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Quelle autonomie dans un système d’interdépendance et d’interrégulation ?
Le débat sur l’autonomie dans le système scolaire est trop focalisé sur les pouvoirs organisateurs, les écoles et les enseignants : pour d’autres acteurs (élèves, familles…), la question de l’autonomie est également un enjeu. Le débat est aussi trop centré sur la question de savoir si le degré d’autonomie octroyé à ces acteurs est source d’efficacité ou d’égalité : d’autres étalons devraient être pris en compte. Il importe donc d’élargir le débat. L’élargir, c’est d’abord s’interroger sur la société dans laquelle s’insère l’école, et notamment sur l’extension et la complexification des réseaux d’interdépendance et d’interrégulation. Ce qui pose la question de la mission de l’école et plus précisément de son projet d’éducation des jeunes à l’autonomie. Élargir le débat, c’est aussi s’interroger sur la complexification et le décloisonnement des réseaux d’interdépendance et de régulation propres au système scolaire. Ce qui pose une autre question cruciale : celle du décalage entre la structure réelle de ces réseaux de liens et le périmètre d’intervention des structures régulatrices du système scolaire.
Le débat actuel sur l’autonomie dans le système scolaire tend à se focaliser sur trois acteurs : les pouvoirs organisateurs, les établissements et les enseignants. Certains les jugent trop contraints par les normes décrétales et les tracasseries bureaucratiques, tandis que d’autres les estiment trop libres. Ceux qui s’inquiètent du faible niveau de notre enseignement pensent généralement que leur autonomie contribue à accroitre les performances du système. Ceux qui se préoccupent d’égalité craignent plutôt qu’elle accentue les inégalités. Au-delà de leurs divergences, les deux coalitions d’acteurs partagent un point en commun : toutes deux se préoccupent d’abord de l’efficacité de mesures politiques visant à accroitre ou réduire l’autonomie. C’est la question de l’efficacité instrumentale de l’autonomie qu’elles mettent au centre du débat.
Dans cet article, je prendrai distance par rapport à une telle problématisation, m’intéressant aussi à l’autonomie d’autres acteurs, et aux liens unissant le système éducatif à la société, thèmes assez peu explorés dans les analyses du système éducatif. Mon article aura donc le statut d’un essai, avec les risques inhérents à ce type d’entreprise.
Ma première thèse est que l’école contemporaine s’insère dans une société où tout acteur, même le plus puissant, vit de multiples dépendances, est l’objet de multiples régulations, et se trouve ainsi inséré dans de vastes et complexes réseaux d’interdépendance et d’interrégulation qu’il n’est pas en mesure de maitriser. Cette thèse m’amène à me demander si l’école a pour mission de préparer les jeunes à une autonomie circonscrite ou radicale au sein d’un tel système. La première consiste à outiller les jeunes pour qu’ils tirent au mieux parti de ce système, sans nécessairement les rendre conscients de sa nature profonde. La seconde consiste à développer une telle conscience et la capacité de remettre en cause les règles du jeu social.
Ma seconde thèse est que l’écheveau des liens internes au système scolaire présente une forme semblable à celui de la société : il a gagné en complexité et se trouve en outre lié à des secteurs et acteurs non scolaires moins qu’avant préoccupés par les mêmes objectifs que l’école. Ce constat m’amène à mettre en lumière un second enjeu, relatif aux structures de régulation du système scolaire : confrontées au fait que leur périmètre d’intervention correspond moins qu’avant à l’écheveau des liens effectifs, ces structures se trouvent mises au défi de s’adapter ou de perdre pertinence et efficacité.
Ces deux thèses et enjeux seront développés dans la suite de l’article. Mais un détour préalable est nécessaire pour définir le concept d’autonomie, tout autant que pour distinguer les concepts de régulation et de dépendance, trop souvent considérés comme synonymes.
