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Quel crédit donner aux monnaies alternatives ?

Numéro 6 - 2017 par Louis Larue

octobre 2017

Le champ moné­taire alter­na­tif est en ébul­li­tion depuis quelques années. De nou­velles idées sur­gissent pour réfor­mer un sys­tème décrit comme « instable », prompt aux crises inces­santes ou encore inca­pable de répondre aux défis sociaux et envi­ron­ne­men­taux de notre temps. Les mon­naies com­plé­men­taires ou alter­na­tives consti­tuent l’une des pro­po­si­tions les plus popu­laires et sou­lèvent de nom­breux espoirs. Elles per­met­traient de res­ser­rer un lien social per­du ou atté­nué par le « mar­ché », tout en pro­mou­vant une éco­no­mie locale plus res­pec­tueuse de l’environnement (voir par exemple Lie­taer, Arns­per­ger, Goer­ner et Brunn­hu­ber, 2012). Le pré­sent article confronte cet enthou­siasme à des consi­dé­ra­tions empi­riques et éthiques. Son but n’est pas de noyer toute espé­rance, mais de sus­ci­ter un débat utile sur le carac­tère dési­rable (ou non) de telles pro­po­si­tions, au-delà des pre­mières espérances.

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Les mon­naies alter­na­tives ne forment qu’une par­tie des nom­breuses pro­po­si­tions de réforme du sys­tème moné­taire. Il peut donc être utile de rap­pe­ler l’existence d’autres pro­jets simi­laires ou appa­ren­tés. L’une des pro­po­si­tions les plus auda­cieuses est le Chi­ca­go Plan, ins­pi­ré notam­ment d’un article de l’économiste Irving Fisher datant de 1936 (Fisher, 2009). Remise récem­ment au gout du jour, elle ne vise rien de moins que de reti­rer aux banques com­mer­ciales la facul­té de prê­ter plus qu’elles ne pos­sèdent en réserve, ce qui revient à leur inter­dire toute forme de créa­tion moné­taire (Benes et Kum­hof, 2012). Cette pro­po­si­tion donne lieu à de nom­breux débats aca­dé­miques où s’affrontent tenants de la rigueur face à l’inflation (que le plan ten­drait à frei­ner) et par­ti­sans d’une poli­tique moné­taire plus souple cen­sée être plus pro­pice à la crois­sance. La teneur lar­ge­ment théo­rique des débats et les nom­breuses bar­rières poli­tiques à une appli­ca­tion rapide de cette pro­po­si­tion dirigent cepen­dant nombre de réfor­ma­teurs plus pres­sés vers deux autres formes d’alternatives plus immédiates.

D’un côté, les cryp­to-mon­naies (dont la plus connue est sans nul doute le Bit­coin) connaissent un inté­rêt gran­dis­sant. Ces mon­naies cir­culent en se pas­sant de la super­vi­sion des banques pri­vées, des États et des banques cen­trales. Leur pro­ces­sus de créa­tion et de contrôle est entiè­re­ment décen­tra­li­sé. Ces sys­tèmes de paie­ment reposent sur des tech­no­lo­gies cryp­to­gra­phiques com­plexes, sans l’appui d’aucune auto­ri­té cen­trale. Cepen­dant, ces mon­naies, bien qu’elles réjouissent sans doute le spé­cu­la­teur auda­cieux, sont loin de pou­voir conten­ter notre réfor­ma­teur épris de jus­tice et d’équité. En effet, le Bit­coin est aujourd’hui bien plus un actif finan­cier attrac­tif, dont le cours ne cesse d’augmenter, qu’un moyen de paie­ment fiable et sûr. Son pas­sé n’est par ailleurs pas exempt de fraudes ni de crashs à répé­ti­tion (Larue, 2016).

L’espoir se tourne donc vers une troi­sième voie : les mon­naies alter­na­tives, éga­le­ment appe­lées « com­plé­men­taires » ou « com­mu­nau­taires ». Ces mon­naies ont pour voca­tion de cir­cu­ler en paral­lèle de la mon­naie offi­cielle, au niveau local ou, par­fois, régio­nal. Contrai­re­ment à l’euro, leur ges­tion est par­ta­gée par l’ensemble des uti­li­sa­teurs, ou, du moins, reste sous leur contrôle. En Bel­gique, les deux exemples les plus connus sont les mon­naies locales (comme le Valeu­reux à Liège) et les SEL (sys­tème d’échange local). Les mon­naies locales ne sont valides que pour des biens et des ser­vices pro­duits et ven­dus au sein d’une uni­té géo­gra­phique déter­mi­née (géné­ra­le­ment une ville ou un ensemble de vil­lages), dont l’échange est géné­ra­le­ment assor­ti de cri­tères sociaux et envi­ron­ne­men­taux. Un SEL, quant à lui, est un sys­tème de cré­dit mutuel où chaque membre échange des biens et (sur­tout) des ser­vices avec d’autres membres, contre une recon­nais­sance de dettes payable en retour à tout autre membre de la com­mu­nau­té. Il existe cepen­dant de nom­breuses autres formes de mon­naies alter­na­tives : des mon­naies réser­vées aux échanges inter­en­tre­prises (comme le WIR en Suisse ou le RES en Flandre) et des mon­naies car­bone, qui visent à faci­li­ter les échanges de biens peu pol­luants1.

