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Quel crédit donner aux monnaies alternatives ?
Le champ monétaire alternatif est en ébullition depuis quelques années. De nouvelles idées surgissent pour réformer un système décrit comme « instable », prompt aux crises incessantes ou encore incapable de répondre aux défis sociaux et environnementaux de notre temps. Les monnaies complémentaires ou alternatives constituent l’une des propositions les plus populaires et soulèvent de nombreux espoirs. Elles permettraient de resserrer un lien social perdu ou atténué par le « marché », tout en promouvant une économie locale plus respectueuse de l’environnement (voir par exemple Lietaer, Arnsperger, Goerner et Brunnhuber, 2012). Le présent article confronte cet enthousiasme à des considérations empiriques et éthiques. Son but n’est pas de noyer toute espérance, mais de susciter un débat utile sur le caractère désirable (ou non) de telles propositions, au-delà des premières espérances.
Les monnaies alternatives ne forment qu’une partie des nombreuses propositions de réforme du système monétaire. Il peut donc être utile de rappeler l’existence d’autres projets similaires ou apparentés. L’une des propositions les plus audacieuses est le Chicago Plan, inspiré notamment d’un article de l’économiste Irving Fisher datant de 1936 (Fisher, 2009). Remise récemment au gout du jour, elle ne vise rien de moins que de retirer aux banques commerciales la faculté de prêter plus qu’elles ne possèdent en réserve, ce qui revient à leur interdire toute forme de création monétaire (Benes et Kumhof, 2012). Cette proposition donne lieu à de nombreux débats académiques où s’affrontent tenants de la rigueur face à l’inflation (que le plan tendrait à freiner) et partisans d’une politique monétaire plus souple censée être plus propice à la croissance. La teneur largement théorique des débats et les nombreuses barrières politiques à une application rapide de cette proposition dirigent cependant nombre de réformateurs plus pressés vers deux autres formes d’alternatives plus immédiates.
D’un côté, les crypto-monnaies (dont la plus connue est sans nul doute le Bitcoin) connaissent un intérêt grandissant. Ces monnaies circulent en se passant de la supervision des banques privées, des États et des banques centrales. Leur processus de création et de contrôle est entièrement décentralisé. Ces systèmes de paiement reposent sur des technologies cryptographiques complexes, sans l’appui d’aucune autorité centrale. Cependant, ces monnaies, bien qu’elles réjouissent sans doute le spéculateur audacieux, sont loin de pouvoir contenter notre réformateur épris de justice et d’équité. En effet, le Bitcoin est aujourd’hui bien plus un actif financier attractif, dont le cours ne cesse d’augmenter, qu’un moyen de paiement fiable et sûr. Son passé n’est par ailleurs pas exempt de fraudes ni de crashs à répétition (Larue, 2016).
L’espoir se tourne donc vers une troisième voie : les monnaies alternatives, également appelées « complémentaires » ou « communautaires ». Ces monnaies ont pour vocation de circuler en parallèle de la monnaie officielle, au niveau local ou, parfois, régional. Contrairement à l’euro, leur gestion est partagée par l’ensemble des utilisateurs, ou, du moins, reste sous leur contrôle. En Belgique, les deux exemples les plus connus sont les monnaies locales (comme le Valeureux à Liège) et les SEL (système d’échange local). Les monnaies locales ne sont valides que pour des biens et des services produits et vendus au sein d’une unité géographique déterminée (généralement une ville ou un ensemble de villages), dont l’échange est généralement assorti de critères sociaux et environnementaux. Un SEL, quant à lui, est un système de crédit mutuel où chaque membre échange des biens et (surtout) des services avec d’autres membres, contre une reconnaissance de dettes payable en retour à tout autre membre de la communauté. Il existe cependant de nombreuses autres formes de monnaies alternatives : des monnaies réservées aux échanges interentreprises (comme le WIR en Suisse ou le RES en Flandre) et des monnaies carbone, qui visent à faciliter les échanges de biens peu polluants1.
Les partisans de ces monnaies placent de grands espoirs en elles qui possèdent l’avantage de ne pas dépendre de l’État jugé trop lourd et trop lent voire serviteur du capital. Ils les considèrent comme l’un des outils privilégiés de la transition écologique (De Schutter, 2017), comme l’une des clés d’un renforcement du lien social « non marchand » ou encore d’une redynamisation de l’économie locale (Blanc, 2016). Tous semblent y voir une manière de promouvoir des valeurs particulières et des pratiques plus ou moins radicales pour un changement global vers une société « plus juste et plus durable » (Lietaer et al., 2012).
Ces monnaies, si elles sont largement vantées pour leurs mérites potentiels, restent cependant très marginales et leur impact reste très limité. En particulier, elles n’ont pas donné lieu, jusqu’à présent, à des changements substantiels tant au niveau de l’économie locale qu’au regard de critères environnementaux plus ambitieux (Dittmer, 2013 ; Michel et Hudon, 2015). La réponse de leurs partisans, qui reconnaissent pour la plupart ce bilan mitigé, est d’insister sur le caractère (provisoirement) marginal de ces initiatives. Leur but serait moins, selon eux, d’apporter un changement immédiat et global que de servir à la fois d’aiguillon à l’encontre du système financier et d’exemples inspirants pour d’éventuelles réformes plus ambitieuses. Ces monnaies, bien qu’elles peinent à convaincre le plus grand nombre de leur utilité, seraient appelées à promouvoir des pratiques « alternatives » non marchandes, où le lien social « authentique » puisse retrouver une place prépondérante et, à ce titre, mériteraient selon ses promoteurs la plus grande attention. Leur impact réel ne saurait donc seul tenir de critère d’évaluation2.