Où il est question de la définition de termes polysémiques
Le terme autonomie a plusieurs sens. Un acteur est radicalement autonome lorsqu’il définit lui-même les normes auxquelles il se soumet, sans se laisser dominer par exemple par des phénomènes collectifs de foule et de mode ou par les injonctions et pressions d’une autorité extérieure. Inutile de dire qu’une telle autonomie n’est jamais absolue. C’est un horizon vers lequel il est possible de tendre indéfiniment, puisque personne ne peut complètement échapper aux conditionnements sociaux. L’autonomie circonscrite est une version moins ambitieuse : dans cette optique, un acteur sera déjà jugé autonome s’il parvient à acquérir et garder une position relativement favorable dans le tissu des dépendances et des régulations multiples, s’il parvient à tirer parti de cette position pour éviter que d’autres acteurs aient trop d’emprise sur lui.
Le mot autonomie est souvent opposé au mot régulation. Au minimum, on perçoit une tension entre ces deux termes, renforcée par le fait que, souvent, la régulation est définie dans le sens restrictif de contrainte par la règle. Je donnerai à ce terme un sens plus large : la régulation est tout ce qui contribue à orienter les conduites des acteurs et à coordonner leurs actions. Ces éléments régulateurs prennent notamment la forme d’instruments de régulation. Ceux-ci peuvent être classés en trois catégories principales : les règles (normes explicites assorties de sanction en cas de non-respect); les incitants (dispositifs récompensant, financièrement ou symboliquement, les acteurs adoptant le comportement que le régulateur veut leur voir adopter); les instruments diffusant de la connaissance dans l’espoir de transformer les représentations des acteurs et ainsi d’orienter leurs comportements.
Contrairement à l’opinion répandue, l’usage de tels instruments n’est pas l’apanage des acteurs détenant autorité ou pouvoir. Tout acteur est en effet doté d’un minimum de ressources lui permettant de réguler les conduites d’autres acteurs. Si, par exemple, un directeur d’école dispose d’instruments pour orienter les conduites et les interactions de « ses » enseignants, ces derniers disposent aussi de leviers pour réguler l’action de la direction, des leviers cependant souvent indirects, qui supposent la médiation d’autres acteurs, tels que le syndicat ou le législateur.
Les régulations ne sont pas les seules entraves potentielles à l’autonomie. Il faut tenir compte également des dépendances. Les notions de dépendance et d’indépendance sont particulièrement polysémiques. Le terme d’indépendance est par ailleurs souvent utilisé comme synonyme d’autonomie. Je propose cependant de distinguer nettement ces deux termes : je dirai qu’un acteur est dépendant quand il recourt à d’autres pour satisfaire ses besoins, de quelque nature qu’ils soient. Le concept de dépendance désigne donc la relation d’un « utilisateur » à son « fournisseur », deux termes qu’il faut prendre dans un sens très large. Dans le domaine scolaire, la liste de telles relations est longue. Quantité d’acteurs sont en effet dépendants d’autres pour couvrir leurs besoins. Les établissements ont besoin de ressources financières, de matériel, d’élèves…; les enseignants de discipline, de reconnaissance sociale, de compétences de base de la part des élèves à former, etc. Des relations de dépendance lient ainsi les pouvoirs organisateurs au gouvernement, les enseignants aux parents, l’école secondaire à l’école primaire ou le ministre aux électeurs. On l’aura compris : personne n’est complètement indépendant.
De vastes et complexes réseaux d’interdépendance et d’interrégulation
Les réseaux ou configurations d’interdépendance (Elias, 1981) se sont étendus grâce notamment au développement continu de la division du travail, de la monétarisation des échanges de biens et services, et des techniques de communication et de transport. Nous ne sommes plus dépendants seulement d’acteurs géographiquement proches. Dans beaucoup de domaines, nous sommes désormais insérés dans des réseaux d’interdépendance mondialisés. Il en va de même, mais avec retard, pour les réseaux d’interrégulation. Cette seconde évolution est notamment liée à la croissance du niveau moyen de compétences cognitives des individus et à la diffusion de l’idéal démocratique, en vertu duquel chacun a le droit d’être doté de moyens de contre-pouvoir.