Les par­ti­sans de ces mon­naies placent de grands espoirs en elles qui pos­sèdent l’avantage de ne pas dépendre de l’État jugé trop lourd et trop lent voire ser­vi­teur du capi­tal. Ils les consi­dèrent comme l’un des outils pri­vi­lé­giés de la tran­si­tion éco­lo­gique (De Schut­ter, 2017), comme l’une des clés d’un ren­for­ce­ment du lien social « non mar­chand » ou encore d’une redy­na­mi­sa­tion de l’économie locale (Blanc, 2016). Tous semblent y voir une manière de pro­mou­voir des valeurs par­ti­cu­lières et des pra­tiques plus ou moins radi­cales pour un chan­ge­ment glo­bal vers une socié­té « plus juste et plus durable » (Lie­taer et al., 2012).

Ces mon­naies, si elles sont lar­ge­ment van­tées pour leurs mérites poten­tiels, res­tent cepen­dant très mar­gi­nales et leur impact reste très limi­té. En par­ti­cu­lier, elles n’ont pas don­né lieu, jusqu’à pré­sent, à des chan­ge­ments sub­stan­tiels tant au niveau de l’économie locale qu’au regard de cri­tères envi­ron­ne­men­taux plus ambi­tieux (Ditt­mer, 2013 ; Michel et Hudon, 2015). La réponse de leurs par­ti­sans, qui recon­naissent pour la plu­part ce bilan miti­gé, est d’insister sur le carac­tère (pro­vi­soi­re­ment) mar­gi­nal de ces ini­tia­tives. Leur but serait moins, selon eux, d’apporter un chan­ge­ment immé­diat et glo­bal que de ser­vir à la fois d’aiguillon à l’encontre du sys­tème finan­cier et d’exemples ins­pi­rants pour d’éventuelles réformes plus ambi­tieuses. Ces mon­naies, bien qu’elles peinent à convaincre le plus grand nombre de leur uti­li­té, seraient appe­lées à pro­mou­voir des pra­tiques « alter­na­tives » non mar­chandes, où le lien social « authen­tique » puisse retrou­ver une place pré­pon­dé­rante et, à ce titre, méri­te­raient selon ses pro­mo­teurs la plus grande atten­tion. Leur impact réel ne sau­rait donc seul tenir de cri­tère d’évaluation2.

Pour­tant, si on accepte de main­te­nir un temps à l’écart la néces­si­té d’évaluer l’impact éco­no­mique ou envi­ron­ne­men­tal de ces mon­naies, au nom de leur carac­tère mar­gi­nal, on ne peut dif­fé­rer la néces­si­té de répondre aux ques­tions éthiques qu’elles posent. Les valeurs qu’elles pro­meuvent sont-elles les « bonnes » ? Du moins, sont-elles conformes à la jus­tice et défen­dables devant toutes et tous ? L’enthousiasme qui entoure ces pro­po­si­tions et l’insistance constante sur leurs seuls béné­fices poten­tiels ont quelque peu écar­té ces ques­tions des débats. Que ces mon­naies soient mar­gi­nales, qu’elles se contentent du rôle d’aiguillon face au monde des banques ou d’exemples pour le monde des alter­na­tives n’enlève rien à la néces­si­té de savoir si ce sont de « bons » aiguillons et de « bons » exemples. Une telle ana­lyse est néces­saire si nous ne vou­lons pas dépen­ser notre éner­gie à des com­bats mar­gi­naux qui se révè­le­raient vains, ou contreproductifs.

Le débat éthique est d’autant plus néces­saire que les opi­nions posi­tives au sujet de ces mon­naies sont légion. Elles seraient de « bonnes » mon­naies appe­lées à trans­for­mer notre éco­no­mie en une socié­té plus juste, plus soli­daire et plus durable (voir notam­ment le trai­te­ment par le film Demain de Dion et Laurent, 2015). Qu’en est-il vrai­ment ? Peuvent-elles for­mer la base d’une véri­table alter­na­tive « juste et durable », qui pren­drait dou­ce­ment la place de notre sys­tème actuel ou est-il pré­fé­rable qu’elles se can­tonnent à un rôle plus humble, tout au plus d’éducation popu­laire ? Deux argu­ments font pen­cher la balance du côté de ce rôle plus marginal.

