’un repli com­mu­nau­taire et d’une trop grande fer­me­ture à ce qu’apporte de posi­tif le décloi­son­ne­ment des espaces sociaux, ceci sans comp­ter le risque de voir l’autonomie du col­lec­tif pri­mer sur l’autonomie de ses membres.

Le projet d’autonomie radicale évacué du débat public

Si l’on ana­lyse la nature des débats publics en Com­mu­nau­té fran­çaise à la lueur de ces caté­go­ries, force est de conclure que ces débats sont… cir­cons­crits. Ils n’opposent pas les tenants du pro­jet radi­cal aux tenants du pro­jet cir­cons­crit, mais plu­tôt les tenants des ver­sions indi­vi­duelles et col­lec­tives du pro­jet cir­cons­crit. Les pre­miers, prio­ri­tai­re­ment sou­cieux d’efficacité, s’opposent aux seconds, davan­tage pré­oc­cu­pés d’égalité. Ces oppo­sants ont en com­mun de pen­ser l’éducation comme une pré­pa­ra­tion à la com­pé­ti­tion au sein du sys­tème socié­tal plu­tôt que comme un moyen d’éduquer à l’autonomie radi­cale. Les débats durables entre ces deux ver­sions ont tour­né à l’avantage de la ver­sion col­lec­tive, au moins au plan rhé­to­rique. Mais la concré­ti­sa­tion du pro­jet éga­li­taire qui la sous-tend se heurte à d’importants obs­tacles, notam­ment parce que le contexte socié­tal géné­ral est favo­rable à la ver­sion indi­vi­duelle du pro­jet d’autonomie circonscrite.

La ver­sion la plus ambi­tieuse du pro­jet radi­cal tend ain­si à être éva­cuée du débat public rela­tif à l’enseignement. Sa per­ti­nence est en quelque sorte lais­sée à l’appréciation des pou­voirs orga­ni­sa­teurs et des écoles, voire à la liber­té de conscience des ensei­gnants. Aucun acteur signi­fi­ca­tif de l’enseignement belge fran­co­phone n’est en effet por­teur d’un tel pro­jet. L’État conti­nue à être pro­fon­dé­ment impré­gné de la ver­sion col­lec­tive du pro­jet cir­cons­crit, qui a été sa rai­son d’être tout au long du XXe siècle. Les syn­di­cats ont un public d’adhérents hété­ro­gène en termes de valeurs. Leurs diri­geants éprouvent déjà beau­coup de dif­fi­cul­té à per­sua­der leur base de res­ter fidèle à la ver­sion col­lec­tive du pro­jet cir­cons­crit et à ses exi­gences éga­li­taires, et nombre de syn­di­qués entendent limi­ter la mis­sion syn­di­cale à la défense de leurs sta­tuts et condi­tions de tra­vail. Les fédé­ra­tions de parents, quant à elles, res­tent un acteur faible. Leur public, majo­ri­tai­re­ment favo­ri­sé, est par ailleurs trop hété­ro­gène en termes de valeurs pour qu’elles puissent deve­nir por­teuses d’un pro­jet édu­ca­tif clair.

Aucune fédé­ra­tion de pou­voirs orga­ni­sa­teurs n’est davan­tage en mesure de por­ter le pro­jet édu­ca­tif radi­cal. Du côté de l’enseignement offi­ciel, les fédé­ra­tions sont bri­dées par les pou­voirs orga­ni­sa­teurs jaloux de leur auto­no­mie et hété­ro­gènes en termes de cou­leur poli­tique. Et on peut dou­ter que les valeurs de laï­ci­té, de ser­vice public ou de neu­tra­li­té puissent consti­tuer le socle d’un pro­jet radi­cal d’éducation à l’autonomie. La fédé­ra­tion catho­lique, plus inté­grée au plan orga­ni­sa­tion­nel, est deve­nue au fil du temps un grou­pe­ment de pou­voirs orga­ni­sa­teurs hété­ro­gènes en valeurs qui, comme les ensei­gnants vis-à-vis des syn­di­cats, adhèrent plus en rai­son des ser­vices offerts que d’un pro­jet sub­stan­tiel vrai­ment par­ta­gé. Le docu­ment « Mis­sion de l’école chré­tienne » a fait le choix de ne pas affir­mer de manière forte la spé­ci­fi­ci­té catho­lique de cet ensei­gne­ment, mais n’affirme assu­ré­ment pas clai­re­ment un pro­jet radi­cal d’éducation à l’autonomie.