La complexification du réseau — seconde évolution notoire — se manifeste par l’allongement des chaines de dépendance. La division du travail est en effet devenue à ce point poussée qu’un produit ou un service implique bien souvent l’intervention de multiples acteurs. La complexification se manifeste aussi par la multiplication des intermédiaires que les acteurs mobilisent quand ils tentent de réguler les autres : les régulations directes, en vis-à-vis, laissent en effet souvent la place à des régulations médiées. La combinaison de ces deux évolutions fait que le réseau des liens se présente de plus en plus sous la forme d’un entrecroisement de multiples chaines de dépendance et de régulation.
Cette complexification participe au troisième processus, celui de l’aplanissement du réseau. Certes, les hiérarchies formelles de même que les différentiels de ressources n’ont pas disparu. Mais les dépendances vis-à-vis d’acteurs puissants vont rarement sans contre-dépendance, et les régulations opérées par des puissants rarement sans contre-régulations. Dans un tel contexte, chacun est incertain de l’impact de ses actions, et le déroulement du jeu est largement imprévisible. Aucun acteur, fût-il puissant, n’est capable de contrôler complètement le jeu, de prédire l’enchainement des actions, de « jouer » d’une main sûre, de coordonner avec préscience.
Les acteurs qui cherchent à réguler et à coordonner sont à la recherche de parades face à cette imprévisibilité relative. Constatant les limites de la régulation par les normes, ils tendent à développer la régulation par les incitants ou par la diffusion de connaissances. Mais ces deux types d’instruments, dans la mesure où ils laissent aux acteurs régulés une plus grande marge de manœuvre que les règles, ne sont pas d’office de nature à réduire l’incertitude et l’imprévisibilité.
Cette configuration génère aussi l’instabilité locale des liens de dépendance. Soucieux de ne pas donner aux autres trop d’emprise sur eux, les acteurs tendent à éviter de s’engager dans les liens de dépendance ou de régulation exclusifs ou durables. C’est la manière la plus courante de préserver une autonomie circonscrite.
Cette instabilité va cependant de pair avec une grande stabilité des processus fondamentaux de ce système, et avec une forte « dépendance » de chacun au système. Ceux qui en sont peu ou prou exclus aspirent à y participer. Améliorer ou maintenir sa position dans le système est un souci constant pour chacun. Et ces efforts déployés par d’innombrables individus et organisations ne font qu’étendre et complexifier le réseau d’interdépendance et d’interrégulation, d’en confirmer et renforcer la forme.
L’aspiration à une autonomie circonscrite
Dans une telle configuration, l’autonomie n’est pas totalement bridée. Il est en effet possible à un acteur de préserver une relative autonomie vis-à-vis des régulateurs ou des acteurs dont il dépend. La multirégulation contribue à créer des espaces d’autonomie. On le voit dans le cas des jeunes régulés par des acteurs multiples (école, famille, producteurs culturels) ne partageant pas les mêmes objectifs. L’autonomie nait aussi du fait que l’acteur régulé peut réguler à son tour celui qui le régule : la possibilité pour un enseignant de saisir son syndicat pour déposer plainte contre les abus d’une direction ou d’une inspection est un des multiples exemples de cette régulation réciproque, qui est l’un des principes clés des sociétés démocratiques. Enfin, l’acteur régulé gagne également en autonomie lorsque les règles contraignantes tendent à être remplacées par des dispositifs de régulation basés sur l’incitation ou la diffusion de connaissances.
L’autonomie relative est aussi compatible avec certaines formes de dépendance. L’acteur peut par exemple concilier autonomie et dépendance si cette dernière est de nature contractuelle et plus encore quand la contrepartie contractuelle libère définitivement l’utilisateur de tout droit que son fournisseur pourrait avoir sur lui. La contrepartie monétarisée joue parfaitement ce rôle, et cela explique largement son succès. L’autonomie est également conciliable avec la dépendance lorsque les « fournisseurs » sont régulés, lorsque l’utilisateur a le choix entre les « fournisseurs » susceptibles de satisfaire ses besoins ou lorsqu’il est libre d’en changer.