Pourtant, si on accepte de maintenir un temps à l’écart la nécessité d’évaluer l’impact économique ou environnemental de ces monnaies, au nom de leur caractère marginal, on ne peut différer la nécessité de répondre aux questions éthiques qu’elles posent. Les valeurs qu’elles promeuvent sont-elles les « bonnes » ? Du moins, sont-elles conformes à la justice et défendables devant toutes et tous ? L’enthousiasme qui entoure ces propositions et l’insistance constante sur leurs seuls bénéfices potentiels ont quelque peu écarté ces questions des débats. Que ces monnaies soient marginales, qu’elles se contentent du rôle d’aiguillon face au monde des banques ou d’exemples pour le monde des alternatives n’enlève rien à la nécessité de savoir si ce sont de « bons » aiguillons et de « bons » exemples. Une telle analyse est nécessaire si nous ne voulons pas dépenser notre énergie à des combats marginaux qui se révèleraient vains, ou contreproductifs.
Le débat éthique est d’autant plus nécessaire que les opinions positives au sujet de ces monnaies sont légion. Elles seraient de « bonnes » monnaies appelées à transformer notre économie en une société plus juste, plus solidaire et plus durable (voir notamment le traitement par le film Demain de Dion et Laurent, 2015). Qu’en est-il vraiment ? Peuvent-elles former la base d’une véritable alternative « juste et durable », qui prendrait doucement la place de notre système actuel ou est-il préférable qu’elles se cantonnent à un rôle plus humble, tout au plus d’éducation populaire ? Deux arguments font pencher la balance du côté de ce rôle plus marginal.
D’abord, l’ancrage local de ces monnaies pose au moins deux problèmes du point de vue de la justice distributive. D’une part, comment taxer des échanges qui, pour beaucoup, ont lieu de manière informelle et sans que leur valeur soit toujours fixée avec précision ? Certaines monnaies locales vantent d’ailleurs la facilité avec laquelle leurs utilisateurs peuvent éviter l’impôt3. En imaginant que l’étendue de ces monnaies dépasse le champ actuel des seuls initiés, la multiplicité des monnaies et l’impossibilité de connaitre leur valeur relative poseraient de réels problèmes aux autorités fiscales. Or, la taxation des transactions monétaires (revenus, profits, etc.) est la base de notre système redistributif, et, dès lors, l’un des leviers de la justice sociale. D’autre part, dans un tel scénario, comment redistribuer la richesse quand une monnaie n’est valable que localement ? Que faire d’une somme de monnaie locale prélevée à Liège et que l’on voudrait redistribuer à Anvers où elle n’a pas cours ? Certes, ces problèmes sont pour l’instant uniquement théoriques, et infimes au regard de la taille réduite de ces systèmes d’échange. Mais, si l’on veut prendre au sérieux ces propositions, il faut se demander si leur généralisation ne pourrait pas, à terme, fragiliser les systèmes existants de sécurité sociale, plutôt que de consolider la solidarité locale.
Ensuite, ces monnaies portent généralement en elles un projet communautaire visant à promouvoir localement l’économie, les liens sociaux et la solidarité. Si le retour au local est porté par de nombreux acteurs de la transition écologique, il ne peut cependant aller sans une attention profonde aux solidarités plus lointaines, tant nationales qu’internationales. La monnaie est l’agent de l’échange économique entre humains, et, par ce fait, l’un des agents privilégiés de leur solidarité. En restreignant ses usages au niveau local et en insistant sur la primauté du lien local, on risque d’affaiblir les possibilités de juste redistribution des ressources au-delà des frontières de la communauté. Justifier de telles restrictions, même partielles, demande plus qu’un appel vague à la transition écologique ou au dépassement du capitalisme. Cela demande des réponses qui font actuellement défaut.
Certes, les monnaies alternatives sont aujourd’hui loin de poser ce genre de problèmes qui paraissent aussi potentiels et théoriques que les bénéfices qu’elles pourraient amener. Elles sont également loin d’apporter une réponse efficace aux défis écologiques et sociaux qui, selon leurs promoteurs, menacent notre société et notre économie. Cependant, plus elles prendront de l’importance, comme le souhaitent nombre de partisans de la transition écologique, plus leur impact sera fort. Mais plus grands également seront les conflits qu’elles engendreront avec les exigences de la justice sociale et de la redistribution des richesses. Dans un tel scénario, la poursuite des promesses potentielles de ces monnaies pourrait nuire aux acquis réels des systèmes de redistribution en place dans nos pays.
- Pour une présentation plus complète, voir notamment Blanc, 2016 ; Lietaer et Kennedy, 2008.
- Voir notamment l’argumentaire de J. Blanc (2016).
- Le réseau Minuto met en avant, sur son site, que « le paiement en minuto est actuellement exempt d’impôt et de TVA » (consulté le 3 aout 2017 à 15h00).