Des acteurs à mettre en réseau

Se pose donc la ques­tion de savoir com­ment un pro­jet radi­cal d’éducation à l’autonomie pour­rait émer­ger… ne fût-ce que dans le débat public. Un tel dépla­ce­ment du débat ne semble pou­voir sur­ve­nir que si des per­sonnes pré­oc­cu­pées par la ver­sion plus radi­cale de l’éducation à l’autonomie se mettent en réseau bien qu’elles tra­vaillent à des niveaux d’enseignement dif­fé­rents ou sur des objets dif­fé­rents. Les acteurs poten­tiel­le­ment por­teurs d’un tel pro­jet existent assu­ré­ment. Ils tra­vaillent notam­ment sur trois types d’objets.

Cer­tains se pré­oc­cupent du conte­nu de la for­ma­tion. Par­mi eux, les ensei­gnants qui uti­lisent leur auto­no­mie péda­go­gique pour déve­lop­per l’esprit cri­tique de leurs élèves, même lorsque ceux-ci sont jeunes ou sont ins­crits dans des sec­tions de qua­li­fi­ca­tion. Par­mi eux aus­si les acteurs plai­dant pour un pre­mier degré non cal­qué sur l’enseignement géné­ral et dont la fonc­tion prio­ri­taire ne serait pas l’orientation et la sélection.

D’autres tra­vaillent sur les modes de régu­la­tion en vigueur au sein des éta­blis­se­ments. Cer­tains mettent en place des pro­ces­sus par­ti­ci­pa­tifs allant au-delà de la norme légale, veillant à lais­ser de la place et de la parole à toutes les caté­go­ries d’élèves et de parents. D’autres éla­borent des pro­jets d’établissement pri­vi­lé­giant l’éducation radi­cale à l’autonomie.

D’acteurs acteurs encore tra­vaillent aux rela­tions entre école et socié­té. Dans leurs rangs, par exemple, les por­teurs de par­te­na­riats durables visant à asso­cier les écoles et les autres acteurs dans un pro­jet de déve­lop­pe­ment local inté­gré, ou les poli­tiques sou­cieux d’articuler les mesures prises dans plu­sieurs sec­teurs des poli­tiques publiques.

Le système d’enseignement et sa configuration complexe de liens

À côté de ces ques­tions rela­tives aux objec­tifs édu­ca­tifs se posent des ques­tions quant aux modes de régu­la­tion du sec­teur sco­laire. Ce sec­teur est, comme d’autres, sou­mis aux ten­dances que je viens de décrire à pro­pos de la socié­té. Ces évo­lu­tions touchent le cœur du sys­tème sco­laire puisque les réseaux de liens his­to­ri­que­ment construits au sein des piliers tendent à se décloi­son­ner tan­dis que la confi­gu­ra­tion d’ensemble tend à se com­plexi­fier et s’aplanir. Elles touchent aus­si les liens entre le sys­tème sco­laire et les autres com­po­santes de la socié­té puisque ces liens tendent à se mul­ti­plier et à se complexifier.

La confi­gu­ra­tion des liens s’étend, se com­plexi­fie et s’aplanit. L’extension de la confi­gu­ra­tion est indé­niable. Nom­breux sont les exemples qui témoignent de la vigueur du pro­ces­sus de décloi­son­ne­ment interne du sys­tème sco­laire et de son inté­gra­tion dans un sys­tème plus large échap­pant à son emprise. Qu’il suf­fise de pen­ser aux élèves plus qu’avant régu­lés par de mul­tiples acteurs externes dont les actions régu­la­trices sont moins qu’avant ali­gnées sur celles de l’école. Cette exten­sion touche éga­le­ment les mar­chés sco­laires : bien moins qu’avant seg­men­tés en fonc­tion des piliers, ils res­pectent éga­le­ment moins qu’avant les fron­tières de la Com­mu­nau­té fran­çaise, y com­pris dans l’enseignement obligatoire.