La principale conclusion de cette analyse est que la multiplication des régulations et des dépendances n’est pas d’office synonyme d’absence d’autonomie, ou en tout cas d’une certaine forme d’autonomie. Les acteurs peuvent conquérir une telle autonomie s’ils sont bien positionnés et habiles, s’ils diversifient les régulations et les dépendances qu’ils subissent, s’ils savent tirer parti des multiples régulations et dépendances qui pèsent sur les acteurs dont ils dépendent ou qui tentent de les réguler, pour limiter ainsi l’emprise que ces acteurs pourraient avoir sur eux.
Mais ce faisant, ils poursuivent une autonomie plutôt circonscrite. L’aspiration à une telle forme d’autonomie, de même que les stratégies mises en place pour l’acquérir ou la préserver sont le produit de la configuration sociétale. Celle-ci façonne les représentations que les acteurs se font de l’idéal d’autonomie. En retour, les aspirations à une telle forme d’autonomie ont nourri et nourrissent encore cette configuration particulière. Elles contribuent à la reproduire, l’étendre et la renforcer.
Quel projet d’éducation des jeunes à l’autonomie ?
Cette description des rapports entre autonomie, dépendance et régulation m’amène à identifier l’un des enjeux cruciaux du débat scolaire, à savoir la nature du projet d’éducation à l’autonomie. Deux grands types de projets peuvent exister. Le premier, radical, suppose qu’un acteur n’est autonome que s’il peut prendre conscience du système dans lequel il est inséré et est en mesure de sortir de ce système ou d’agir sur lui pour changer les règles du jeu. Le second se réfère à une conception plus circonscrite de l’autonomie, n’impliquant pas nécessairement la conscience des règles du jeu et la capacité de les remettre en cause. Dans ce second projet, un acteur est déjà considéré comme autonome si, à l’intérieur des règles du jeu, il est capable de préserver ou d’accroitre ses marges de manœuvre et ses avantages relatifs, en d’autres termes de tirer son épingle du jeu.
Il existe deux versions de ce second projet : l’une collective et l’autre individuelle. Dans la première, l’aspiration à l’autonomie individuelle est contrainte par la recherche d’une coopération minimale entre les membres du collectif. Cette coopération vise à assurer au collectif une position avantageuse dans la compétition à laquelle se livrent les collectifs. Ce qui fait tenir cette coopération, c’est l’idée que chacun peut tirer peu ou prou bénéfice d’une bonne position du collectif dans la compétition. Cette version collective de l’autonomie a été la norme au XXe siècle. Elle s’est concrétisée par des projets de développement et des compromis entre partenaires sociaux à l’échelle nationale.
Mais la difficulté qu’éprouvent nos pays à maintenir leur rang dans une compétition internationale de plus en plus vive pousse les acteurs les plus puissants à développer des stratégies individuelles, à se désolidariser d’un collectif qu’ils perçoivent davantage comme un handicap que comme un atout. La tendance lourde semble donc défavorable à la version collective du projet d’autonomie circonscrite.
Le projet radical vise quant à lui à permettre aux acteurs d’avoir la maitrise du système dans lequel ils s’inscrivent. Il en existe également deux versions. La première, universaliste, vise à développer la capacité des acteurs à penser le système sociétal largement internationalisé et à agir collectivement sur lui pour en modifier les règles.
La seconde se concrétise par une sortie du jeu et la création de communautés plus ou moins autonomes du macrosystème. Celles-ci peuvent être des lieux où germent des innovations susceptibles d’essaimer. Mais elles ne sont jamais à l’abri d’une marginalisation et d’une impuissance à essaimer, tout autant que d’un repli communautaire et d’une trop grande fermeture à ce qu’apporte de positif le décloisonnement des espaces sociaux, ceci sans compter le risque de voir l’autonomie du collectif primer sur l’autonomie de ses membres.