D’abord, l’ancrage local de ces mon­naies pose au moins deux pro­blèmes du point de vue de la jus­tice dis­tri­bu­tive. D’une part, com­ment taxer des échanges qui, pour beau­coup, ont lieu de manière infor­melle et sans que leur valeur soit tou­jours fixée avec pré­ci­sion ? Cer­taines mon­naies locales vantent d’ailleurs la faci­li­té avec laquelle leurs uti­li­sa­teurs peuvent évi­ter l’impôt3. En ima­gi­nant que l’étendue de ces mon­naies dépasse le champ actuel des seuls ini­tiés, la mul­ti­pli­ci­té des mon­naies et l’impossibilité de connaitre leur valeur rela­tive pose­raient de réels pro­blèmes aux auto­ri­tés fis­cales. Or, la taxa­tion des tran­sac­tions moné­taires (reve­nus, pro­fits, etc.) est la base de notre sys­tème redis­tri­bu­tif, et, dès lors, l’un des leviers de la jus­tice sociale. D’autre part, dans un tel scé­na­rio, com­ment redis­tri­buer la richesse quand une mon­naie n’est valable que loca­le­ment ? Que faire d’une somme de mon­naie locale pré­le­vée à Liège et que l’on vou­drait redis­tri­buer à Anvers où elle n’a pas cours ? Certes, ces pro­blèmes sont pour l’instant uni­que­ment théo­riques, et infimes au regard de la taille réduite de ces sys­tèmes d’échange. Mais, si l’on veut prendre au sérieux ces pro­po­si­tions, il faut se deman­der si leur géné­ra­li­sa­tion ne pour­rait pas, à terme, fra­gi­li­ser les sys­tèmes exis­tants de sécu­ri­té sociale, plu­tôt que de conso­li­der la soli­da­ri­té locale.

Ensuite, ces mon­naies portent géné­ra­le­ment en elles un pro­jet com­mu­nau­taire visant à pro­mou­voir loca­le­ment l’économie, les liens sociaux et la soli­da­ri­té. Si le retour au local est por­té par de nom­breux acteurs de la tran­si­tion éco­lo­gique, il ne peut cepen­dant aller sans une atten­tion pro­fonde aux soli­da­ri­tés plus loin­taines, tant natio­nales qu’internationales. La mon­naie est l’agent de l’échange éco­no­mique entre humains, et, par ce fait, l’un des agents pri­vi­lé­giés de leur soli­da­ri­té. En restrei­gnant ses usages au niveau local et en insis­tant sur la pri­mau­té du lien local, on risque d’affaiblir les pos­si­bi­li­tés de juste redis­tri­bu­tion des res­sources au-delà des fron­tières de la com­mu­nau­té. Jus­ti­fier de telles res­tric­tions, même par­tielles, demande plus qu’un appel vague à la tran­si­tion éco­lo­gique ou au dépas­se­ment du capi­ta­lisme. Cela demande des réponses qui font actuel­le­ment défaut.

Certes, les mon­naies alter­na­tives sont aujourd’hui loin de poser ce genre de pro­blèmes qui paraissent aus­si poten­tiels et théo­riques que les béné­fices qu’elles pour­raient ame­ner. Elles sont éga­le­ment loin d’apporter une réponse effi­cace aux défis éco­lo­giques et sociaux qui, selon leurs pro­mo­teurs, menacent notre socié­té et notre éco­no­mie. Cepen­dant, plus elles pren­dront de l’importance, comme le sou­haitent nombre de par­ti­sans de la tran­si­tion éco­lo­gique, plus leur impact sera fort. Mais plus grands éga­le­ment seront les conflits qu’elles engen­dre­ront avec les exi­gences de la jus­tice sociale et de la redis­tri­bu­tion des richesses. Dans un tel scé­na­rio, la pour­suite des pro­messes poten­tielles de ces mon­naies pour­rait nuire aux acquis réels des sys­tèmes de redis­tri­bu­tion en place dans nos pays.

  1. Pour une pré­sen­ta­tion plus com­plète, voir notam­ment Blanc, 2016 ; Lie­taer et Ken­ne­dy, 2008.
  2. Voir notam­ment l’argumentaire de J. Blanc (2016).
  3. Le réseau Minu­to met en avant, sur son site, que « le paie­ment en minu­to est actuel­le­ment exempt d’impôt et de TVA » (consul­té le 3 aout 2017 à 15h00).

Louis Larue


Auteur

doctorant en Sciences économiques, université catholique de Louvain, assistant à la faculté des Sciences économiques, sociales, politiques et de communication, Chaire Hoover et Economic School of Louvain