La com­plexi­fi­ca­tion de la confi­gu­ra­tion est un deuxième trait saillant. D’une part, les chaines de dépen­dance tendent à s’allonger (par exemple, la mas­si­fi­ca­tion de l’enseignement a accru la dépen­dance de l’enseignement supé­rieur vis-à-vis de l’enseignement fon­da­men­tal). D’autre part, la régu­la­tion d’un acteur par un autre implique plus sou­vent la média­tion d’acteurs inter­mé­diaires, ce dont témoigne par exemple la judi­cia­ri­sa­tion crois­sante des conflits… Du fait de ce double pro­ces­sus d’allongement des chaines de dépen­dance et de mul­ti­pli­ca­tion des inter­mé­diaires dans les régu­la­tions, les liens exis­tant entre deux acteurs impliquent très sou­vent de nom­breux autres acteurs. Cela débouche, à l’échelle du sys­tème, sur des liens plus nom­breux, plus longs et plus entrecroisés.

Le diag­nos­tic de l’aplanissement de la confi­gu­ra­tion peut sem­bler à pre­mière vue plus dis­cu­table, sur­tout aux yeux de ceux qui stig­ma­tisent l’accroissement des normes et contrôles mis en place par la Com­mu­nau­té fran­çaise. L’indéniable accrois­se­ment des inter­ven­tions nor­ma­tives de la Com­mu­nau­té ne doit cepen­dant pas faire oublier com­bien cet acteur hié­rar­chique reste glo­ba­le­ment faible, comme le sont tous les autres acteurs hié­rar­chiques, que ce soit les pou­voirs orga­ni­sa­teurs par rap­port à leurs écoles, les direc­tions ou ins­pec­teurs par rap­port aux ensei­gnants ou ceux-ci par rap­port à leurs élèves. Si ces auto­ri­tés gardent le pou­voir de déci­der et de sanc­tion­ner, quelle est la nature réelle de leur emprise ? Ne sont-elles pas en outre contrô­lées plus qu’avant par les acteurs qu’elles sont cen­sées coor­don­ner ? Direc­tions et pou­voirs orga­ni­sa­teurs ont par exemple aujourd’hui moins d’emprise sur les ensei­gnants du fait des sta­tuts et autres normes légales que les syn­di­cats ont réus­si peu à peu à impo­ser. Il en va de même pour les ensei­gnants vis-à-vis de leurs élèves, qui dis­posent désor­mais de droits de recours.

Nous sommes donc dans un sys­tème où le pou­voir hié­rar­chique for­mel peut être contre­ba­lan­cé par des acteurs sans pou­voir hié­rar­chique for­mel, mais capables de tirer par­ti des res­sources que leur donne leur posi­tion dans le réseau de dépen­dances et de régu­la­tions. Dire qu’un sys­tème est davan­tage plan ne signi­fie pas qu’il y a moins d’inégalités, mais qu’il y a moins d’emprise des acteurs dotés de pou­voirs hié­rar­chiques de coor­di­na­tion. Cette évo­lu­tion est per­cep­tible à tous les niveaux du sys­tème édu­ca­tif, de la classe au gouvernement.

Imprévisibilité, difficulté de pilotage et de changement

Les consé­quences de ces évo­lu­tions sont simi­laires à celles obser­vées au niveau socié­tal. Les acteurs étant plus mobiles, les liens de dépen­dance et de régu­la­tion se font et se défont régu­liè­re­ment. On voit s’accroitre la com­pé­ti­tion pour l’accès aux « four­nis­seurs ». Au sein d’un bas­sin sco­laire, la com­pé­ti­tion est ain­si vive entre les éta­blis­se­ments cher­chant à atti­rer les mêmes élèves, élèves dont ils dépendent parce qu’ils sont les « four­nis­seurs » indi­rects de res­sources finan­cières et les « four­nis­seurs » directs de com­pé­tences de base à par­tir des­quelles les ensei­gnants peuvent plus ou moins faci­le­ment tra­vailler (Del­vaux, 2005).

Autre consé­quence mar­quante : l’imprévisibilité des effets des actions régu­la­trices. Nom­breuses sont les réformes n’ayant pas por­té les effets espé­rés. Il est de tra­di­tion d’attribuer ce manque d’efficacité à la mau­vaise concep­tion des mesures poli­tiques et, au-delà, au manque de com­pé­tence des poli­ti­ciens ou au sys­tème poli­tique belge géné­ra­teur de com­pro­mis néces­sai­re­ment boi­teux. Mais ne faut-il pas attri­buer aus­si ce défaut de pré­vi­si­bi­li­té aux carac­té­ris­tiques struc­tu­relles de la confi­gu­ra­tion des inter­dé­pen­dances et des inter­ré­gu­la­tions ? Le carac­tère com­plexe et apla­ni de la confi­gu­ra­tion rend en effet dif­fi­cile la coor­di­na­tion et donne à de nom­breux acteurs la pos­si­bi­li­té d’échapper à l’emprise régulatrice.