Le projet d’autonomie radicale évacué du débat public
Si l’on analyse la nature des débats publics en Communauté française à la lueur de ces catégories, force est de conclure que ces débats sont… circonscrits. Ils n’opposent pas les tenants du projet radical aux tenants du projet circonscrit, mais plutôt les tenants des versions individuelles et collectives du projet circonscrit. Les premiers, prioritairement soucieux d’efficacité, s’opposent aux seconds, davantage préoccupés d’égalité. Ces opposants ont en commun de penser l’éducation comme une préparation à la compétition au sein du système sociétal plutôt que comme un moyen d’éduquer à l’autonomie radicale. Les débats durables entre ces deux versions ont tourné à l’avantage de la version collective, au moins au plan rhétorique. Mais la concrétisation du projet égalitaire qui la sous-tend se heurte à d’importants obstacles, notamment parce que le contexte sociétal général est favorable à la version individuelle du projet d’autonomie circonscrite.
La version la plus ambitieuse du projet radical tend ainsi à être évacuée du débat public relatif à l’enseignement. Sa pertinence est en quelque sorte laissée à l’appréciation des pouvoirs organisateurs et des écoles, voire à la liberté de conscience des enseignants. Aucun acteur significatif de l’enseignement belge francophone n’est en effet porteur d’un tel projet. L’État continue à être profondément imprégné de la version collective du projet circonscrit, qui a été sa raison d’être tout au long du XXe siècle. Les syndicats ont un public d’adhérents hétérogène en termes de valeurs. Leurs dirigeants éprouvent déjà beaucoup de difficulté à persuader leur base de rester fidèle à la version collective du projet circonscrit et à ses exigences égalitaires, et nombre de syndiqués entendent limiter la mission syndicale à la défense de leurs statuts et conditions de travail. Les fédérations de parents, quant à elles, restent un acteur faible. Leur public, majoritairement favorisé, est par ailleurs trop hétérogène en termes de valeurs pour qu’elles puissent devenir porteuses d’un projet éducatif clair.
Aucune fédération de pouvoirs organisateurs n’est davantage en mesure de porter le projet éducatif radical. Du côté de l’enseignement officiel, les fédérations sont bridées par les pouvoirs organisateurs jaloux de leur autonomie et hétérogènes en termes de couleur politique. Et on peut douter que les valeurs de laïcité, de service public ou de neutralité puissent constituer le socle d’un projet radical d’éducation à l’autonomie. La fédération catholique, plus intégrée au plan organisationnel, est devenue au fil du temps un groupement de pouvoirs organisateurs hétérogènes en valeurs qui, comme les enseignants vis-à-vis des syndicats, adhèrent plus en raison des services offerts que d’un projet substantiel vraiment partagé. Le document « Mission de l’école chrétienne » a fait le choix de ne pas affirmer de manière forte la spécificité catholique de cet enseignement, mais n’affirme assurément pas clairement un projet radical d’éducation à l’autonomie.
Des acteurs à mettre en réseau
Se pose donc la question de savoir comment un projet radical d’éducation à l’autonomie pourrait émerger… ne fût-ce que dans le débat public. Un tel déplacement du débat ne semble pouvoir survenir que si des personnes préoccupées par la version plus radicale de l’éducation à l’autonomie se mettent en réseau bien qu’elles travaillent à des niveaux d’enseignement différents ou sur des objets différents. Les acteurs potentiellement porteurs d’un tel projet existent assurément. Ils travaillent notamment sur trois types d’objets.
Certains se préoccupent du contenu de la formation. Parmi eux, les enseignants qui utilisent leur autonomie pédagogique pour développer l’esprit critique de leurs élèves, même lorsque ceux-ci sont jeunes ou sont inscrits dans des sections de qualification. Parmi eux aussi les acteurs plaidant pour un premier degré non calqué sur l’enseignement général et dont la fonction prioritaire ne serait pas l’orientation et la sélection.
D’autres travaillent sur les modes de régulation en vigueur au sein des établissements. Certains mettent en place des processus participatifs allant au-delà de la norme légale, veillant à laisser de la place et de la parole à toutes les catégories d’élèves et de parents. D’autres élaborent des projets d’établissement privilégiant l’éducation radicale à l’autonomie.
D’acteurs acteurs encore travaillent aux relations entre école et société. Dans leurs rangs, par exemple, les porteurs de partenariats durables visant à associer les écoles et les autres acteurs dans un projet de développement local intégré, ou les politiques soucieux d’articuler les mesures prises dans plusieurs secteurs des politiques publiques.
Le système d’enseignement et sa configuration complexe de liens
À côté de ces questions relatives aux objectifs éducatifs se posent des questions quant aux modes de régulation du secteur scolaire. Ce secteur est, comme d’autres, soumis aux tendances que je viens de décrire à propos de la société. Ces évolutions touchent le cœur du système scolaire puisque les réseaux de liens historiquement construits au sein des piliers tendent à se décloisonner tandis que la configuration d’ensemble tend à se complexifier et s’aplanir. Elles touchent aussi les liens entre le système scolaire et les autres composantes de la société puisque ces liens tendent à se multiplier et à se complexifier.
La configuration des liens s’étend, se complexifie et s’aplanit. L’extension de la configuration est indéniable. Nombreux sont les exemples qui témoignent de la vigueur du processus de décloisonnement interne du système scolaire et de son intégration dans un système plus large échappant à son emprise. Qu’il suffise de penser aux élèves plus qu’avant régulés par de multiples acteurs externes dont les actions régulatrices sont moins qu’avant alignées sur celles de l’école. Cette extension touche également les marchés scolaires : bien moins qu’avant segmentés en fonction des piliers, ils respectent également moins qu’avant les frontières de la Communauté française, y compris dans l’enseignement obligatoire.
La complexification de la configuration est un deuxième trait saillant. D’une part, les chaines de dépendance tendent à s’allonger (par exemple, la massification de l’enseignement a accru la dépendance de l’enseignement supérieur vis-à-vis de l’enseignement fondamental). D’autre part, la régulation d’un acteur par un autre implique plus souvent la médiation d’acteurs intermédiaires, ce dont témoigne par exemple la judiciarisation croissante des conflits… Du fait de ce double processus d’allongement des chaines de dépendance et de multiplication des intermédiaires dans les régulations, les liens existant entre deux acteurs impliquent très souvent de nombreux autres acteurs. Cela débouche, à l’échelle du système, sur des liens plus nombreux, plus longs et plus entrecroisés.
Le diagnostic de l’aplanissement de la configuration peut sembler à première vue plus discutable, surtout aux yeux de ceux qui stigmatisent l’accroissement des normes et contrôles mis en place par la Communauté française. L’indéniable accroissement des interventions normatives de la Communauté ne doit cependant pas faire oublier combien cet acteur hiérarchique reste globalement faible, comme le sont tous les autres acteurs hiérarchiques, que ce soit les pouvoirs organisateurs par rapport à leurs écoles, les directions ou inspecteurs par rapport aux enseignants ou ceux-ci par rapport à leurs élèves. Si ces autorités gardent le pouvoir de décider et de sanctionner, quelle est la nature réelle de leur emprise ? Ne sont-elles pas en outre contrôlées plus qu’avant par les acteurs qu’elles sont censées coordonner ? Directions et pouvoirs organisateurs ont par exemple aujourd’hui moins d’emprise sur les enseignants du fait des statuts et autres normes légales que les syndicats ont réussi peu à peu à imposer. Il en va de même pour les enseignants vis-à-vis de leurs élèves, qui disposent désormais de droits de recours.