Tout cela débouche sur la dif­fi­cul­té à opé­rer des chan­ge­ments en profondeur.
On l’a dit : plus per­sonne n’est réel­le­ment en mesure de contrô­ler le sys­tème sco­laire. Alors même que le mot pilo­tage est à la mode, il devient dif­fi­cile de pilo­ter, ou alors seule­ment de manière tech­no­cra­tique, sans prise réelle sur l’essentiel.

Dans ce contexte, les acteurs dis­po­sant d’un pou­voir for­mel de coor­di­na­tion sont confron­tés à deux dif­fi­cul­tés. La pre­mière, que je ne ferai qu’évoquer, est celle de l’inadaptation rela­tive des ins­tru­ments tra­di­tion­nels de régu­la­tion (voir l’article de Chris­tian Maroy dans ce numé­ro). La seconde concerne l’inadéquation des péri­mètres des struc­tures de régu­la­tion hié­rar­chique ou concer­tée aux péri­mètres des réseaux d’interdépendance et d’interrégulation. Exemple type de telles inadé­qua­tions : les struc­tures de régu­la­tion façon­nées en fonc­tion des piliers sont peu aptes à gérer les ques­tions qui se vivent à l’échelle d’espaces trans­ver­saux aux piliers. L’inadéquation se mani­feste éga­le­ment aux fron­tières du sys­tème sco­laire. De nom­breux acteurs du sys­tème sco­laire sont en effet deve­nus dépen­dants d’éléments externes ou sont deve­nus régu­lés par des acteurs situés hors du champ d’intervention tra­di­tion­nel des struc­tures régu­la­trices de l’enseignement.

Des dispositifs bricolés pour toute réponse aux défis

L’enjeu de l’adaptation des dis­po­si­tifs de régu­la­tion est donc double. Com­ment adap­ter les struc­tures de régu­la­tion, et plus par­ti­cu­liè­re­ment le péri­mètre d’intervention de ces struc­tures ? Com­ment adap­ter les ins­tru­ments de régu­la­tion ? Je ne m’intéresserai ici qu’à la pre­mière question.

Force est de consta­ter que les struc­tures se révèlent peu adap­tées à la ges­tion de cer­taines ques­tions qui dépendent aus­si, voire sur­tout, d’éléments externes à leur péri­mètre d’intervention. Par exemple, com­ment gérer les tra­jec­toires sco­laires quand elles che­vauchent les cloi­sons des pou­voirs orga­ni­sa­teurs et des réseaux ? Com­ment gérer la tran­si­tion entre le pri­maire et le secon­daire quand ces niveaux sont admi­nis­tra­ti­ve­ment cloi­son­nés ? Com­ment régu­ler la concur­rence entre éta­blis­se­ments quand celle-ci n’opère pas seule­ment au sein des réseaux ? Com­ment mai­tri­ser la com­pé­ti­tion des écoles néer­lan­do­phones, ger­ma­no­phones, euro­péennes ou pri­vées, quand ces écoles échappent à l’autorité de la Com­mu­nau­té fran­çaise ? Com­ment, au niveau local, déve­lop­per des actions de régu­la­tion sur l’externe quand ces actions sont d’une telle ampleur qu’elles exigent la coopé­ra­tion de struc­tures rele­vant de piliers et de sec­teurs dif­fé­rents ? Com­ment mai­tri­ser l’impact de la famille ou de la culture jeune sur l’action de l’école ?

Les acteurs ne res­tent évi­dem­ment pas inac­tifs face à ces défis. Ils esquissent des réponses, bri­colent des solu­tions. Concer­ta­tion et par­te­na­riat deviennent des maitres mots. On entend par­ler de concer­ta­tion entre éta­blis­se­ments, entre réseaux, entre Com­mu­nau­tés, et de par­te­na­riat entre fon­da­men­tal et secon­daire, entre école et parents, école et entre­prise, école et pro­tec­tion de la jeunesse…

Mais qu’en est-il exac­te­ment ? Les acteurs impli­qués dans les concer­ta­tions et par­te­na­riats par­viennent-ils à dépas­ser leurs inté­rêts et cadres cog­ni­tifs par­ti­cu­liers ? Chaque par­tie pre­nante de ces dis­po­si­tifs n’est-elle pas d’abord pré­oc­cu­pée de pré­ser­ver son auto­no­mie ? Les ins­tru­ments de régu­la­tion de ces par­te­na­riats et concer­ta­tions conduisent-ils à dépas­ser inté­rêts propres et cadres cog­ni­tifs per­son­nels ? Y a‑t-il des res­sources suf­fi­santes pour faire de ces concer­ta­tions et par­te­na­riats des actions durables ? Sans doute l’analyse appro­fon­die de ces ini­tia­tives per­met­trait-elle rare­ment d’apporter des réponses posi­tives à ces questions.