Nous sommes donc dans un système où le pouvoir hiérarchique formel peut être contrebalancé par des acteurs sans pouvoir hiérarchique formel, mais capables de tirer parti des ressources que leur donne leur position dans le réseau de dépendances et de régulations. Dire qu’un système est davantage plan ne signifie pas qu’il y a moins d’inégalités, mais qu’il y a moins d’emprise des acteurs dotés de pouvoirs hiérarchiques de coordination. Cette évolution est perceptible à tous les niveaux du système éducatif, de la classe au gouvernement.
Imprévisibilité, difficulté de pilotage et de changement
Les conséquences de ces évolutions sont similaires à celles observées au niveau sociétal. Les acteurs étant plus mobiles, les liens de dépendance et de régulation se font et se défont régulièrement. On voit s’accroitre la compétition pour l’accès aux « fournisseurs ». Au sein d’un bassin scolaire, la compétition est ainsi vive entre les établissements cherchant à attirer les mêmes élèves, élèves dont ils dépendent parce qu’ils sont les « fournisseurs » indirects de ressources financières et les « fournisseurs » directs de compétences de base à partir desquelles les enseignants peuvent plus ou moins facilement travailler (Delvaux, 2005).
Autre conséquence marquante : l’imprévisibilité des effets des actions régulatrices. Nombreuses sont les réformes n’ayant pas porté les effets espérés. Il est de tradition d’attribuer ce manque d’efficacité à la mauvaise conception des mesures politiques et, au-delà, au manque de compétence des politiciens ou au système politique belge générateur de compromis nécessairement boiteux. Mais ne faut-il pas attribuer aussi ce défaut de prévisibilité aux caractéristiques structurelles de la configuration des interdépendances et des interrégulations ? Le caractère complexe et aplani de la configuration rend en effet difficile la coordination et donne à de nombreux acteurs la possibilité d’échapper à l’emprise régulatrice.
Tout cela débouche sur la difficulté à opérer des changements en profondeur.
On l’a dit : plus personne n’est réellement en mesure de contrôler le système scolaire. Alors même que le mot pilotage est à la mode, il devient difficile de piloter, ou alors seulement de manière technocratique, sans prise réelle sur l’essentiel.
Dans ce contexte, les acteurs disposant d’un pouvoir formel de coordination sont confrontés à deux difficultés. La première, que je ne ferai qu’évoquer, est celle de l’inadaptation relative des instruments traditionnels de régulation (voir l’article de Christian Maroy dans ce numéro). La seconde concerne l’inadéquation des périmètres des structures de régulation hiérarchique ou concertée aux périmètres des réseaux d’interdépendance et d’interrégulation. Exemple type de telles inadéquations : les structures de régulation façonnées en fonction des piliers sont peu aptes à gérer les questions qui se vivent à l’échelle d’espaces transversaux aux piliers. L’inadéquation se manifeste également aux frontières du système scolaire. De nombreux acteurs du système scolaire sont en effet devenus dépendants d’éléments externes ou sont devenus régulés par des acteurs situés hors du champ d’intervention traditionnel des structures régulatrices de l’enseignement.
Des dispositifs bricolés pour toute réponse aux défis
L’enjeu de l’adaptation des dispositifs de régulation est donc double. Comment adapter les structures de régulation, et plus particulièrement le périmètre d’intervention de ces structures ? Comment adapter les instruments de régulation ? Je ne m’intéresserai ici qu’à la première question.
Force est de constater que les structures se révèlent peu adaptées à la gestion de certaines questions qui dépendent aussi, voire surtout, d’éléments externes à leur périmètre d’intervention. Par exemple, comment gérer les trajectoires scolaires quand elles chevauchent les cloisons des pouvoirs organisateurs et des réseaux ? Comment gérer la transition entre le primaire et le secondaire quand ces niveaux sont administrativement cloisonnés ? Comment réguler la concurrence entre établissements quand celle-ci n’opère pas seulement au sein des réseaux ? Comment maitriser la compétition des écoles néerlandophones, germanophones, européennes ou privées, quand ces écoles échappent à l’autorité de la Communauté française ? Comment, au niveau local, développer des actions de régulation sur l’externe quand ces actions sont d’une telle ampleur qu’elles exigent la coopération de structures relevant de piliers et de secteurs différents ? Comment maitriser l’impact de la famille ou de la culture jeune sur l’action de l’école ?