L’émergence, depuis une ving­taine d’années, d’un sys­tème sco­laire englo­bant l’ensemble de l’enseignement fran­co­phone, semble être une réponse plus struc­tu­relle. Mais ce sys­tème se pré­sente pour l’heure davan­tage comme un sys­tème basé sur la concer­ta­tion entre des réseaux ou entre des acteurs fort pré­oc­cu­pés de pré­ser­ver leur auto­no­mie. En outre, ce sys­tème se révèle rela­ti­ve­ment dému­ni pour prendre réel­le­ment en charge les défis posés par l’insertion du sec­teur édu­ca­tif dans la société.

Sortir du blocage, penser un nouveau projet

Sor­tir du blo­cage actuel ne semble pou­voir se faire que par l’élaboration pro­gres­sive d’un pro­jet sub­stan­tiel, fédé­ra­teur, à la hau­teur des enjeux qui se posent à notre socié­té. Le pro­jet éga­li­taire a été ces der­nières années un pro­jet fédé­rant de nom­breux acteurs. Mais tel que décli­né aujourd’hui, il montre ses limites mobi­li­sa­trices. Por­té de manière volon­ta­riste par les gou­ver­ne­ments depuis plu­sieurs décen­nies, il pié­tine, se heur­tant sans cesse à des résis­tances, à des acteurs qui n’adhèrent à l’objectif que du bout des lèvres. Son effet d’entrainement est limi­té. Un pro­jet exclu­si­ve­ment cen­tré sur l’amélioration des per­for­mances a encore moins de chance d’être fédérateur.

Pour sor­tir de la para­ly­sie actuelle décou­lant de l’extension, de la com­plexi­fi­ca­tion et de l’aplanissement des confi­gu­ra­tions sco­laire et socié­tale, pour rele­ver les défis du désa­jus­te­ment entre les péri­mètres des struc­tures de régu­la­tion et les péri­mètres des réseaux de liens effec­tifs, mais sur­tout pour pré­pa­rer des indi­vi­dus capables de conqué­rir autre chose qu’une auto­no­mie cir­cons­crite, sans doute est-il temps de tra­vailler à l’émergence d’un pro­jet sus­cep­tible de fédé­rer acteurs sco­laires et non sco­laires, et d’établir des ponts avec un mou­ve­ment social plus large qui aujourd’hui se struc­ture peu à peu pour ques­tion­ner notre mode de déve­lop­pe­ment éco­no­mique, cultu­rel et social. Mais une telle piste d’action ne pour­rait voir le jour que si des acteurs ouverts à un tel pro­jet se met­taient davan­tage en réseau.

Paral­lè­le­ment, il faut sans doute veiller à ins­ti­tu­tion­na­li­ser des dis­po­si­tifs de régu­la­tion trans­ver­saux aux dif­fé­rents seg­ments du sec­teur édu­ca­tif et des dis­po­si­tifs liant ce sec­teur édu­ca­tif aux autres sec­teurs. Le pro­jet de bas­sins sco­laires, dans sa ver­sion ini­tiale, s’inscrivait dans une telle pers­pec­tive (Del­vaux et al., 2005).

Cet article s’inscrit dans le cadre du pro­jet de recherche euro­péen n°28848 « KNO­Wand­POL » (The role of know­ledge in the construc­tion and regu­la­tion of health and edu­ca­tion poli­cy in Europe : conver­gences and spe­ci­fi­ci­ties among nations and sec­tors), finan­cé par le sixième pro­gramme cadre.

Bernard Delvaux


Auteur

Bernard Delvaux est sociologue et chercheur [Girsef->http://www.uclouvain.be/girsef.html] (Groupe interdisciplinaire de Recherche sur la Socialisation, l'Education et la Formation) à l'Université catholique de Louvain.