Les acteurs ne restent évidemment pas inactifs face à ces défis. Ils esquissent des réponses, bricolent des solutions. Concertation et partenariat deviennent des maitres mots. On entend parler de concertation entre établissements, entre réseaux, entre Communautés, et de partenariat entre fondamental et secondaire, entre école et parents, école et entreprise, école et protection de la jeunesse…
Mais qu’en est-il exactement ? Les acteurs impliqués dans les concertations et partenariats parviennent-ils à dépasser leurs intérêts et cadres cognitifs particuliers ? Chaque partie prenante de ces dispositifs n’est-elle pas d’abord préoccupée de préserver son autonomie ? Les instruments de régulation de ces partenariats et concertations conduisent-ils à dépasser intérêts propres et cadres cognitifs personnels ? Y a‑t-il des ressources suffisantes pour faire de ces concertations et partenariats des actions durables ? Sans doute l’analyse approfondie de ces initiatives permettrait-elle rarement d’apporter des réponses positives à ces questions.
L’émergence, depuis une vingtaine d’années, d’un système scolaire englobant l’ensemble de l’enseignement francophone, semble être une réponse plus structurelle. Mais ce système se présente pour l’heure davantage comme un système basé sur la concertation entre des réseaux ou entre des acteurs fort préoccupés de préserver leur autonomie. En outre, ce système se révèle relativement démuni pour prendre réellement en charge les défis posés par l’insertion du secteur éducatif dans la société.
Sortir du blocage, penser un nouveau projet
Sortir du blocage actuel ne semble pouvoir se faire que par l’élaboration progressive d’un projet substantiel, fédérateur, à la hauteur des enjeux qui se posent à notre société. Le projet égalitaire a été ces dernières années un projet fédérant de nombreux acteurs. Mais tel que décliné aujourd’hui, il montre ses limites mobilisatrices. Porté de manière volontariste par les gouvernements depuis plusieurs décennies, il piétine, se heurtant sans cesse à des résistances, à des acteurs qui n’adhèrent à l’objectif que du bout des lèvres. Son effet d’entrainement est limité. Un projet exclusivement centré sur l’amélioration des performances a encore moins de chance d’être fédérateur.
Pour sortir de la paralysie actuelle découlant de l’extension, de la complexification et de l’aplanissement des configurations scolaire et sociétale, pour relever les défis du désajustement entre les périmètres des structures de régulation et les périmètres des réseaux de liens effectifs, mais surtout pour préparer des individus capables de conquérir autre chose qu’une autonomie circonscrite, sans doute est-il temps de travailler à l’émergence d’un projet susceptible de fédérer acteurs scolaires et non scolaires, et d’établir des ponts avec un mouvement social plus large qui aujourd’hui se structure peu à peu pour questionner notre mode de développement économique, culturel et social. Mais une telle piste d’action ne pourrait voir le jour que si des acteurs ouverts à un tel projet se mettaient davantage en réseau.
Parallèlement, il faut sans doute veiller à institutionnaliser des dispositifs de régulation transversaux aux différents segments du secteur éducatif et des dispositifs liant ce secteur éducatif aux autres secteurs. Le projet de bassins scolaires, dans sa version initiale, s’inscrivait dans une telle perspective (Delvaux et al., 2005).
Cet article s’inscrit dans le cadre du projet de recherche européen n°28848 « KNOWandPOL » (The role of knowledge in the construction and regulation of health and education policy in Europe : convergences and specificities among nations and sectors), financé par le sixième programme cadre.